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Baudelaire et la photographie

Le public moderne et la photographie

Charles Baudelaire

Texte intégral

1Mon cher Morel1, si j'avais le temps de vous égayer, j'y réussirais facilement en feuilletant le catalogue et en faisant un extrait de tous les titres ridicules et de tous les sujets cocasses qui ont l'ambition d'attirer les yeux. C'est là l'esprit français. Chercher à étonner par des moyens d'étonnement étrangers à l'art en question est la grande ressource des gens qui ne sont pas naturellement peintres. Quelquefois même, mais toujours en France, ce vice entre dans des hommes qui ne sont pas dénués de talent et qui le déshonorent ainsi par un mélange adultère. Je pourrais faire défiler sous vos yeux le titre comique à la manière des vaudevillistes, le titre sentimental auquel il ne manque que le point d'exclamation, le titre calembour, le titre profond et philosophique, le titre trompeur, ou titre à piège, dans le genre de Brutus, lâche César2! "Ô race incrédule et dépravée! dit Notre Seigneur, jusques à quand serai-je avec vous? jusques à quand souffrirai-je3?" Cette race, en effet, artiste et public, a tant de foi dans la peinture, qu'elle cherche sans cesse à la déguiser et à l'envelopper comme une médecine désagréable dans des capsules de sucre; et quel sucre, grand Dieu! Je vous signalerai seulement deux titres de tableaux que d'ailleurs je n'ai pas vus: Amour et gibelotte4! Comme la curiosité se trouve tout de suite en appétit, n'est-ce pas? Je cherche à combiner intimement ces deux idées, l'idée de l'amour, et l'idée d'un lapin dépouillé et rangé en ragoût. Je ne puis vraiment pas supposer que l'imagination du peintre soit allée jusqu'à adapter un carquois, des ailes et un bandeau sur le cadavre d'un animal domestique; l'allégorie serait vraiment trop obscure. Je crois plutôt que le titre a été composé suivant la recette de Misanthropie et Repentir5. Le vrai titre serait donc: Personnes amoureuses mangeant une gibelotte. Maintenant, sont-ils jeunes ou vieux, un ouvrier et une grisette, ou bien un invalide et une vagabonde sous une tonnelle poudreuse? Il faudrait avoir vu le tableau. ­ Monarchique, catholique et soldat! Celui-ci est dans le genre noble, le genre paladin, itinéraire de Paris à Jérusalem (Chateaubriand, pardon! les choses les plus nobles peuvent devenir des moyens de caricature, et les paroles politiques d'un chef d'empire des pétards de rapin6). Ce tableau ne peut représenter qu'un personnage qui fait trois choses à la fois, se bat, communie, et assiste au petit lever de Louis XIV. Peut-être est-ce un guerrier tatoué de fleurs de lys et d'images de dévotion. Mais à quoi bon s'égarer? Disons simplement que c'est un moyen, perfide et stérile, d'étonnement. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que le tableau, si singulier que cela puisse paraître, est peut-être bon. Amour et gibelotte aussi. N'ai-je pas remarqué un excellent petit [263] groupe de sculpture dont malheureusement je n'avais pas noté le numéro, et quand j'ai voulu connaître le sujet, j'ai, à quatre reprises et infructueusement, relu le catalogue. Enfin vous m'avez charitablement instruit que cela s'appelait Toujours et jamais7. Je me suis senti sincèrement affligé de voir qu'un homme d'un vrai talent cultivât inutilement le rébus8. [p. 22]

2Je vous demande pardon de m'être diverti quelques instants à la manière des petits journaux. Mais, quelque frivole que vous paraisse la matière, vous y trouverez cependant, en l'examinant bien, un symptôme déplorable. Pour me résumer d'une manière paradoxale, je vous demanderai, à vous et à ceux de mes amis qui sont plus instruits que moi dans l'histoire de l'art, si le goût du bête, le goût du spirituel (qui est la même chose) ont existé de tout temps, si Appartement à louer 9et autres conceptions alambiquées ont paru dans tous les âges pour soulever le même enthousiasme, si la Venise de Véronèse et de Bassan a été affligée par ces logogriphes, si les yeux de Jules Romain, de Michel-Ange, de Bandinelli ont été effarés par de semblables monstruosités; je demande, en un mot, si M. Biard est éternel et omniprésent, comme Dieu. Je ne le crois pas, et je considère ces horreurs comme une grâce spéciale attribuée à la race française. Que ses artistes lui en inoculent le goût, cela est vrai; qu'elle exige d'eux qu'ils satisfassent à ce besoin, cela est non moins vrai; car si l'artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien. Ils sont deux termes corrélatifs qui agissent l'un sur l'autre avec une égale puissance10. Aussi admirons avec quelle rapidité nous nous enfonçons dans la voie du progrès (j'entends par progrès la diminution progressive de l'âme et la domination progressive de la matière11), et quelle diffusion merveilleuse se fait tous les jours de l'habileté commune, de celle qui peut s'acquérir par la patience.

