L’image du train dans la littérature latino-américaine. Étude de trois cas : J. L. Borges, A. Roa Bastos et J. Cortázar narrateurs du Río de la Plata
Résumés
Tout d’abord simple motif, l’image du train devient progressivement une thématique riche et signifiante dans la littérature latino-américaine du XXe siècle. C’est essentiellement dans la nouvelle du Río de la Plata que l’on peut apprécier l’excellence du traitement de l’image ferroviaire, son contexte et son rayonnement symbolique. Trois récits de J. L. Borges, A. Roa Bastos et J. Cortázar servent de support à cette étude.
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- 1 Borges , J. L., « Buenos Aires », Livre de préfaces. Essai d’autobiographie, Paris, Gallimard, co (...)
- 2 C’est ainsi que le train fonctionne, par exemple, dans Los de abajo (Ceux d’en bas, 1916), le rom (...)
- 3 Le facteur humain, dans la composition de l’image du train représentée dans le roman révolutionna (...)
1La représentation du train dans la littérature latino-américaine contemporaine s’incorpore progressivement et par étapes le long du XXe siècle. Il ne constitue au début (première décennie) qu’un motif émergeant dont la référence connote notamment le progrès, la civilisation et la modernité. Il se présente d’abord dans les textes poétiques avant-gardistes (futuristes, créationnistes, ultraïstes) d’auteurs tels que Vicente Huidobro ou le premier Jorge Luis Borges (celui de l’ultraïsme). Dans ces écrits – et c’est Borges lui-même qui l’affirme – le train n’est qu’un “gadget” à l’égal de l’avion, des hélices ou des ventilateurs1. C’est dans les œuvres narratives des années 1910, 1920, 1930, et surtout dans le cycle de romans de la révolution mexicaine, que le motif du train mûrit et devient signifiant. La locomotive, les wagons, les rails, les quais et les gares composent à ce moment-là une authentique constellation sémantique. Cette constellation dont la portée est surtout sociale, politique et historique, est, tout compte fait, très concrète2. En effet, dans ces romans de la révolution mexicaine, le train constitue une arme, un instrument nécessaire à la guerre, une puissance mécanique de plus, au service des forces humaines en conflit3.
- 4 P. Neruda, Maestranzas de noche, Santiago du Chili, Editorial Nascimento, 1971, pp. 44-45. La cri (...)
2Si le roman mexicain de la révolution impose la dimension utilitaire (sociale et historique) du train, dans la même période, et aux antipodes du continent, Pablo Neruda introduit, lui, quelques modifications du sens de l’image qui enrichissent le motif. Ces changements qualitatifs se trouvent dans quelques poèmes de Crepusculario (1923) et Anillos (1926). Ils cristallisent une vision du train à la fois réelle et rêvée, construite à partir de jeux métonymiques et synesthésiques où les effets sonores, olfactifs et visuels engendrent l’image. Dans le poème Maestranzas de noche, de Crepusculario, Neruda chante, par exemple, la locomotive et le cheminot : à la dimension sociale de ses vers s’ajoute la vision humanisée, affective de l’espace ferroviaire4.
- 5 Dans le roman de Rómulo Gallegos, le train et l’espace ferroviaire restent une allusion. Le train (...)
3La représentation de l’univers des chemins de fer que Neruda propose dans ces poèmes des années 1920 est sans doute en avance par rapport au sens très concret et instrumental que le motif possède dans les textes narratifs de l’époque. La portée sociale et politique de l’image demeure cependant, et elle se renforce et s’enrichit dans les narrations telluriques et indigénistes des années 1930 et 1940. La connotation guerrière, si importante dans les récits mexicains, se dilue alors, remplacée désormais par une valeur qui, elle, privilégie l’aspect civilisateur social, politique et culturel. Toujours relié à l’Histoire du continent, le train signifie maintenant l’ordre et le progrès, la loi d’un État unificateur qui cherche à consolider l’idée de Nation. Voilà comment le train fonctionne dans un roman comme Doña Bárbara, 1929, du Vénézuélien Rómulo Gallegos. Certes, il n’y est qu’un motif très secondaire, mais sa présence résonne comme le glas dans le monde barbare du « llanero » de la savane vénézuélienne. Le même sens civilisateur est véhiculé par le chemin de fer dans les récits indigénistes équatoriens de la période. Les allusions au train andin Quito-Guayaquil s’imposent dans ces textes comme le signe du progrès enfin arrivé à l’espace de la jungle et des hauteurs des Andes5.
