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Politique du documentaire

Photographier “l’autre moitié” pour Vanity Fair et le Parti démocrate
The Politics of the Documentary: Photographing ‘the Other Half’ for Vanity Fair and the Democratic Party
Didier Aubert
p. 64-88
Traduction(s) :
The Politics of the Documentary [en]

Résumés

En décembre 2003, Howard Dean, candidat à l’investiture démocrate pour les élections présidentielles américaines, signe pour le magazine Vanity Fair un article sur l’accroissement des inégalités sociales sous l’administration républicaine de George W. Bush. En intitulant le texte “How the Poor Live Now”, et en y associant une série de clichés réalisés pour l’occasion par Larry Fink, Dean et le rédacteur en chef du magazine, Graydon Carter, se placent implicitement dans la lignée du célèbre ouvrage de Jacob A. Riis, How the Other Half Lives(1890), considéré comme le premier exemple américain de l’utilisation de la photographie à des fins de réforme sociale. La cohérence politique du projet ne suffit pas, pourtant, à ressusciter le modèle documentaire dont il se réclame. Les contraintes éditoriales et électorales pesant sur cet article induisent une représentation conventionnelle et presque désincarnée de la pauvreté. Une comparaison entre l’iconographie retenue par Vanity Fair et certaines images plus complexes finalement écartées par le magazine permet de s’interroger sur les limites imposées au genre de la photographie sociale et documentaire dans un tel contexte.

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Texte intégral

L'auteur tient à remercier Larry Fink pour sa disponibilité, sa patience et sa générosité, sans lesquelles cet article n'aurait pu voir le jour.

1La naissance d’une tradition sociale et documentaire de la photographie américaine est généralement associée à la parution du livre de Jacob Riis How the Other Half Lives, en 1890. Le réformateur d’origine danoise y invitait le lecteur à une exploration des quartiers immigrants du Lower East Side new-yorkais, mêlant tourisme des taudis (slumming), sensationnalisme et activisme social. Le travail de Riis tirait son efficacité d’une narration à la première personne conjuguant le sens de l’anecdote et le récit d’aventure, la condescendance moraliste et l’indignation vertueuse, les données statistiques et le bon sens populaire. Il s’appuyait en outre sur une série d’illustrations remarquables, l’ancien journaliste s’étant improvisé photographe pour les besoins de la cause. Projetés à la lanterne magique ou repris dans divers périodiques, ses clichés de “l’autre moitié” contribuèrent à faire de lui l’un des réformateurs sociaux les plus célèbres de son temps, et la figure tutélaire, quoique parfois controversée, d’une pratique photographique engagée proprement américaine.

  • 1 Riis lui-même s’était peut-être inspiré de How the Poor Live, ouvrageanglais de George R. Sims (188 (...)
  • 2 Rappelons pour mémoire que le 14 décembre, l’arrestation de Saddam Hussein pouvait être présentée c (...)
  • 3 « It’s the economy, stupid ! » reste l’un des slogans de campagne les plus célèbres de l’histoire p (...)

2C’est ce modèle canonique qu’Howard Dean, alors candidat en vogue à l’investiture du Parti démocrate pour les élections présidentielles de 2004, pensa pouvoir renouveler plus d’un siècle plus tard avec le concours du mensuel Vanity Fair, publication luxueuse qui, depuis plusieurs mois déjà, se targuait d’incarner la contestation des élites du centre gauche américain (liberals), face à la première administration Bush. En décembre 2003, un article associant des photographies signées Larry Fink à un texte d’Howard Dean paraissait sous un titre directement inspiré du travail de Riis (“How the Poor Live Now”)1. À une époque où la contestation organisée contre la guerre en Irak restait encore à l’état embryonnaire2, cette critique de la politique économique de l’administration républicaine pouvait apparaître comme une stratégie électorale potentiellement payante, à l’image de celle mise en œuvre par Bill Clinton en 19923.

  • 4 Dean préside aujourd’hui encore le Comité national de son parti.

3Cette tactique ne suffit pas à faire de Howard Dean le candidat démocrate aux élections de 2004. L’échec de cet anticonformiste, pionnier des campagnes électorales sur internet, est désormais anecdotique4, mais l’article “How the Poor Live Now” garde un intérêt certain pour ce qu’il révèle de la tradition documentaire américaine, de son essoufflement possible depuis la fin du xxe siècle, et de ses rapports avec le discours politique. Il s’agit en effet, à bien des égards, d’un rendez-vous manqué avec cette “autre moitié” sur le sort de laquelle Dean et Vanity Fair prétendaient se pencher, par l’intermédiaire des images de Larry Fink. L’examen attentif de l’article, et du projet éditorial dont il émane, permettent de mieux comprendre pourquoi cette tentative peine à ressusciter le genre photographique et journalistique inauguré par Riis. Ce n’est pas tant que ce modèle a forcément perdu toute pertinence, mais plutôt que les choix éditoriaux et iconographiques du magazine viennent en saper la cohérence. L’un des drames de Vanity Fair, magazine chic et cher, c’est de vouloir parler de pauvreté sans faire de faute de goût – campagne électorale oblige (voir fig. 1). Ce compromis impossible se fait surtout au détriment du travail de Fink, comme le démontrent quelques images inédites produites pour l’occasion par le photographe, écartées par Vanity Fair, et dont l’examen sera proposé ici.

L’essoufflement d’un genre ?

  • 5 Jacob A. Riis, “How the Other Half Lives”, Scribner’s Magazine, vol. 6, n° 6, décembre 1889, p. 643 (...)
  • 6 John Tebbel, The American Magazine : A Compact History, New York, Hawthorn Books, 1969, p. 128.
  • 7 Ibid., p. 202.

4Si Riis peut être considéré comme un pionnier de la photographie, son travail de journaliste et de réformateur trouvait son expression dans un certain nombre de publications caractéristiques de l’esprit du temps. À plusieurs niveaux, il apparaît comme une figure de transition entre la tradition philanthropique du xixe siècle et le tournant dit “progressiste” fondé sur les sciences sociales modernes. Scribner’s Magazine, où Riis publia une première version de How the Other Half Lives5, est encore fortement marqué par les modèles du journalisme et de la réforme caractéristiques du siècle qui s’achève. Créé par l’éditeur Charles Scribner en 1887, ce magazine s’inscrivait dans une tradition de publications généralistes à prétention littéraire, destinées à un lectorat relativement éduqué et aisé. La vulgarisation scientifique, l’histoire et la politique y tenaient une large place. En compétition avec des concurrents établis comme Harper’s Weekly, le nouveau titre se caractérisait par sa capacité à « traiter de sujets populaires dans un style littéraire6 » et par la qualité de ses illustrations : cinq ans après sa création, les deux tiers environ des images publiées par l’hebdomadaire l’étaient sous la forme de similigravures7.

