Navigation – Plan du site

AccueilNuméros6Baudelaire et la photographie"Le Rêve d'un curieux"

Baudelaire et la photographie

"Le Rêve d'un curieux"

ou la photographie comme Fleur du Mal
Jérôme Thélot

Texte intégral

1" La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre. "

2Charles Baudelaire, Salon de 1859.

3Le chemin où Baudelaire rencontre le progrès est celui qui le mène rue Saint-Lazare, où Nadar a son studio de prise de vue : c'est le chemin qui va du romantisme aux temps modernes, au long duquel le génie cède devant l'ingénieur, le créateur devant le producteur, l'oeuvre devant le produit, et c'est le chemin où l'époque de l'art visant l'Invisible commence à céder devant celle des images sans au-delà, mécaniques, strictement mimétiques. Poésie, rue Saint-Lazare, s'en va trouver Photographie. Mais s'il faut que l'un des deux serve l'autre, l'indécision du conflit durera, car certes Nadar, le chevalier de la technique, ne pliera pas plus devant Baudelaire que celui-ci, le célébrant des images, devant son frère ennemi qu'il a vraiment aimé. D'où l'intérêt extrême, et même la sorte de " primitive passion ", qu'eut le poète, malgré tout, pour cette photographie que le progrès venait de jeter au monde, et du coup pour l'opération même, compliquée sinon magique, interprétable en tout cas, par laquelle se produit l'image photographique. Qu'on regarde, de nouveau, les portraits de Baudelaire par Nadar : ici oeuvrent ensemble deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive. Voici par exemple le portrait de trois quarts, d'environ 1856, fameux parce que bougé (fig. 1. Nadar, portrait de Charles Baudelaire, tirage sur papier salé, 24 x 17 cm, v. 1856) : ce flou indique que le poète, qui littéralement s'évade de l'image, n'a pas consenti, cette fois-ci, aux exigences du photographe, ou que la civilisation baudelairienne [p. 5] (imagination, culte du grand art, mimésis comme sotériologie) a refusé tout accord avec la barbarie moderne (réalisme, narcissisme de la foule, copie et voyeurisme), cette barbarie qu'on peut nommer la civilisation nadarienne. Cette image que Nadar crut ratée, Baudelaire l'aura jugée parfaitement réussie : elle chiffre la résistance de Poésie devant Photographie. Et dans le portrait, vraisemblablement du même jour, celui que Claude Pichois et Jean-Paul Avice ont récemment publié1, le poète se tenant de face, sourcils serrés sur un projet dur, lèvres fermées par de la fureur, ne porte si intensément devant lui son regard qu'en signe de protestation contre la capture des apparences par le piège technique, sauf que cette protestation contradictoirement produit une belle image, une des plus belles qui soient, puisque s'y conjoignent, finalement, la saisie photographique du masque et l'insaisissable subjectivité du regard. Qu'il bouge, ou qu'il fixe l'opérateur et s'arrête dans sa pose devant l'objectif inexorable, Baudelaire collabore toujours à la qualité spirituelle de ses portraits, où le statut de la photographie, sa fonction sociale et sa valeur esthétique, sa constitution sémiologique et son règne symbolique se trouvent dramatiquement engagés.

4Entre Baudelaire et Nadar, par conséquent, une fraternité travaille, de celles qui font les guerres " parfaitement fratricides " ­ comme il est dit dans le poème en prose "Le Gâteau" ­, de celles, du coup, qui font aussi les grandes oeuvres, où se prennent les décisions d'une époque. Baudelaire peut bien écrire dans le chapitre II du Salon de 1859 que " l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études2 ", et il peut bien, avec cela, croire se venger de son ami, il n'empêche que celui-ci, à peine plus tard, écrira la même chose dans Quand j'étais photographe : " Aussi tout un chacun déclassé ou à classer s'installait photographe [...] ­ peintres ratés, sculpteurs manqués affluèrent, et on y vit même reluire un cuisinier3. " L'un est si exactement d'accord avec l'autre, que la question maintenant se pose de savoir ce qui distingue, au juste, les frères, surtout s'ils représentent des civilisations qui se croient ennemies. Or cette question, un poème des Fleurs du Mal permet de la poser rigoureusement et de commencer à y répondre. Posons cette hypothèse : que l'avant-dernier poème des Fleurs du Mal, "Le Rêve d'un curieux" (fig. 2. Charles Baudelaire, manuscrit du "Rêve d'un curieux" (Ms b), 1860), d'une part rapporte une séance de pose chez Nadar, d'autre part, et ce faisant, intensifie le conflit entre Poésie et Photographie. Cette hypothèse conduira à l'idée que ce poème, sur un mode allégorique ironisant [p. 6] la photogénie, invente une métaphysique de l'amour et de la mort qui, selon Baudelaire, sera celle de l'époque où triomphera ­ c'est aujourd'hui ­ " l'homme photographique4 ".

