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Macbeth déracinée, ou comment transmettre l’Écosse sans l’Écosse, dans les adaptations d’Orson Welles (1948) et de Joel Coen (2021)

Macbeth Uprooted, or, How to Convey Scotland without Scotland in the Adaptations by Orson Welles (1948) and Joel Coen (2021)
Chloé Giroud

Abstracts

The very recent adaption of Joel Coen, The Tragedy of Macbeth (2021), gives us the opportunity to rethink black-and-white and shot-on-sets adaptations of Macbeth. It is an invitation to compare two works made with the same formal constraints, yet born in two contexts that are radically different: Coen’s version and Orson Welles’ version (1948). Furthermore, these two adaptations offer an exterior and American revisit of Macbeth. As a consequence, they are a representation of “the Scottish play”—as it is often nicknames—from elsewhere. Keeping the technical constraints in mind, how did these directors manage to reference Scotland, without showing it? It seems that they both chose a referential approach. Welles namely relied on a collective imagination to reference Scotland from the United States. Also, these two directors present us with a Scotland from elsewhere; the play is sometimes Americanised, sometimes made stateless, and sometimes even ahistorical. Yet this delocalisation process (maybe) turns out to be the purest approach to Macbeth. In many a way, Coen and Welles move away—geographically—from Scotland, but paradoxically seem to get closer to Macbeth. Both of them focus on the theatricality of the play—an essential aspect of this piece. And both of them place the story of Macbeth at the core of their adaptation, even if it means drifting away from historical realism, or even tending towards abstraction.

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Full text

Introduction

1Lorsque Justin Kurzel sort son adaptation en 2015, il nous présente un Macbeth qui retourne à ses origines, un Macbeth écossais. On y voit de grandes plaines et vallées ; une nature protégée qui évolue au fil des saisons, qui vit, meurt, mais ne présente que très peu la trace de l’homme. La nature (bien qu’accompagnée de scènes en intérieur) joue donc une place centrale dans le film de Kurzel, et se fait représentante de l’identité écossaise. Macbeth a renoué avec son ADN. Reflet de son époque, le réalisateur australien invite alors à un retour aux sources. Pourtant la dernière adaptation en date de Macbeth, celle de Joel Coen (2021), intitulée The Tragedy of Macbeth, semble se placer en rupture avec cette tendance. Les collines et vallées ont disparu. Mieux, les couleurs ont disparu. Macbeth se voit plongé dans un espace bichromique, et (clin d’œil à notre époque ?) les personnages évoluent dans un espace réduit. La pièce est, pour ainsi dire, confinée. Du point de vue des contraintes techniques, la proximité avec le Macbeth d’Orson Welles (1948) est frappante. D’une part, Welles avait lui aussi fait le choix d’une adaptation en noir et blanc. Et d’autre part, Welles avait décidé, tout comme Coen, de filmer la totalité de son œuvre en studio. La toute récente adaptation de Coen nous donne donc l’opportunité de repenser les adaptations en noir et blanc et en studio de Macbeth, et fournit l’occasion de comparer deux œuvres aux contraintes formelles similaires, nées dans deux contextes radicalement différents. En outre, une dernière similitude unit ces deux adaptations cinématographiques : elles ont toutes deux été filmées à Los Angeles. Il s’agit donc de deux Macbeth américains, réalisés outre-Atlantique. Et c’est par un prisme extérieur, pour ne pas dire étranger, que la tragédie shakespearienne a été revisitée. Ces deux films proposent donc véritablement une représentation de « la pièce écossaise », comme on la surnomme si souvent, vue d’ailleurs.

2Au regard des contraintes techniques qui viennent d’être mentionnées, on peut s’interroger sur la façon dont ces deux réalisateurs ont transmis l’Écosse. En effet, comment ont‑ils pu faire référence à l’Écosse, sans la montrer ? Il semble qu’ils aient tous deux opté pour une approche référentielle. Welles et Coen n’ont pas recréé le paysage écossais grâce à des images de synthèse, mais ont choisi de faire référence à l’Écosse par des symboles. On pourra ici questionner la pertinence de ces symboles : sommes‑nous face à une identité écossaise revisitée, imaginée, ou bien authentique ? Car, comme nous le rappelle Joel Coen, « Everything that you see in the movie was shot indoors on constructed sets » (Serrano, 2021). Cette remarque interroge : le fait que tout ait été construit dans The Tragedy of Macbeth, que les décors aient été créés de toute pièce, présage‑t‑il d’une ambition de reconstruire également l’identité écossaise ? Et puis, ces deux réalisateurs ont‑ils seulement tenu à faire apparaître l’Écosse dans leurs adaptations ? Étant donné leur position étrangère, ont‑ils souhaité finir de déraciner Macbeth, pour la rendre définitivement apatride ? Assiste‑t‑on, en somme, à une déchéance de nationalité de la pièce écossaise, et si oui, cela implique‑t‑il nécessairement que la pièce perd son essence et son ADN ? À propos de la pièce de Shakespeare, Maley et Murphy affirment : « Emptied of its Scottish context by an earlier critical tradition, Macbeth has been deracinated, denationalized, and devolved. » (2004, p. 8) Aussi sommes‑nous invités à remettre en perspective la pertinence de la question de nationalité pour Macbeth. Nous le verrons, il existe peut‑être un autre moyen de faire référence à l’ADN de la pièce, sans passer par l’Écosse.

Représenter l’Écosse, sans l’Écosse : approche référentielle ?

  • 1 Ce point ne fait pas l’unanimité. Dans le même ouvrage, Rogers affirme que les acteurs ne portaient (...)