5Ce n’était pas encore le cas, en 1889, de la vingtaine d’illustrations du premier article de Riis. Le lecteur y découvrait des enfants des rues, des quartiers ethniques et surtout ces fameux appartements sans fenêtre (tenements) où s’entassaient les immigrants de New York. Plusieurs de ces images “d’après photographie” sont depuis devenues des “classiques” souvent reproduits, comme par exemple “In the Home of an Italian Rag-picker” (fig. 2) ou “Five cents a spot” (page 650).

  • 8 David E. Shi, Facing Facts : Realism in American Thought and Culture, 1850-1920, New York, Oxford U (...)

6Les réactions à How the Other Half Lives furent telles que Riis décida d’en tirer un livre, qui connut quatre rééditions en onze ans et fit de lui l’un des acteurs les plus influents du débat public8. Pendant une vingtaine d’années, il continua à publier dans des revues illustrées telles que Century (qui avait pris la suite de Scribner’s Monthly), ou encore The Outlook. Ce dernier titre, dont Theodore Roosevelt, ami de Riis et ex-président des États-Unis, devint rédacteur en chef en 1909, se voulait un forum d’idées pour le mouvement progressiste du nouveau siècle : l’Amérique et ses problèmes y étaient vus à travers le prisme des sciences sociales émergentes. Pour marquer ce changement d’ère, The Outlook avait même été rebaptisé en 1893, date avant laquelle le magazine s’appelait encore Christian Union. Les nouveaux experts qui s’y exprimaient prônaient une réorganisation systématique de la “machine” sociale au service d’une plus grande transparence démocratique.

7Si Riis était méfiant vis-à-vis de cette évolution, il en avait anticipé certains aspects, et notamment celui de l’utilisation combinée de la science et de l’image au service d’un discours réformateur. Avec le progressisme, la photographie sociale américaine cessa d’être une croisade morale relayée par la presse pour s’intégrer au sein de dispositifs visuels et rhétoriques institutionnalisés, et de grande envergure, et s’appuyant sur la recherche issue des sciences humaines. Les images de Lewis Hine au début du siècle, de Dorothea Lange pendant la Grande Dépression ou de Danny Lyon lors du mouvement pour les droits civiques dans les années 1960, sont indissociables de ces machines à produire des images et du sens que furent, respectivement, le Child Labor Committee, la Farm Security Administration (FSA)  et le Student Nonviolent Coordinating Committee.

  • 9 Jacob Holdt, American Pictures : a Personal Journey through the American Underclass, Copenhagen, Am (...)
  • 10 Larry Brown, Living Hungry in America, New York, Macmillan, 1987.
  • 11 Eugene Richards, Below the Line : Living Poor in America, Mount Vernon (N.Y.), Consumers Union, 198 (...)
  • 12 Jim Hubbard, American Refugees, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991.

8Depuis les années 1980, la fameuse “révolution conservatrice” et l’évolution des médias américains ont modifié le contexte dans lequel peuvent s’inscrire de tels projets. Non pas que la pauvreté et l’exclusion soient des sujets négligés par les photographes ; mais les images produites ne s’inscrivent plus de manière déterminante dans un discours réformateur cohérent qui en définirait le sens. Le débat sur l’exclusion ne s’est pas éteint, mais la contribution des photographes paraît plus dispersée, comme si l’engagement individuel de Riis redevenait la norme. En 1985, un autre immigré danois prenait la relève : American Pictures, de Jacob Holdt dressait un constat âpre de la vie des exclus au cœur de l’Amérique, dans un livre publié à compte d’auteur9. Deux ans plus tard, le docteur Larry Brown illustrait son ouvrage Living Hungry in America de clichés fournis par un reporter photographe du Providence Journal, Steve Haines10. La même année, Eugene Richards publiait Below the Line : Living Poor in America11 (dont on doit toutefois souligner qu’il émanait d’une commande de la Consumers’ League). En 1991, Jim Hubbard photographiait les sans-abri dans American Refugees12.

9Si l’on manque encore de recul pour tirer des conclusions définitives sur cette période relativement récente, on ne perçoit à travers ces quelques exemples aucun mouvement général, aucune stratégie d’ensemble de l’utilisation des images. Pour ambitieux qu’ils soient, ces projets sont néanmoins trop éparpillés pour que l’on puisse les assimiler à un renouveau du genre susceptible de peser réellement sur la sphère politique. Sans doute, cette impression est-elle imputable au fait que la pratique documentaire émane désormais de l’opposition aux administrations en place (malgré la parenthèse Clinton). Dans ce contexte, voir un candidat démocrate comme Howard Dean faire appel à la photographie documentaire (Larry Fink) et à la presse illustrée (Vanity Fair) pour développer un discours politique sur la pauvreté pouvait apparaître comme susceptible de rendre ses lettres de noblesse à la tradition établie par Riis.

Un visage américain

  • 13 John Raeburn, A Staggering Revolution : A Cultural History of Thirties Photography, Urbana (IL), Un (...)

10Hebdomadaire fondé en Angleterre en 1868, et repris par Condé Montrose Nast en 1913, Vanity Fair connut une première période de gloire aux États-Unis dans les années 1920 avant de disparaître en 1936. Edward Steichen en était alors le photographe emblématique13. Il fut relancé en mars 1983, au cœur des années Reagan. Le premier numéro de cette nouvelle formule donnait le ton des années à venir : “nouveau journalisme” incisif et littéraire (Gore Vidal), photographies sophistiquées (Richard Avedon) et revenus garantis par les centaines de pages de publicité achetées par les plus grandes marques de la mode et du luxe. Cette dernière caractéristique marque à l’évidence une différence majeure avec les grands magazines illustrés du xixe siècle, encore largement financés par leurs lecteurs. En 2003, la circulation de Vanity Fair était de 1,1 million d’exemplaires aux États-Unis, ce qui le classait au soixante-dix-huitième rang des ventes de magazines, quelque part entre Vogue (autre fleuron de l’empire Condé Nast) et The New Yorker, pour ne citer que deux titres prestigieux et influents.

  • 14 L’année suivante, ce dernier publiait d’ailleurs un pamphlet virulent sous le titre What We’ve Lost (...)
  • 15 Bree Nordenson, “Vanity Fire”, Columbia Journalism Review, vol. 45, no 5, janvier/février 2007, p.  (...)

11Depuis plus de vingt ans, Vanity Fair tient une ligne éditoriale paradoxale, entre portraits panégyriques des icônes hollywoodiennes, analyses brillantes de la vie politique américaine et enquêtes de longue haleine sur les conflits oubliés d’Afrique ou d’Europe de l’Est. C’est au cours de l’année 2003, à l’aube de l’intervention en Irak, que le magazine s’installa dans une posture d’opposition frontale à la politique de George Bush, au gré des éditoriaux de Graydon Carter14. Cet engagement politique assez inattendu confirmait de fait un rééquilibrage éditorial initié depuis les attentats du 11 septembre 2001. Même si les actrices hollywoodiennes continuaient à accaparer la couverture du mensuel, l’actualité politique américaine et internationale y redevenait un sujet majeur15.

