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Introduction : « L’Irlande et sa république passée, présente et à venir »

Karin Fischer et Clíona Ní Ríordáin
p. 9-18

Texte intégral

  • 1 Par exemple Fintan O’Toole, « “Do you know what a republic is ?” : The Adventure and Misadventures (...)

1La commémoration des événements de 1916 en Irlande a toujours été un exercice périlleux, mais les vicissitudes de la vie politique et sociale irlandaise à l’aube du xxie siècle lui confèrent aujourd’hui une toute autre dimension. À tel point que la pratique commémorative, souvent utilisée pour promouvoir une vision romancée du passé ou dans un souci de légitimation de l’État, s’en trouve potentiellement transcendée, la comparaison entre passé et présent poussant certains à une remise à plat et à une réflexion tournée vers l’avenir, entre bilan critique et laboratoire d’idées pour un renouvellement en profondeur. Au cœur de ces questionnements figure un retour sur la notion de république : nombre de celles et ceux qui considèrent aujourd’hui que l’État irlandais ne peut prétendre être une république au sens plein du terme et qui appellent à des changements radicaux en conséquence le font par référence à la promesse républicaine de 1916. Mais ils reviennent également sur des pans entiers de l’histoire irlandaise de 1798 à nos jours, en exhumant d’autres expressions ou prises de position républicaines quasi-oubliées telles que la Proclamation de 1867 ou le Programme démocratique de 19191.

  • 2 Liam O’Dowd, « The changing world order and the republican ideal in Ireland », The Republic, n° 1, (...)
  • 3 Voir aussi Peadar Kirby et Mary P. Murphy, Towards a Second Republic — Irish Politics after the Cel (...)

2Au cours des années 1990 et jusqu’au milieu des années 2000, certains auteurs en étaient venus au contraire à interroger la pertinence contemporaine de la notion de république, face à l’essor parallèle des entités politiques supranationales telles que l’Union Européenne et des forces économiques et financières globales2. Les unes comme les autres paraissaient en effet échapper au contrôle de gouvernements nationaux élus démocratiquement, jusqu’à remettre en question leurs fondements. La confiance dans la main invisible du marché ou dans l’avis supérieur ou expert de ces entités supranationales étant aujourd’hui ébranlée, les réactions semblent maintenant osciller entre une nouvelle montée de l’individualisme d’une part et un sentiment de résignation sociale d’autre part, en écho à l’impuissance politique perçue ou proclamée aux niveaux local, national, européen et international. Ces questions sont ici abordées sous des angles différents à la fois par Christophe Gillissen et Mary P. Murphy. Le premier explore la relation entre l’Etat irlandais et l’Union Européenne par le biais de la crise monétaire et de la perte de souveraineté irlandaise au tournant des années 2010. La seconde ancre ses réflexions dans l’actualité politique et sociale en proposant un tour d’horizon des positionnements contemporains des partis irlandais, des mouvements de transformation de la société et des institutions politiques. Murphy réclame avec d’autres une seconde république irlandaise3, dans un esprit de renouvellement de la notion de république qui s’inscrit d’emblée dans une conception internationale, voire altermondialiste. Ce faisant, elle interroge également les notions de démocratie plus ou moins faible ou forte, de démocratie représentative ou participative.

  • 4 Pour une étude des vicissitudes historiques et contemporaines du « républicanisme » en Irlande, Ise (...)
  • 5 Voir le programme sur http://www.ireland.ie/about (au 20 juin 2016).
  • 6 Le Republican Sinn Féin est né d’une scission avec le Sinn Féin en 1986, lorsque Gerry Adams a aban (...)
  • 7 Voir site du Comité national pour le centenaire de 1916 du Republican Sinn Féin, http://1916centena (...)