3Chez nous le peintre naturel, comme le poëte naturel, est presque un monstre. Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l'on peut aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai12. Il n'est pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement. D'autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois, synthétiquement.

4Je parlais tout à l'heure des artistes qui cherchent à étonner le public. Le désir d'étonner et d'être étonné est très-légitime. It is a happiness to wonder, "c'est un bonheur d'être étonné;" mais aussi, it is a happiness to dream, "c'est un bonheur de rêver13". Toute la question, si vous exigez que je vous confère le titre d'artiste ou d'amateur des beaux-arts, est donc de savoir par quels procédés vous voulez créer ou sentir l'étonnement. Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est [264] toujours beau. Or notre public, qui est singulièrement impuissant à sentir le bonheur de la rêverie ou de l'admiration (signe des petites âmes), veut être étonné par des moyens étrangers à l'art, et ses artistes obéissants se conforment à son goût; ils veulent le frapper, le surprendre, le stupéfier par des stratagèmes indignes, parce qu'ils le savent incapable de s'extasier devant la tactique naturelle de l'art véritable14.

5Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait [p. 23] rester de divin dans l'esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d'elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci: "Je crois à la nature et je ne crois qu'à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature 15(une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu." Un Dieu vengeur a exaucé les voeux de cette multitude. Daguerre fut son Messie16. Et alors elle se dit: "Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela, les insensés), l'art, c'est la photographie17." A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D'étranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de bien vouloir continuer, pour le temps nécessaire à l'opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l'histoire ancienne18. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le goût 19de l'histoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacrilège et insultant ainsi la divine peinture et l'art sublime du comédien. Peu de temps après, des milliers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini. L'amour de l'obscénité, qui est aussi vivace dans le coeur naturel de l'homme que l'amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire20. Et qu'on ne dise pas que les enfants qui reviennent de l'école prenaient seuls plaisir à ces sottises; elles furent l'engouement du monde. J'ai entendu une belle dame, une dame du beau monde, non pas du mien, répondre à ceux qui lui cachaient discrètement de pareilles images, se chargeant ainsi d'avoir de la pudeur pour elle: "Donnez toujours; il n'y a rien de trop fort pour moi." Je jure que j'ai entendu cela; mais qui me croira? "Vous voyez bien que ce sont de grandes dames!" dit Alexandre Dumas. "Il y en a de plus grandes encore!" dit Cazotte21.

6Comme l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non-seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais avait aussi la couleur d'une vengeance22. Qu'une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d'une manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d'ailleurs tous les progrès purement matériels, à [p. 24] l'appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie récente l'a bourrée à gueule-que-veux-tu23, cela tombe sous le sens que l'industrie, faisant irruption dans l'art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu'aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre24. S'il est permis à la photographie de suppléer l'art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu'elle rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquait à sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l'astronome; qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux25. Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie26. Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous!

7Je sais bien que plusieurs me diront: "La maladie que vous venez d'expliquer est celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d'artiste, et quel amateur véritable a jamais confondu l'art avec l'industrie?" Je le sais, et cependant je leur demanderai à mon tour s'ils croient à la contagion du bien et du mal, à l'action des foules sur les individus, et à l'obéissance involontaire, forcée de l'individu [266] à la foule27. Que l'artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l'artiste, c'est une loi incontestable et irrésistible; d'ailleurs les faits, terribles témoins, sont faciles à étudier; on peut constater le désastre28. De jour en jour, l'art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait; mais, que dis-je? connaît-il encore ce bonheur?