4Si la dimension historique du train et de la constellation sémantique qu’il engendre restent dominantes dans les œuvres narratives latino-américaines des quatre premières décennies du XXe siècle, la modification significative introduite par Pablo Neruda dans la poésie des années 1920 ne disparaît pas pour autant. Au contraire, elle s’affirme, mûrit et se développe dans l’œuvre de l’auteur, mais – plus important encore – elle se déploie vers d’autres auteurs et d’autres écritures du continent.
5Ainsi, la dimension poétique et symbolique du train mise en marche par Pablo Neruda prend forme dans le genre de la nouvelle à partir des années 1940 et se prolonge, riche et diversifiée, jusqu’à présent. L’univers ferroviaire dans son ensemble devient, au sein de ce processus, un motif à part entière. Et au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle, il est exploré, utilisé et retravaillé sans relâche dans toutes ses formes et possibilités. Il devient dès lors une thématique au sens propre.
6C’est dans la littérature du Río de la Plata, et plus précisément dans les créations brèves des grands narrateurs de cette région, que l’on trouve des récits où le train constitue un élément essentiel. Jorge Luis Borges, Augusto Roa Bastos et Julio Cortázar prouvent dans leurs récits et chacun à leur manière la singulière la richesse et la productivité du sujet.
1. Luis Borges : El Sur de Jorge
7Cette nouvelle, la dernière du recueil Ficciones (Fictions, 1944), est remarquable par son contenu et par l’extrême qualité de son écriture. Récit puissant où l’émotion se cache derrière un discours froid et concis à la troisième personne, c’est probablement, l’une des histoires les plus personnelles de l’auteur, chargée, de surcroît, d’une forte dose autobiographique.
8Le train dans El Sur (Le Sud) a une fonction secondaire dans l’intrigue ; il s’y incorpore tardivement sous forme d’un voyage que le protagoniste, en quête de ses origines, réalise vers le Sud argentin, la terre de ses ancêtres.
9Après un terrible accident suivi d’une longue convalescence, Juan Dahlmann, héros de El Sur, part de Buenos Aires en direction des grands espaces du Sud argentin. Le voyage est long : il prend le train au petit matin, s’installe dans l’avant-dernier wagon tout en sachant qu’il y restera jusqu’à la tombée de la nuit, heure de son arrivée à destination. Le wagon est vide, Dahlmann a cherché cette solitude. Il veut récupérer son passé et veut aussi s’imprégner du paysage – ce monde vaste de la pampa – qui s’offre à lui. Le temps passe, la réalité urbaine s’efface, la lumière change. Dahlmann, seul dans son wagon, contemple à travers les fenêtres le vide ; un vide fait de terre et de ciel : l’infinie immensité d’une plaine éternelle. Le contrôleur arrive et lui annonce qu’il doit descendre à la prochaine gare. Dans l’attente d’une correspondance, il entre se restaurer dans une pulpería et là, incarnée en la personne d’un vieux gaucho, il se retrouve face à son Destin.
10Le voyage en train a très certainement une valeur symbolique dans le récit de Borges. Il se matérialise dans l’avant-dernière partie de l’histoire et précède justement la rencontre du héros avec sa vérité profonde, celle de la découverte de ses origines. Trajet et monde ferroviaire constituent, en conséquence, un axe secondaire de la trame, mais ô combien essentiel. Car, même s’ils apparaissent comme excentriques par rapport à l’aventure vitale de Dahlmann, ils déterminent bel et bien les retrouvailles du héros avec son être authentique.