3Le contrecoup politique, financier et socio-économique de la « crise » depuis 2008 a conduit à un travail d’introspection collective, menant notamment à ce retour sur la signification et les enjeux de la notion de république au sein de la société irlandaise. Tandis qu’en Irlande la conception traditionnelle dominante, idiosyncratique du terme et de ses dérivés tels que « républicanisme » était en fait nationaliste et identitaire au cours du xxe siècle, la plupart des auteurs ou commentateurs irlandais se sont très nettement éloignés de cette tendance ces dernières années, dans un mouvement de réappropriation de la notion dans son sens international plus large et dans la tradition du républicanisme civique européen et américain4. La conception traditionnelle irlandaise n’en est pas moins toujours présente. Les deux républicanismes se côtoient en effet aujourd’hui, comme on a pu le voir dans ce qui s’apparente à une double commémoration : d’une part un État irlandais qui, par le titre même de son programme officiel « Remember, Reflect, Reimagine5 », comme par la variété des projets financés, a cherché à couvrir un spectre large de possibilités interprétatives, d’autre part une commémoration officieuse le samedi 23 avril à l’initiative du Republican Sinn Féin6, qui appelait tous les « vrais républicains » (« genuine republicans ») à une assemblée au Jardin du Souvenir (Garden of Remembrance) suivie d’un défilé vers le General Post Office de Dublin7.

  • 8 Au 20 juin 2016, la vidéo était néanmoins encore disponible sur youtube : www.youtube.com/watch?v=e (...)
  • 9 Ainsi Patsy McGarry, « Pádraig Pearse’s overtly Catholic Rising was immoral and anti-democratic », (...)

4Des débats passionnés ont d’ailleurs fait rage autour des manifestations politiques ou culturelles prévues pour 2016 : au-delà d’une vidéo gouvernementale qui oscillait entre propagande politique et publicité commerciale (elle a provoqué un tollé et a été vite escamotée)8, les pressions diverses de l’opinion publique, d’historiens et d’intellectuels ont conduit les autorités à revoir au moins en partie une approche dont beaucoup avaient craint qu’elle reste trop réductrice, voire utilitariste, et à reconnaître ou en tout cas à permettre la mise en valeur de différents aspects de la période, dans un esprit d’ouverture et de questionnement. Les commémorations politiques officielles, comme cette vidéo donc, ont cependant fait l’objet de critiques ; à l’issue des cérémonies au Château de Dublin début janvier, on a aussi par exemple reproché au gouvernement de citer uniquement les noms des insurgés tués, en ignorant les autres victimes du soulèvement, certains allant même jusqu’à accuser le gouvernement de continuer à glorifier la violence politique9.

  • 10 Brian Hutton, « Charlie Flanagan lays wreath to remember British soldiers killed », Irish News, 26  (...)
  • 11 Voir par exemple Mark Moloney, « State ceremony to remember British soldiers who died crushing 1916 (...)
  • 12 Declan Kiberd, « The Elephant of Revolutionary Forgetfulness », in Máirín Ní Dhonnchadha et Theo Do (...)

5Au contraire, les commémorations officielles par la suite, et en particulier la cérémonie autour du Mur du Souvenir (Wall of Remembrance) au cimetière de Glasnevin – sur lequel sont gravés les noms de tous ceux qui ont trouvé la mort au cours du soulèvement, des enfants dublinois aux soldats britanniques –, ont montré que le gouvernement irlandais cherchait à adopter une perspective inclusive, dans une démarche de réconciliation que l’on pourrait qualifier de radicale. Le ministre des Affaires étrangères Charlie Flanagan déclarait ainsi : « Such differences do not divide us and need not hinder us from coming together to reflect upon the moments that have shaped our islands’ history10. » Le choix de mettre sur le même plan les insurgés et les soldats britanniques a à son tour provoqué des réactions critiques de la part du Sinn Féin entre autres11. Robert Ballagh revient sur cette thématique dans sa contribution au présent numéro. Le mouvement « Reclaim the Spirit of Easter » avait cherché à renouveler l’idée même de commémoration dès 1990, à contrecourant d’une commémoration officielle en demi-teinte pour le 75e anniversaire en 1991. Declan Kiberd, auteur et intellectuel irlandais, avait à l’occasion écrit un article intitulé « L’éléphant de l’amnésie révolutionnaire », dans lequel il insistait comme d’autres sur l’importance du débat public sur cet héritage controversé au contraire12. C’est par ce biais et à travers ses souvenirs et réflexions personnelles que Ballagh aborde ici la question de 1916, à partir d’une intervention qu’il avait faite à Trinity College, Dublin en 2006, propos qu’il reprend et élargit pour inclure les commémorations de 2016. Ballagh met l’accent entre autres sur l’importance des expressions artistiques et populaires dans de telles commémorations.