8L'observateur de bonne foi affirmera-t-il que l'invasion de la photographie et la grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable? Est-il permis de supposer qu'un peuple dont les yeux s'accoutument à considérer les résultats d'une science matérielle comme les produits du beau, n'a pas singulièrement, au bout d'un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu'il y a de plus éthéré et de plus immatériel29? [p. 25]

Notice

9 "Le public moderne et la photographie" de Charles Baudelaire (1821-1867) constitue la deuxième partie de l'introduction du Salon de 1859, commandé par la Revue française. Cette introduction se décompose en deux temps: le premier ("L'artiste moderne", "Le public moderne et la photographie"), relatif au phénomène des Salons, ses artistes et son public; le second ("La reine des facultés", "Le gouvernement de l'imagination"), où le poète expose les principes généraux de son esthétique. Ce Salon, qui est pour Baudelaire l'occasion de s'exprimer sur l'art contemporain comme il ne l'a pas fait depuis plus de treize ans, doit former la clef de voûte des Curiosités esthétiques, ouvrage reprenant ses différents articles sur l'art et qu'il projette d'éditer dès 1856.

10 Le 14 mai 1859, Baudelaire écrit de Honfleur à son ami Nadar: "Je suis vraiment fort en peine; avant de publier mes Curiosités, je fais encore quelques articles sur la peinture (les derniers!), et j'écris maintenant un Salon sans l'avoir vu. Mais j'ai un livret. Sauf la fatigue de deviner les tableaux, c'est une excellente méthode que je te recommande. On craint de trop louer et de trop blâmer; on arrive ainsi à l'impartialité." Deux jours plus tard, Baudelaire rectifie: "Quant au Salon, hélas! je t'ai un peu menti, mais si peu! J'ai fait une visite, une seule, consacrée à chercher les nouveautés, mais j'en ai trouvé bien peu; et pour tous les vieux noms, ou les noms simplement connus, je me confie à ma vieille mémoire, excitée par le livret. Cette méthode, je le répète, n'est pas mauvaise, à la condition qu'on possède bien son personnel." Le Salon de 1859, en effet, se présente moins comme un catalogue détaillé que comme une promenade philosophique, une exposition des conceptions esthétiques de Baudelaire qui s'appuie sur l'état de la peinture contemporaine, comme le lui a demandé le directeur de la Revue française. "Le public moderne¤" ne déroge pas à la règle: aucun photographe n'est évoqué, aucune photographie en particulier n'a retenu l'attention de Baudelaire. Pourtant, cette année-là, se sont ouverts le même jour au palais des Champs-Élysées (mais avec des entrées séparées), le Salon proprement dit et la troisième exposition de la Société française de photographie (SFP). Pour la première fois, après une longue bataille dans laquelle Nadar s'est notablement impliqué, l'enregistrement argentique obtient le droit de côtoyer le grand art. Vingt ans après l'annonce de l'invention de Daguerre, l'événement est d'importance et suscite de nombreux commentaires (cf. Hélène Bocard, Les Critiques des expositions de photographie à Paris sous le Second Empire, DEA, université Sorbonne-Paris IV, 1995). Cependant, on le constate, sa portée ne dépasse guère les cercles photographiques: Baudelaire qui, en ce printemps 1859, entretient une correspondance soutenue avec Nadar, n'y fait jamais allusion à l'exposition de la SFP, pas plus qu'il ne la mentionne dans "Le public moderne¤".

11 Le texte peut être schématiquement divisé en deux parties: la première consacrée aux différents artifices employés par les peintres pour "étonner le public"; la seconde, la plus souvent reproduite, consacrée à la photographie. Le premier moment fournit les clés permettant de situer le contexte dans lequel prennent place les critiques contre la photographie.Le long paragraphe d'introduction dans lequel le poète se moque des titres-rébus lui permet de fustiger les procédés non artistiques, les artifices auxquels ont recours les mauvais peintres pour étonner le public: amour du détail, goût pour le vrai, titres alambiqués. François-Auguste Biard (v. 1799-1882) représente aux yeux de Baudelaire l'archétype de ces mauvais peintres.