  • 16 Voir l’appréciation élogieuse sur sa campagne dans un entretien paru dans The Progressive. Dean s’é (...)

12Dès lors, la tribune offerte à Howard Dean au mois de décembre 2003 s’inscrivait dans la droite ligne d’une politique éditoriale sans ambiguïté. Il s’agissait de soutenir la campagne d’un candidat émergent sur la scène nationale, susceptible de bousculer les schémas classiques de la politique américaine. Atypique et pugnace, Howard Dean était médecin de formation, et souvent qualifié de candidat “progressiste16”, une étiquette destinée à le distinguer des hommes d’appareil du Parti démocrate. Soucieux d’apparaître proche des Américains les plus modestes (plus proche, en tout cas, que son concurrent John Kerry), il avait réagi trois mois plus tôt aux chiffres officiels sur les inégalités économiques et sociales :

  • 17 Communiqué de presse, Federal Document Clearing House Inc., 26 septembre 2003. Toutes les traductio (...)

« La pauvreté a augmenté en Amérique pour la deuxième année consécutive [...] Chaque année, sous l’administration Bush, la pauvreté a augmenté et les revenus ont chuté [...] Au lieu de favoriser une prospérité partagée par tous, cette administration et les idéologues de droite qui l’entourent poursuivent une politique partisane dont le but est d’aider leurs amis, tandis que le reste de l’Amérique est oublié en chemin17. »

13Son texte pour Vanity Fair reprenait ces données pour les mêler à des éléments biographiques et suggérer que le parcours personnel du candidat s’était forgé au contact de ces laissés-pour-compte.

14Pour les images, le magazine s’était adressé naturellement à Larry Fink, ancien élève de Lisette Model à la New School for Social Research de New York, et sous contrat annuel avec les éditions Condé Nast. Lorsqu’on l’interroge sur ses convictions politiques, le photographe ne cache pas ses sympathies de gauche, et se réclame de la tradition “libérale” des années 1960 :

  • 18 Le 9 septembre 1971, plus d’un millier de détenus de la prison d’Attica, dans l’état de New York, p (...)
  • 19 Courrier électronique de Larry Fink du 26 octobre 2004.

« J’ai été impliqué dans le mouvement des droits civiques, le mouvement pacifiste, et auprès des frères d’Attica, ma sœur était leur avocat lors du procès18. Depuis quarante ans, mon travail d’enseignant est, indirectement, un engagement politique19. »

  • 20 Larry Fink, Social Graces, New York, Powerhouse, 2001 (New York, Aperture, 1984), p. 117. Voir auss (...)
  • 21 Anne Biroleau (dir.), 70’ - La photographie américaine, Paris, Bibliothèque nationale de France, 20 (...)

15Dans Social Graces, publié pour la première fois en 1984, Fink avait déjà tenté de rendre compte par l’image d’une division de l’Amérique reaganienne en deux “moitiés” inégales : aux clichés réalisés lors des soirées huppées et clinquantes des élites new-yorkaises répondaient les portraits intimistes et parfois dérangeants de ses voisins de Martins Creek, région rurale de Pennsylvanie. À la fin de Social Graces, le photographe évoquait déjà son apprentissage du métier pour en définir en quelque sorte la dimension utopiste. « Comme beaucoup d’autres, parmi ceux qui pratiquaient le photojournalisme dans les années 1960, j’avais soif de changements immédiats dans le domaine social20. » Le livre, réédité en 2001, devait pourtant autant à l’école documentaire des années 1970 qu’à la tradition américaine “classique” de la FSA ou même des années 1960. Ce n’est sans doute pas par hasard si le chapitre “Mondanités/Des gens ordinaires” de l’ouvrage sur la photographie américaine des années 1970 coordonné par Anne Biroleau semble s’inspirer de la structure de Social Graces, dont sont extraites quelques images21. On sent une même fascination de Fink pour la modeste famille Sabatine (fig. 3)  que pour la haute société new-yorkaise. Le livre finit par interroger sur la position du photographe entre ces deux mondes, où il est également étranger. Social Graces n’est pas un livre militant, mais bien plutôt une réflexion sur la place du regard documentaire. En cela, et malgré les similarités techniques et esthétiques superficielles (notamment l’utilisation du flash), Fink est à l’opposé de Riis, et son travail mesure exactement l’étendue du chemin parcouru, marqué par les doutes pesant sur la photographie comme outil de transformation sociale.

  • 22 Les Krantz, American Photographers. An illustrated Who’s Who Among Leading Contemporary Americans, (...)
  • 23 George W. Bush avait été élu avec moins de voix que son adversaire Al Gore, grâce au système des Gr (...)
  • 24 L. Fink, The Forbidden Pictures, New York, Powerhouse, 2004.

16Néanmoins, les sympathies politiques de Fink et la qualité de Social Graces justifient l’épithète de “documentaire” généralement accolée à son travail, malgré des activités variées dans le monde de la mode et la publicité22. Mais cette versatilité fait justement de lui un “photographe social” capable de trouver sa place dans les pages d’un magazine aussi élitiste que Vanity Fair, dont le lectorat relativement restreint est majoritairement aisé, cultivé et urbain. Le projet Forbidden Pictures, quasi-contemporain de “How the Poor Live Now”, est une parfaite illustration des détours complexes que prend le travail politique de Fink. Au lendemain du 11 septembre 2001, l’un de ses reportages de mode avait été refusé par le New York Times Magazine. Le photographe avait profité de l’occasion pour mettre en scène un sosie de Bush dans des images inspirées du travail d’Otto Dix ou Max Beckmann. Il s’agissait pour Fink de rendre compte, à travers cette commande, de l’atmosphère de corruption qui régnait d’après lui sur le pays depuis l’élection très controversée de novembre 200023. C’est évidemment l’attaque sur le World Trade Center qui rendit ces photographies “impubliables”, au moment où la nation resserrait les rangs autour de son président. Il fallut donc attendre mars 2004, et les controverses nées des lois sécuritaires (Patriot Act) et de la guerre en Irak pour voir ressurgir les images de Fink dans une exposition intitulée “The Forbidden Pictures” à l’université Lehigh (Pennsylvanie). C’est évidemment Graydon Carter qui signait la préface du catalogue24.

17Le choix de Fink pour “How the Poor Live Now” relevait donc d’une logique qui va bien au-delà du lien contractuel qui unit le photographe au magazine. Ses convictions devaient permettre de construire une représentation crédible et suffisamment révoltante de la pauvreté made in USA sous le régime des Républicains. Pourtant, l’article peine à trouver la cohérence que cette genèse pouvait laisser augurer.