  • 13 Ce documentaire a été diffusé simultanément dans vingt-quatre ambassades d’Irlande. Site officiel, (...)
  • 14 Geraldine Byrne Nason, l’ambassadrice d’Irlande en France depuis 2014, a ainsi tenu à rappeler cet (...)

6Un nombre impressionnant de manifestations culturelles ont été échelonnées sur l’ensemble de l’année 2016 : de nombreuses expositions et événements organisés par le Musée national, la Bibliothèque nationale etc., mais aussi un documentaire, « 1916 The Irish Rebellion », produit par le Keough-Naughton Institute of Irish Studies de la University of Notre Dame en partenariat avec le gouvernement irlandais et explicitement destiné à un public mondial13, une série télévisée, « Rebellion », écrite par Colin Teevan et réalisée par Aku Louhimies (réalisateur finlandais) et de nombreuses émissions sur les chaînes publiques irlandaises. Ces initiatives diverses ont cherché à offrir différentes perspectives sur les événements, sur leurs racines et sur la réaction en chaîne qu’ils ont provoquée, jusqu’à la partition de l’île et la création d’un État irlandais. Nombre d’entre elles font maintenant également une place à la mémoire parallèle et imbriquée de la Première Guerre mondiale et de l’engagement de nombreux soldats irlandais dans la guerre14, un aspect de la période et de la vie des Irlandais qui a longtemps été passé sous silence dans l’histoire officielle de l’État irlandais, alors qu’il était au contraire mis en exergue en Irlande du Nord.

  • 15 « Twinsome minds — Recovering 1916 in images and stories » (Richard Kearney et Sheila Gallagher), h (...)
  • 16 Avec les contributions de Theo Dorgan, Paul Muldoon, Thomas McCarthy, Eiléan Ní Chuilleanáin, Nuala (...)
  • 17 « The Casement Project dances with the queer body of British knight, Irish rebel and international (...)

7Le Centre Culturel Irlandais de Paris a par exemple proposé une manière originale d’envisager ces histoires imbriquées lors d’un spectacle multimédia intitulé « Twinsome minds » le 11 mars 201615. Ce projet met en scène une histoire non officielle aux multiples facettes à travers des micro-récits personnels ou familiaux. D’autres projets artistiques originaux ont vu le jour sous l’égide du Arts Council of Ireland, qui disposait d’un budget spécial de deux millions d’euros pour l’occasion, et a pu encourager ainsi les artistes et écrivains à ré-imaginer les événements historiques. Cela a donné lieu à un nombre impressionnant de projets et à un véritable foisonnement imaginatif, citons, parmi beaucoup d’autres, la commande de six poèmes qui s’attacheraient chacun à commémorer une journée du soulèvement, « A Poet’s Rising16 », ou encore le Casement Project de Fearghus Ó Conchúir, où l’on « danse avec le corps queer de Roger Casement chevalier britannique, rebelle irlandais et figure humanitaire afin d’imaginer un corps national qui accueille l’étranger venant d’au-delà des frontières comme celui-ci qui est déjà présent17 ».

8La question de la résonance contemporaine de ces événements est aussi abordée, dans certaines actions du Musée national irlandais par exemple, qui a organisé une série de présentations et de débats dans cette optique18. Le fait que le centenaire soit associé à des circonstances sociales et politiques contemporaines difficiles (en Irlande et ailleurs) a plus largement donné lieu à un débat public sur la signification de ces événements, en revenant notamment sur la notion de république telle qu’elle a pu être portée par les protagonistes du soulèvement et telle qu’elle peut être – voire devrait être – entendue aujourd’hui en Irlande. Fiona McCann explore cette résonance contemporaine dans l’œuvre la plus récente d’Edna O’Brien ; elle met en évidence la démarche critique et esthétique de l’écrivaine qui cherche à faire ressortir les façons dont l’oppression et la répression agissent dans la société irlandaise aujourd’hui, proposant ainsi un « contre-récit de la République ».