12 Absent du Salon de 1859, Biard illustre un courant qui, à la suite de Révoil et Richard et quelques autres peintres de l'atelier de David, tourne le dos à partir de 1815 aux sujets tirés de l'Antiquité gréco-romaine. Ces peintres, dits peintres "troubadours", donnent dans le "genre anecdotique", et mettent à la mode le Moyen Âge et l'histoire contemporaine, ce qui permet alors à un large public de [p. 26] s'intéresser au passé national. Le genre anecdotique fait de nombreux émules dont certains, élèves de Révoil et Richard, se regroupent sous le nom d'école de Lyon (dont fait partie Biard, voir fig. 8. François Biard, "Quatre heures au Salon", huile sur toile, 1847, copyright RMN-Arnaudet). Si pour certains critiques ce genre anecdotique dépend de la peinture d'histoire, pour nombre d'entre eux, il ne s'agit là que de scènes de genre, descriptions minutieuses et sentimentales de petit format, d'une peinture de moeurs qui exprime des passions vulgaires. Baudelaire l'appelle l'"école des finisseurs". Au début des années 1820, influencés par la nouvelle histoire de Walter Scott (traduit en français à partir de 1816), dont les romans historiques popularisent une histoire narrative et pittoresque, se voulant à la fois "totale" et "exacte", les adeptes du genre anecdotique s'emparent du format des tableaux d'histoire, ce qui donne naissance officiellement en 1833 au"genre historique": "Comme les tenants du "genre anecdotique", ceux qui pratiquaient le "genre historique" privilégiaient la description, la représentation d'éléments significatifs d'une époque, l'expression des émotions, mais avec un souci nouveau de la "couleur locale", une "exactitude rigoureusement historique", comme le notent certains" (Les Années romantiques. La peinture française de 1815 à 1850, cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, p. 76). François-Auguste Biard, Paul Delaroche, Horace Vernet ou Eugène Devéria sont de la même génération (à part Vernet, ils exposent tous pour la première fois au Salon de 1822) et représentent pour Baudelaire l'opposition à l'art idéal et au génie de Delacroix.

13 Aux yeux du poète, le goût exclusif du vrai s'est infiltré dans le monde de l'art par un double mouvement d'influence réciproque du public sur l'artiste et de l'artiste sur le public, et ce bien avant 1839. La photographie ne fait qu'augmenter le malentendu et la confusion auprès du public ­ entendons ici le public des Salons, à qui l'on a fait croire, à tort, qu'il était possible d'assimiler les produits de l'industrie photographique avec l'art. Confusion qui ne fait que croître depuis 1848 avec les idées propagées par le mouvement réaliste.

14 Plus que la photographie elle-même, à laquelle il reconnaît toutes ses facultés documentaires, c'est la photographie comme modèle que Baudelaire vise dans sa diatribe. À cet égard, il ne fait bien souvent que reprendre les poncifs de la critique anti-photographique de l'époque, qui s'exprime des colonnes du Figaro à celles de la Revue des deux-mondes.

15 Publiées dans la livraison du 20 juin 1859 de la Revue française (vol. xvii, p. 262-266), sous le titre: "Lettre à M. le Directeur de la Revue française sur le Salon de 1859", les réflexions du poète ne connaissent alors qu'une diffusion restreinte, car ce périodique est déjà à cette date dans une très mauvaise situation, et cesse de paraître avec le numéro du 20 juillet suivant ­ dans lequel se trouve la dernière partie du Salon. Celui-ci ne sera réédité qu'après la mort de Baudelaire, en 1868, avec quelques modifications mineures, lors de la publication des Curiosités esthétiques. Cette dernière version sera celle adoptée par les différentes éditions postérieures du texte.

16 La présente édition du "Public moderne¤" reproduit fidèlement la version originale publiée dans la Revue française, avec sa ponctuation et sa graphie (les sauts de page étant indiqués entre crochets), à l'exception de trois coquilles typographiques, corrigées ici (premier paragraphe: "caricatnre" pour "caricature"; deuxième paragraphe: "je ne le crois pas" pour "Je ne le crois pas"; septième paragraphe: "Quelle sauve de l'oubli" pour "Qu'elle sauve de l'oubli").

17Paul-Louis Roubert [p. 27]