18Le texte de Dean repose essentiellement sur deux ingrédients : d’une part, les statistiques officielles qui avaient déjà servi de support à son communiqué de presse du mois de septembre 2003 ; de l’autre, les éléments autobiographiques visant à établir que sa connaissance de la pauvreté se fonde sur une expérience à la fois personnelle et professionnelle. Sans aller jusqu’à affirmer qu’il a lui-même connu la misère, Dean cherche à apparaître comme un homme ayant grandi au contact de “l’autre moitié”. New York devient paradigmatique de cette Amérique réelle où toutes les classes sociales se côtoient. Le premier paragraphe du texte donne le ton de ce court récit initiatique :

  • 25 Howard Dean, “How the Poor Live Now”, Vanity Fair, no 520, décembre 2003, p. 196.

« J’ai grandi à New York, ce qui m’a rendu extrêmement sensible à la situation des gens qui vivaient autour demoi. Il y a dans cette ville une sensation de proximité très particulière, qui fait qu’il est impossible de ne pas voir les inégalités sociales ; à quelques rues seulement les unes des autres, certaines des plus riches familles américaines côtoient les plus pauvres. Enfant, je prenais souvent la ligne de métro de Lexington Avenue et j’étudiais les visages des ouvriers qui descendaient de Spanish Harlem ou du Bronx pour travailler. Parfois, leurs enfants étaient du voyage, et je n’avais pas besoin de faire un gros effort d’imagination pour me voir à la place de l’un d’entre eux. Malgré ma jeunesse, il m’apparaissait évident que très peu de choses nous séparaient, à part quelques stations de métro et les circonstances de notre naissance25. »

19Cette entrée en matière introduit un court récit biographique où sont rappelées tour à tour la mort du frère d’Howard Dean au Laos, une courte expérience d’enseignement dans un quartier défavorisé de New Haven, et la décision d’abandonner Wall Street pour des études de médecine avec leur cortège de permanences dans les services psychiatriques des hôpitaux du Bronx. Rétrospectivement, l’auteur se révolte de voir que les efforts de Kennedy et Johnson ont été réduits à néant par les politiques rétrogrades des administrations républicaines qui leur ont succédé. Un commentaire sur les chiffres officiels du taux de pauvreté aux États-Unis nourrit une réflexion sur la nécessaire solidarité nationale qui, seule, pourra éviter le creusement des inégalités entre les “deux moitiés” de la société américaine. Sous des formes modernisées, le récit de l’expérience vécue, l’accent mis sur la compétence professionnelle (ici, celle du médecin) et le discours sur la responsabilité de la communauté nationale sont finalement caractéristiques d’une vision proprement “progressiste” proche de celle du début du xxe siècle.

  • 26 “[La pauvreté] ne semblait pas épargner ceux qui travaillaient le plus longtemps et le plus dur, et (...)
  • 27 Ibid., p. 204.

20Ce schéma se trouve renforcé par la mise en avant des menaces de déchéance sociale pesant sur les classes moyennes, pourtant tenues pour garantes des idéaux d’égalité et de solidarité fondant l’identité américaine. Les statistiques disent ici la prolifération des situations de pauvreté, la fragilisation des familles et la fatalité de l’exclusion26. Dès lors, suggère Dean, les pauvres ne sont pas tant “l’autre moitié” que l’Américain moyen. Les premières lignes du texte évoquent ces enfants du Bronx dans le visage desquels le jeune Dean croyait voir son reflet ; un demi-siècle plus tard, tous les Américains ou presque lisent dans les traits des plus pauvres les marques du destin qui les menace. « Le visage de la pauvreté est rural, il est urbain ; il est noir, blanc, hispanique, jeune ou vieux, masculin ou féminin. C’est un visage américain27. »

21C’est donc la misère qui, désormais, définit les États-Unis. Pour donner forme à ce diagnostic, Vanity Fair s’appuie sur une utilisation de la photographie relevant de la tradition américaine la plus classique, celle de la FSA : des portraits d’individus croisés à travers tout le pays sont censés composer une image de l’identité de la nation. Chaque homme, chaque femme posant pour Larry Fink doit dire l’état de l’Amérique tout entière, de ses faiblesses conjoncturelles et de sa grandeur intemporelle. Il faut arriver à représenter ce visage américain, ce portrait collectif. Pour cela, deux caractéristiques “visibles” sont soigneusement équilibrées : d’une part, l’ethnicité ; d’autre part, les structures familiales que les photographies mettent en valeur. Or, ce sont précisément ces choix éditoriaux qui expliquent l’échec relatif du projet.

La neutralisation du facteur ethnique

22Puisque le texte de Dean met l’accent sur la généralisation des situations de pauvreté, les “illustrations” choisies par la rédaction de Vanity Fair s’attachent à refléter cette diversité. Si l’on en croit la légende de la première photographie, le parcours de Larry Fink lors de ce reportage l’a conduit dans les douze états américains ayant le plus fort taux de pauvreté, du Nouveau-Mexique à la Virginie, et du Texas à Washington D.C. Ce périple est une manière de constituer une sorte d’échantillonnage représentatif des diverses facettes de l’exclusion, en même temps que de mesurer l’étendue du problème. Ce paramètre géographique se double d’une prise en compte de la variété des groupes ethniques et culturels touchés par la pauvreté. Or ici, la logique de représentation des diverses communautés apparaît particulièrement arbitraire. Autant qu’il soit permis d’en juger sur de simples clichés, et en se basant notamment sur les patronymes des sujets photographiés par Fink, la répartition semble être la suivante : la première image montre une famille “indienne” d’origine Navajo ; trois photographies présentent des sujets dont les noms ont une résonance hispanique, mais l’un d’entre eux, Melvin Jesus, a probablement lui aussi des ascendances indiennes ; deux portraits de familles afro-américaines et deux autres de familles “blanches” complètent l’iconographie de l’article.

23Cette répartition appelle un certain nombre de commentaires évidents. D’une part, comme dans le texte de Dean, la communauté asiatique est complètement absente du tableau. D’autre part, et si l’on considère Melvin Jesus comme un Indien, la série de photographies se fonde sur un équilibre parfait entre les quatre communautés représentées. Cette égalité arithmétique est en contradiction absolue avec les chiffres du Bureau du recensement que Dean se plaît pourtant à citer à l’appui de son propos. Tous les groupes ethniques ne sont pas, loin s’en faut, égaux devant la pauvreté. Ce visage de l’Amérique des exclus est donc une fiction, invraisemblable du point de vue statistique même si elle est compréhensible du point de vue politique. Il s’agit vraisemblablement d’éviter de stigmatiser un groupe ethnique particulier (on pense aux Afro-Américains), tout en conservant un échantillonnage relativement conventionnel correspondant peu ou prou aux images attendues de la pauvreté aux États-Unis.