3Il me semble tout d’abord important de revenir au texte de Shakespeare qui a inspiré les adaptations. Il comporte en effet déjà des références à l’Écosse. Rappelons que la pièce a été écrite pour le roi Jacques Ier, supposé descendant de Banquo. Jacques Stuart a été Jacques VI, roi d’Écosse, en 1567, avant de devenir Jacques Ier, roi de Grande‑Bretagne et d’Irlande, en 1603. Avec sa pièce écossaise Macbeth, Shakespeare a donc « rend[u] hommage à la lignée de Jacques Ier » (Leyris, 1997, p. 11). Certains passages de Macbeth font aussi directement référence à des coutumes écossaises. Prenons l’exemple du « double trust » (I.7.12). Whalen explique que cette expression fait référence à une loi d’hospitalité écossaise, qui veut que Duncan fasse doublement confiance à Macbeth : en tant qu’hôte, qui devrait le protéger des potentiels meurtriers, mais aussi en tant que sujet du roi (2003, p. 62). Pour Highley, les mises en scène de l’époque élisabéthaine faisaient elles aussi ouvertement référence à l’Écosse. Selon lui, le texte de Macbeth semble suggérer que les costumes devaient indiquer une appartenance au peuple écossais, puisque Malcolm dit à un visiteur qu’il ne reconnaît pas : « My countryman, but yet I know him not. » (IV.3.162) Highley suggère qu’il pourrait s’agir d’un béret bleu (Maley & Murphy, 2004, p. 57)1.

Orson Welles : montrer l’Écosse par des symboles évidents

4Pour représenter cette Écosse, Welles semble faire appel à un imaginaire collectif. Il emploie des symboles clairs, que nous pourrions définir comme symboles à haut potentiel référentiel. Sur le plan visuel, Welles a choisi d’intégrer le motif du tartan, que l’on retrouve sur la tenue de Macbeth, par exemple. Les croix celtiques portées durant la cérémonie qui précède la mise à mort de l’ancien Cawdor sont une autre référence à la culture écossaise. Maley et Murphy qualifient ces symboles écossais de « Scottish signifiers » (ibid., p. 6‑7). Ces éléments servent à rappeler au spectateur que la pièce a lieu en Écosse, bien que les décors du film n’y soient pas. Ce Macbeth contient également des références à la nature écossaise dont nous parlions pour l’adaptation de Kurzel. Citons à titre d’exemple le lit des époux Macbeth, sur lequel est étendue une fourrure. On pointe ici du doigt une nature écossaise que l’on pourrait qualifier de primitive.

5Dans la version de 1948, Welles a aussi tenu à faire référence à l’Écosse sur le plan auditif. Les acteurs, qui avaient pré‑enregistré leur texte, jouaient avec des accents écossais particulièrement marqués. Welles tentait donc au maximum de se rapprocher d’une représentation réaliste de l’histoire de Macbeth, en Écosse. Il voulait déplacer le spectateur et le faire voyager outre‑mer, pour le ramener au lieu originel de l’histoire. Le public américain de 1948 s’est donc retrouvé face à une étrangeté. Celle‑ci était si marquée, si écossaise, qu’elle en a dérangé le public américain. Lorsque le film est sorti, la critique a directement pointé du doigt l’austérité de la langue, si bien que le film a été retiré des salles et la bande-son retravaillée pendant neuf mois (Higham, 1971, p. 128‑129).

6Du fait qu’ils sont si connus de tous, ces symboles et références écossais semblent manquer d’authenticité. Pour Maley et Murphy, l’Écosse de Welles est réimaginée :

[Welles and other filmmakers] have refashioned Scottish culture (and even the Scottish landscape) according to their own Celticist imaginings. Welles’s papier mâché Scotland offers perhaps the most arresting of these visions. (2004, p. 6)

7L’Écosse présente dans Macbeth (1948) serait donc une réflexion de l’Écosse authentique, passée par le prisme de la pensée et de l’imaginaire de Welles. À cet égard, Highley souligne que nous ne savons pas si les comédiens jouaient Macbeth avec un accent écossais au xviie siècle (ibid., p. 57). La bande-son de Welles de 1948 serait alors une énième recréation de la pièce.

Joel Coen : ignorer l’Écosse ?

8Joel Coen aborde la question écossaise d’une manière radicalement différente, pour ne pas dire opposée. Dans un entretien, la co‑productrice et actrice principale de The Tragedy of Macbeth, Frances McDormand, affirme : « We weren’t trying to make a story about Scotland. » (Serrano, 2021) Contrairement à Welles, qui a souhaité à maintes reprises ramener Macbeth en Écosse, Coen s’en est détaché. Ces propos doivent cependant être nuancés, car Coen a conservé une certaine cohérence historique. « We chose motifs that were historically relevant in Scotland » (Sollosi, 2022), explique Mary Zophres, la costumière du film. Dans un autre entretien, elle raconte que le département costumes s’est inspiré de la période à laquelle Macbeth avait vécu, plutôt que de l’époque à laquelle la pièce avait été écrite (Foss, 2022). Le film de Joel Coen semble donc se placer dans un entre‑deux, en conservant une part d’authenticité, tout en se permettant une certaine liberté. Sollosi commente : « Not limited by strict historical authenticity in Coen’s slightly surreal environment, Zophres was free to reimagine Medieval armor. » (2022) On voit ici comment la notion d’authenticité pose question. Welles a eu recours à des symboles écossais, que l’on pourrait qualifier d’intemporels. Coen n’a pas placé le curseur au même endroit, et s’est plutôt intéressé à une authenticité historique, liée à l’histoire même de Macbeth — plus qu’à l’intrigue de Shakespeare.