9Le concept de république peut en effet permettre d’aborder tous les domaines de la vie en société, des fondements constitutionnels de l’État et du système de gouvernement aux questions de pouvoir politique démocratique populaire, d’égalité ou de domination sociale et de droits humains, ces derniers éléments faisant écho à la notion de « bien commun » et à l’objectif « social-républicain » de bonheur et de prospérité pour tous présent dans la Proclamation de 1916. Dans son article, Bairbre Ní Chiosáin se penche sur le traitement des demandeurs d’asile et de leur famille par l’Etat irlandais au cours des quinze dernières années, mettant en évidence la défaillance de l’Etat et les atteintes aux droits humains d’une population particulièrement vulnérable. Bairbre Ní Chiosáin le rappelle, des figures telles que Emily O’Reilly, alors Médiatrice de la République (Irish Ombusdman, 2003-2013) ont fait le parallèle entre le traitement des demandeurs d’asile en Irlande aujourd’hui et les scandales liés aux « industrial schools » et aux blanchisseries des Magdalenes d’autrefois, qualifiant ce traitement de « point aveugle dans notre image de nous-mêmes en tant que société ». Cette notion de « point aveugle » est aussi explorée dans l’article de Brian Ó Conchubhair, qui étudie la réécriture contemporaine par Celia de Fréine du Midnight Court de Brian Merriman. De Freine emprunte la structure de Merriman pour rendre compte de la place accordée aux femmes dans l’Irlande contemporaine, à travers leur place dans le mariage, dans les relations de couple, et du point de vue de leurs pratiques sexuelles.

  • 19 Un site officiel recense les événements autour de cette décennie des commémorations centenaires : w (...)

10Pour revenir aux récits de l’Irlande et de sa république tels qu’ils ont pu être mis en scène à l’occasion de la « décennie des centenaires » (1912-2022)19, l’ampleur des manifestations diverses autour du soulèvement de 1916 est telle que l’importance qui lui est accordée risque de faire pâlir les commémorations prévues pour la naissance de l’État irlandais actuel en 1922 – elle explique aussi peut-être une certaine confusion chronologique dans l’industrie touristique irlandaise sur l’avènement de la « marque Irlande », comme en témoignent les T-shirts « Ireland Established », estampillés 1916 ou 1922. Certains se demandent ce qu’il restera encore à faire en 2022, mais aussi si 1919, un moment pourtant crucial dans l’histoire démocratique et républicaine de l’Irlande avec le premier parlement irlandais (First Dáil), sera purement et simplement oublié. Il faut dire que les événements qui ont suivi, et peut-être en particulier une Constitution adoptée en 1922 dans un contexte controversé et qui a été remplacée depuis, n’ont pas la résonance historique d’un soulèvement armé révolutionnaire, même éphémère, malgré tous les efforts des historiens.

  • 20 La date communément retenue pour la création de l’État irlandais est logiquement 1922, date de l’ad (...)

11D’un point de vue institutionnel, un enchaînement de circonstances à partir de 1916 a bien conduit à la création d’un État irlandais qui devient officiellement quelque deux décennies plus tard (en 1949) la République d’Irlande20, mais à proprement parler, il n’est pas possible de dire que la république ou même qu’une république irlandaise soit née en 1916 : l’exposition du Musée national qui a ouvert ses portes le 3 mars 2016 était intitulée « Proclaiming a Republic : the 1916 Rising », et c’est bien exactement ce qui s’est passé au cours du soulèvement : une république a été proclamée par les insurgés, comme elle avait déjà été proclamée en 1867 par le mouvement de la Fraternité républicaine irlandaise (Irish Republican Brotherhood), auquel appartenaient nombre des instigateurs du soulèvement de 1916. Mais dans les deux cas sans mouvement populaire d’ampleur et sans prise de contrôle qui l’ait faite advenir réellement. Par contraste, au cours des années 1792-1798, et avec toutes les précautions qui s’imposent, on peut dire qu’il y a eu dans le contexte irlandais des initiatives populaires d’inspiration républicaine, toujours très éphémères et locales, mais bien réelles, comme la « République » de Wexford (qui dura trois semaines), ou même la prise de pouvoir des étudiants au Collège irlandais de Paris en 1792 (29 oct.-16 nov.), qu’évoque Mathieu Ferradou dans son article.