11Tout le récit est construit, en effet, comme un réseau de passages qui conduisent le personnage vers son Destin. Dans l’espace urbain, les portes, les fenêtres, les couloirs, les escaliers, les rues de Buenos Aires mènent lentement, implacablement Dahlmann vers la gare qui l’attend et vers le train qui deviendra pour lui un couloir en mouvement le transportant vers la fin.
- 6 J. L Borges, Livre de préfaces… cit., p. 295
- 7 Ibidem.
12Jorge Luis Borges affirme que son écriture est avant tout « essentiellement poétique » qu’elle « se veut débarrassée de l’ici et du maintenant, de toute couleur locale et de toute circonstance contemporaine »6. Ce qu’il cherche, c’est « la primauté de la métaphore »7. Ainsi, le périple en train vers le Sud de Juan Dahlmann, le train lui-même et l’espace ferroviaire qu’il engendre ne sont, en fin de compte, que les éléments d’une riche constellation symbolique englobant en son sein le dernier voyage d’un être, celui que Dahlmann réalise vers la mort.
- 8 J. L Borges, Le Sud, Fictions, Paris, Gallimard, 1965, p. 233.
13En ce sens, le trajet compris comme déplacement selon la dynamique départ-destination est ici porteur d’une signification métaphysique. Le train conduit Dahlmann au cœur de la pampa et c’est là, face au défi des gauchos, qu’il découvre son appartenance au Sud, son être authentique, son vrai Destin : [maintenant] « il sentit que s’il eût pu choisir ou rêver sa mort, celle-ci était la mort qu’il aurait choisie ou rêvée »8.
14En 1944, avec la publication de El Sur, Jorge Luis Borges propose à ses lecteurs une représentation tout à fait originale et nouvelle du train et de sa portée symbolique. Cette histoire se révèle, de fait, une œuvre charnière. En effet, si on établit le lien entre le train de El Sur et celui des autres narrations de la période, la différence de traitement y est remarquable. Face à la représentation très positive du train civilisateur des écrivains du tellurisme indigéniste, le train borgésien se situe, lui, aux antipodes et tout à fait à contre-courant. Il ne se déplace pas vers les contrées lointaines pour apporter les nobles vertus de la civilisation. Au contraire, il accomplit son parcours pour amener le héros à la connaissance de son être profond : celui de la violence et de la sauvagerie originaires. Le train de El Sur se déplace ainsi de la civilisation urbaine vers la rusticité barbare. Il transporte Dahlmann, l’intellectuel réfléchi, vers la brutalité et la barbarie de l’origine de son identité. Là, dans le silence de la plaine infinie, les gauchos, hommes barbares, lui rappellent sa vraie nature et son appartenance à leur monde.
15Ce traitement borgésien du train, inédit à l’époque, bouleverse les procédés et les postulats scripturaux pratiqués dans les années 1940. Le sens métaphorique de la constellation ferroviaire est pourtant l’une des modalités possibles de son traitement dans la nouvelle du Río de la Plata. El Sur ouvre, en conséquence, la voie à d’autres pratiques scripturales des auteurs de cette région. Bien différent est, par exemple, le traitement que Augusto Roa Bastos propose une décennie plus tard, dans son récit Él y el otro de 1958.
2. Augusto Roa Bastos : Él y el otro
- 9 A. Roa Bastos, El Baldío, Madrid, Alfaguara, 1992, pp. 149-164.
16Écrit en 1958 et publié pour la première fois à Paris dans la revue Mundo Nuevo, Él y el otro (Lui et l’autre) est un long récit d’accès difficile, qui fait à présent partie du recueil El Baldío9. Roa Bastos veut démontrer dans cette nouvelle, authentique exercice de style, sa maîtrise des procédés esthétiques et scripturaux en vogue à l’époque. Él y el otro raconte, entre autres histoires, celle de deux pickpockets exerçant leur métier aux heures de pointe, d’abord sur le quai, puis, à l’intérieur d’un wagon du train souterrain, le métro de Buenos Aires.