9Dans le film de Welles, nous avions remarqué que la nature pouvait permettre de faire référence à l’Écosse. Et malgré le fait que Coen n’ait pas souhaité donner une place prépondérante à l’Écosse, nous pourrions argumenter que cette nature sauvage et primitive transparaît à nouveau dans cette adaptation. Les sourcils particulièrement touffus de Banquo — au point de n’en être pas réalistes — font écho à la broussaille. Et la végétation, bien que nous ne sachions pas si elle est véritablement écossaise, a une place centrale dans ce film. À titre d’exemples, des branches d’arbres tapent aux fenêtres, Fleance se cache dans des hautes herbes, et les piliers du château de Dunsinane se métamorphosent en une forêt de troncs lors du combat contre le jeune Siward. Zophres décrit à plusieurs reprises les costumes comme « organiques » (Sollosi, 2022 ; American Film Institute, 2022). L’humanité et l’aspect naturel sont donc au centre du visuel du film de Coen. La cape royale que porte Duncan, parsemée d’étoiles, vient elle aussi faire écho à l’environnement. L’imprimé imite en effet le ciel étoilé du décor qui apparaît à plusieurs reprises. Pour Kathryn Hunter, qui incarne les trois sorcières, la nature est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Macbeth nous parle toujours autant au xxie siècle.

In a world that has lost its moral compass, nature goes awry. You could say, we’ve lost a bit of our moral compass, and maybe Shakespeare would say these floods, these forest fires, these rising temperatures, these viruses, this is man and nature not working together. (Lenker, 2022)

10Un autre élément pourrait enfin faire référence à l’Écosse : le gris. Sur le plan météorologique, l’Écosse est souvent vue comme embrumée, voire grisâtre. Ce brouillard s’explique par la différence de température entre l’air et le sol humide ou l’eau froide des mers2. La météo écossaise est donc caractérisée par un brouillard, qui flouterait notre vision et produirait un entre‑deux, à mi‑chemin entre netteté et opacité. De là, l’ambiguïté dans le film de Coen pourrait être une autre référence — involontaire — à l’Écosse de Macbeth. Le gris, au sens métaphorique d’entre‑deux, fait partie intégrante du texte de Shakespeare. La prophétie des sorcières à l’acte I a lieu dans un entre‑deux. Le temps est changeant « So foul and fair a day I have not seen » (I.3.36), si bien que les premiers mots de la pièce tentent de remettre un peu d’ordre et de certitude : « When shall we three meet again? […] Where the place? » (I.1.1‑6). Le meurtre de Duncan, point de bascule essentiel de l’intrigue, a aussi lieu au milieu de la nuit — dans l’entre-deux-jours. Dans un entretien accordé à Variety, le compositeur du film, Carter Burwell, décrit l’univers sonore du film ainsi : « The silky, gray-black tones » (Burlingame, 2021). Le gris réapparaît sur la bande-son. Chose surprenante, même cette couleur est teintée d’ambigüité dans les mots de Burwell, qui doit ajouter une autre couleur pour compléter sa description (« gray-black »). Quant à Bruno Delbonnel, le directeur de la photographie, sa volonté de jouer sur les ambiguïtés offertes par le texte de Shakespeare est clairement indiquée :

“There is nothing certain about this movie, nothing sure about where it’s set,” said Bruno Delbonnel, the film’s cinematographer […] “We were creating this world where you never know if you’re looking up or down […] You never know if it’s night or day.” (Itzkoff, 2022)

11Et effectivement, au début de l’acte I scène 2, des corbeaux volent sur ce qui semble être un bout de ciel. Mais nous ne tardons pas à voir un homme marcher sur ce prétendu ciel, qui n’est en réalité que du sable. Et les corbeaux s’avèrent n’être que des ombres d’eux‑mêmes, tandis qu’ils volent au‑dessus. Dès le début du film, le spectateur perd ses repères. D’un point de vue temporel, il nous est également difficile de savoir si l’astre que nous discernons au loin à l’acte I scène 3 est une lune ou un soleil.

Étude de cas : Lady Macbeth, incarnation de l’étrangeté écossaise dans le contexte anglais

  • 3 Voir Morère (2009). Voir également Shakespeare (2009, p. 9‑11).

12À l’époque élisabéthaine, l’Écossais est perçu comme un étranger par les Anglais. C’est un barbare aux coutumes arriérées. Son dialecte n’est que peu compris par l’Angleterre3. Dans nombre de représentations, Lady Macbeth est l’incarnation de cette figure écossaise lointaine, venue d’ailleurs. Et les films de Coen et de Welles n’échappent pas à la règle. La figure de Lady Macbeth est associée à la nature écossaise. Chez Welles, Lady Macbeth meurt dans la nature écossaise, en tombant dans un ravin. Fait particulièrement intéressant, nous ne voyons ce ravin pour la première fois que lorsque Lady Macbeth y chute. Avant que l’image ne devienne complètement floue, avec un fondu, nous avons le temps d’apercevoir Lady Macbeth qui se heurte contre des rochers dans sa chute. La mort de la reine, et la réalité physique de l’événement, passe donc par la nature écossaise. En outre, puisque ce décès est un point de bascule dans l’histoire de Macbeth, son association à la nature écossaise est doublement intéressante. Cette chute nous prouve que la nature écossaise joue un rôle clé dans l’intrigue de Macbeth d’une part, et dans la vie de Lady Macbeth d’autre part. Chez Welles, la nationalité de Lady Macbeth est donc indissociable du paysage écossais. Nous retrouvons cette même connexion à la nature dans l’adaptation de Coen : juste avant la scène de somnambulisme, nous voyons Lady Macbeth seule, debout au bord d’un ravin. Et le spectateur ne peut s’empêcher d’imaginer qu’elle pourrait, à son tour, chuter de cette falaise. Le passage dans la folie est signifié par ce plan large, dans lequel Lady Macbeth, trop petite, ne semble plus être en mesure de contrôler son destin. Elle ne peut que subir.

