1Dans son ouvrage Les Écossais en France (1862), Francisque Michel cite et commente les propos de l’historien Agustín Thierry à propos de la fascination que nourrissent les Français, plus généralement les Occidentaux, du xixe siècle envers l’Écosse :
En voyant la faveur avec laquelle nos contemporains ne se lassent pas d’accueillir tout ce qui, de près ou de loin, se rapporte à l’Écosse, on s’est fréquemment demandé à quoi ce pays doit un pareil intérêt, dont est jaloux à bon droit le reste de l’Europe. (Michel, 1862)
- 1 Cette alliance revêtait à propos un caractère européen puisqu’elle unissait, contre le royaume d’An (...)
- 2 Voir Macpherson (1760).
- 3 Voir Letourneur (1777).
- 4 Voir les propos de Victor Hugo au sujet du travail de Walter Scott dans Hugo (1880-1926, p. 246‑247 (...)
- 5 Nous pensons tout particulièrement à W. Scott, The Lady of the Lake (1810).
- 6 Voir l’avant-propos d’Amédée Pichot qui précède la traduction de 1821 de W. Scott, La Dame du lac, (...)
2Précisons, en effet, qu’un intérêt tout à fait considérable pour l’Écosse et son héritage socio-historique s’est développé au cours du xixe siècle chez les Européens. Bien que les liens qui unissent la France et l’Écosse soient ancestraux, et si nous ne nous étendrons pas sur les principes de l’Auld Alliance1 et sur l’amitié qui lient les deux nations depuis le xiiie siècle, il semble que nous puissions fixer le début de ce remarquable engouement à 1760. C’est à cette époque qu’à Édimbourg sont publiés pour la première fois les chants d’Ossian2 sinon traduits, a minima inspirés à James Macpherson par des pièces épiques issues de la tradition gaélique. Ces derniers sont largement diffusés en Europe occidentale avec une première traduction en français3 en 1777. Ajoutons que les œuvres de Walter Scott, notamment ses romans diffusés et traduits en français avant ses ballades, constituent également l’une des principales portes d’entrée4 sur l’Écosse des romantiques. La diffusion plus tardive de sa poésie5, prenant pour cadre les paysages mythiques des Trossachs, contribuera à la promotion d’une mode écossaise notamment grâce aux traductions et aux commentaires6 d’Amédée Pichot. Enfin, on peut rappeler que Charles Nodier s’imposa en ambassadeur de cette fascination :
Charles Nodier est, faut‑il le rappeler, l’un des principaux promoteurs français de cette celtomanie européenne qui voit dans l’antique Calédonie, c’est-à-dire l’ancienne et mythique Écosse, son épicentre […]. (Vacelet, 2017, p. 11)
3Il s’agit de remarquer l’étonnante fascination de Nodier pour cette Écosse autant mythique que mystique, fascination qu’il développe dans sa fameuse Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse (1821), également dans la nouvelle Trilby ou le lutin d’Argail (1822) dans la préface de laquelle il écrit :
- 7 « Avertissement » dans Nordier (1822).
Le sujet de cette nouvelle est tiré d’une préface, ou d’une note des romans de Sir Walter Scott, je ne sais pas lequel. Comme toutes les traditions populaires, celleci a fait le tour du monde et se trouve partout. C’est le Diable amoureux de toutes les mythologies. Cependant, le plaisir de parler d’un pays que j’aime, et de peindre des sentiments que je n’ai pas oubliés ; le charme d’une superstition qui est, peutêtre, la plus jolie fantaisie de l’imagination des modernes […]7.