Position de l'hypothèse

5Pour qu'une hypothèse de lecture devienne une thèse assumée, il faut et il suffit qu'elle soit à la fois justifiable et féconde. Mais d'abord, précisons que cette hypothèse n'a jamais été proposée par les critiques qui ont durablement interprété Baudelaire, cependant qu'elle a été avancée par Éric Darragon dans un texte intitulé "Nadar en double", paru dans Critique en 1985. Voici ce qu'a écrit Éric Darragon :

6" Il s'agit d'une des pièces les plus abstraites et d'une mise en scène de la curiosité devant la mort ; le destinataire est choisi non sans arrière-pensée malgré l'intimité amicale. [...] le sonnet lui est destiné de façon moins superficielle qu'à titre de singularité délimitant son pouvoir d'abstraction. L'expérience de la mort est décrite comme celle du passage de l'attente avant un spectacle à une autre attente qui peut s'assimiler à une pose devant la chambre noire. C'est la mort qui semble photographier et révéler l'attente, la déception, la naïveté de l'enfant avide du spectacle. Elle est la "vérité froide" où s'inscrit le châtiment d'une réalité sans surprise, d'une vie sans réalité, sans images5. "

7Éric Darragon ayant sur Nadar autre chose à dire s'arrête en si bon chemin, et laisse à son lecteur le soin de développer son hypothèse. Celle-ci pourtant ne va pas de soi, et le premier destinataire du poème, Félix Nadar lui-même, qui en est aussi le dédicataire (" À F. N. "), n'a rien deviné d'une telle lecture, aussi peu intuitif sur ce point que les critiques venus après lui. Voici comment Baudelaire prend soin de rapporter à Poulet-Malassis la réaction qui fut celle de Nadar devant le manuscrit : " J'ai donné hier soir ce sonnet à Nadar ; il m'a dit qu'il n'y comprenait rien du tout, mais que cela tenait sans doute à l'écriture, et que des caractères d'imprimerie le rendraient plus clair6. "

8Pourquoi cette incompréhension et pourquoi le poème n'a-t-il été lu, depuis, que comme un témoignage de la passion baudelairienne de la mort, et un aveu de l'angoisse de ne pouvoir mourir, également dite dans "Le Squelette laboureur", "Le Masque", "Le Mauvais Moine", "Remords posthume" ? Il faut sans doute remonter au chapitre II du Salon de 1859, et à l'effet de repoussoir que produisit sa critique de la photographie, [p. 8] pour expliquer que personne n'ait imaginé qu'un poème des Fleurs du Mal pût avoir l'opération photographique pour modèle inspirateur. Ce Salon exprime un dégoût systématisé pour la photographie, accusée de provoquer le renoncement de la peinture à ses prérogatives et à sa vocation propre, de disqualifier l'Imagination, d'étouffer le goût du Beau et d'empêcher le bonheur du Rêve, de méconnaître les différences et les fonctions spécifiques de l'art et de l'industrie, de favoriser le narcissisme ­ dont le nom social est la foule, et le nom politique la démocratie ­, bref de rendre un de ces cultes à la matière où s'exalte et s'épaissit l'avilissement réciproque des artistes et du public. Cette sorte d'anathème ne pouvait que détourner de l'idée qu'une dédicace à un photographe, dans Les Fleurs du Mal, chiffrait le récit d'une prise de vue. Pourtant la lecture disons classique de ce poème comme figuration d'une attente métaphysique infiniment déçue ­ lecture accomplie exemplairement par Jean Starobinski7 ­ n'est guère satisfaisante : elle ne peut rendre compte ni de la dédicace ni des deux premiers vers, que l'hypothèse d'Éric Darragon au contraire va permettre de rendre à l'unité du sonnet. Quant à l'angoisse de ne pouvoir mourir, si on ne la repère pas comme la mise à l'excès de l'angoisse devant la chambre noire, alors on ne peut la concevoir que comme une phobie toute personnelle, et partant il faut prendre le poème pour rien qu'une confidence singulière d'une idiosyncrasie sans signification esthétique ni historique. Or il serait pour le moins étonnant que l'avant-dernier poème des Fleurs du Mal ne parle pas de notre monde.

9Justifier l'hypothèse, en outre, c'est ce que permet une lecture du Salon de 1859 qui fasse droit non pas seulement à sa critique esthétique de la photographie, ni à ses critiques psychologique, morale, et politique, menées de front, mais aussi ou d'abord à sa critique religieuse. Qu'on reprenne le chapitre II, on verra que la pensée de Baudelaire y est fondamentalement théologique : l'apparition de la photographie dans l'histoire lui semble un événement qui concerne la " foi ", la " crédulité " ­ ces mots lui appartiennent ­, et encore l'" idolâtrie ", le " Credo ", le " fanatisme ", le " sacrilège ". Car l'industrie photographique, en s'opposant à la " divine peinture ", a satisfait le ressentiment de la multitude, de la même façon qu'une religion universaliste opposée aux mystères et aux élections des traditions du sacré a pu satisfaire la revanche des esclaves. Ainsi Baudelaire écrit-il : " Un Dieu vengeur a exaucé les voeux de cette multitude. Daguerre fut son messie. " [p. 9]