13Dans les deux films, la figure de Lady Macbeth permet de mettre le doigt sur une étrangeté. On touche ici à un autre point : Macbeth était une pièce écossaise écrite et jouée en Angleterre. Et les deux adaptations rendent hommage à l’étrangeté via Lady Macbeth. Ce personnage est donc un autre moyen de réinventer l’Écosse, d’en montrer une autre facette : celle vue par les Anglais au xviie siècle, qui regardaient l’Écosse de loin et probablement aussi de travers.

Macbeth apatride

  • 4 À l’exception de Brendan Glesson, qui est irlandais.

14Si l’Écosse semble transparaître dans les deux adaptations de ce corpus, il n’en reste pas moins que Coen et Welles ont volontairement rendu Macbeth apatride. Attardons‑nous tout d’abord sur les sonorités de ces deux films. Comme expliqué plus haut, Welles avait tenu à inclure des accents écossais. Mais l’accueil peu réceptif du public américain l’a forcé à revoir ses plans ; la seconde version du film, sortie en 1949, se veut plus accessible. Or pour atteindre ce but, Welles a dû diminuer la quantité de vers lus avec un accent écossais. Il a donc dû se rapprocher d’un standard plus classique et plus américain. Aussi, même si ce n’était pas son intention première en 1948, Welles a bien dû américaniser le son de Macbeth. Dans l’adaptation de Coen, il était aussi question d’accessibilité. Le réalisateur avait pour volonté de rendre la pièce abordable. Il a notamment demandé aux acteurs de ne pas déclamer les vers de manière trop traditionnelle, mais plutôt de les incarner : « No stick-up-the-butt Shakespearean acting » (Itzkoff, 2022), a demandé Coen. Pour Moses Ingram (Lady Macduff), le pari est réussi : « In this film the language doesn’t feel unattainable. » (Film at Lincoln Center, 2021) Gleiberman reconnaît aussi l’accessibilité du langage shakespearien dans la performance de Denzel Washington : « [He] has mastered the all-too-rare art of delivering Shakespeare as if it were conversational speech. » (2021) Les accents jouent également un rôle clé dans la dénationalisation de la pièce. Certains acteurs sont anglais (Bertie Carvel, Alex Hassel, Kathryn Hunter ou encore Harry Melling), mais tous les autres sont américains4. « I like the mix of [accents] » (Film at Lincoln Center, 2021), affirmait Coen lors d’une conférence en 2021. Coen n’a pas cherché à gommer les différences, mais a plutôt mis en avant la diversité des profils et nationalités de ses acteurs. Le résultat est une bande-son protéiforme, aux accents multiples. Carter Burwell, le compositeur de Joel Coen, avait également pour consigne de supprimer l’Écosse de la musique du film. « He didn’t want it to be Scottish » (Burlingame, 2021), se souvient Burwell. Il ne s’agissait pas seulement de réinventer Macbeth et d’en faire autre chose ; il y avait une réelle envie de ne pas faire une pièce écossaise, dès la conception du film.

15L’œuvre de Coen semble même être tournée vers l’international. Lorsqu’elle a conçu les costumes des soldats, Zophres explique qu’elle a puisé son inspiration dans l’armée de terre cuite chinoise, dédiée au premier empereur de Chine (Sollosi, 2022). Quant à Coen lui‑même, il raconte avoir été aussi inspiré par le cinéma japonais (Serrano 2021). The Tragedy of Macbeth a donc été pensé en dehors de la sphère écossaise mais aussi, plus largement, en dehors de la sphère américaine. Zophres et Coen sont allés chercher des inspirations dans d’autres cultures et d’autres régions du globe. En outre, lors de sa diffusion, le film a de nouveau été propulsé vers l’international, puisque sa sortie a eu lieu sur la plateforme de streaming Apple TV. L’adaptation a donc eu une portée internationale dès sa sortie. De sa conception à sa diffusion, cette œuvre est passée outre les frontières.