4Ainsi retrouve‑t‑on dans les propos de Nodier l’expression de cette étrange attraction que l’Écosse exerce sur le début du siècle romantique. Soulignons aussi l’idée de superstition qui, ici évoquée, souligne la dimension folklorique voire mythique et mystique, de l’attrait des auteurs du xixe siècle pour l’aire géographique et socio-culturelle que constitue l’Écosse. Entendons par mythique l’ensemble des éléments issus du folklore et de la mythologie gaélique, éléments qui prennent leur source dans la tradition orale des Highlands. Enfin, il peut être pertinent de relier ici le mythique au mystique, puisque les romantiques ont contribué à faire de l’Écosse un objet marqué par le mystique, voire le religieux, notamment dans sa tradition et ses paysages. Ces voyages vers l’Écosse sont alors extrêmement répandus au xixe siècle jusqu’à apparaître comme un « pèlerinage aux sources ossianiques » :
- 8 Voir Bain (1931, p. 207).
Le voyage en Écosse date de la fin du xviiie siècle ; Margaret Bain distingue trois classes de voyageurs, les « voyageurs philosophes (1770‑1789), [les] voyageurs involontaires (1789‑1815) et [les]voyageurs romantiques (1815‑1830)8 ». Ce voyage va marquer durablement toute la période romantique et bon nombre d’artistes de cette école feront le déplacement vers les Highlands. Cela dit, ceux qui n’effectueront pas ce pèlerinage aux sources ossianiques prendront cependant connaissance de cette matière écossaise par le biais des arts qui s’en nourriront. (Zaragoza, 2017, p. 73)
5S’il échappe aux bornes historiques fixées par Margaret Bain, il semble pourtant que nous puissions rattacher Frédéric Mercey aux voyageurs romantiques. Bien qu’il ne fût pas à proprement parler un auteur romantique, c’est bien cette tradition qui le mènera à parcourir l’Écosse et ses îles à la fin des années 1830. Fréderic Mercey s’illustre tout particulièrement dans l’art de la peinture et précisément celle des paysages. On peut supposer que les images des terres calédoniennes qui, au travers des littératures romantiques, circulent dans les milieux lettrés, constituent également un élément moteur dans cette route vers le nord-ouest. Dans ces séjours, Frédéric Mercey puisera la matière nécessaire à la rédaction d’un certain nombre d’articles publiés dans la Revue des Deux mondes et rassemblés sous le titre « Souvenirs d’Écosse » (Mercey, 1837, 1838a, 1838b et 1839). C’est précisément cette série que nous nous proposons d’étudier ; elle constituera l’objet principal de notre analyse qui souhaite mettre en lumière les motifs de la fascination du xixe siècle romantique pour une esthétique écossaise. Nous questionnerons alors les éléments qui constituent les briques fondatrices d’une représentation romantique et idéalisée de l’Écosse.
6Composés d’une série de quatre récits, évoquant son parcours à travers l’Écosse et ses îles, les Souvenirs d’Écosse de Frédéric Mercey tels qu’ils ont été publiés dans la Revue des Deux Mondes témoignent d’une certaine fascination de leur auteur pour le territoire et la nation écossaises. C’est sous la forme d’articles qui prennent chacun pour cadre et titre une région de l’Écosse visitée par l’auteur que sont diffusés ces récits de voyage au lectorat français entre 1837 et 1838. Le premier d’entre eux, « Hirta, l’île des Chasseurs » (Mercey, 1837), relate le voyage de Frédéric Mercey des villes des Lowlands jusqu’à la très lointaine île d’Hirta à l’ouest des Hébrides. En 1838 c’est « Le duché d’Argyle et l’île de Mull » (Mercey, 1838b) qui font l’objet du second article de Frédéric Mercey qui arpente alors les Hébrides intérieures, puis « Iona, l’île sainte » (Mercey, 1838a), la même année dans la même région et enfin un article consacré à « Glasgow » en 1839 (Mercey, 1839).