  • 28 Entretien téléphonique avec Larry Fink du 2 novembre 2004. Nous allons revenir sur certaines de ces (...)

24Les Asiatiques, parfois qualifiés de “minorité modèle”, restent un continent quasiment inexploré de la photographie sociale américaine. La famille indienne en appelle implicitement à la mauvaise conscience de la nation. Les hillbillies de Virginie Occidentale sont les “blancs pauvres” par excellence. Les communautés noire et hispanique, enfin, sont les éléments attendus de ce tableau, mais elles sont sciemment sous-représentées si l’on se réfère au taux de pauvreté qui les afflige en réalité. Il est d’ailleurs à noter que le format des images les concernant est le plus petit de ceux utilisés dans l’article. De plus, les deux photographies de familles noires sont réparties sur des pages différentes (pages 198 et 203, voir fig. 5 et 6) ; il en est de même pour les deux clichés représentant des Hispaniques. Contrairement à la mise en pages des photographies prises en Virginie Occidentale (rassemblées page 204), il n’y a pas d’effet visuel d’ensemble, pas “d’effet de masse” pour les deux minorités les plus souvent évoquées dans le discours habituel sur la pauvreté. Pour finir, notons que Larry Fink affirme avoir proposé lui-même une séquence de photographies qui s’ouvrait sur des portraits de familles afro-américaines vivant dans des taudis de Brooklyn : finalement, ces clichés n’ont même pas été retenus pour la publication28.

25On voit ici comment la série iconographique reprend visuellement le leitmotiv de Dean. Le phénomène de l’exclusion est dissocié de toute connotation raciale ou ethnique pour être étendu à toutes les composantes de la mosaïque américaine. “L’autre moitié” dont s’inquiétait Riis ressemble davantage ici à un “quatre-quarts” aux proportions savamment dosées. Ainsi équilibrée, l’image de l’exclusion est suffisamment familière pour être crédible, tout en esquissant un modèle inattendu de ce que l’on pourrait appeler “l’égalité des malchances” entre les diverses composantes du corps social. Vanity Fair évite ainsi soigneusement de concentrer son discours sur un groupe en particulier. Ce choix éditorial est confirmé par les stratégies de représentation de la famille. En comparant ces images à d’autres exemples tirés du travail de Larry Fink, il apparaît clairement que la construction visuelle proposée ici est fortement conditionnée par la volonté d'élaborer un message sur la fragilisation des “citoyens ordinaires”.

Familles pauvres, familles modèles

  • 29 Sheldon H. Danzinger et Robert H. Haveman, Understanding Poverty, New York, Russell Sage Foundation (...)
  • 30 Vivyan Adair, From Good Ma to Welfare Queen : A Genealogy of the Poor Woman in American Literature, (...)

26On sait que l’image de la pauvreté, depuis les années 1980 au moins, est parasitée par des clichés réducteurs tels que celui des soi-disant welfare queens, caricatures de jeunes mères célibataires, immatures et généralement noires accusées de tirer profit de leur grossesse et de leur jeunesse pour vivre aux crochets de la société. L’idée même d’une culture de la dépendance née des aides sociales versées sans discernement par un État-providence trop généreux est l’un des facteurs expliquant l’abandon des principes instaurés depuis les années 1960, remplacés par une philosophie liant prestations sociales et obligation de travail (workfare)29. Incontestablement, la notion même de welfare queens, associée à des images d’adolescentes enceintes, a contribué à faire des mères célibataires des quartiers afro-américains le visage archétypal de la pauvreté mais aussi, plus sournoisement, de l’oisiveté et de l’immoralité. Ces “mauvaises mères” se tournant vers l’État après avoir “fauté” mettent en péril tout l’édifice des valeurs familiales sur lesquelles se fonde la société américaine30.

  • 31 Myron Magnet, “America’s Underclass : What to Do ?”, Fortune, vol. 115, no 10, 11 mai 1987, p. 130- (...)

27On trouve par exemple une illustration de cette rhétorique dans un article du magazine Fortune publié en 1987 et intitulé “America’s Underclass : What to Do ?31” Ce texte est illustré presque exclusivement de photographies d’Afro-Américains des quartiers pauvres de Chicago, Washington D.C., Houston, Dade County et New York. Seules deux jeunes femmes, sur les dix clichés publiés, peuvent suggérer par leurs traits une ascendance hispanique, sans que l’on puisse réellement conclure sur ce point. La diversité géographique de cet échantillonnage visuel se dilue donc dans une uniformité ethnique presque parfaite.

  • 32 Ibid., p. 132.
  • 33 Ibid., p. 144.
  • 34 Pour une autre analyse, plus subjective me semble-t-il, de la stigmatisation du corps de la femme n (...)

28En outre, deux des photographies signées Mary Ellen Mark présentent des jeunes mères “indignes”. La première, dont la légende est « Expectantmother, 16, with her 13-month-old son, in Houston », montre une adolescente au visage juvénile, allongée sur un canapé. Son fils de treize mois a posé sa tête sur le ventre nu et arrondi de la jeune fille32. Cette « mère enceinte de seize ans » a au moins le mérite de savoir où est son enfant, contrairement à celle qui apparaît quelques pages plus loin, photographiée à côté d’un petit lit, vide à l’exception de plusieurs peluches. Ici, la légende prend un tour plus réprobateur encore : « Toxicomane chronique, Manhattan : elle ne sait plus où vit son bébé33. » Quelle que soit l’intention originelle de la photographe, la mise en pages des images, leurs légendes et le texte qui les encadre ne laissent guère de doute sur la menace que constitue cette underclass afro-américaine. Au gré des pages, des intertitres alarmistes interpellent le lecteur : « tels sont les problèmes qui peuvent surgir et saisir notre société à la gorge – littéralement parlant » (page 131, à côté d’une photographie de petite fille) ; « dans des ghettos tels que celui du centre de Harlem, 80 % des bébés noirs sont des enfants illégitimes » (page 132, au-dessus de la photographie de la jeune mère enceinte) ; « si la naissance d’un bébé est synonyme de revenus, pourquoi les femmes pauvres devraient-elles s’inquiéter de tomber enceinte ? » (page 134). Connotation morale du mot “illégitime”, métaphore soudain prise au mot d’une “société prise à la gorge”, condamnation de la maternité comme échappatoire au travail : le corps noir photographié sert alors de support à un discours sur la “déviance34”.

  • 35 H. Dean, art. cit., p. 198.