10La photographie pose un problème religieux. La photographie est divine comme la peinture, mais son Dieu populaire n'est pas le même que celui de sa maîtresse aristocratique. Le Dieu de la photographie se dissémine ou s'universalise dans la foule et dans les reproductions innombrables que celle-ci réclame de sa propre image : " Peu de temps après, des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. " La photographie ­ avec son messie ingénieur et ses effets collectifs, son industrialisation et son auto-idolâtrie ­ est pensée par Baudelaire rigoureusement comme la sortie, religieuse, du " public moderne " hors de la religion de l'art. L'événement est religieux puisque s'y exacerbe un culte des images, mais il est une sortie hors de la religion puisque s'y défont les valeurs du Beau, de l'Infini, du Rêve, de l'Au-delà de toute figure. Or cette réflexion de part en part théologique, et qui date du printemps de 1859, est celle qui se réfléchit ironiquement dans le poème offert à Nadar en 1860. Le rêveur, dans "Le Rêve d'un curieux", quoique mort, ne voit rien : " La toile était levée et j'attendais encore. " Ce poème parle donc du désert religieux, de la déréliction dans la perte de l'Au-delà, de l'attente infiniment insatisfaite qui vient aux modernes pour avoir fait s'évanouir les dieux du passé : cette évocation relance la théologie du Salon de 1859 et elle s'adresse à Nadar ­ au champion du progrès et de la nouvelle image ­ comme au responsable de cette scène métaphysique.

11Et non seulement, donc, le Salon de 1859 n'aurait pas dû détourner la critique de l'hypothèse d'Éric Darragon, mais d'autres analogies maintenant apparaissent, d'autres renvois du sonnet aux thèmes de l'essai. [p. 10] Deux d'entre eux sont liés, qui s'imposent comme de nouveaux signes justifiant l'hypothèse : le thème de l'étonnement, et celui du rêve.

12Ce que le Salon de 1859 fustige dans la photographie, c'est de chercher à étonner sans donner à rêver :

13" Le désir d'étonner et d'être étonné est très-légitime [...] c'est un bonheur d'être étonné [...] mais aussi, [...] c'est un bonheur de rêver. Toute la question, si vous exigez que je vous confère le titre d'artiste ou d'amateur des beaux-arts, est donc de savoir par quels procédés vous voulez créer ou sentir l'étonnement. Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau. "

14La photographie ­ procédé sans imagination, trouvaille sans génie ­ c'est l'étonnement sans le rêve, ce n'est donc pas l'art. Et par opposition à cette défaillance du rêve dans la stupéfaction photographique, à cette suppression du " bonheur de rêver " dans la surprise morne de la reproduction, le poème se forme, lui, comme la divine peinture, de la coopération du rêve et de l'étonnement : et ce poème-ci en particulier, de façon même appuyée, scelle presque didactiquement l'union prescrite de ces deux vertus du grand art. D'abord, le titre du sonnet aurait dû alerter Nadar et le persuader que la problématique du Salon était là ressaisie : "Le Rêve d'un curieux", cela signifie : l'Imagination intérieure à la curiosité, l'enchantement interne à la surprise, le génie de l'étonnant-étonné. Ensuite, le récit du rêve charrie tant de figurations de l'étonnement qu'il convient de le lire comme un défi lancé au photographe. Non seulement le rêveur, dans son rêve, s'étonne : " Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ? " (v. 13) ; mais encore il s'étonne du peu d'étonnement que lui donne la mort : " J'étais mort sans surprise " (v. 12). Le rêveur s'étonne, juste un peu, de n'être pas étonné de la mort, pourtant la chose au monde la plus étonnante. De surcroît ce rêve ­ d'un petit étonnement à n'être pas étonné par le plus étonnant ­ est rapporté dans un récit adressé à un destinataire pour que celui-ci, le recevant, s'en étonne. D'où les deux premiers vers : " Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,/Et de toi fais-tu dire : "Oh ! l'homme singulier !" " Entendons bien cette adresse, délibérément contraire au procédé photographique tel que Baudelaire, quelques mois auparavant, l'a incriminé. Le plus étonnant, ici, ce n'est pas que le rêveur s'étonne un peu de n'être pas étonné du plus étonnant, et ce n'est pas non plus qu'il [p. 11] en fasse un récit pour étonner son ami, ­ non, ultimement le plus étonnant c'est l'homme même, cet homme " curieux " qui a fait le rêve et son récit : " "Oh ! l'homme singulier !" ". L'étonnant c'est l'homme : ce n'est pas le contenu du rêve, et ce n'en est pas le récit, ce n'est pas même l'adresse ni la question posée au destinataire, ­ c'est l'homme. Mais dans le cadre de la polémique contre la photographie, cela signifie que le poème tenant ensemble le bonheur de rêver et le bonheur d'étonner, obtient l'ultime surprise dont la photographie est absolument incapable : la surprise, non d'une représentation, mais du sujet de cette représentation, l'artiste " singulier ", plus étonnant que toute image. Quelle photo pourra jamais exalter de cette façon l'excès de l'homme par rapport à ses représentations ? Quelle photo pourra jamais élever l'artiste singulier ­ le génie d'exception, le moi sans pareil ­ au-dessus même de son autoportrait ?