- 10 Ce texte (la phrase unique) propose trois histoires superposées et emmêlées : la première est cel (...)
- 11 « El hombre de la verja » (« l’homme de la grille »), premier pickpocket repéré par le narrateur (...)
17Une seule phrase, entrecoupée de temps en temps de quelques virgules, constitue le texte10. Elle se déploie le long de quinze pages et prend forme énoncée par une voix narrative qui oscille entre la troisième et la première personne. C’est la voix d’un narrateur qui raconte les agissements des deux voleurs qu’il observe attentivement. Tout se passe dans un espace ferroviaire réduit, bondé, étouffant. Sur le quai, dans le wagon, hommes et femmes, serrés les uns contre les autres, deviennent une foule animalisée et composite. Seul les deux pickpockets « el hombre de la verja » et « el hombre del orión »11, légers et rapides, bougent et se déplacent. La narration, haletante, mime la course à vive allure du train et le va-et-vient de la foule à l’intérieur du wagon.
18L’écriture de la phrase unique, on le voit bien, est elle aussi mobile et oscillante, et l’absence de ponctuation qui la caractérise renforce l’impression de vitesse et d’asphyxie qui se dégage du texte. Car ce procédé – celui d’une écriture à bout de souffle – est en quête d’un effet spécifique : mettre le lecteur hors d’haleine, l’étouffer au sein d’une trame vertigineuse, lui faire perdre les repères du réel.
- 12 A. Roa Bastos, op. cit., p. 164.
19Ainsi, la sensation de vertige domine dans ce récit et la représentation de l’espace ferroviaire souterrain donne elle-même le vertige. Caractérisée par la présence du corps matériel de la gare (les escaliers, les grilles des entrées, le quai, les voies), du train (le wagon, les portes, les fenêtres, les sièges, le couloir, la sonnette d’alarme, le bruit des roues sur les rails), des passagers (une foule en perte d’humanité et quelque peu animalisée), elle compose l’image fiévreuse d’un espace infernal. Le trajet d’une station du métro à l’autre devient un voyage atroce vers le Néant. L’un des pickpockets est découvert en plein travail, les passagers le massacrent, le chaos s’installe dans le wagon ; le deuxième voleur pendant ce temps profite du désordre général ; le narrateur, impassible au milieu du vacarme, note « le hurlement des roues sur les rails dans ce voyage en train qui semblait ne pouvoir jamais s’arrêter »12.
20L’humour noir, la caricature, un grotesque débordant marquent l’écriture de cette nouvelle hors-norme. Le train souterrain – le « subte » – de Buenos Aires qui l’habite est étrange et complexe. Le train et l’espace qu’il engendre sont les lieux d’un système de transports collectifs, mais ils sont avant tout les contrées de la folie et de la violence. On est vraiment très loin de la noble fonction civilisatrice du train des narrations des années 1930-1940.
21En effet, dans Él y el otro, la représentation du train est aussi dégradée que dévaluée. Elle a également une portée symbolique intéressante : le train se déplace dans l’obscurité, dans le bruit et la fureur, il semble ne pas pouvoir atteindre sa destination ; les passagers au bord de la folie sont brutaux et agressifs. Comme dans El Sur de Borges, il y a ici une dimension métaphorique. Mais, à la différence de Borges où tout se passe dans le vide et le silence, dans Roa Bastos tout se produit dans le vacarme et le chaos. Le voyage en train dans Él y el otro est la métaphore de la jungle urbaine, de la destruction et de la déshumanisation des êtres.
22La perte d’humanité est également explorée – mais bien différemment – par Julio Cortázar dans sa nouvelle Texto en una libreta (Texte sur un cahier de notes). Comme dans Él y el otro de Roa Bastos, l’histoire cortazarienne fictionnalise avec bonheur le train souterrain de Buenos Aires. Mais à la différence des textes précédents, le traitement imposé par Cortázar et l’exploration de la thématique à laquelle il s’adonne portent plus loin le sens de sa représentation. Beaucoup plus riche, profonde et nuancée, l’image ferroviaire, dans ce récit, devient transcendante.