29Avec “How the Poor Live Now”, Vanity Fair évite précisément ce travers en proposant une image éminemment positive des mères célibataires. L’article s’efforce de généraliser le phénomène au-delà de la communauté noire, puisque le portrait de Maria Hilda Sanchez et de son enfant, Hispaniques résidant au Texas, est associé à celui de Stacy McCormick, mère afro-américaine vivant avec son fils dans un centre social (voir fig. 8). Les deux images montrent des femmes apparemment trentenaires : ces single mothers ont réussi à préserver un semblant de cellule familiale, prouvant ainsi leur force de caractère malgré des conditions de vie qualifiées de précaires. Les deux cas présentés sont des femmes qui n’ont eu qu’un enfant (signe de leur sens des responsabilités) et ont été capables de l’élever. Ce sont des « mères courages », comme le souligne explicitement la légende qui accompagne les deux photographies35. Elles sont seules, certes, mais leurs fils sont à la maison et adoptent sur les clichés une posture renfrognée qui marque précisément leur normalité. Recroquevillé dans un coin pour l’un, assis sur le perron pour l’autre, boudant le photographe ou le défiant du regard, ces deux adolescents ont des poses d’adolescents. Ils n’aiment pas être pris en photo, ils y consentent à contrecœur. Leurs relations avec leurs mères, telles qu’elles sont ici mises en image, oscillent entre affection et rébellion, proximité et velléités d’indépendance. Ainsi se crée une connivence entre les mères photographiées et celles qui sont susceptibles de voir leurs portraits dans les pages de Vanity Fair. Les crises d’adolescence ne sont pas affaires de classe sociale. Une fois encore, il s’agit de créer les conditions d’une identification plutôt que de visualiser les marques d’une différence.

  • 36 Courrier électronique de Larry Fink du 6 octobre 2004.
  • 37 V. Adair, op. cit., p. 21.

30Ce choix est délibéré. Il ne doit rien au photographe mais tout à la ligne éditoriale de Vanity Fair et à la logique qui anime le discours de campagne de Dean. « Les images publiées n’étaient pas du tout celles que j’avais choisies moi-même36 », admet sans peine Larry Fink, et l’examen des clichés non retenus par le magazine est extrêmement révélateur. Ces photographies écartées offrent des tableaux plus confus, des représentations plus problématiques. Ainsi, ce portrait d’une jeune femme allongée sur son lit, dans un foyer, et serrant un ours en peluche dans ses bras, a-t-il pu être jugé susceptible de réveiller le stéréotype de l’immaturité et de l’indolence “naturelle” souvent attribuée à la femme afro-américaine. Plus dérangeante encore, cette image d’une enfant et de sa grand-mère (du moins peut-on supposer ce lien de parenté), assises sur un lit, au milieu d’un capharnaüm indescriptible : la vieille femme est au téléphone, la porte de la pièce est ouverte sur un couloir où une troisième silhouette se devine (fig. 9). Rien de rassurant dans ce tableau, sinon peut-être le lien qui unit les deux personnages centraux de la scène. Évidemment, aucune figure paternelle n’est visible. On se demande s’il n’y a pas moyen de remettre un peu d’ordre dans cette chambre. On s’interroge sur la géographie du lieu (y a-t-il une autre pièce ? La porte ouverte l’est-elle toujours ? Les gens qui passent dans le couloir sont-ils de la famille ? L’enfant a-t-elle son propre lit ?). En d’autres termes, l’image n’offre aucun des indices rassurants qui feraient de la vieille femme une de ces “mamas” noires, imposantes et souriantes, qui nourrissent les clichés habituels sur le matriarcat afro-américain dans la lignée d’Autant en emporte le vent37.

31Larry Fink a réalisé des images plus déroutantes encore comme ces entrelacs de corps morcelés (fig. 10) ou landaus vides plongés dans le noir (fig. 11) : elles n’ont pas davantage trouvé grâce auprès de la direction de rédaction de Vanity Fair. Leur “message” est brouillé. Leur esthétique marquée par la lumière crue du flash et le décadrage des personnes photographiées ne fait que renforcer l’oppressante exiguïté de l’environnement ainsi mis à jour. Le magazine a préféré retenir des images plus “lisibles” et moins équivoques, éclairées à la lumière du jour, installant les hommes et les femmes photographiés au grand air. Aucune des images de “How the Poor Live Now” n’illustre de manière claire la situation des ghettos urbains. Presque toutes ont été prises dans des zones rurales. Et si Stacy McCormick est photographiée à Washington D.C., c’est sur le porche d’une maison, et non dans la chambre du centre social qui l’héberge.

32Toutes les autres représentations familiales se construisent, de manière similaire, sur un modèle traditionnel qui apparaît menacé par l’Amérique contemporaine. Au début de l’article, trois générations de Navajos semblent suggérer des valeurs disparues de communauté et de solidarité. Au premier plan, une grand-mère de quatre-vingt-neuf ans au regard perçant ; au fond de la pièce, un homme au travail ; au centre, un enfant dans les bras de sa mère, sur le tee-shirt de laquelle on peut lire le mot “action” (voir fig. 4). Autre exemple, cette famille afro-américaine du Mississippi qui réunit un couple relativement âgé et une petite fille à bicyclette : le surnom de l’homme est “T-Model”, référence à la grande époque de la marque automobile Ford et nouvel hommage à l’Amérique de toujours. À l’occasion, la mise en pages reconstitue même des foyers recomposés, de bric et de broc : les deux clichés pris en Virginie Occidentale placent en vis-à-vis un célibataire d’âge mûr et la mère de jeunes jumeaux (page 204, fig. 7). Prises individuellement, ces images sont des études de la solitude et de l’isolement. Associées, elles suggèrent visuellement l’espoir d’une cellule familiale reconstruite, quoique incongrue. Ces portraits de famille sont inattendus, mais ils ne suscitent ni le malaise ni l’inquiétude. Le décadrage y est très rare. La sérénité des sujets est uniforme, si ce n’est les moues d’adolescents évoquées plus haut. Malgré l’exception que constitue le portrait d’Angela McGinnis et de ses jumeaux, où l’un des enfants est “décapité” par le bord supérieur du cadre, les compositions sont limpides. Il n’y a pas d’image de crise, pas de famille dysfonctionnelle ou même inhabituelle, rien qui ressemble aux photographies de Larry Fink lui-même dans son ouvrage Social Graces. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le travail publié dans Vanity Fair à des clichés tels que “Pat Sabatine’s 11th Birthday” (voir fig. 3), image surpeuplée et énigmatique construite autour d’une figure de mère assez peu maternelle, et où la jeune Pat est étrangement absente de son propre anniversaire.

Le masque de la pauvreté

  • 38 H. Dean, art. cit., p. 196.

33Dès la première légende proposée par Vanity Fair, le ton était donné. Il s’agit de « rendre compte de la noblesse des pauvres d’Amérique38 ». Cette intention louable est partagée par Fink lui-même, qui revendique le choix de ces termes et prend ses distances avec l’esthétique plus radicale de certains de ses confrères :

  • 39 Entretien téléphonique avec Larry Fink du 2 novembre 2004. On sera plus prudent pour juger des choi (...)