7C’est la mise en scène d’une Écosse marquée par la double injonction de la mémoire et du progrès qui retient notre attention dans les récits de Frédéric Mercey. Il apparaît alors évident que le patrimoine, historique et culturel, c’est-à-dire mémoriel, constitue l’élément fondateur d’une poétique romantique de l’Écosse. Les premiers mots du récit inaugural constituent en ce sens un exemple tout à fait éclairant :
Quoique placée dans un coin reculé de l’Europe, en dehors des grandes lignes de communication qui lient entre eux les peuples de notre continent, l’Écosse est vraiment une terre de progrès. Je dirai plus, c’est une terre de prodiges, en fait de civilisation surtout. Ses habitants, qui, il y a moins de deux siècles, ne songeaient guère qu’à tuer ou à se faire tuer, ne pensent plus aujourd’hui qu’à vivre et à bien vivre. Chez eux, la soif du savoir et la soif des richesses, que des esprits chagrins ont flétrie du nom de cupidité, ont remplacé la brutalité et la soif du sang. La vie paisible (still life) a pris la place de la turbulence et de l’esprit batailleur ; et, dans les trois quarts du pays, l’aisance gagne chaque jour du terrain sur la misère. L’Écossais est aussi industrieux aujourd’hui qu’il était brave autrefois, aussi éclairé qu’il était superstitieux, aussi poli qu’il était barbare ; ses luttes sont des luttes industrielles et savantes. (Mercey, 1837)
8Mercey souligne et développe dès ces premières lignes l’idée d’une transition qui aurait frappé le peuple écossais le conduisant de la barbarie vers la lumière. Les Union Acts de 1707 ont, en effet, bouleversé la structure socio-économique du pays. Jusqu’alors royaume indépendant, l’Écosse principalement marquée par sa culture rurale, s’industrialise très rapidement. Certaines populations du Nord contraintes à l’exil nourrissent l’essor économique des villes du Sud et tout particulièrement de Glasgow. C’est dans cette même ville que l’ingénieur écossais James Watt imaginera les premiers principes de sa machine à vapeur. Cet essor aussi brutal que véloce influence naturellement la poétique écossaise de Frédéric Mercey. L’auteur dresse alors un portrait en miroir diachronique d’une Écosse ayant franchi le seuil des portes du monde civilisé si rapidement et si ardemment qu’elle se fait alors étendard du progrès. Pourtant, c’est bien ce sursaut et de fait, ce passé nourri de « la brutalité et [de] la soif du sang », dépassé, qui semble être vecteur de la fascination. Aussi retrouvons‑nous dans les propos d’Augustin Thierry illustration tout à fait éclairante du précédent passage :
Peut‑être penserait‑on que c’est l’aspect du pays, ses montagnes, ses lacs, ses torrents, qui donnent aux romans historiques dont la scène est en Écosse quelque chose de si attrayant ; mais l’intérêt profond qu’ils inspirent provient bien moins de cette cause matérielle que du spectacle vivant offert par une série de commotions politiques toujours sanglantes, sans exciter le dégoût, parce que la passion et la conviction y jouent un bien plus grand rôle que l’intrigue. Il y a des pays où la nature a un aspect bien plus grandiose qu’en Écosse ; mais il n’en est aucun où il y ait eu autant de guerres civiles, avec tant de bonne foi dans la haine, tant de chaleur d’âme dans les affections politiques. (Thierry, 1834)
- 9 Nous conviendrons du fait que ce que nous nommons les identités constituent un ensemble composé des (...)