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Notes

1 Jean Morel est le directeur de la Revue française à qui sont adressées les lettres qui constituent le Salon de 1859. Baudelaire rédige le texte pendant un séjour à Honfleur, où il arrive au plus tard le 21 avril, le Salon ayant ouvert ses portes le 15 du même mois (cf. Claude Pichois et Jean Ziegler, Charles Baudelaire, Paris, Fayard, 1996, p. 390 sq.).
2 Brutus, lâche César! est une comédie de Joseph-Bernard Rosier, créée au Gymnase dramatique le 2 juin 1849 (cf. Charles Baudelaire, OEuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, t. II, 1976 [ci-dessous: OC II], p. 1387).
3 Matthieu, xvii, 17. Cl.Pichois reproduit la traduction de la Bible de Lemaistre de Sacy, "souvent rééditée jusqu'au XIXe siècle inclus et dont Baudelaire dut avoir le texte sous les yeux: "Ô race incrédule et dépravée! Jusqu'à quand serai-je avec vous? jusqu'à quand vous souffrirai-je?" Souffrir au sens de supporter (verbe employé dans d'autres traductions) avec vous pour complément d'objet direct. L'absence de vous donne à la citation de Baudelaire un sens tout différent. Est-ce le résultat d'un lapsus ou d'une faute d'impression?" (OC II, p. 1387-1388).
4 Tableau d'Ernest Seigneurgens.
5 Titre d'un drame d'August von Kotzebue, qui fut célèbre en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet.
6 Tableau de Joseph Gouezou exposé au Salon, appartenant au "genre anecdotique". Selon Cl. Pichois, ce titre provient d'un discours prononcé par Napoléon III à Rennes le 20 août 1858: "La légende se lit ainsi dans le livret: "Sur son lit, où sont accrochés le vieux mousquet anglais donné par le marquis de Puysaie et l'humble bénitier de faïence où chaque jour il trempe ses doigts, un jeune gars du Morbihan cloue les portraits de Leurs Majestés l'Empereur et l'Impératrice qu'il vient d'acheter au marché voisin"" (OC II, p. 1388). Publié en 1811, l'Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand est l'ouvrage fondateur du récit de voyage romantique.
7 Baudelaire s'inquiète du titre de ce groupe dans sa lettre à Nadar du 16 mai 1859: "Dans la sculpture, j'ai trouvé aussi [¤] quelque chose qu'on pourrait appeler de la sculpture-vignette-romantique, et qui est fort joli; une jeune fille et un squelette s'enlevant comme une Assomption; le squelette embrasse la jeune fille. [¤] ­ Croirais-tu que trois fois déjà j'ai lu, ligne par ligne, tout le catalogue de la sculpture, et qu'il m'est impossible de trouver quoi que ce soit qui ait rapport à cela? Il faut vraiment que l'animal qui a fait ce joli morceau l'ait intitulé Amour et gibelotte ou tout autre titre à la Compte-Calix, pour qu'il me soit impossible de la trouver dans le livre. Tâche, je t'en prie, de savoir cela; le sujet, et le nom de l'auteur." Le titre et l'auteur de cette sculpture (Toujours et jamais, par Émile Hébert) seront fournis à Baudelaire par J. Morel.
8 Dans le chapitre xiii de son Salon de 1846, Baudelaire faisait une semblable digression autour des titres de tableaux en forme de rébus, visant la petite peinture de genre exécutée par les peintres "singes du sentiment": "[Ce] sont, en général, de mauvais artistes. S'il en était autrement, ils feraient autre chose que du sentiment. Les plus forts d'entre eux sont ceux qui ne comprennent que le joli. [¤] Le singe du sentiment compte surtout sur le livret. Il est à remarquer que le titre du tableau n'en dit jamais le sujet, surtout chez ceux qui, par un agréable mélange d'horreurs, mêlent le sentiment à l'esprit. On pourra ainsi, en élargissant la méthode, arriver au rébus sentimental" (OC II, p. 475-476).
9 Tableau de François-Auguste Biard, un grand succès du Salon de 1844.
10 Les Salons avaient été institués pour rendre compte des progrès de l'art. Sous la monarchie de Juillet, le succès populaire alla grandissant, et avec lui le poids économique du public: "Montalembert constate en 1838 que "ce n'est qu'en France où l'artiste puisse s'adresser à un public aussi vaste et aussi complet. [¤] Une masse de 200000 à 300000 spectateurs, depuis le chef de l'État jusqu'au dernier soldat de la garnison viennent se confondre et défiler successivement." En 1846, on compte 40000 visiteurs en moyenne par semaine et 80000 le dimanche, ce qui fait un public de 1200000 personnes au total." (Les Années romantiques, op. cit., p. 116.) Le rapport officiel du Salon de 1838 constate de lui-même que "l'exposition instituée pour attester les progrès de l'art s'éloigne de son but" et dégénère en bazar au profit des marchands. Le succès grandissant, combiné à l'envahissement progressif des cimaises par la peinture de genre, envahissement inversement proportionnel à la désertion de la peinture d'histoire, amène bon nombre de critiques à déplorer la "décadence" de la production picturale française, décadence dont le bourgeois est rendu coupable (cf. ibid., p. 119).