16L’adaptation de Welles a quant à elle pu être perçue comme une américanisation de Macbeth. La couronne que porte Macbeth (incarné par Welles) est souvent citée à titre d’exemple : beaucoup y ont vu une référence à la statue de la liberté, emblème des États‑Unis. Les chevauchées au galop évoquent quant à elles les westerns, eux aussi particulièrement ancrés dans la culture américaine (Lindley, 2001, p. 97). Et comme le note Crowl, les décors utilisés étaient en réalité des décors abandonnés d’une mine de sel, qui avaient longtemps servis aux studios Republic Westerns (2008, p. 31). D’une certaine manière, le texte de Shakespeare a donc été doublement déplacé. Il a été transporté aux États‑Unis, à Los Angeles. Et il a été transposé dans l’univers et le décor du cinéma américain. De cette façon, il a été intégré à l’histoire de ce dernier : le déplacement spatial se double d’un déplacement temporel. Au siècle suivant, Coen a, à son tour, proposé une œuvre intemporelle. Mentionnons à nouveau les costumes de Zophres, qui s’inspirent de l’époque médiévale mais ne s’y enferment pas. Le choix du ratio est aussi un écho à l’ère des films muets. Gleiberman commente : « […] in 1.19:1, the end-of-the-silent-era aspect ratio […] make you feel like you’re tripping—and I mean tripping—through some of the most succulent chapters of film history. » (2021) À ce propos, Bruno Delbonnel est néanmoins formel : le film de Coen n’est pas un hommage aux films des années trente (Serrano, 2022b). Il s’agirait donc plutôt d’une référence subtile. Gleiberman (2021) note enfin un autre clin d’œil temporel chez Coen, qui n’est autre que le film de Welles. La relation de Coen avec son prédécesseur semble complexe. Lors d’une conférence à New York, en 2021, il décrit cette adaptation de Macbeth comme « un film très étrange » (Film at Lincoln Center, 2021), et semble mettre à distance une trop grande connexion. Pourtant dans le New York Times, Itzkoff relate une autre conférence durant laquelle Coen encense Welles pour avoir réussi à réduire la pièce à moins de deux heures, mais aussi et surtout pour avoir « réarrangé et coupé Shakespeare, et réimaginé la pièce aux côtés de Shakespeare ». L’adaptation de Welles lui a, dit‑il, permis de se libérer, d’une certaine manière (Itzkoff, 2022).

  • 5 Voir Hindle (2015, p. 120). Voir également Davies (1990).

17Ce n’est enfin pas le réalisme qui a primé dans ces deux adaptations. La version de Welles a souvent été rattachée à l’expressionisme allemand. Ce mouvement cinématographique avait la particularité de s’attacher à l’atmosphère et aux émotions des personnages, souvent au détriment du réalisme du film5. Contrairement à Coen, qui a cherché à conserver une certaine cohérence historique, Welles a fait fi du réalisme historique. Citons à titre d’exemples les costumes anachroniques et les chevauchées au galop (Lindley, 2001, p. 96‑97). Pour Lindley, l’adaptation de Welles se veut anhistorique : « Virtually every significant stylistic element in Macbeth serves the common purpose of de‑historicizing its world […]. » (Ibid.) Quant à Coen, il a franchement affirmé son envie de ne pas produire une pièce réaliste : « I wanted to go as far as I could away from realism. » (Itzkoff, 2022) Coen s’est notamment inspiré du travail du scénographe Edward Gordon Craig qui abordait Shakespeare comme un rêve, plutôt que comme une réalité (Serrano, 2021). Et le décor créé pour The Tragedy of Macbeth n’a en effet pas vocation à être réaliste. Le monde dans lequel évoluent ses personnages est anguleux et géométrique. L’imperfection réaliste n’a pas sa place dans les décors de Bruno Delbonnel et de Stefan Dechant (chef décorateur). Sollosi le définit même comme « un environnement quelque peu surnaturel » (2022).

S’éloigner de l’Écosse pour se rapprocher de Macbeth

Macbeth, la pièce écossaise ?

It was always the “Scottish play” in name only, and only to ward off evil spirits. Theatrical superstition rather than historicism or nationalism lay behind the nickname. It was not an invitation to contextualize. (Maley, 2007, p. 86)

18Cette observation de Maley vient remettre en question la nationalité de Macbeth. Ce surnom de « pièce écossaise » n’est effectivement apparu que pour éviter de prononcer le nom de « Macbeth », qui portait (et porte toujours) malheur dans les théâtres. Si l’on regarde d’un peu plus près la pièce de Shakespeare, celle‑ci ne fait pas partie des pièces historiques du dramaturge. Dès le premier Folio (1623), Macbeth a été catégorisée comme une tragédie (Maley & Murphy, 2004, p. 7). Le caractère national et écossais de la pièce aurait donc peut‑être été ajouté a posteriori. C’est ce que défend Rogers dans ses travaux intitulés « How Scottish Was “the Scottish Play”? » :

Macbeth’s stage-Scottishness was a relatively late development in the play’s post-Restoration afterlife. The play only acquired national traits at the time when the national identities of England and Scotland were being reformulated and Shakespeare’s pre‑eminent position in English cultural life was being consolidated. (Ibid., p. 104)

19Rogers avance un autre argument saisissant, qui vient lui aussi remettre en question la portée écossaise de la pièce. D’après ses recherches, aucune concomitance n’a pu être observée au xviiie siècle entre la montée en puissance des hostilités anglo-écossaises et le nombre de représentations de Macbeth — qui aurait dû diminuer si la pièce avait réellement eu une forte portée écossaise aux yeux des spectateurs (ibid., p. 106).

20Ainsi devrions‑nous, peut‑être, poser la question de la pertinence de notre enquête. Pouvons‑nous reprocher aux adaptations de Coen et de Welles de s’éloigner de l’Écosse, de la réinventer, voire même de l’évincer de leur film, si la société à l’ère de Shakespeare ne voyait déjà pas en Macbeth une pièce écossaise ? Ne plaquons‑nous pas sur la pièce des interprétations et des intentions qui s’éloignent de l’essence originelle de la pièce ? Pour Maley et Murphy, la faible présence de la langue écossaise dans le texte de Macbeth donne d’emblée l’autorisation aux critiques et aux réalisateurs de transcrire la pièce en dehors du contexte écossais (2004, p. 6). La pièce aurait donc d’elle‑même une propension à être internationalisée. Pour Whalen, l’intrigue même de la pièce pourrait trouver son inspiration dans des assassinats en France — soit à l’étranger. Il voit des corrélations avec l’assassinat de l’amiral Coligny et des protestants, tous invités pour être assassinés par Catherine de Médicis (Whalen, 2003, p. 62). Déplacer Macbeth dans un contexte américain ne serait alors qu’un juste retour des choses ; internationaliser la pièce serait un moyen de perpétuer ce que Shakespeare avait instauré.