  • 21 Voir note 1.
  • 22 « We need, above all, the courage of imagination, the nerve and verve to think differently. And, ce (...)

12D’un autre côté, l’installation d’un premier parlement irlandais à Dublin en 1919, parlement qui se réclamait directement de la République proclamée en 1916, était effectivement le résultat de cet enchaînement de circonstances à partir d’avril 1916. Le parlement fonctionna, des ministères furent mis en place, mais les circonstances politiques extrêmement difficiles, et surtout la situation de conflit armé, rendirent impossible l’instauration d’un véritable système politique républicain. Ses principaux protagonistes n’en proposèrent pas moins un « Programme démocratique » ambitieux sur le papier, redécouvert aujourd’hui, comme d’ailleurs la Proclamation de 1867 – plus proche de l’idéal d’une république sociale –, par des auteurs et commentateurs tels que Fintan O’Toole21 et Theo Dorgan, dans sa contribution au présent numéro intitulée « To Rise Again, Revising the Republic ». Dans son introduction à l’ouvrage qu’il a dirigé sur la perspective d’un renouvellement constitutionnel en Irlande (Foundation Stone, 2014), Theo Dorgan montre par ailleurs que l’inspiration politique peut venir de l’histoire, mais aussi des expériences contemporaines ailleurs dans le monde qui peuvent nous aider à dépasser « nos cadres habituels de référence » pour « penser différemment », lorsqu’il choisit de mettre en exergue certains éléments de la nouvelle Constitution adoptée par l’Équateur en 2008, qui situent l’humain au sein d’un système éco-politique global22.

13En contraste direct avec les perspectives historiques privilégiées malgré tout par la plupart des commentateurs, Daniel Jewesbury se place délibérément dans son article ici en porte-à-faux avec ce qu’il décrit comme des visions téléologiques de l’histoire irlandaise. Il insiste au contraire sur l’ici et le maintenant de la république irlandaise et sur la nécessité d’« occuper l’espace » de cette république, dans une perspective de redéfinition des relations sociales contemporaines, plutôt que de s’en tenir à une adhésion abstraite à un État encore en devenir.

14Il est vrai que la grande majorité des commentateurs actuels en Irlande, acceptant le « principe commémoratif » de manière plus traditionnelle, tendent à situer leur réflexion dans un certain rapport, plus ou moins conflictuel, utilitaire ou célébratif, aux événements et aux idées de 1916. D’un point de vue idéologique, c’est-à-dire du point de vue des idées républicaines, on peut rappeler pour commencer que la Proclamation de 1916 avait une nette dimension « catholique-nationaliste » (une dimension évitée par celle de 1867), à la fois dans ses références à Dieu, dans la perspective historique privilégiée et dans le point de vue adopté sur les « frères » unionistes trompés par un gouvernement britannique étranger et perfide. Mais elle reprenait aussi un credo républicain plus traditionnel hérité des Lumières :

La République garantit la liberté religieuse et civile, des droits égaux et les mêmes opportunités pour tous les citoyens. Elle proclame sa volonté de construire le bonheur et la prospérité de la nation entière et de ses composantes. Elle chérit tous les enfants de la nation de façon égale.

15On retrouve cette tension dans la Constitution adoptée en 1937 sous l’impulsion de Eamon de Valera, alors chef du Conseil exécutif. L’article conférant à l’Église catholique une « position spéciale » a été supprimé en 1972, mais un Préambule et des articles imprégnés d’une idéologie catholique traditionnelle côtoient toujours des articles et un système politique d’inspiration républicaine et même laïque. Les constitutionnalistes irlandais parlent aujourd’hui d’une « ligne de faille » de la Constitution, et depuis les années 1990 des groupes ou conventions de révision du texte se sont succédés pour recommander un certain nombre de changements allant notamment dans le sens d’une séparation plus nette de l’Église et de l’État, mais avec des effets limités jusqu’à présent.

  • 23 Allemagne, Autriche, Estonie, Lituanie, Tchécoslovaquie, Turquie, Royaume des Serbes, Croates et Sl (...)