11 Baudelaire formule à maintes reprises son dégoût de la notion de progrès et notamment dans son compte rendu de l'Exposition universelle de 1855: "Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance; la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. [¤] Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l'amour du beau: et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d'une décadence déjà trop visible" (OC II, p. 580). Sur la notion de progrès, on se reportera, entre autres, aux références suivantes: OC I, p. 182, 663, 697, 705, 707; OC II, p. 299.
12 L'historien Adolphe Thiers, que Baudelaire cite largement dans les Salon de 1846 et Salon de 1859, est l'un des premiers à louer le génie de Delacroix dans sa revue du Salon de 1822 parue dans Le Constitutionnel. Mais il est aussi celui qui écrit en 1824: "Ce qui caractérise notre époque, c'est l'amour de la réalité." On note alors un goût général pour la "vérité" (terme qui revient sans cesse dans les comptes rendus des Salons), faisant référence à une facture servant la description exacte des accessoires et des faits historiques (cf. Les Années romantiques, op. cit., p. 79). Cette nouvelle voie prise par la peinture tend à discréditer l'école de David devenue "académique". Delacroix, qui, pour son premier envoi au Salon en 1822, présente La Barque de Dante, voit son style qualifié de "tartouillade" par Delécluze. Baudelaire ne manque pas de noter l'importance de cette recherche du vrai en peinture, au détriment du beau et de l'imagination ("Songez que cette comédie se joue contre Delacroix depuis 1822", Salon de 1859, OC II, p. 633).
13 Citation tirée de Morella: cf. Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, trad. de l'anglais par Ch. Baudelaire [1856], Paris, Gallimard, 1973, p. 312.
14 Pour en juger, on se rapportera aux différents commentaires sur l'oeuvre de Paul Delaroche, "le roi de la foule": "La critique, admirative ou exaspérée, soulignait, à chaque Salon, la capacité de Delaroche à émouvoir: "Ce que veut le public, ce qu'il demande aux arts, c'est de se reconnaître lui-même, ou d'être vivement et profondément ému: c'est là le secret de M. Delaroche."" Delaroche avait su être "vrai" en faisant appel au sentiment, en suscitant l'émotion du spectateur, en décrivant avec soin tous les éléments significatifs d'une époque (architecture, mobilier, costumes), ce que souligne Gautier à propos de L'Assassinat du duc de Guise au château de Blois, "véritable épreuve photographique d'une époque" (cf. Les Années romantiques, op. cit., p. 84).
15 Allusion à la profession de foi de la revue Réalisme, éditée entre novembre 1856 et mars 1857 par Duranty, Assézat et Thulié. Duranty et ses collaborateurs représentent le réalisme le plus dur, celui qui méprise la poésie et les poètes dans leur ensemble: il ne faut plus "chanter ni mettre en musique", mais peindre, "c'est-à-dire reproduire le réel et le réel contemporain, parce que c'est le seul que l'on puisse reconnaître avec exactitude" (Réalisme, 15 décembre 1856).
16 On retrouve une métaphore du même type dans un article paru dans Le Figaro au début de l'année 1859: "Laissons-les donc [les photographes] crier à tue-tête, sauf à ne pas faire chorus avec eux; le soleil seul est Dieu et Tournadar est son prophète!" (Charles Bauquier, "Paris dans la rue: La photographie", Le Figaro, n° 409, 16 janvier 1859).
17 La revue L'Artiste publie, deux jours après l'ouverture du Salon, un article intitulé "De la photographie au point de vue de l'art", qui débute ainsi: "L'art est l'expression du beau; le beau se trouve-t-il dans la nature? Assurément; car ce que nous appelons le beau idéal n'existe pas seulement dans l'imagination, il existe dans la réalité de la forme. La photographie est l'expression de la réalité; si cette réalité est belle, elle peut donc être aussi l'expression du beau. Comment se fait-il que beaucoup d'artistes n'aient pas encore songé à profiter de toutes les ressources que leur offre la photographie? [¤] La photographie n'est-elle pas l'expression la plus fidèle que nous puissions avoir de la nature? pourquoi ne pas la consulter? [¤] La peinture n'est pas seulement une chose qui existe