9Si les propos de Frédéric Mercey et ceux d’Augustin Thierry semblent apparemment s’opposer, il convient en réalité de les rapprocher. Soulignons alors que ce sont ici des représentations de l’ordre de la métaphysique qui sont proposées par l’auteur. Augustin Thierry évoque en substance les contours d’une âme écossaise dont l’aura serait alors un des motifs de la fascination que suscite l’Écosse au xixe siècle. Ainsi, ces intrigues « sanglantes », cet « esprit batailleur », constituent les fondations sur lesquelles Frédéric Mercey met en place une construction utopique autour de l’Écosse. Celle‑ci apparaît comme une société parfaitement imparfaite, qui en sortant des ténèbres a su garder cette identité passionnelle chère aux romantiques. C’est bien cette idée d’identités, nécessairement plurielles9, à travers la quête qui en est faite et l’héritage qui en découle, qui constitue selon Augustin Thierry un des principaux motifs de la fascination induite par l’Écosse. On relève dès le premier récit, le caractère quasi utopique de ces régions d’Écosse comme le traduisent les propos rapportés par Mercey de son hôte, Sir Thomas qui compare Hirta à La République de Platon :
— Voyez‑vous, dit sir Thomas en me montrant une carte d’Écosse, pendue à l’un des lambris de la salle, voyez‑vous, là, à l’ouest des Hébrides, dans l’un des coins les moins fréquentés de la mer Atlantique, à cent quarante milles environ du continent, ce petit point noir auprès duquel on a écrit Hirta ou Saint‑Kilda ? Voilà ma terre promise, ma république qui vaut mieux que la république de Platon, car ma république est possible, puisqu’elle existe ; tandis que celle de Platon n’était pas possible, et n’a jamais existé. Cette petite île, qu’ont oubliée les trois quarts des géographes, et que Chalmers, dans son Écosse, a dignement réhabilitée, s’appelle Hirta ou Saint‑Kilda, entendez‑vous ? (Mercey, 1837)
Ici le choix de rapporter précisément ce dialogue implique de la part de Frédéric Mercey une construction idéalisée dans les représentations qu’il fait de l’Écosse.
10Nous pouvons également remarquer que ces constructions idéalisées de l’Écosse sont fortement renforcées par la mise en valeur d’une histoire guerrière, essentiellement clanique, qui sert de support aux identités. On en retrouve les traces, habilement dissimulées, dans les descriptions que fait Mercey des paysages calédoniens :
Une chaîne de petites collines, couvertes de bruyères, nous séparait de la mer. Au haut de ces collines, on apercevait de temps à autre de petites pyramides en pierres, pareilles à ces constructions qu’on appelle cairns dans les Highlands, ou des pierres dressées semblables aux peulvent et aux menhir de la Bretagne. C’est le tombeau d’un Mac-Lean, c’est le tombeau d’un Campbell, c’est le tombeau d’un Mac-Dougal, nous disaient nos guides avec emphase. À les entendre, tous ceux qui reposent sous ces tas de pierres étaient de grands guerriers ; des débris d’armes et des ossemens qu’on y a trouvés quelquefois donnent crédit à cette opinion ; on assure même qu’on a souvent déterré, sous les cairns, des urnes qui contenaient des pièces de monnaie. (Mercey, 1838a)
11Relevons ces images funèbres des tombeaux qui se fondent dans le paysage et semblent de toutes parts venir couronner les collines des Highlands. Cette esthétique aux inspirations gothiques participe de la diffusion d’un mythe écossais. Celui de ses guerriers sacrifiés, les deux occurrences « Mac-Lean » et « Mac-Dougal », permettent de tisser le lien qui unit ici une certaine image de l’Écosse avec ses landes jonchées des ruines des tombeaux et son héritage clanique. Ainsi, c’est bien le caractère patrimonial de l’Écosse qui s’impose en vecteur d’une fascination remarquable. Les paysages de la Calédonie sont marqués par les mémoires d’un peuple qui s’infusent alors dans les représentations idéalisées que nous propose le récit de voyage de Frédéric Mercey. Elles contribuent à forger un tableau parfait du topos romantique en mettant en scène une Écosse nimbée de mystères, voilée de brumes qui recouvrent les stigmates que portent la terre. Cet héritage et ces mémoires passionnellement revendiquées qui envahissent les figurations écossaises sont, dans le récit de Frédéric Mercey, sublimées dans le contraste qu’elles imposent avec le tableau d’une civilisation des Lumières.
- 10 Voir Gourievidis (2011).
- 11 Voir Boelaert (1948).
12Il semble opportun de remarquer que c’est sans doute cet héritage clanique et mythique, âge d’or tragiquement révolu, qui fonde la figuration utopique de l’Écosse romantique. Rappelons que le xixe siècle écossais panse encore les blessures des Highland Clearances10, plus généralement celles de la fin d’un système plusieurs fois centenaire. Ce système clanique11, dans son organisation sociale et dans son rapport à la propriété, constitue alors une utopie martyrisée pour le voyageur du xixe siècle. Nous pouvons alors repérer un véritable dispositif de juxtaposition qui sert une construction romantique de l’Écosse, à la fois journalistique et littéraire.