21En outre, au moment de l’écriture de Macbeth, ne s’agissait‑il pas déjà d’une version de l’Écosse vue d’ailleurs, puisque c’est depuis l’Angleterre que le dramaturge a composé sa pièce ? Cette mise à distance se retrouve à plusieurs moments dans Macbeth. La façon dont le prochain roi est désigné n’est par exemple pas en accord avec les coutumes gaéliques, mais bien avec les traditions anglaises. En nommant Malcolm son successeur, Duncan fait fi de la tanistrie écossaise et s’appuie sur la règle de la primogéniture (Maley & Murphy, 2004, p. 61). Aussi, pour certains chercheurs, serait‑il en réalité plus question de l’Angleterre que de l’Écosse dans la pièce. Inscrire l’intrigue de Macbeth dans la culture écossaise serait un artifice permettant aux Anglais de se recentrer sur eux‑mêmes. Claire McEachern voit Macbeth comme un miroir de l’Angleterre, qui lui permettait de se construire.

The double vision is that of national identity; its source, that of a newly Jacobean England’s sense of cultural difference. Scotland is alien and admirable, other and self. Arguably the doubleness of Macbeth’s Scotland results from the ways in which English national identity acquires as of 1603 a new perspective, as England begins to be imagined not as an exclusively self-determining property, but in a newly conscious relation to its awkward neighbors. In short, Macbeth’s tragedy comprehends that of Elizabethan patriotism itself. (Maley, 2007, p. 87)

22La mise à distance de l’Écosse, voire même sa « diabolisation » pour reprendre les termes de Floyd-Wilson, permet au peuple anglais de se présenter en modèle de tempérance (ibid., p. 88). Maley et Murphy notent pour finir que l’identité écossaise a une place moindre en comparaison de l’identité anglaise dans une pièce comme Henry V, qui s’inscrit véritablement dans un élan nationaliste (2004, p. 7).

Revenir au théâtre pour retrouver le texte de Macbeth

23Pour renouer avec Macbeth, Welles et Coen se sont alors tournés vers un autre aspect de l’œuvre que l’Écosse, qui fait aussi partie de son ADN : sa théâtralité. Tout d’abord, ces deux réalisateurs ont abordé leur film comme une pièce. Macbeth (1948) comprend notamment plusieurs plans séquences, dont un de dix minutes. Ces passages donnent l’illusion d’un théâtre filmé, sans coupure ni montage en post-production. Le titre du film de Coen, The Tragedy of Macbeth, pointe aussi du doigt la place centrale qu’il a voulu accorder à la théâtralité de cette œuvre. Coen n’a en effet pas souhaité faire de la pièce un film : « [I wanted to] make this play into a movie but keep the feeling of it being a play. » (Film at Lincoln Center, 2021) Il était important pour lui de ne pas « cacher la pièce » (ibid.) à l’origine de son film. Les acteurs de The Tragedy of Macbeth ont en outre travaillé leur rôle comme pour une représentation théâtrale traditionnelle. Denzel Washinton raconte qu’ils ont pu répéter leur texte durant quatre semaines : « We got to rehearse it like a play. » (Davis, 2022) À propos des décors minimalistes, celui‑ci se souvient également : « It felt quite confortable because it felt like a stage. » (Ibid.) Cette remarque n’a rien de surprenant, quand on sait que Delbonnel n’a pas utilisé de lumières de cinéma pour éclairer les scènes, mais bien des projecteurs de théâtre (Serrano, 2022a). Une mise en abyme est aussi à l’œuvre dans les deux adaptations, puisque chez Welles comme chez Coen, un rideau marque l’entrée de la chambre (ou du lit) des époux Macbeth. Le spectateur a l’impression d’avoir accès à ce qui se trame en coulisse, dans le secret de l’intrigue. Pour Gleiberman (2021), ce choix a été particulièrement opérant, puisque les artifices de la pièce de Shakespeare se fondent mieux et dénotent moins dans l’espace hermétique des décors de Coen que dans un décor naturel. Et du côté de Welles, les plans en contre-plongée permettent au public de cinéma de se glisser dans la peau d’un spectateur au premier rang d’un théâtre (Poutiers, 2005).

24Par la même occasion, c’est donc bien le texte de Macbeth qui prend une place centrale. L’acte III scène 4 de l’adaptation de Welles illustre cette volonté de traduire le texte à l’image. Lorsque Macbeth déclare « I am cabined, cribbed, confined, bound in / To saucy doubts and fears » (III.4.23‑24), analyse Crowl, le plan en contre-plongée met en exergue les mots du personnage, qui semble être physiquement piégé dans un champ trop étroit (2008, p. 31). Et Crowl de conclure : « Shakespeare [is] realized not just on but through film. » La relation du texte à l’image est étroite et intime. Il s’agit de transmettre les mots du texte à travers un autre medium : le cinéma. De plus, les nombreuses voix off permettent au spectateur de se concentrer sur le texte de Shakespeare, et de se déconnecter de l’image pour quelques instants.