3. Julio Cortázar : Texto en una libreta
- 13 Entrent ici quelques récits devenus de véritables chefs-d’œuvres : El perseguidor (Las armas secr (...)
23Cette nouvelle appartient au recueil Queremos tanto a Glenda, publié par l’auteur en 1981, en Espagne. Le train et la constellation sémantique qu’il engendre y constituent les éléments fondamentaux du monde narratif. Les événements et les personnages aussi bien que l’espace s’organisent rigoureusement autour d’un univers et même d’une société souterraine, liés au chemin de fer. Car, des trois nouvellistes que l’on traite ici, c’est Julio Cortázar qui a le plus exploré le monde des trains13. Texto en una libreta est une démonstration achevée de cette quête originale. Dans cet ordre de choses, si d’une part dans El Sur de Borges, il n’y a qu’un seul voyage en train, qui constitue une étape décisive de l’expérience de soi du héros, et si d’autre part, dans Él y el otro on trouve encore le voyage unique vers la perte d’humanité, dans Texto en una libreta, le voyage dans le « subte » est récurrent, il devient l’obsession du narrateur (celui qui écrit sur le cahier de notes) et se répète à l’infini. Ces voyages permettent de découvrir une autre réalité et deviennent l’authentique raison d’être du texte.
24La voix de quelqu’un, un “Je” anonyme, raconte un fait étrange : d’après les résultats statistiques qui décomptent les entrées et les sorties des usagers du métro de Buenos Aires, le nombre de ces derniers diffère. Parfois le résultat démontre un nombre plus élevé de passagers à l’entrée qu’à la sortie de la gare ; parfois c’est le contraire. Ces résultats contradictoires, obtenus à plusieurs reprises, semblent énigmatiques. Le personnage narrateur décide alors de mener une enquête. Les premières investigations l’inquiètent. Il réalise de nombreux trajets à différentes heures de la journée, observe wagons, couloirs, voies, quais et passagers, et ses découvertes le plongent dans l’étonnement et dans une peur grandissante. Il commence à prendre des notes, car un constat écrit lui semble nécessaire. Les voyages et l’enquête se poursuivent pendant des semaines. Une vie, une société autre et souterraine commence à émerger des observations de l’enquêteur. Des gens, certains passagers – « los pálidos » (« les pâles ») – habitent en permanence le territoire ferroviaire souterrain. « Qui sont-ils ?» se demande le narrateur, et pourquoi s’approprient-ils les wagons et les locomotives ? « Los pálidos » sortent parfois des tunnels et montent à la surface. Puis ils redescendent avec de nouveaux « pálidos » qui s’incorporent à leur groupe. Le questionnement du narrateur reste sans réponse. Découvert par les habitants du métro, il revient à la surface : là ses poursuivants l’attendent…
- 14 Texto en una libreta est un récit fantastique selon les postulats cotazariens. D’après Cortázar l (...)
25Tous les éléments composant la réalité d’un monde ferroviaire caractérisé sont présents dans ce récit. Mais leur présence ne s’explique pas comme de simples repères ou comme les éléments d‘un décor. Ils y sont et y fonctionnent comme les signes d’une réalité autre, étrange et parallèle à celle de la normalité14. En ce sens, la présence et l’existence d’une vie active autour du « subte » (ses trajets, ses gares, ses quais et tunnels, ses galeries et ses commerces) constitue un monde urbain parfait sous-terre, une société – un reflet opaque et dans les ténèbres – , sinistre reproduction de Buenos Aires, la métropole qui s’érige au-dessus.
- 15 L’espace principal des actions se situe le long des trajets et des stations de la « Primera línea (...)