13Frédéric Mercey le voyageur relève et vante la prospérité industrielle et intellectuelle des grandes cités des Lowlands. À son arrivée à Glasgow il s’étonne des prouesses techniques déployées afin d’aménager le territoire, assurément sauvage, de l’Écosse :
Les rail-ways remplacent les steamers sur la terre ferme ; les uns sont déjà en activité, comme ceux de Dalkeith et de Paisley ; les autres, tels que celui de Glasgow à Édimbourg, tracés sur une grande échelle, vont rapprocher les villes et en accroître la prospérité industrielle. Cette prospérité cependant est déjà merveilleuse. (Mercey, 1837)
14Si les articles de Mercey constituent en de nombreux points d’évidents éloges à l’essor qui marque alors le pays, le récit se teinte à plusieurs reprises d’une description paradoxale d’une nation qui semble se plaire à osciller entre tradition et modernité. Après avoir quitté les villes du Sud, il explique à son arrivée dans les Hébrides :
Une demi-douzaine de ces huttes de sauvages, avec les hangars qui en dépendent, forment un village hébridien ; c’était dans un hameau de ce genre que nous venions de passer la nuit. Comme ces maisons ont la couleur grise et rougeâtre de la bruyère, à moins qu’elles ne soient bâties sur un pic, on a peine à les distinguer du sol. Il faut les toucher pour les voir. Nous déjeunâmes avec des œufs, du thé et des confitures de groseilles noires, comme nous eussions pu le faire à Londres ou à Édimbourg, et nous quittâmes Bunessan pour nous rendre, à l’aide de nos poneys, à l’entrée d’une petite baie, où nous attendait un bateau de pêcheur avec qui, la veille au soir, nos guides avaient fait prix pour nous conduire à Iona. (Mercey, 1838a)
15On pourrait alors aisément justifier ce contraste en faisant appel aux seules circonstances géographiques, or il semble que ces hésitations entre le progrès et l’héritage soient davantage qu’une simple transition conséquence de l’éloignement du Nord sauvage par rapport au Sud industrialisé. En effet, relevons que les denrées parviennent jusqu’aux Hébrides sans plus de difficultés puisqu’on y déjeune « comme […] à Londres ou à Édimbourg ». Ainsi, ces juxtapositions paradoxales relèvent bien plus d’un dispositif culturel, voire d’un ensemble d’identités propre à l’Écosse tout entière, que d’une frontière déclinante entre civilisation triomphante et barbarie résistante.
16Quelques lignes plus loin, Frédéric Mercey revient sur l’accueil qui lui fut réservé par ses hôtes des Highlands. Notons ici la volonté pour l’auteur de souligner l’évident inconfort de la chambre dans laquelle il s’apprêtait à passer la nuit :
Dans un coin de cette chambre, entre quatre larges pierres plates, dressées sur leur épaisseur, on avait répandu plusieurs bottes de paille et des fagots de bruyère. « Voilà les lits que vous demandez », nous dit notre hôte en posant la lampe sur une des pierres. Il fallut se résigner, et paraître même satisfait pour ne pas blesser l’amour-propre de l’obligeant montagnard ; nous nous étendîmes donc entre les pierres sur la molle couche de bruyère, où toute une famille aurait certainement pu se nicher. (Mercey, 1838a)
- 12 Nous renvoyons à ce propos à Soubigou (2017).
- 13 Voir Nodier (1821).
17L’intention est ici essentielle, nous avons une figuration tout à fait hyperbolique quant à la rusticité de cet « obligeant montagnard » et des « lits » de paille et de bruyère qu’il offre aux voyageurs. Il s’agit d’une construction stéréotypée qui sert le fantasme d’une Calédonie hors du temps. Cette figure du montagnard en tartan participe de l’esthétique romantique développée par les auteurs français. Il est l’incarnation de la résistance d’un passé glorieux, un vestige, écho des temps anciens12. Charles Nodier fut sans doute le premier à brosser le portrait de ces montagnards en lui attribuant une double esthétique de la tradition et de la révolte13.