dans l'imagination, comme la poésie et la musique; [¤] Voyez les petits chefs-d'oeuvre de Messonier, je dis petits comme grandeur; voyez les admirables dessins de Bida: ce qui fait leur principal mérite, c'est qu'ils sont dans la réalité, c'est-à-dire dans le vrai; ils vivent tant la forme est étudiée, comprise et rendue. De nos jours la convention n'est plus possible, la photographie lui a planté le dernier coup, nous avons en elle un guide certain, nous y trouvons un enseignement infaillible; quelque fort que nous soyons, fussions-nous Raphaël, Ingres ou Delacroix, c'est notre grand maître à tous. Inclinons-nous donc et consultons ce grand artiste qu'on appelle le soleil" (Émile Defonds, "De la photographie au point de vue de l'art", L'Artiste, 17 avril 1859, p. 246).
18 L'opinion de Baudelaire quant à ce genre de reconstitutions semble partagée par la majorité des critiques français de l'époque: "On voit à l'exposition [de la Société française de photographie] différents spécimens d'un genre propre à l'Angleterre, où il est extrêmement en faveur: ce sont de petites compositions, des scènes de sentiment dans le goût de la peinture anglaise. Le Secret, l'Effroi, la Mourante, toutes ces scènes d'expression peuvent plaire aux amateurs britanniques, mais elles ne sont guère à notre adresse, et les photographistes français ont toujours échoué en abordant ce genre, qui sort trop manifestement du domaine naturel et des ressources pratiques de leur art. Faire poser sept à huit personnes dont les physionomies expriment chacune un sentiment, c'est une entreprise puérile et d'un succès impossible" (Louis Figuier, La Photographie au Salon de 1859, Paris, Hachette, 1860, p. 30). Sur les tableaux vivants photographiques, voir notamment: Quentin Bajac, Tableaux vivants. Fantaisies photographiques victoriennes (1840-1880), cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
19 La version de cette phrase dans la Revue française semble plus logique que celle des Curiosités esthétiques, qui indique: "le dégoût de l'histoire et de la peinture".
20 Baudelaire réunit ici dans une même phrase l'allusion aux deux industries photographiques les plus florissantes de la première moitié du XIXe siècle: la stéréophotographie et le portrait carte-de-visite. Il est notable que la stéréoscopie soit ici associée au commerce de photographies obscènes, idée que l'on trouve développée chez de nombreux commentateurs de l'époque: "Quant aux stéréoscopes, je crois qu'il est évident pour tout le monde aujourd'hui que se sont simplement des prétextes à exhibitions de seins flétris de blanchisseuses et de femmes qui attachent leurs jarretières aussi haut que possible" (Ch. Bauquier, loc. cit.).
21 Jacques Crépet, dans son édition des Curiosités esthétiques de 1923, indique l'origine de ces deux citations: la première est tirée de La Tour de Nesle (I, 5) d'Alexandre Dumas, la seconde du chapitre consacré à J. Cazotte dans Les Illuminés de Gérard de Nerval.
22 La figure du photographe-peintre manqué est le poncif de la critique anti-photographique de la période: "Que deviennent, quand leurs rêves de gloire ont avorté, les innombrables jeunes peintres mal peignés qui obstruent les galeries du Louvre; à cette question personne n'a répondu. C'est moi qui vous le dirai. ­ Ils sont photographes" (Ch. Bauquier, loc. cit.). Voir également Anne McCauley, Industrial Madness. Commercial photography in Paris, 1848-1871, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 17.
23 Baudelaire vise ici le saint-simonisme, qui trouve en la photographie un exemple idéal pour sa promotion de l'idée d'un progrès au service du grand oeuvre moralisateur.
24 Cf. ci-dessus, p. 5-7; voir également Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1993, p. 251-257.
25 Cette liste des "véritables devoirs" de la photographie reprend grosso modo celle dressée par François Arago lors de sa présentation du daguerréotype à la Chambre des députés en 1839, souvent reprise depuis.
26 Un des événements de l'exposition de la Société française de photographie est la présentation par M. de Sévastianoff d'une "Reproduction archéologique des plus anciens manuscrits de la bibliothèque du Mont-Athos", ainsi qu'une reproduction de la "Géographie de Ptolémée. Manuscrit du xiie siècle. Copie complète de 112 pages" (Catalogue de la troisième exposition de la Société française de photographie¤, Paris, SFP, 1859, nos 1198, 1199, 1199 bis). Voir également L. Figuier, op. cit., p. 53-55.