15Au total, si l'invention et l'industrie de la photographie constituent pour Baudelaire un repoussoir, cela n'empêche que la photogénie est un contre-modèle esthétique et sémiologique dont le poème ici s'inspire. Ce contre-modèle au demeurant a pu servir au poète, ailleurs, tout bonnement de modèle, et cela contribue à justifier l'hypothèse ici défendue. Dans "Le Voyage", par exemple ­ le dernier poème des Fleurs du Mal, et qui fait suite au "Rêve d'un curieux" ­, c'est sur ce modèle de la photogénie qu'est représentée la psyché : " Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !/Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,/Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,/Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons. "

16Les esprits-toiles de ces voyageurs en chambre sont analogues aux plaques photosensibles sur lesquelles l'empreinte lumineuse se fixe : et les cadres des souvenirs ainsi tracés sur le collodion de la mémoire sont analogues aux cadres délimitant les tirages photographiques. " La présence du modèle photographique dans ce texte est d'autant plus vraisemblable que [Maxime] Du Camp, à qui le poème est dédié et qui fait partie de ces voyageurs [auxquels] Baudelaire demande des vues, s'était [distingué] comme photographe lors de son voyage en Orient avec Gustave Flaubert : [il a] édité le premier récit de voyage illustré de photographies et fait l'éloge de ce nouvel art dans Les Chants modernes (1855), hymne à la modernité technique auquel Le Voyage oppose une vision désenchantée du Progrès8. " Maxime Du Camp a envoyé à Nadar une autobiographie en 1853 ; on y lit ceci : " La tête [p. 12] est un objectif daguerréotype9. " Cette métaphore photographique pour désigner l'esprit est devenue dès le milieu du siècle un poncif ­ un cliché ­ dans les caricatures qui raillent l'activité du photographe : mais c'est elle qui sert sérieusement à Baudelaire dans Morale du joujou, ce grand texte d'examen de soi où, parlant des enfants, il évoque " la chambre noire de leur petit cerveau10 ". On peut montrer que le modèle photographique travaille également dans "Obsession", dans "Paysage", et dans "Le Miroir". Aussi haïssable soit-elle, la photographie fournit un schème d'intelligibilité pour la connaissance des opérations de l'esprit, et pour interpréter la modernité telle qu'elle-même la détermine. Que "Le Rêve d'un curieux" soit simultanément modelé sur l'opération photographique et orienté par l'intention de comprendre les implications métaphysiques de celle-ci, cette hypothèse en tout cas est désormais assez justifiée pour qu'on s'emploie maintenant à mesurer sa fécondité.

Vérification

17À F. N. " : commençons par demander pourquoi cette dédicace ne présente que les initiales du dédicataire. Le fait doit être noté puisqu'il est unique dans Les Fleurs du Mal, où tous ceux d'entre les dédicataires qui appartiennent au monde des arts et des lettres voient leur nom imprimé entièrement : Théophile Gautier reçoit le recueil complet ; Ernest Christophe, statuaire, reçoit "Le Masque" ; Victor Hugo, trois "Tableaux parisiens" ; Constantin Guys, "Rêve parisien" ; Maxime Du Camp, "Le Voyage"11. En outre, dans la version manuscrite du poème envoyée par courrier à Poulet-Malassis (fig. 2 [voir légende plus haut]), la dédicace était complète : " À M. Félix Nadar ", que Baudelaire a donc très délibérément voulue, pour l'édition en volume, à la fois restreinte et chiffrée. Or, pour résoudre cette petite énigme il faut en passer encore par le chapitre II du Salon de 1859, "Le public moderne et la photographie", où l'on voit Baudelaire, très surprenant, d'abord ne rien dire de la photographie, et commencer par des considérations moqueuses, ou dépitées, sur les façons bizarres dont les peintres exposants du Salon ont intitulé leurs tableaux. Cette diatribe contre les " titres ridicules " parce qu'indéchiffrables, contre les titres " alambiqués ", les " allégories vraiment trop obscures ", contre les " inutiles rébus " ou encore les " logogriphes ", dont les rapins se servent pour étonner sans frais, cette diatribe apparemment hors sujet mais qui occupe les deux premières pages du chapitre a en vérité avec la [p. 13] question de la photographie un lien aussi fort que subtil, puisque ce que Baudelaire dénonce ici comme là c'est " la domination progressive de la matière " : à savoir, dans le cas de la photographie, le primat accordé à " l'industrie " et la relégation consécutive de l'esprit créatif, comme, dans le cas de ces titres-logogriphes (fig. 4. Alophe, "La Gloire et le Pot-au-feu", épreuve sur papier salé, 1859), le primat accordé à la lettre, au signifiant impénétrable, au texte ne désignant que soi. La photographie, c'est un peu la même chose que ces " inutiles rébus " intitulant des tableaux inintelligibles : c'est un procédé qui ne montre que lui-même, un stratagème sans incomplétude donc sans extériorité, une fabrication si dépourvue de sens, si privée de viser au-delà de son signe aucune transcendance, qu'elle est analogue à ces " logogriphes " vidés de tout esprit. La condamnation générale du progrès comme " domination progressive de la matière " convient donc également aux titres idiots et à la photographie sans âme12.