16La Constitution de 1922, par contraste, si elle faisait mention du Dieu chrétien en préambule, était dans ses dispositions d’inspiration laïque, comme l’étaient d’ailleurs la majorité des Constitutions européennes adoptées après la Première Guerre mondiale23. L’article 8, seul article sur la religion, instaurait liberté de conscience et liberté de religion d’une part et neutralité de l’État vis-à-vis des religions d’autre part (même s’il acceptait de fait une instruction religieuse dans les écoles publiques). Elle suivait en cela d’ailleurs la Proclamation de 1867, pour une « absolue liberté de conscience et la séparation complète de l’Église et de l’État ». Eoin Daly, pour sa part, tout en reconnaissant la prégnance de l’inspiration catholique dans la Constitution de 1937, soutient dans son article ici qu’un certain nombre de ses dispositifs institutionnels centraux peuvent être interprétés dans une perspective républicaine dans la tradition française et américaine.

  • 24 Iseult Honohan notamment en fait état dès 2008 dans « Introduction : putting Irish republicanism in (...)

17Au cours des quinze dernières années, et singulièrement en réaction à la crise financière de 2008 et à ses conséquences dramatiques en Irlande (même si beaucoup n’avaient pas attendu ce moment), on peut plus largement parler d’un mouvement de réappropriation des notions de « république » et de « démocratie républicaine », dans son sens historique et international plus large et dans la tradition du républicanisme civique français, européen et américain24. L’arrivée du centenaire de 1916 a contribué à cette tendance d’au moins deux manières en apparence contradictoires, mais qui reviennent en fait à la complexité de cet héritage.

  • 25 Dermot Bolger, « Women in 1916 were not first aiders — they did military work », herald.ie, 25 févr (...)
  • 26 Gene Kerrigan, The Scrap, Dublin, Doubleday Ireland, 2015.
  • 27 RTE Radio interview, Sean O’Rourke, 27 octobre 2015.
  • 28 Patsy McGarry, « Pádraig Pearse’s overtly Catholic Rising was immoral and anti-democratic », Irish (...)
  • 29 Diarmaid Ferriter, « The First World War : a mix of despair and optimism », Irish Times, 18 novembr (...)

18D’un côté elle a encouragé un débat souvent critique sur les prétentions des insurgés à incarner la république – à commencer par Éamon de Valera lui-même, qui avait refusé la présence de femmes (acceptées ailleurs) sous son commandement, comme l’a rappelé par exemple l’écrivain Dermot Bolger25. Un autre exemple est celui de Gene Kerrigan, journaliste et romancier, auteur de The Scrap (paru fin 201526) qui retrace les pas de protagonistes jusque là inconnus du soulèvement, et selon lequel les pro et anti-traité accusaient les autres de « trahir la république », sans avoir ni les uns ni les autres une idée très claire de ce que « la république » signifiait27 ; d’autres encore se sont attaqués au personnage complexe et controversé de Patrick Pearse28, au caractère non démocratique du soulèvement29, ou encore à sa dimension catholique-nationaliste et donc exclusive…

  • 30 Michael D. Higgins, Renewing the Republic, Dublin, Liberties Press, 2011.

19De l’autre côté, nous y avons déjà fait allusion, l’approche du centenaire a encouragé un retour sur les « promesses républicaines » de 1916 (comme l’objectif social-républicain de bonheur et de prospérité pour tous énoncé dans la Proclamation) mais aussi de 1867 ou 1919, et une confrontation avec le bilan, les forces et les faiblesses de l’État irlandais en tant que république concrète aujourd’hui : des questions de souveraineté populaire et d’implication démocratique, d’égalité des citoyens, de droits socio-économiques, évoquées dans le débat intellectuel et dans le débat public, comme la série d’articles publiés dans l’Irish Times intitulée « Renewing the Republic » en 2010 en témoigne notamment. De nombreuses contributions, fruits des réflexions de journalistes, d’historiens, d’acteurs politiques ou de la scène artistique et littéraire, ont participé au développement d’une conception républicaine davantage débattue, plus réfléchie et plus ambitieuse, même si celle-ci peine aujourd’hui à trouver une expression politique concrète. Dans cette mouvance, on peut citer le Président de la République d’Irlande Michael D. Higgins lui-même, qui publiait en 2011 un ouvrage intitulé Renewing the Republic30, pour un renouveau républicain au sens plein du terme, mais aussi Mary Robinson, ancienne Présidente irlandaise devenue Haut Commissaire aux Droits Humains de l’ONU (1997-2002), qui aimait à citer le poème de Seamus Heaney « From the Republic of Conscience » (« Nouvelles de la République de la Conscience », 1985). Dans son introduction à ce poème écrit à l’occasion du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits humains, Heaney disait la chose suivante :