26En effet, les référents socio-historiques de l’intrigue sont extrêmement précis. Le Buenos Aires de 1946 (le péronisme « justicialista » est au pouvoir) et le réseau de « la Primera línea » du « metropolitano », le « subte »15, font l’objet d’une précision topographique minutieuse. Ils situent les actions, légitiment les événements et imposent densité et épaisseur aux créatures de fiction.
27L’image du train et de son univers se modifient progressivement le long du texte. Ils passent de la représentation rassurante d’un quotidien normal à l’angoissante expérience d’une réalité qui se cache sous de fausses apparences. Le train, les quais, les gares et ses commerces, les passagers se métamorphosent au fur et à mesure des trajets. « Los pálidos » deviennent fantomatiques, leurs visages, leurs silhouettes sont transpercés par la douleur. Ils semblent inoffensifs mais se révèlent menaçants. Les wagons se transforment en prison, les cabines des conducteurs en cachots. Un système d’oppression et de répression se profile, mais il reste dans l’obscurité. Dans ces ténèbres (les galeries, le tunnel, les couloirs) se perdent à jamais les pathétiques silhouettes des « pâles » victimes.
- 16 Julio Cortázar s’oppose au régime du général Juan Domingo Perón (1945-1955). Au début des années (...)
28On le comprend alors : la vie souterraine organisée autour du train et des éléments qui intègrent son espace composent, dans ce récit de Julio Cortázar, une hallucinante allégorie de la société argentine de l’époque16. Une société dont les mécanismes de répression et de surveillance rappellent ceux des périodes suivantes, notamment des décennies noires, 1970 et 1980. Espaces, personnages, événements font partie d’une société occulte analogue – mais en contre-image – à celle qui se trouve à l’extérieur. La société souterraine révèle néanmoins l’autre côté du miroir, elle est en fait le vrai visage de celle que l’on retrouve à découvert en plein soleil. Car qui sont ces êtres pâles, « los pálidos », qui s’effacent dans les ténèbres souterraines, sinon les tragiques disparus, « los desaparecidos » des dictatures argentines et latino-américaines d’aujourd’hui ?
29Les voyages en train de El Sur de Jorge Luis Borges et de Él y el otro de Augusto Roa Bastos ne duraient que le temps d’une journée pour le premier, de quelques minutes pour le second. Ces deux voyages étaient des trajets uniques dans le temps et dans l’espace. Dans Texto en una libreta de Julio Cortázar, le voyage en train est non seulement une expérience répétée et multiple, mais exposée à tous les dangers. La société parallèle engendrée par la présence du train est doublement obscure et opaque : d’un côté parce qu’elle est son cœur névralgique, le train étant enfoui sous terre ; de l’autre, parce qu’elle est sous l’emprise des forces occultes du mal. Plus qu’une expérience métaphysique individuelle (El Sur), plus qu’une constatation désabusée de l’aliénation et de la déshumanisation collective des êtres (Él y el otro), Texto en una libreta offre la vérification irréfutable de la présence récurrente de la violence exercée par un pouvoir oppressif absolu. La représentation du train, dans ces trois nouvelles des narrateurs du Río de la Plata, a une portée symbolique grandissante qui est devenue – on l’a vu clairement – de plus en plus dense, complexe et problématique. Après les années 1960 et jusqu’à aujourd’hui, bien d’autres auteurs du continent latino-américain ont exploité le filon du train dans leur production. Juan José Arreolas, Elena Poniatowska, Paco Ignacio Taibo II, parmi tant d’autres au Mexique ; Gabriel García Márquez et son inoubliable « tren bananero » de Cien años de soledad en Colombie ; Augusto Roa Bastos et son train spectral des luttes du peuple paraguayen ou, de nos jours, le mélancolique « tren de cuerda » enfantin du Chilien Adolfo Couve. La liste des créateurs latino-américains attachés à l’espace ferroviaire et à sa constellation sémantique est vraiment très diversifiée. En fin de compte, le long parcours de la locomotive et de ses wagons à travers les vastes territoires imaginaires de la littérature latino-américaine du vingtième siècle est riche, généreux, ouvert à toutes les possibilités créatrices.