18La dédicace du sonnet s'explique maintenant. Elle est un logogriphe comme la photographie, et elle est pourtant désignatrice d'un sens au-delà de sa lettre matérielle, comme la grande peinture. Baudelaire s'amuse de Nadar, et s'amuse de sa propre pensée : les initiales forment un rébus ouvrable, comme le poème lui-même est une allégorie chiffrée mais déchiffrable. Et il faut procéder avec le tout du poème comme avec cette dédicace : il faut en révéler le sens couvert sous le vêtement allégorique, comme on développe le nom entier de Félix Nadar à partir de ses initiales. Cette explication du poème conformément au déchiffrement de la dédicace coïncide avec l'opération du développement par lequel s'obtient, à partir de l'image négative sur la plaque de verre, l'image positive sur papier : ici encore le modèle photographique organise le dispositif du poème, qui attend sa lecture comme l'image latente attend sa [p. 14] révélation. Encore faut-il ajouter, familiers que nous sommes du modèle psychanalytique d'interprétation des rêves ­ et sachant que ce sonnet est un récit de rêve ­, que la relation exégétique entre le sens littéral du poème et son sens figuré est analogue à celle qui articule le récit manifeste du rêve à son récit latent, comme à celle qui ouvre le logogriphe de la dédicace au nom développé de Félix Nadar. Décidément, ce Félix Nadar ­ image positive du négatif " F. N. ", ou texte latent du récit manifeste, ou opération photographique dissimulée sous vêture métaphysique ­ est bien la clef d'interprétation du sonnet tout entier13.

19Reste à comprendre avec cette clef les relations entre les sens littéraux et figurés, les relations en particulier entre son sens métaphysique et son sens photographique. Comment s'articulent, d'une part, la mort dans le théâtre du sommeil, dont l'événement quasi nul déçoit infiniment l'attente métaphysique, et, d'autre part, la prise de vue dans le studio du photographe, dont l'opération déçoit l'attente du sujet photographié. Il faut, pour répondre à cette question, relire le poème, avec désormais l'idée que le " curieux ", personnage principal du récit, n'est donc pas seulement l'étonnant-étonné mais aussi l'amateur de curiosités, l'esthète qui pour se désennuyer cherche des objets rares, de précieuses images ou des images nouvelles comme par exemple, en 1855-1860, telle photographie singulière. " J'allais mourir ", du coup, signifie : J'allais chez le photographe. Et il n'est pas interdit d'entendre le pronom " je ", dans cette phrase et dans le sonnet entier, comme synecdoque généralisante signifiant au-delà de la personne particulière le Type du Poète. Si " J'allais mourir ", en effet, signifie en profondeur : J'allais chez le photographe, c'est parce que la photographie fut cette " industrie nouvelle ", selon le Salon de 1859, qui " contribua [...] à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l'esprit français ". C'est le Poète typique, comme célébrant de la divine peinture et de la métaphysique du Beau, qui allait nécessairement mourir quand il se rendait chez le photographe, puisque celui-ci, derrière le fanal obscur de sa chambre noire, oeuvrait à la décrépitude de l'art. D'où aussi le mot du cinquième vers : " sans humeur factieuse ", car le poète allant rue Saint-Lazare (la rumeur railleuse du Paris du Second Empire disait volontiers : " Saint-Nadar ") a certes tout pour se vouloir un factieux par rapport à l'approbation générale en faveur de l'industrie. Mourir, cependant, n'est à ce point métaphorique que par l'effet de la rencontre ­ pragmatiquement et sémiologiquement lourde ­ entre le sujet photographié et l'opérateur qui, pour le prendre en photo, le vise. [p. 15] C'est encore un poncif, et déjà vivace à l'époque, que d'identifier la prise de vue au meurtre, l'image-trace au masque mortuaire, la reproduction photographique à la contamination cadavéreuse, ­ et c'en est un autre, aussi répandu, qui identifie l'atelier du photographe à une chambre mortuaire, la tête de l'opérateur enfouie sous le voile noir à celle d'un prêtre énigmatique de l'ombre, et les différents instruments servant à pétrifier le modèle durant le temps de la pose, à ceux d'une opération chirurgicale ou d'une salle de torture. Tous ces thèmes se trouvent, par exemple, dans le fameux article illustré de Marcelin ­ collaborateur et ami de Nadar ­ paru en 1856 dans le Journal amusant14 (fig. 6. "Au caveau de famille. Photographie artistique", caricature de Marcelin, Journal amusant, 1856). Ils circulent peu ou prou sous les plumes de Flaubert, de Barbey d'Aurevilly, des Goncourt, tous amis de Baudelaire et comme lui assez inquiétés par la nouvelle image pour en deviner la puissance symbolique. J'allais mourir comme le grand art devant l'industrie, pour autant que celle-ci, m'arrêtant définitivement dans ma pose, me fixant à jamais dans mon apparence tracée sur le cercueil de verre ­ comme Eurydice morte d'avoir été vue ­, irait me reproduire sans fin tel que je lui apparaîtrais, sans fin semblable à l'apparence qu'elle m'obligerait à prendre. La signification littérale, à la fin du sonnet, disant l'ennui métaphysique d'un sujet post mortem reconduit identique à lui-même, et attendant après sa mort autant qu'avant : " La toile était levée et j'attendais encore ", allégorise cette signification chiffrée, disant la déception esthétique d'un modèle exactement reproduit, et qui ne trouve dans l'image photographique que l'ennuyeuse perpétuation de soi, après comme avant la prise de vue15.

