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AccueilNuméros38-1Avant-propos

Texte intégral

1Michael D. Higgins a des raisons d’être « profondément ému » lorsqu’il prononce à la Sorbonne la conférence qui suit sur l’Europe et la citoyenneté dans le contexte de la présidence irlandaise de l’Union européenne en ce premier semestre de l’année 2013. Son regard est pétillant et sa joie manifeste. Que de souvenirs en effet doivent surgir lorsque son ancien homologue Jack Lang vient lui rendre hommage sur la scène de l’amphithéâtre ! Lorsque les deux hommes dont les mandats de ministre de la Culture se sont brièvement chevauchés au début des années 1990 ont collaboré, défendu ensemble au niveau européen une vision de la politique culturelle basée sur une même théorie de la citoyenneté, lorsqu’ils ont prononcé un discours ensemble à Temple Bar en 1994 sur la façon dont l’espace culturel habermasien et la créativité pouvaient régénérer l’espace économique, Michael D. Higgins pouvait-il imaginer qu’un jour il serait élu à la magistrature suprême et viendrait prononcer en Sorbonne, devant son ancien collègue, une conférence qui donne le ton à l’Année européenne du citoyen ?

2Que de souvenirs, et que de chemin parcouru ! Un chemin qui part de Limerick et Newmarket-on-Fergus où Michael D. Higgins grandit dans la pauvreté d’une maison aux vitres brisées, au sein d’une famille bientôt déchirée par la faillite du père qui avait ouvert un pub, et l’obligation alors pour les parents de confier l’éducation des deux fils à un oncle et une tante sans enfants. Michael D., comme on l’appelle familièrement, est vacciné dès l’enfance contre une vision nostalgique, idéaliste et homogénéisante de l’ouest rural de l’Irlande – vision qu’il s’emploiera à combattre par la suite, notamment lorsqu’il révélera dans ses travaux sur le gombeenman les conflits et les relations de pouvoir qui y sont à l’œuvre. De cette enfance, il garde néanmoins deux héritages positifs : le goût de la lecture qui lui est communiqué par sa mère, et le salut offert par l’école. Sa scolarité terminée, il travaille brièvement à l’usine puis pour l’Electricity Supply Board à Galway. Un bienfaiteur le repère et lui assure les moyens de faire des études d’économie et de littérature à University College Galway (UCG). Michael D. Higgins s’investit dans la Literary and Debating Society et dirige la Students’ Union. Il passe ses étés à travailler en Angleterre, se définissant alors comme un « migrant en route vers un avenir meilleur ». La figure du migrant devient un leitmotif de ses écrits et de sa pensée, comme on pourra l’apprécier dans le texte qui suit. C’est à UCG qu’il entre en politique, d’abord au Fianna Fáil puis au Labour. Une pépinière de figures qui compteraient plus tard dans le Labour se forme alors à UCG – ainsi que Paul Brennan que Michael D. Higgins a bien connu.

3Le chemin de Michael D. Higgins se poursuit alors, grâce à une bourse d’études, à l’université d’Indiana à Bloomington d’où il ressort diplômé en sociologie, et à l’université de Manchester où il effectue son troisième cycle en anthropologie sociale. Aussitôt après la fin de ses études, Michael D. Higgins est élu sénateur représentant la National University of Ireland, siège qu’il occupe entre 1973 et 1977, et entre 1983 et 1987. Il est aussi député de Galway ouest entre 1987 et le 11 novembre 2011, date où il prend sa fonction de président de la République d’Irlande. Son activité politique locale et nationale ne l’empêche pas de parcourir le monde pour défendre des droits de l’homme – Nicaragua, Chili, Cambodge, Irak, Somalie – ni d’enseigner la sociologie à l’université de Galway pendant vingt-cinq ans, ni d’écrire deux recueils de poésie.

4Lorsque la coalition Labour-Fianna Fáil remporte les élections de 1992, Michael D. Higgins est consulté à propos de l’idée de créer un ministère de la Culture. Des rapports publiés dans les années 1980 ont en effet révélé que c’est en Irlande que le taux de participation culturelle est le plus faible : en 1983, 39 % de la population n’avait aucune pratique culturelle. C’est à Michael D. Higgins, dont les idées sur la centralité de la culture dans la définition de la citoyenneté étaient déjà bien connues du public, qu’est confié ce nouveau ministère de la Culture en 1993, le premier à regrouper des prérogatives auparavant dispersées dans plusieurs ministères (médias, patrimoine, arts).

5Lorsque le nouveau ministre prend ses fonctions, le public irlandais qui n’était pas habitué à une intervention directe de l’État dans la culture a quelques craintes. Son mandat qui s’étend de 1993 à 1997 se montre rapidement très favorable au monde de la culture, à tel point que certains parlent de seconde renaissance culturelle de l’Irlande lors du festival « L’Imaginaire irlandais » organisé pour montrer les aspects les plus contemporains et créatifs de la culture irlandaise en France en 1996. Il est vrai que cette période coïncide avec l’arrivée des fonds structurels européens qui permettent de construire ou de restaurer les infrastructures culturelles nationales. Mais Michael D. Higgins prend aussi des initiatives personnelles hautement symboliques : tout d’abord l’abrogation de l’article 31 du Broadcasting Authority Act de 1960 qui interdisait au Sinn Féin de s’exprimer sur les ondes ou les écrans ; le lancement de la chaîne en gaélique Teilefís na Gaeilge (connue maintenant sous le nom de TG4) ; le rétablissement de l’Irish Film Board (créé en 1980 pour encourager la production de films irlandais, mais aboli en 1987) ; le développement du National Museum et la restauration du quartier de Temple Bar ; la formulation pour la première fois d’une politique de protection du patrimoine ; et enfin le doublement de la subvention à l’Arts Council.