« Je ne voulais pas photographier la misère (destitution). Je voulais montrer des gens qui avaient encore une chance. Je ne voulais pas faire comme Eugene Richards, des photos de drogués au bout du rouleau. Il n’y a rien de plus triste39. »

34Mais cette vision apparemment unidimensionnelle doit être nuancée. Si Fink parle parfois de la dignité et de la compassion qu’il cherche à traduire dans ses images, il évoque aussi l’amusement, l’étonnement et la colère :

  • 40 « I like people. I even like Americans [...] I’m aghast but I can understand their needs and fear [ (...)

« J’aime les gens. Même les Américains […] Je suis effaré, mais je peux comprendre leurs besoins et leurs craintes […] ils sont parfois idiots, mais ça n’empêche pas leur cœur de battre40. »

  • 41 Courrier électronique de Larry Fink du 26 octobre 2004.
  • 42 H. Dean, art. cit., 206.

35Les efforts conjugués d’Howard Dean et du directeur de la rédaction de Vanity Fair aboutissent à la neutralisation de cet effarement. Ici, seules les photographies les plus lisses ont été conservées. Le discours humaniste et fédérateur l’a emporté sur la représentation construite par le reportage photographique, et la sélection des images a aplani les problèmes de classe et de race. La charge conflictuelle et l’aliénation psychologique et sociale que Fink a su traduire en d’autres occasions ont disparu. Dans Social Graces, la frontière entre empathie et perplexité était imprécise et fragile. Le portrait était aussi le lieu d’une confrontation. Dans “How the Poor Live Now”, cette instabilité est remplacée par un stéréotype plus rassurant, celui de la “noblesse” des pauvres, reflet symétrique de la pureté des intentions du magazine : « les gens que je photographiais savaient pourquoi je le faisais, mais il fallait en convaincre beaucoup que les motivations de Vanity Fair étaient nobles41 ». Cette coïncidence prédéterminée entre la dignité des déshérités et l’humanisme du regard posé sur eux déréalise la représentation, les seules images utilisables étant celles qui correspondent à un “visage américain” idéalisé. Projet téléguidé par le rédacteur en chef de Vanity Fair (Howard Dean n’était pas le premier auteur envisagé, et il n’a jamais été en contact avec Fink pendant le reportage de celui-ci), l’article échoue à acquérir une réelle dimension “sociale” car l’expérience de la différence y est pratiquement réduite à néant. « Les visages que vous voyez sur ces pages nous viennent […] des quatre coins de l’Amérique », écrit Dean pour finir, appelant ses concitoyens à s’intéresser « aux visages derrière les statistiques42 ». L’iconographie, pourtant, réduit ceux-ci à une collection de masques rassurants. Et ce court paragraphe final, unique référence du texte aux images qui l’accompagnent, peine à convaincre le lecteur que Dean n’ait jamais vu ces visages américains autrement qu’en photographie.

36À l’inverse, l’emphase et les incohérences de la prose de How the Other Half Lives, ses jugements à l’emporte-pièce, semblent répondre à l’indélicatesse de la pratique photographique de Riis, chez qui la crudité du flash ne s’embarrasse d’aucun scrupule. Cet héritage reste visible chez le Fink de Social Graces, où l’image est un révélateur peu complaisant de la confusion du monde, chez les snobs de New York comme chez les fermiers de Pennsylvanie. Il se perd en revanche dans un projet éditorial échafaudé peut-être un peu vite par Graydon Carter et Howard Dean, et dont toutes les images réalisées au flash ont justement été écartées. Paradoxalement, la bonne conscience contemporaine telle que Vanity Fair la met en scène perd en acuité ce qu’elle prétend gagner en considération pour ses sujets. S’il n’est pas question, évidemment, de plaider pour une photographie sociale qui ferait remonter la peur de cette “autre moitié” à qui il est question de rendre justice, il est peut-être regrettable que la pauvreté ne fasse pas un peu plus peur lorsqu’on la croise dans les pages glacées de l’organe officiel de la bonne conscience de l’élite liberal. Les Américains dignes et un peu passifs vus dans les pages de Vanity Fair font malgré eux le jeu politique d’un candidat à la présidentielle, comme s’ils avaient été soigneusement “castés” pour un spot télévisé de campagne électorale.

37Cinq ans plus tard, le phénomène Obama permet à Vanity Fair et à Larry Fink de retrouver un terrain propice à une collaboration plus cohérente et fructueuse. Jeune et charismatique, formidable orateur, le candidat démocrate est élevé en quelques mois au rang d’icône “post-raciale”. L’élan presque irrationnel de l’Amérique liberal pour cet homme providentiel offre une occasion de réconcilier l’engagement éditorial de Graydon Carter et le goût des paillettes caractéristique du ton Vanity Fair : depuis John Fitzgerald Kennedy, dont la légende continue de nourrir régulièrement les pages du magazine, jamais plus les Démocrates n’avaient pu se ranger derrière un candidat aussi “glamour”. Dans l’euphorie populaire qui menace sans cesse d’engloutir le futur président (fig. 12)43, Larry Fink peut donner libre cours à son goût du désordre démocratique. Au-dessus de la mêlée enthousiaste à laquelle Obama semble déjà vouloir échapper, le photographe retrouve le point de vue presque incrédule qui fait le prix de ses images depuis plus de vingt ans – celui d’un témoin inquiet et bienveillant des fièvres américaines. Les codes trop strictement balisés de la tradition documentaire à laquelle “How the Poor Live Now ” avait réduit son travail apparaissent alors, rétrospectivement, comme une parenthèse sans suite dans le traitement photographique des questions sociales et politiques par Vanity Fair.

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Notes

1 Riis lui-même s’était peut-être inspiré de How the Poor Live, ouvrageanglais de George R. Sims (1883). Depuis la parution de How the Other Half Lives, les variations sur ce titre sont monnaie courante. Notons par exemple que lors du seul mois de mars 2003, les sociologues Roger Waldinger et Michael Lichter signaient How the Other Half Works : Immigration and the Social Organization of Labor (Berkeley, University of California Press, 2003), tandisque The Nation, dans son numéro du 17 mars, publiait un article où Jack Newfield marchait sur les traces de Riis, sous le titre “How the Other Half Still Lives” (http://www.thenation.com/doc/20030317/newfield. Consulté le 27 mars 2004).

2 Rappelons pour mémoire que le 14 décembre, l’arrestation de Saddam Hussein pouvait être présentée comme un succès par le président Bush.

3 « It’s the economy, stupid ! » reste l’un des slogans de campagne les plus célèbres de l’histoire politique américaine, puisque la défaite relativement inattendue de George H. W. Bush au lendemain d’une première guerre du Golfe apparemment populaire s’était jouée en grande partie sur les questions économiques.