18Dans un article davantage historique qu’il écrit pour la Revue des Deux Mondes, Frédéric Mercey nous propose une peinture synthétique, teintée d’idéaux romantiques, de l’Écosse. Ainsi, les paradoxes que nous évoquions plus tôt se diffusent et parsèment le portrait grandiose de l’Écosse des romantiques :
[…] cette contrée septentrionale n’en a pas moins une sorte d’austère magnificence qui lui est tout-à-fait propre. Ses montagnes incultes, couvertes de marécages bruyères, revêtues çà et là de forêts de sapins, se colorent d’un azur sombre et violâtre ; á leurs pieds, dans l’intérieur du pays des baies profondes et des lacs couleur d’ardoise prennent la place des vallées ; un ciel lourd et d’un gris plombé pèse sur leurs sommets arrondis ; une mer orageuse semée d’îles noires, et que labourent les vents puissans de l’Atlantique, les enveloppe d’une ceinture d’écume et ronge incessamment leurs bases décharnées. Cette nature est pleine de tristesse et de majesté. La nudité de ces montagnes, le petit nombre d’habitans qui vivent sur leurs pentes abruptes ou dans leurs vallons retirés, ce ciel même si rarement égayé par un beau jour, tout concourt à donner aux solitudes des Highlands cette mélancolique grandeur qui manque aux paysages de contrées plus favorisées de la nature ; c’est le calme et la sublimité du désert, c’est la solennité de la mort. (Mercey, 1841)
- 14 Nous pensons tout particulièrement au travail de William Turner ou à celui de Caspar David Friedric (...)
19Sans nous étendre davantage sur le paysage dont les ciels brouillés et les nuances d’ocre et d’ombre ne cessent de nous rappeler aux grandes toiles14 du xixe siècle, relevons le dispositif oxymorique qui tient le texte tout entier. Ce sont bien ces juxtapositions étonnantes qui contribuent — contre l’intuition — à former un ensemble culturel unique, sans aucune rupture. Relevons la « tristesse et la majesté », « la mélancolique grandeur », « la sublimité du désert » et « la solennité de la mort » qui achève d’ériger l’Écosse comme un étendard romantique : une personnification aux allures tragiques, sublimes mais également grotesques.
À la suite de l’union des deux royaumes, l’Écossais, dépossédé de ses lois antiques et de sa nationalité, s’agitait dans son inquiète et aventureuse ambition ; l’industrie, l’intelligence et la liberté, ces trois magiques sœurs des temps modernes, l’ont rencontré à la limite de ses bruyères incultes, au bord d’une houillère entr’ouverte. (Mercey, 1841)
20Ainsi Frédéric Mercey conclut‑il son article sur l’Écosse de 1840, ces quelques mots permettent une élégante synthèse de tout ce qui a fasciné les hordes de romantiques qui partirent à la conquête de l’esthétique écossaise. Fruit de l’union impossible de la tradition et de la modernité, cette Écosse‑là, fantasmée, construite et reconstruite, a définitivement envahi et le cœur et la poétique des écrivains français du xixe siècle.
21Il convient alors de préciser que la fascination qu’inspira l’Écosse aux romantiques et plus largement aux milieux culturels occidentaux, repose essentiellement sur l’intuition qu’elle est une terre de paradoxe. Frédéric Mercey, à la rencontre de ces territoires, livre alors le tableau idéalisé de ces juxtapositions paradoxales. Du poids des mémoires claniques, dont le système socio-politique mêle utopie et attachement communautaire, à l’élan brutal et incessant qu’insuffle l’essor intellectuel et économique des Lowlands, l’Écosse de Mercey précise celle de Nodier, de Scott, et de tous ceux dont elle a envahi la littérature.