I took it that Conscience would be a republic, a silent, solitary place where a person would find it hard to avoid self-awareness and self-examination; and this made me think of Orkney. I remembered the silence the first time I landed there. When I got off the small propeller plane and started walking across the grass to a little arrivals hut, I heard the cry of a curlew. And as soon as that image came to me, I was up and away, able to proceed with a fiction that felt workable yet unconstrained, a made-up thing that might be hung in the scale as a counterweight to the given actuality of the world31.

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Notes

1 Par exemple Fintan O’Toole, « “Do you know what a republic is ?” : The Adventure and Misadventures of an Idea », in Fintan O’Toole (dir.), Up the Republic ! Towards a New Ireland, Londres, Faber and Faber, 2012, pp. 11-14.

2 Liam O’Dowd, « The changing world order and the republican ideal in Ireland », The Republic, n° 1, 2000, 22-39.

3 Voir aussi Peadar Kirby et Mary P. Murphy, Towards a Second Republic — Irish Politics after the Celtic Tiger, Londres, Pluto Press, 2011.

4 Pour une étude des vicissitudes historiques et contemporaines du « républicanisme » en Irlande, Iseult Honohan (dir.), Republicanism in Ireland — Confronting Theories and Traditions, Manchester, Manchester University Press, 2008.

5 Voir le programme sur http://www.ireland.ie/about (au 20 juin 2016).

6 Le Republican Sinn Féin est né d’une scission avec le Sinn Féin en 1986, lorsque Gerry Adams a abandonné la politique abstentionniste du parti. Le Republican Sinn Féin soutient toujours la lutte armée. Il fait actuellement partie des organisation interdites aux Etats-Unis. Voir rsf.ie (20 juin 2016).

7 Voir site du Comité national pour le centenaire de 1916 du Republican Sinn Féin, http://1916centenary.blogspot.fr/p/national-events.html (20 juin 2016).

8 Au 20 juin 2016, la vidéo était néanmoins encore disponible sur youtube : www.youtube.com/watch?v=en_02HqvNQ8.

9 Ainsi Patsy McGarry, « Pádraig Pearse’s overtly Catholic Rising was immoral and anti-democratic », Irish Times, 5 janvier 2016.

10 Brian Hutton, « Charlie Flanagan lays wreath to remember British soldiers killed », Irish News, 26 mai 2016, http://www.irishnews.com/news/republicofirelandnews/2016/05/26/news/charlie-flanagan-lays-wreath-to-remember-british-soldiers-killed-during-easter-rising-533309/ (20 juin 2016).

11 Voir par exemple Mark Moloney, « State ceremony to remember British soldiers who died crushing 1916 rising “not appropriate” », An Phoblacht, 25 mai 2016, http://www.anphoblacht.com/contents/26065 (20 juin 2016).

12 Declan Kiberd, « The Elephant of Revolutionary Forgetfulness », in Máirín Ní Dhonnchadha et Theo Dorgan (dirs), Revising the Rising, Derry, Field Day, 1991.

13 Ce documentaire a été diffusé simultanément dans vingt-quatre ambassades d’Irlande. Site officiel, http://1916.nd.edu/1916-the-irish-rebellion/ (20 juin 2016).

14 Geraldine Byrne Nason, l’ambassadrice d’Irlande en France depuis 2014, a ainsi tenu à rappeler cet engagement et le nombre élevé de victimes irlandaises sur les champs de bataille en France et ailleurs lors de son allocution à l’occasion du lancement de la série de manifestations commémoratives autour de 1916 organisées par le Centre Culturel Irlandais, le 18 février 2016 à la mairie du Ve arrondissement de Paris.

15 « Twinsome minds — Recovering 1916 in images and stories » (Richard Kearney et Sheila Gallagher), http://www.centreculturelirlandais.com/en/agenda/twinsome-minds-recovering-1916-in-images-and-stories (20 juin 2016).