Notes
1 Borges , J. L., « Buenos Aires », Livre de préfaces. Essai d’autobiographie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1980 (Trad. Seymout Tripier), p. 295. Borges parle ici de la production poétique ultraïste de l’Espagne ainsi que de ses propres poèmes de cette période, écrits durant son séjour hispanique (début des années 1920). Vicente Huidobro,, lui, fait paraître le train à côté de l’avion, dans ses poèmes créationnistes des années 1910 et 1920. Cf. par exemple Altazor, 1919,
2 C’est ainsi que le train fonctionne, par exemple, dans Los de abajo (Ceux d’en bas, 1916), le roman icône de la révolution mexicaine de Mariano Azuela. Autres narrateurs du cycle : Martín Luis Guzmán, El águila y la serpiente, 1928 ; La sombra del caudillo, 1929 ; Las memorias de Pancho Villa, 1934 ; Gregorio López Fuentes, Campamento, 1931 ; El indio, 1935. Le train dans ces romans est un motif secondaire, mais sa fonction est celle explicitée dans cette étude.
3 Le facteur humain, dans la composition de l’image du train représentée dans le roman révolutionnaire mexicain, renforce et accentue sa portée. La constellation sémantique devient de la sorte une vraie iconographie signifiant « la Révolution mexicaine ». Outre la locomotive, les wagons, les rails, la vapeur s’échappant de la machine, s’ajoutent les hommes – les révolutionnaires – armés, leurs fusils, leurs chapeaux et aussi leurs compagnes, les femmes appelées « soldaderas », elles aussi armées tout en portant enfants et casseroles. Au sens visuel de l’iconographie s’ajoute aussi – et très souvent – l’évocation sonore et musicale du « train révolutionnaire», l’inoubliable « tren militar » de « Si Adelita se fuera con otro… », le « corrido » révolutionnaire qui est presque l’hymne populaire de cette période historique.
4 P. Neruda, Maestranzas de noche, Santiago du Chili, Editorial Nascimento, 1971, pp. 44-45. La critique nérudienne considère ce poème comme la première œuvre du poète ayant une portée sociale. Neruda est, à l’époque, un jeune poète de dix-huit ans. Il chante le dépôt ferroviaire nocturne comme lieu de souffrance et de désolation : « le noir qui gémit […] chaque machine a une pupille ouverte [sur] les âmes des cheminots morts » (p. 44).Le fanal de la locomotive devient ici l’œil de Dieu qui fixe les cheminots morts.
5 Dans le roman de Rómulo Gallegos, le train et l’espace ferroviaire restent une allusion. Le train ne remplace pas encore le cheval mais annonce les changements civilisateurs à venir. Dans les récits équatoriens, tout en restant à l’arrière-plan, le train est déjà une présence concrète. Lire les récits du groupe des narradores de los treinta (D. Aguilera Malta, A. Pareja Diezcanseco, entre autres), et les romans de Jorge Icaza. Dans le roman chilien de cette période, le train est aussi présent et il est porteur de la dimension idéologique et historique ici commentée. Les romans et nouvelles qui fictionnalisent le train minier du salpêtre dans le désert ou le charbon du Sud sont un cri de révolte et de dénonciation. On peut citer les nouvelles de Baldomero Lillo, Sub-terra (1904) et Volodia Teitelboin, Hijos del salitre (1959).
6 J. L Borges, Livre de préfaces… cit., p. 295
7 Ibidem.
8 J. L Borges, Le Sud, Fictions, Paris, Gallimard, 1965, p. 233.
9 A. Roa Bastos, El Baldío, Madrid, Alfaguara, 1992, pp. 149-164.
10 Ce texte (la phrase unique) propose trois histoires superposées et emmêlées : la première est celle des deux pickpockets et elle se situe dans le présent de l’action ; la deuxième est l’histoire de deux amis-ennemis amoureux d’une même femme ; la troisième propose l’histoire de deux nains acrobates (frère et sœur) amoureux d’un beau dompteur de cirque. Ces deux histoires se combinent à la première grâce aux effets de convergences et d’analogies que le narrateur découvre en regardant les manœuvres, dans le train, des deux pickpockets en plein travail.