6La présidence irlandaise de l’Union européenne en 1996 donne à Michael D. Higgins qui dirige alors le Conseil des ministres de la Culture en Europe l’occasion de faire adopter quelques mesures pour protéger le cinéma, avec notamment la création la même année d’un fonds de garantie pour le cinéma européen. D’autre part, en dépit de l’opposition initiale de la Commission européenne, il parvient à introduire un protocole spécial dans le traité d’Amsterdam signé en 1997 qui protège les médias de service public. Michael D. Higgins était quasiment le seul parmi les ministres européens de la Culture à défendre le service public ; les négociations du GATT (devenu OMC) portaient alors en effet sur le traitement de la culture comme toute autre marchandise à libéraliser. En face, Michael D. Higgins et son collègue français Jacques Toubon défendent l’exception culturelle.

7Les ministres européens commencent alors à utiliser son concept d’espace culturel qui est au cœur de son discours culturel, un discours où l’on détecte l’influence à la fois de sa propre formation en sciences sociales, de Raymond Williams et de l’École de Francfort. C’est en sociologue qu’il aborde la culture, mais, migrant dans l’âme, il trouve trop statique la définition anthropologique ambiante de la culture comme mode de vie caractéristique d’une communauté. C’est cette approche, celle du fonctionnalisme structurel, qui prévalait cependant dans les départements universitaires où il avait fait ses études. La lecture de Raymond Williams dans les années 1970 lui inspira le désir de défendre en Irlande un accès généralisé à la culture, affranchi des déterminismes sociaux. Le dernier article écrit par Raymond Williams avait pour titre « The Arrow, not the Target ». Portant sur les médias, ce texte donna à Michael D. Higgins une vision dynamique de la politique culturelle qui transforme l’espace culturel de cible en flèche. Il lui montra l’importance pour un pays colonisé – colonisation de la terre par l’occupant étranger ou de l’imagination par l’industrie du divertissement – de redevenir l’auteur de ses propres représentations. Lecteur de l’École de Francfort et de Jürgen Habermas, pour lui la culture est politique et le lieu par excellence où s’exerce l’influence voire l’hégémonie au sens gramscien des intérêts les plus puissants. Contre cette perte de liberté, ce « drift to unfreedom » identifié par Charles Taylor et cité plus loin, Michael D. Higgins revendique une culture à la fois inclusive et critique, mémorielle et créative.

8Ce sont ces idées, mûries tout au long de son parcours intellectuel et politique, que Michael D. Higgins a en tête lorsqu’il appelle ici à replacer l’économie dans le cadre d’une culture éthique, et les études et la recherche universitaire dans une approche émancipatrice et non utilitariste. Lorsque dans les années 1990, en pleine prospérité, Michael D. Higgins parlait de la possibilité pour l’espace culturel de régénérer l’espace économique, rares étaient ceux qui le prenaient au sérieux. Les orientations récentes de la politique économique irlandaise lui ont donné raison cependant : les deux réunions en 2009 et 2011 du Global Irish Economic Forum ont confié au secteur culturel la mission de sortir l’Irlande de la crise économique.

9Mais Michael D. Higgins souhaite tourner la page de visions mercantiles et utilitaristes de la politique publique. Il a été élu président avec plus d’un million de suffrages, le nombre de voix le plus élevé de toute l’histoire électorale de la République d’Irlande. Certes, il a bénéficié de révélations préjudiciables à l’encontre de son rival Seán Gallagher dans la course électorale, révélations qui portaient sur l’acceptation par celui-ci d’argent de la part d’un repris de justice, et sur ses liens avec le Fianna Fáil. Mais le peuple voulait de toute façon sanctionner le Fianna Fáil pour avoir précipité le pays dans la crise.

10Toujours en avance sur son temps, Michael D. Higgins, envisage ici l’après-crise. Car le traumatisme de la remise de la souveraineté économique de l’Irlande aux mains du Fonds monétaire international et de la Banque centrale européenne en 2010 pourrait bien être derrière. Avec un taux de croissance estimé entre 1 % et 1,5 % pour l’année 2013, l’Irlande se place en tête de l’Union européenne et pourrait dès la fin de l’année s’affranchir de sa tutelle économique. Pour cela, les Irlandais ont dû faire des sacrifices : baisse du coût de la main d’œuvre, licenciements, baisse des salaires. Ces sacrifices n’ont pas été vains cependant : la productivité et les exportations sont reparties à la hausse, et le pays a pu dégager un excédent commercial significatif. Toutefois, c’est peut-être grâce à sa conservation – après d’âpres négociations au niveau européen – d’un taux très compétitif d’imposition sur les bénéfices des sociétés que l’Irlande a pu continuer d’attirer des sociétés étrangères et effectuer ce rebond.

11Il va peut-être falloir « ré-inventer » l’Irlande de nouveau. Pour cela, et pour reprendre l’envoi de Jack Lang, place maintenant au « rebelle et au visionnaire » !

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandra Slaby, « Avant-propos »Études irlandaises [En ligne], 38-1 | 2013, mis en ligne le 30 juin 2013, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesirlandaises/3258 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesirlandaises.3258

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Auteur

Alexandra Slaby

Université de Caen Basse-Normandie

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