4 Dean préside aujourd’hui encore le Comité national de son parti.

5 Jacob A. Riis, “How the Other Half Lives”, Scribner’s Magazine, vol. 6, n° 6, décembre 1889, p. 643-663.

6 John Tebbel, The American Magazine : A Compact History, New York, Hawthorn Books, 1969, p. 128.

7 Ibid., p. 202.

8 David E. Shi, Facing Facts : Realism in American Thought and Culture, 1850-1920, New York, Oxford University Press, 1995.

9 Jacob Holdt, American Pictures : a Personal Journey through the American Underclass, Copenhagen, American Pictures Foundation, 1985.

10 Larry Brown, Living Hungry in America, New York, Macmillan, 1987.

11 Eugene Richards, Below the Line : Living Poor in America, Mount Vernon (N.Y.), Consumers Union, 1987.

12 Jim Hubbard, American Refugees, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991.

13 John Raeburn, A Staggering Revolution : A Cultural History of Thirties Photography, Urbana (IL), University of Illinois Press, 2006, pp. 61-79.

14 L’année suivante, ce dernier publiait d’ailleurs un pamphlet virulent sous le titre What We’ve Lost: How the Bush Administration Has Curtailed Our Freedoms, Mortgaged Our Economy, Ravaged Our Environment, and Damaged Our Standing in the World (New York, Farrar, Straus & Giroux). Ce livre a été traduit chez Grasset sous le titre Ce que nous avons perdu : comment l’administration Bush a blessé l’Amérique et le Monde (Paris, 2004).

15 Bree Nordenson, “Vanity Fire”, Columbia Journalism Review, vol. 45, no 5, janvier/février 2007, p. 41-46.

16 Voir l’appréciation élogieuse sur sa campagne dans un entretien paru dans The Progressive. Dean s’était alors rangé derrière la candidature de John Kerry. “Howard Dean, interview by Matthew Rothschild”, The Progressive, juin 2004, p. 37-40.

17 Communiqué de presse, Federal Document Clearing House Inc., 26 septembre 2003. Toutes les traductions incluses dans cet article sont de l’auteur.

18 Le 9 septembre 1971, plus d’un millier de détenus de la prison d’Attica, dans l’état de New York, prirent en otage une cinquantaine de gardiens pour tenter d’obtenir l’amélioration de leurs conditions de détention. L’intervention des forces de l’ordre fit trente-neuf morts. En 2000, la justice accorda 12 millions de dollars de dommages et intérêts aux prisonniers d’Attica et à leurs avocats, au premier rang desquels Liz Fink.

19 Courrier électronique de Larry Fink du 26 octobre 2004.

20 Larry Fink, Social Graces, New York, Powerhouse, 2001 (New York, Aperture, 1984), p. 117. Voir aussi Henri Béhar, “Des images pour changer le monde”, Le Monde, 1er juillet 1993, p. 28.

21 Anne Biroleau (dir.), 70’ - La photographie américaine, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2008, p. 127-158.

22 Les Krantz, American Photographers. An illustrated Who’s Who Among Leading Contemporary Americans, New York, Oxford, Facts On File, 1989, p. 86.

23 George W. Bush avait été élu avec moins de voix que son adversaire Al Gore, grâce au système des Grands électeurs. En décidant de valider les résultats douteux de l’état de Floride, la Cour suprême avait mis fin aux contestations du clan démocrate sans pour autant trancher sur le fond.

24 L. Fink, The Forbidden Pictures, New York, Powerhouse, 2004.

25 Howard Dean, “How the Poor Live Now”, Vanity Fair, no 520, décembre 2003, p. 196.

26 “[La pauvreté] ne semblait pas épargner ceux qui travaillaient le plus longtemps et le plus dur, et il n’y avait absolument aucune garantie de s’en sortir, quelles que soient la motivation et la volonté dont on faisait preuve.” Ibid., p. 198.

27 Ibid., p. 204.

28 Entretien téléphonique avec Larry Fink du 2 novembre 2004. Nous allons revenir sur certaines de ces images.

29 Sheldon H. Danzinger et Robert H. Haveman, Understanding Poverty, New York, Russell Sage Foundation, 2001, p. 141-143, 229-277.

30 Vivyan Adair, From Good Ma to Welfare Queen : A Genealogy of the Poor Woman in American Literature, Photography, and Culture, New York, Garland Publishing, 2000, p. 2-31.

31 Myron Magnet, “America’s Underclass : What to Do ?”, Fortune, vol. 115, no 10, 11 mai 1987, p. 130-150.

32 Ibid., p. 132.

33 Ibid., p. 144.

34 Pour une autre analyse, plus subjective me semble-t-il, de la stigmatisation du corps de la femme noire dans la photographie de type documentaire, voir aussi Paul A. Rogers, “Hard Core Poverty”, in Deborah Willis (éd.), Picturing Us : African American Identity in Photography, New York, The New Press, 1994, p. 158-168.

35 H. Dean, art. cit., p. 198.

36 Courrier électronique de Larry Fink du 6 octobre 2004.

37 V. Adair, op. cit., p. 21.

38 H. Dean, art. cit., p. 196.

39 Entretien téléphonique avec Larry Fink du 2 novembre 2004. On sera plus prudent pour juger des choix d’Eugene Richards, notamment à la lumière de reportages tels que “The Story of Cadillac Man and the Land of the Lost Souls”, Esquire, vol. 143, no 5, mai 2005, p. 135-141.

40 « I like people. I even like Americans [...] I’m aghast but I can understand their needs and fear [...] they can be stupid, but the heart is pumping. »Entretien téléphonique avec Larry Fink du 2 novembre 2004.

41 Courrier électronique de Larry Fink du 26 octobre 2004.

42 H. Dean, art. cit., 206.

43 L’ensemble des images est visible sur http://www.vanityfair.com/politics/features/2008/05/obama_slideshow200805. Consulté le 4 février 2009.

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Pour citer cet article

Référence papier

Didier Aubert, « Politique du documentaire »Études photographiques, 23 | 2009, 64-88.

Référence électronique

Didier Aubert, « Politique du documentaire »Études photographiques [En ligne], 23 | mai 2009, mis en ligne le 01 juillet 2009, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesphotographiques/2664

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Auteur

Didier Aubert

DIDIER AUBERT est maître de conférences en civilisation américaine à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle. Son travail de recherche porte sur l’utilisation de la photographie par les mouvements de réforme “progressistes” du début du xxe siècle, et sur la postérité de cette culture visuelle dans la tradition documentaire américaine.Didier Aubert is an assistant professor of American studies at the University of Paris III (the New Sorbonne). His research concerns the use of photography by the ‘progressive’ reform movements of the early twentieth century and the legacy of this visual culture in the American documentary tradition.

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