20" J'allaismourir. C'était dans mon âme amoureuse,/Désir mêlé [p. 16] d'horreur, un mal particulier. " Il est difficile de ne pas entendre maintenant, à l'articulation des deux versants de l'allégorie ­ à l'intersection du sens métaphysique et du sens photographique ­, une dimension érotique dans ce récit, qui est en cela encore un récit de rêve. " Âme amoureuse ", " Désir mêlé d'horreur ", et dans la strophe suivante : " Angoisse et vif espoir ", " torture [...] délicieuse ", il ne fait pas de doute que ces oxymores figurent l'ambivalence du désir de la chair, ­ désir coupable de voir la chair interdite derrière le " rideau " de la censure (v. 10), de la voir comme jadis l'enfant désirait voir le corps maternel : " comme l'enfant avide du spectacle " (v. 9). L'érotique plie l'un sur l'autre le métaphysique et le photographique. Le désir et ses ambivalences, ses oxymores qui sont figures à deux versants, d'une part se socialise en curiosité esthétique de voir sa propre image dans le miroir photographique, d'autre part s'idéalise en curiosité métaphysique et désir de voir l'Au-delà de toute image. La déception finale : " Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ? ", où s'énonce la métaphysique du dandy supérieur que même le mystère dernier n'impressionne pas, et où se poursuit la critique de la photographie comme opération nulle et image sans prestige, exprime aussi, ou d'abord, la déception érotique du sujet désirant, sa jouissance pauvre. L'atelier du photographe n'est pas seulement une salle de torture, c'est aussi un bordel, dont les clients, l'un après l'autre, passent pour la même opération mécanique, dont ils paient le professionnel16. " J'étais mort sans surprise " (v. 12), signifie donc, selon le versant du texte qu'on parcourt : la mort elle-même n'a pas surpris l'impassible dandy que je suis toujours, ou bien : la prise de vue pourtant très attendue est un non-événement, ce qui prouve que la photographie, dont les tirages sont tristes, ne crée rien, ou bien encore : la petite mort de la jouissance physico-chimique n'est pas à la hauteur du désir.

21Un orgasme sans plaisir, une prise de vue sans spectacle, une mort sans au-delà, l'homme auquel arrive cette triple déception ­ qui est le héros sans héroïsme de ce théâtre sans beauté ­, est foncièrement celui auquel il n'arrive rien. Ni le plaisir, ni la beauté, ni la mort ne lui arrivent, qu'il attendait, et qu'il attend toujours. Qu'est-il donc arrivé dans l'histoire de cet homme singulier pour que lui fassent défaut toutes les expériences permises aux autres hommes, et qui donnent à la condition humaine sa valeur ? Il est arrivé, exactement, une apocalypse : " Enfin la vérité froide se révéla. " (v. 11) Métaphysiquement, cela signifie que la mort n'est pas le détroit menant au ciel, et n'est pas fondatrice comme [p. 17] elle l'était dans les religions du passé. Érotiquement, cela signifie que l'objet du désir, quand il est dévoilé, n'est pas désirable, et que la jouissance est contraire à la sublimation. Photographiquement, cela signifie que l'image produite par la chambre noire ­ cette image qui se révéla, en effet, suite au développement du négatif en positif ­ est aussi peu transfiguratrice que la mort industrielle, aussi irréligieuse que le progrès, aussi décevante que la jouissance au miroir, et aussi désenchantante que froide17. S'accumulent ici, de nouveau, les griefs baudelairiens contre l'image nouvelle. Du révélateur que manipule dans son laboratoire le photographe développant ses plaques, est sortie une image qui n'est froide, justement, que d'être vraie. " La vérité froide ", cela veut dire : la vérité donc la perte du désir, donc la perte de l'au-delà. Cette vérité froide est par conséquent l'effet esthétique ­ si une déception vaut un effet ­ produit par le réalisme photographique, par " la reproduction exacte de la nature ", ou encore par " le goût exclusif du Vrai ", dont font preuve les peintres ratés comme le public moderne, et qui " étouffe le goût du Beau ". Froide est la vérité quand elle n'est que la vérité, autrement dit quand la figuration exactement mimétique interdit la transfiguration idéaliste, quand l'asservissement aux apparences tue la foi dans l'invisible, ou quand ­ on peut reprendre les mots de Baudelaire expliquant à sa mère ce que devrait être un portrait d'elle ­, faute du " flou " du dessin, la photographie est " triviale " et " dure18 ". L'apocalypse, c'est l'image révélée au monde par la France en 1839, quand Arago dans l'enceinte de l'Institut dévoila le secret de Niépce et de Daguerre : cette " terrible aurore " du progrès technique " enveloppa " le poète et le monde d'un Crépuscule des Idoles.