Le spectateur a la possibilité de s’éloigner, de s’abstraire de la présentation classique de la pièce et ainsi, paradoxalement, d’accéder à l’essence même de la pièce, à savoir la résonance du verbe solitaire de Shakespeare, à l’image de la solitude absolue du héros tragique. (Poutiers, 2005)

25Joel Coen a poussé cette démarche encore plus loin, puisque tout dans son film semble être au service du texte. Le costume de Denzel Washington après le meurtre de Duncan nous donne par exemple l’impression que Macbeth n’est pas à son aise dans ses vêtements. Ce choix a été mûrement réfléchi par Zophres. Si Macbeth semble endimanché dans cette tenue, c’est parce qu’il porte la cape étoilée de l’ex‑roi Duncan, qu’il a donc illégitimement obtenue (Foss, 2022). Le costume de Washington est donc là pour mettre l’intrigue en exergue. Le décor est aussi au service du texte. Delbonnel raconte que s’ils ont fait le choix de retirer toute ornementation ostentatoire (tapis, lustre, etc.), c’est dans un but bien précis : celui de rendre hommage à la langue et à Shakespeare (Tangcay, 2021). Quant aux lumières, le but n’était pas de reproduire un décor naturel : « It’s a shape that either follows the lines of emotion or was in contradiction with it. » (Ibid.) Les projecteurs viennent métaphoriquement surligner ce qui se dit. Ensuite, le texte de Macbeth prend une nouvelle dimension entre les mains de Joel Coen, puisqu’il est fait de chair et d’os. « The shape of words is physical too, and the words and physicality must be completely synced up », note Kathryn Hunter (Miller, 2022). Les mots deviennent un nouveau personnage, aux côtés de ceux que nous connaissons déjà. C’est enfin le son du film qui sert le texte de Macbeth. Burwell explique qu’il a tenu à créer une musique riche de tensions, pour amener le spectateur vers le dénouement de la pièce. La relation qui se joue entre son et texte est même encore plus profonde que cela, car lorsqu’il décrit la célèbre scène du « Out, damned spot » (V.1.30) de Lady Macbeth, Burwell décrit ce personnage comme un instrument, dont la partition passerait d’un pianissimo à un fortissimo, au fil du monologue (Burlingame, 2021). Coen s’est enfin appliqué à faire apparaître à l’écran le rythme des vers de la pièce. C’est pour faire écho à ce rythme que l’aspect géométrique du film a été pensé. En proposant des formes répétitives, des ombres et lumières alternées à intervalles réguliers, Coen a cherché à rendre à l’image ce que le lecteur de Macbeth aurait vu en lisant les vers de la pièce (American Film Institute, 2022). Le pentamètre iambique est scandé par le décor.

Revenir à l’histoire

26Dans cette même logique, Coen et Welles se sont aussi concentrés sur l’histoire racontée dans Macbeth. Le décor de ces deux films n’a pas pour vocation de recréer le contexte réaliste écossais, comme évoqué plus haut. L’environnement dans lequel évoluent les personnages est en réalité le reflet de leur esprit. Guntner note par exemple que la voix de Welles « domine le film », et que le château n’est autre qu’une métaphore de sa psyché (2007, p. 129). Chez Hindle, il est présenté ainsi : « [Avisual metonymy for the “scorpion-filled” intellect of Macbeth. » (2015, p. 120) Chez Higham, on lit : « This is a film of interior observation; the whole black, labyrinthine, mistwreathed pile of Dunsinane sweating with dew is a precise reflection of Macbeth’s tortured mind and soul. » (1971, p. 133) Coen a lui aussi décidé d’utiliser le château de Dunsinane comme métaphore de la psyché de Macbeth. Dechant l’affirme : « Joel and I never thought about the play as taking place in “Scotland”. It was gonna be the Scotland of the mind. » (Serrano, 2022c) C’est donc bien l’intrigue de Macbeth qui prime sur le réalisme historique dans ces deux adaptations. Si le film de Welles a souvent été considéré comme appartenant à l’expressionisme allemand, celui de Coen cherche à se détacher de cette étiquette. Dechant ne nie pas pour autant l’influence expressionniste : ils ont essayé, explique‑t‑il dans un entretien, de s’approprier ce genre (Serrano, 2022b). Dechant raconte enfin que Coen ne voulait pas un château sur le plateau, mais plutôt « l’idée d’un château » (Tangcay, 2021). Pour se concentrer sur l’histoire, Coen aurait donc également eu recours à l’abstraction.

27Il s’agit là d’un autre aspect central de ces deux adaptations. C’est dans cette notion d’abstraction que se trouve la justification du format en noir et blanc chez Coen :

You’re abstracting it by taking the colour away […]. And that kind of abstraction seemed particularly suited to the enterprise of preserving this as a play in the theatrical experience. (Film at Lincoln Center, 2021)

  • 6 Dechant évoque lui aussi le noir et blanc comme une source de liberté (American Film Institute, 202 (...)

28La contrainte du noir et blanc qu’il s’est imposée lui aurait donc permis de se libérer de certains aspects de la pièce, pour revenir à ce qui fait son essence selon lui : un couple marié (Serrano, 2021)6. C’est cette abstraction qui a guidé nombre d’éléments de la pièce, à commencer par les costumes de Zophres. Si elle a choisi de fabriquer les armures de soldats avec des lamelles en cuir tissées entre elles, c’est aussi parce que cela créait une texture plus riche, qui « se verrait bien dans une cinématographie en noir et blanc » (Sollosi, 2022). C’est donc bien la contrainte du noir et blanc, et de là la volonté de revenir à l’essence de l’intrigue de Macbeth, qui a orienté le choix des costumes.