27 Parmi quelques notes réunies sous le titre Puisque réalisme il y a et que l'on date de 1855, Baudelaire écrit: "[Champfleury] rêvait un mot, un drapeau, une blague, un mot d'ordre, ou de passe, pour enfoncer le mot de ralliement: Romantisme. Il croyait qu'il faut toujours un de ces mots à l'influence magique, et dont le sens peut n'être pas bien déterminé. [¤] Le canard lancé, il fallu y croire. Promener une exhibition peu solide qu'il fallait toujours étayer par de mauvais étançons philosophiques. Là est le Châtiment. Champfleury porte avec lui son réalisme. Prométhée a son vautour. [¤] D'ailleurs, en somme, Champfleury était excusable; exaspéré par la sottise, le poncif, et le bon sens, il cherchait un signe de ralliement pour les amateurs de la vérité. Mais tout cela a mal tourné. D'ailleurs tout créateur de parti se trouve par nécessité naturelle en mauvaise compagnie. [¤] Pour nous, blague. ­ Champfleury, hiérophante. Mais la foule" (OC II, p. 57-59). Le point d'interrogation reste en suspens. Baudelaire résume l'histoire du réalisme à un canular lancé par un "farceur", Champfleury, et auquel la multitude a cru. Si bien qu'il a bien fallu l'entretenir, notamment en faisant la promotion de Courbet.
28 Dressé dès l'introduction du Salon de 1859 (cf. OC II, p. 610-612) le constat du "désastre" semble en accord avec la majorité des critiques de l'époque: "À lire l'abondante littérature que suscita le Salon de 1859, on est frappé de la singulière harmonie des constats; en dépit de la diversité de leurs opinions, tous les critiques s'accordent sur quelques points: le Salon de 1859 marque la fin d'une époque sans pour autant annoncer un cycle nouveau; jamais le savoir-faire n'a été aussi répandu et jamais n'ont aussi manifestement manqué les grandes ambitions; partout se lit la confusion des genres qui rend imperceptibles les frontières autrefois si nettes et, à la faveur de ce désordre, l'ancienne hiérarchie est chamboulée: on assiste au triomphe du paysage et de la peinture de genre, au déclin, voire à la fin, de la peinture d'histoire" (Henri Loyrette, "Le Salon de 1859", Impressionnisme. Les origines 1859-1869, cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, p. 7. Je remercie Sylvie Aubenas de m'avoir signalé ce texte).
29 Cette conclusion en forme d'hypothèse propose de désigner la photographie comme modèle néfaste pour un public qui s'habitue à confondre la représentation pure et simple de la réalité avec l'art. Cette hypothèse n'est pas nouvelle. On la trouve notamment développée dans la Revue des deux-mondes, qui mène un combat sans relâche contre les tendances réalistes en peinture et en littérature: le 15 juin 1857, Gustave Planche, qui tenait le magistère de la critique d'art dans la revue, et dont Baudelaire loue la clairvoyance dès 1845, publie "Le paysage et les paysagistes", dans lequel il dénonce les "doctrines qui dominent aujourd'hui le paysage". "Il ne faut [¤] voir dans la photographie qu'un document à consulter, un document très fidèle dans le sens absolu du mot, puisqu'il ne révèle rien d'imaginaire, mais qui nous abuse en nous offrant les choses sous un aspect que nos regards ne peuvent contrôler. Malheureusement la photographie est acceptée aujourd'hui comme une autorité sans appel. Les oeuvres du pinceau, on peut le dire sans exagération, sont estimées en raison directe de leur conformité avec la photographie, et je n'hésite pas à dire que la découverte de Daguerre, si estimable d'ailleurs au point de vue scientifique, a puissamment contribué à la corruption du goût du public. [¤] Or c'est là précisément ce que les gens du monde paraissent ignorer; ils consultent la photographie comme un oracle, et toutes les fois qu'ils ne retrouvent pas sur la toile ce que la photographie leur a montré, ils se déclarent mécontents. Les peintres qui ne sont pas assez opulents ou assez résolus pour résister au goût corrompu des gens du monde se proposent l'imitation comme but suprême, et accréditent l'erreur que leur bon sens condamne. C'est ainsi que le paysage s'est détourné de sa voie légitime" (cit. in André Rouillé, La Photographie en France. Textes et contreverses: une anthologie, 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 269).
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Pour citer cet article

Référence électronique

Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie »Études photographiques [En ligne], 6 | Mai 1999, mis en ligne le , consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesphotographiques/185

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