22L'homme " singulier ", dont la jouissance est aussi pauvre que la métaphysique est nulle, n'est ainsi que " l'homme photographique ", c'est-à-dire l'homme moderne. Ce dont a rêvé ce " curieux ", ce n'est que notre monde tel que le fait depuis cent soixante ans la photographie. Nous sommes aujourd'hui plus encore que du temps de Baudelaire, comme il le dit dans le Salon de 1859, " ces nouveaux adorateurs du soleil ", qui s'en remettent à la reproduction de la nature par elle-même dans l'opération sans génie de cette mimésis technique et acheiropoiète19. Cette idolâtrie collective ­ du soleil rien que matériel ­ est la catastrophe que Baudelaire déplore ailleurs, sous la métaphore du "Coucher du soleil romantique", quand il associe dans cet autre grand poème de la déréliction moderne le déclin historique du romantisme avec [p. 18] l'expérience subjective de la mort de Dieu. La fin de l'espérance métaphysique et la fin du plaisir transfigurateur sont les conséquences du soleil noir de la photographie. Ou, comme il l'écrivait dès 1855, la " lanterne moderne " du progrès produit un monde " d'où le châtiment disparaît20 " : monde sans au-delà, mort sans résurrection, images sans invisible, jouissance sans bonheur, et cette disparition du châtiment est le pire châtiment arrivé au " curieux ". Celui-ci n'est que le premier venu, dont le " rêve " est notre quotidien cauchemar.

23Pour espérer, tout de même, aujourd'hui dans cette catastrophe, seule demeure ­ selon la leçon du poème ­ l'amitié : cette amitié qui a permis que Baudelaire, non même sans rire un peu, garde à Nadar sa confiance, et fasse, de ce poème, don au photographe, pour le remercier sans doute des grands portraits qu'il aimait. C'est qu'une beauté, dans ces photographies de Nadar, résiste aux thèses du "Rêve d'un curieux", comme y résiste le don du poème : la beauté obtenue, dans le travail partagé et le respect réciproque, par l'amitié plus haute que l'art. Nul doute qu'on peut donc entendre dans l'hémistiche final : " et j'attendais encore ", non pas seulement la déception interminable mais une endurance, malgré tout, une patience gardant confiance.

24 Cet article est une version courte d'une communication présentée au colloque organisé par Yves Bonnefoy et Odile Bombarde à la Fondation Hugot du Collège de France, du 22 au 24 janvier 1997, sur "La Conscience de soi de la poésie". L'auteur remercie Yves Bonnefoy de permettre la publication de ce texte. [p. 19]