16 Avec les contributions de Theo Dorgan, Paul Muldoon, Thomas McCarthy, Eiléan Ní Chuilleanáin, Nuala Ní Dhomhnaill et Jessica Traynor. Voir site du Irish Writers Centre, http://irishwriterscentre.ie/pages/a-poets-rising (20 juin 2016).

17 « The Casement Project dances with the queer body of British knight, Irish rebel and international humanitarian Roger Casement, to imagine a national body that welcomes the stranger from beyond the border, as well as the one already inside ». Présentation du projet sur le site officiel des commémorations, http://www.ireland.ie/events/butterflies-and-bones-casement-project-0 (20 juin 2016). (notre traduction).

18 Voir site du Musée, « 1916 Public Engagement Programme », http://www.museum.ie/Visit-Us/Events/Featured-Events1/1916-Public-Event-Programme (20 juin 2016).

19 Un site officiel recense les événements autour de cette décennie des commémorations centenaires : www.decadeofcentenaries.com.

20 La date communément retenue pour la création de l’État irlandais est logiquement 1922, date de l’adoption de la Constitution, mais même alors ce n’était pas encore tout à fait une république au sens purement institutionnel du terme, les liens avec la monarchie britannique restant forts au moins d’un point de vue formel. C’est la nouvelle Constitution de 1937 qui mit fin à cette ambiguïté en coupant la plupart des liens institutionnels subsistants avec la Grande-Bretagne et en instaurant un régime institutionnel essentiellement républicain (même si le nom de République d’Irlande ne fut adopté qu’en 1949, l’État irlandais se débarrassant alors des tout derniers éléments du rôle symbolique du monarque britannique et quittant le Commonwealth par la même occasion).

21 Voir note 1.

22 « We need, above all, the courage of imagination, the nerve and verve to think differently. And, certainly, the humility and intelligence to look beyond our habitual frames of reference for inspiration ». Theo Dorgan, « Introduction », in Theo Dorgan (dir.), Foundation Stone — Notes towards a constitution for a 21st-Century Republic, Dublin, New Island, 2014, p. 9 et suivantes.

23 Allemagne, Autriche, Estonie, Lituanie, Tchécoslovaquie, Turquie, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Les religions majoritaires occupaient une place spéciale en revanche dans les constitutions grecque, polonaise et roumaine. Paul Brennan, « La délaïcisation de l’Etat (1922-1937), in Paul Brennan (dir.), La sécularisation en Irlande, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1998, 105-128.

24 Iseult Honohan notamment en fait état dès 2008 dans « Introduction : putting Irish republicanism in a wider context », in Iseult Honohan (dir.), Republicanism in Ireland, op. cit., 1-20.

25 Dermot Bolger, « Women in 1916 were not first aiders — they did military work », herald.ie, 25 février 2016.

26 Gene Kerrigan, The Scrap, Dublin, Doubleday Ireland, 2015.

27 RTE Radio interview, Sean O’Rourke, 27 octobre 2015.

28 Patsy McGarry, « Pádraig Pearse’s overtly Catholic Rising was immoral and anti-democratic », Irish Times, 5 janvier 2016.

29 Diarmaid Ferriter, « The First World War : a mix of despair and optimism », Irish Times, 18 novembre 2015.

30 Michael D. Higgins, Renewing the Republic, Dublin, Liberties Press, 2011.

31 Seamus Heaney, 15 avril 2008, cité sur le site de Amnesty International UK, https://www.amnesty.org.uk/blogs/belfast-and-beyond/seamus-heaney-human-rights-you-should-read (au 20 juin 2016).

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Pour citer cet article

Référence papier

Karin Fischer et Clíona Ní Ríordáin, « Introduction : « L’Irlande et sa république passée, présente et à venir » »Études irlandaises, 41-2 | 2016, 9-18.

Référence électronique

Karin Fischer et Clíona Ní Ríordáin, « Introduction : « L’Irlande et sa république passée, présente et à venir » »Études irlandaises [En ligne], 41-2 | 2016, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesirlandaises/4952 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesirlandaises.4952

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Auteurs

Karin Fischer

Université d'Orléans

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Clíona Ní Ríordáin

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

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