29Du côté de Welles, les éléments naturels servent à mettre en exergue l’intrigue du texte. Dans l’acte I scène 7, Macbeth fait part de ses doutes à Lady Macbeth, laquelle le rappelle à l’ordre. Lorsque Macbeth lui dit qu’il renonce au meurtre (« We will proceed no further in this business », I.7.33), un coup de tonnerre éclate au loin, symbole de la surprise et de la colère que ressent soudain Lady Macbeth. Puis, lorsqu’elle lui retorque, « Was the hope drunk / Wherein you dressed yourself? » (I.7.38‑39), un vent violent fait rage. Si l’oreille du spectateur n’y prête pas encore attention, les mouvements de la tunique de Lady Macbeth lui font entendre les bourrasques. D’autres coups de tonnerre viennent ponctuer son discours, comme lorsqu’elle lance, « And wakes it now, to look so green and pale / At what it did so freely? » (I.7.41). Acte II scène 2, quand elle se rend compte que Macbeth a ramené les poignards, un autre énorme coup de tonnerre éclate. Il est encore plus puissant que les précédents, et le « why » — de la réplique « Why did you bring these daggers from the place? » (II.2.56) de Lady Macbeth — est assez aigu pour se confondre avec le son du coup de tonnerre.

  • 7 Pour plus de détails, voir Poutiers (2005).

30Paradoxalement, cette démarche a amené les deux réalisateurs à parfois se détacher de l’aspect théâtral de Macbeth, pour encore gagner en accessibilité et en simplicité, et mettre encore plus l’accent sur l’histoire et le texte. Coen a par exemple choisi d’intégrer les monologues à des dialogues avec d’autres personnages, pour les intégrer à l’intrigue et ne pas recréer ce moment si théâtral où le comédien semble s’adresser au public, au‑devant de la scène, se livrant sur ses émotions (Film at Lincoln Center, 2021). Coen a cherché à déplacer la pièce dans « un contexte quasi réaliste » (ibid.), et cela l’a forcé à aussi évacuer certains codes théâtraux, pour ne pas perdre son public. Welles a également opéré de nombreuses coupes dans le texte, mais l’a aussi modifié, pour que celui‑ci corresponde mieux à une esthétique cinématographique7.

Conclusion

31Orson Welles et Joel Coen optent tous deux pour une approche référentielle de l’Écosse, et Welles joue sur un imaginaire collectif pour faire référence à cette Écosse, depuis les États‑Unis. Pourtant ces deux adaptations de Macbeth proposent bien une Écosse vue d’ailleurs. La pièce est tantôt américanisée, tantôt apatride, tantôt même anhistorique. Mais cette démarche de délocalisation s’avère être, peut‑être, l’approche la plus pure de Macbeth, dont la portée écossaise a pu être remise en question. À plus d’un sens, Coen et Welles s’éloignent géographiquement de l’Écosse, mais semblent paradoxalement se rapprocher de Macbeth. Tous deux se concentrent sur la théâtralité de la pièce, aspect essentiel de cette œuvre. Et tous deux remettent l’histoire qui se joue dans Macbeth au cœur de leur adaptation, quitte à s’éloigner de tout réalisme historique — voire à tendre vers l’abstraction. Le choix d’un format en noir et blanc s’inscrit dans cette démarche, puisqu’il permet de recentrer l’attention sur des points précis et de laisser de côté le reste — et dans notre cas, notamment l’Écosse des grands espaces.

[C]inema should retain the freedom to experiment and relocate Macbeth. Let a hundred thistles bloom. Adaptation is a useful antidote against the worst excess of nationalism. The “Scottishing” of Shakespeare need not follow the narrow path taken by the “Englishing” of Scotland. (Maley & Murphy, 2004, p. 13)

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Bibliography

Corpus primaire

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Ouvrages et articles cités

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Notes

1 Ce point ne fait pas l’unanimité. Dans le même ouvrage, Rogers affirme que les acteurs ne portaient pas de costumes écossais (ibid., p. 105‑106).

2 D’après les données météorologiques recueillies par le site What’s the weather like.org.

3 Voir Morère (2009). Voir également Shakespeare (2009, p. 9‑11).

4 À l’exception de Brendan Glesson, qui est irlandais.

5 Voir Hindle (2015, p. 120). Voir également Davies (1990).

6 Dechant évoque lui aussi le noir et blanc comme une source de liberté (American Film Institute, 2022).

7 Pour plus de détails, voir Poutiers (2005).

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References

Electronic reference

Chloé Giroud, Macbeth déracinée, ou comment transmettre l’Écosse sans l’Écosse, dans les adaptations d’Orson Welles (1948) et de Joel Coen (2021)”Études écossaises [Online], 22 | 2023, Online since 01 April 2023, connection on 07 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesecossaises/4305; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesecossaises.4305

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About the author

Chloé Giroud

Univ. Grenoble Alpes, ILCEA4, 38000 Grenoble, France
chloe.giroud@univ-grenoble-alpes.fr
 
Chloé Giroud est doctorante à l’Université Grenoble Alpes. Elle prépare une thèse en littérature anglaise sous la direction du prof. Estelle Rivier-Arnaud, intitulée : La rupture dans trois grandes tragédies shakespeariennes et ses avatars contemporains. Du texte à la scène et de la scène au texte.
 
Chloe Giroud is a doctoral student in English Literature at the University of Grenoble Alpes, working under the supervision of Prof. Estelle Rivier-Arnaud. The topic of her PhD research is Fracture(s) in Three Shakespearian Tragedies and Their Contemporary Avatars. From Text to Stage and from Stage Back to Text.

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