Haut de page

Notes

1 Claude Pichois, Jean-Paul Avice,Baudelaire/Paris, Paris, Éditions Paris-Musées/Quai Voltaire, 1993, p. 208.
2 Charles Baudelaire, Salon de 1859, OEuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1976, t. II (ci-dessous : OC II), p. 618 ; voir également ci-après l'édition critique du " Public moderne et la photographie ", en annexe, p. 22-32.
3 Félix Nadar, Quand j'étais photographe [1900], Paris, Éditions du Seuil, " L'École des lettres" , 1994, p. 234.
4 L'expression est de Philippe Ortel, dont la thèse remarquable (Littérature et Photographie, crise et utopie de la représentation au XIXe siècle, université Paris III, 1996) a inspiré ces réflexions.
5 Éric Darragon, " Nadar en double" , Critique, août-septembre 1985, n° 459-460, p. 868-869.
6 Lettre de Ch. Baudelaire à Poulet-Malassis, 13 mars 1860, Correspondance, t. II, éd. Cl. Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler, Gallimard, 1973, p. 10.
7 Jean Starobinski, " Rêve et immortalité chez Baudelaire" , Corps écrit, 7, Le Sommeil, Paris, PUF, 1983, p. 45-56.
8 Ph. Ortel, op. cit., p. 116.
9 Cit. in Loïc Chotard, Nadar. Caricatures et photographies, Paris, Maison de Balzac, 1991, p. 141.
10 Morale du joujou, OC II, p. 582.
11 Le seul cas où le dédicataire est réduit à ses initiales est celui de " L'Héontontimorouménos" , dédié  : mais la personne dont il s'agit alors (sans doute Jeanne Duval) n'est pas rencontrée en tant qu'artiste ni personnage public par l'attention du poète qui lui ménage sa pudeur, et Baudelaire entend que son identité demeure impénétrable.
12 Cette interprétation-ci de cette page du Salon de 1859 n'est qu'un résumé du magistral chapitre que Ph. Ortel a consacré dans sa thèse à cette question (cf. op. cit., p. 161-169).
13 Quant au fait que ce sonnet est à clef et qu'il a fallu à Baudelaire crypter ainsi dans Les Fleurs du Mal sa relation à la photographie, alors que c'est explicitement que s'y exprime sa relation aux autres arts visuels, et quant au fait qu'il a fallu si longtemps (depuis Nadar qui n'a rien vu) pour que ce cryptage soit aperçu ­ cela témoigne assurément de ce que le photographique, dans un champ culturel dominé par les humanités, est a priori illégitime, ou refoulé.
14 Cit. in André Rouillé, La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie (1816-1871), Paris, Macula, 1989, p. 255-266. Même le ­ emblême de la précipitation du temps personnel dans la mort ­ trouve sa fonction dans les usages photographiques (vous voyez [l'opérateur] prendre sa montre ou consulter un sablier, ou compter, en battant la mesure, les secondes qui passent, ne l'interrogez pas, et surtout ne l'interrompez pas ; vous compromettriez son oeuvre. C'est l'artiste photographe, Ernest Lacan, " Le photographe. Esquisse physiologique. III. Du photographe artiste" , La Lumière, n° 3, 15 janvier 1853, p. 11). Les éléments de l'allégorie de la mort telle que la peinture du xviie siècle la figurait : le rideau et le sablier, se retrouvent ici désenchantés, comme éléments de l'instrumentation du photographe.
15 Pour comprendre le premier hémistiche du v. 12 : , il faut se souvenir que Nadar était extrêmement habile à détendre son modèle et à le faire poser en le décrispant autant que possible de sa pose : (Maria Morris Hambourg, " Vers une ressemblance intime : une esquisse biographique de Nadar" , Nadar, Les années créatrices : 1854-1860, Paris, RMN, 1994, p. 28).
16 Pour interpréter l'atelier du photographe comme un bordel, et l'acte photographique comme une passe, voir par exemple dans le chapitre suggestivement intitulé " Clients et clientes"  de Quand j'étais photographe, la demande faite par Nadar aux clients contemplant le tirage de leur portrait ( , op. cit., p. 168), ou le conseil qu'il donne à qui voudrait s'installer photographe (, p. 170), ou encore ce raccourci de la narration (, p. 175). Les connotations érotiques de la prise de vue sont nombreuses, quand l'exposition sous l'objectif n'est pas purement et simplement l'exposition du corps dénudé. Quant à l'identification de l'atelier à un théâtre, elle allait de soi dès les primitifs de la photographie (Cf. Michel Frizot [dir.], Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas/A. Biro, 1995, p. 103-123).
17 Il y a donc deux attentes, qu'il faut distinguer, et deux déceptions dans l'atelier du photographe : l'attente de la prise de vue (entre le moment où le sujet va chez le photographe et celui où l'obturateur ferme la chambre noire) et la déception de son événement nul ; l'attente de l'image tirée (entre le moment de la prise de vue et celui de la contemplation du portrait) et la déception de son dur réalisme. Cette seconde attente a été décrite avec force par Cavell : " Vous ne pouvez savoir ce que vous avez fait faire à l'objectif, ce qui lui est révélé, tant que les résultats n'en sont pas apparus [...]. Le mystère de la photographie ne réside pas dans la mécanique qui la produit, mais dans l'abysse insondable entre ce que saisit [le cliché] (son sujet) et ce qui est saisi pour nous (cette fixation-ci du sujet), l'attente métaphysique entre la prise de vue et l'exposition, l'autorité ou la finalité absolue de l'image fixée " (cit. in Michael Fried, Le Réalisme de Courbet. Esthétique et origines de la peinture moderne, t. II, Paris, Gallimard, 1990, p. 395). Elle a été décrite aussi par John Berger : (cit. in Philippe Dubois, L'Acte photographique, Paris, Nathan, 1990, p. 88). La déception devant l'image tirée est un lieu commun du discours de réception de la photographie : Nadar en parle dans le chapitre " Clients et clientes"  (Quand j'étais photographe, op. cit., p. 159-162), et Marcelin en avait fait le centre de sa charge " À bas la photographie " (, cit. in A.Rouillé, op. cit., p. 259).
18 Dans la lettre souvent citée du 23 décembre 1865, où se marque son goût averti pour la photographie, Ch. Baudelaire, Correspondance, t. II, op. cit., p. 554 ( ­ Et voir la suite).
19 Voir à ce sujet l'article d'Éric Michaud, " Daguerre, un Prométhée chrétien" , Études photographiques, n° 2, mai 1997, p. 44-59.
20 Exposition universelle. 1855. Beaux-Arts, OC II, p. 580. Souvent, la photographie a ainsi été jugée contraire au catholicisme, par exemple par les Goncourt qui rapportent ce propos de Saint-Victor daté du 12 juin 1859 : (cit. in Journal, Mémoires de la vie littéraire, éd. R. Ricatte, Paris, Robert Laffont, 1989, t. 1, p. 462).
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Thélot, « "Le Rêve d'un curieux" »Études photographiques [En ligne], 6 | Mai 1999, mis en ligne le , consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesphotographiques/186

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search