11 « El hombre de la verja » (« l’homme de la grille »), premier pickpocket repéré par le narrateur lorsqu’il attend le moment de traverser les grilles qui séparent la gare du quai dans le métro de Buenos Aires. « L’homme de la grille » attend ses victimes et ce faisant il réchauffe ses mains et fait bouger ses doigts à une extrême vitesse. « El hombre del orión » (l’homme au chapeau melon ») est découvert à l’intérieur du wagon par le narrateur. Il porte des gants, un élégant manteau et un chapeau melon. Rapide et discret, il se glisse parmi la foule. Il est petit et le narrateur distingue surtout son chapeau dépassant de peu le niveau supérieur de la dite foule.
12 A. Roa Bastos, op. cit., p. 164.
13 Entrent ici quelques récits devenus de véritables chefs-d’œuvres : El perseguidor (Las armas secretas, 1964) ; Cuello de gatito negro (Octaedro, 1974). Ces deux récits proposent l’image du train souterrain, le métro parisien. Cortázar fictionnalise aussi le réseau ferroviaire argentin. Dans El viaje (Los relatos 2. Juego, 1989), par exemple, c’est le train de la pampa. Dans Continuidad de los parques (Final de juego, 1964) ou Deshoras (Deshoras, 1982) c’est le train Banfield-Buenos Aires.
14 Texto en una libreta est un récit fantastique selon les postulats cotazariens. D’après Cortázar l’expérience du fantastique se dégage « naturellement » du vécu du quotidien. Le merveilleux, le magique n’entrent pas dans cette conception. Ils y sont, en effet, tout à fait exclus. Cette narration est donc construite selon le principe de « l’inquiétante étrangeté » : c’est de l’expérience quotidienne et répétée plusieurs fois dans la journée, et du voyage dans le métro que surgissent l’étrange, le malaise et l’énigme. Ces trajets, donc, ne sont pas anodins ; ils se révèlent le long du récit comme terriblement dangereux aussi bien pour « los pálidos » que pour les gens “normaux”.
15 L’espace principal des actions se situe le long des trajets et des stations de la « Primera línea » (Première ligne) du métropolitain de Buenos Aires, inauguré dans la première décennie du XXe siècle. Les trajets relient les lieux et les rues du centre-ville avec le Port et la Grande Gare de chemins de fer de la métropole.
16 Julio Cortázar s’oppose au régime du général Juan Domingo Perón (1945-1955). Au début des années 1950, il s’exile en Europe Il réside à Paris jusqu’à sa mort en 1984. Texto en una libreta a été écrit dans les dernières années de la vie de l’auteur. Il y revient sur la période du péronisme triomphant, mais son regard critique sur le régime est modifié : il le considère à présent par rapport à la terreur dictatoriale des années 1976-1982. Les correspondances et les analogies entre les deux périodes sont suggérées par la création d’une atmosphère d’angoisse latente. La menace est partout. Les dictateurs argentins des années 1970-1980 ont poursuivi Julio Cortázar et ils lui ont interdit de revenir dans son pays d’origine.
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Référence papier
Adriana Castillo-Berchenko, « L’image du train dans la littérature latino-américaine. Étude de trois cas : J. L. Borges, A. Roa Bastos et J. Cortázar narrateurs du Río de la Plata », Cahiers d’études romanes, 10 | 2004, 217-227.
Référence électronique
Adriana Castillo-Berchenko, « L’image du train dans la littérature latino-américaine. Étude de trois cas : J. L. Borges, A. Roa Bastos et J. Cortázar narrateurs du Río de la Plata », Cahiers d’études romanes [En ligne], 10 | 2004, mis en ligne le 15 janvier 2013, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesromanes/2894 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesromanes.2894
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