1Dans une note en bas de page de l’avant-propos de la revue Études écossaises no 13 de 2013, les auteurs diagnostiquent « la marque d’un déficit identitaire national, symptomatique de la difficulté des Écossais d’habiter imaginairement leur espace propre » (Besson et coll., 2013). Ainsi, James MacPherson éprouva jusqu’au besoin de créer un faux pour justifier un mythe fondateur égyptien pour les Highlands (Kleiman-Lafon, 2013). Pourtant, des influences multiples peuvent, pour les géographes, créer des combinaisons originales et uniques qui façonnent les particularités et l’unicité d’un espace. Ainsi, « l’étude du droit écossais […] est un exemple de réception réussie des principes juridiques de droit romain et de common law dans un système de droit coutumier et féodal » (Francoz-Terminal, 2007). Ce système juridique, bien que d’origine majoritairement exogène, est unique au monde. Sa compréhension ne se limite pas à l’étude d’une étendue aréolaire à l’intérieur de laquelle il s’applique : elle y est aussi assortie d’une discontinuité, la frontière « nationale » anglo-écossaise, qui aurait pu devenir une frontière d’État (Besson et coll., 2016). Ainsi, plus qu’une simple limite (qui enserre juste un contenu), cette frontière constitue une discontinuité, qui a son fonctionnement propre en tant qu’interface fonctionnelle. Elle mérite d’être étudiée sur un sujet qui ne fait pas assez couler d’encre : le droit des incapacités, plus précisément celui qui concerne les « mineurs » — ici, les guillemets sont nécessaires car, à l’inverse du droit français, le terme « minor » a disparu du droit britannique (Francoz-Terminal, 2007) et, en particulier, il ne figure nulle part dans l’Age of legal capacity Act de 1991. Cet article s’attachera donc, après avoir précisé la genèse du droit écossais et ses origines externes, à décliner les particularités de l’acquisition de la capacité légale pour les adolescents en Écosse. Son étude implique son articulation avec le droit anglais et la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989. Enfin, concernant la frontière intra-étatique, il faudra se pencher sur une particularité qui se manifeste depuis 1753.
2Avant l’Union de 1707, l’Écosse avait adopté un système de droit continental d’inspiration romaine justinienne, coexistant avec les coutumes locales. De son côté, l’Angleterre relevait de la common law. Alors que Rome s’était arrêtée au mur d’Hadrien (Forsyth, 2005), après une brève avancée en Calédonie jusqu’au mur d’Antonin avant qu’elle ne quitte la Bretagne insulaire en 407 (Robertson, 1960), c’est pourtant du côté nord que le droit romain fut adopté. Il y a donc un paradoxe, une sorte de situation à front renversé qui rappelle le secteur de Marcq-en-Barœul, où la Flandre française — autrefois néerlandophone — est au contact de la Belgique francophone.
Figure 1. – La pénétration du droit romain en Calédonie du iie siècle à la fin de l’Empire romain.
© Rodolphe Dumouch, novembre 2022, logiciel Inkscape.
3Cette introduction du droit romain a deux origines. D’une part, jusqu’au xive siècle, le roi d’Écosse n’ayant pas un pouvoir centralisé comparable à celui du roi de France, c’étaient les juridictions ecclésiastiques qui assuraient les fonctions judiciaires (Godard, 2004) ; le droit canon étant d’inspiration romaine, elles contribuèrent à l’usiter et à l’implanter progressivement. D’autre part, la Vieille Alliance (Auld Alliance), avec la France, de 1295 qui amena de nombreux juristes écossais à étudier en France, cette seconde voie d’introduction étant la plus intense (Godard, 2004). Il faut ajouter à cela le travail de titan de James Stair (1981) qui constitua, en 1681, une synthèse « entre droit coutumier, droit naturel affectionné par ses contemporains, droit romain, droit canon et droit féodal » (Francoz-Terminal, 2007).
Figure 2. – Systèmes et influences juridiques en Écosse avant l’Union de 1707.
© Rodolphe Dumouch, novembre 2022, logiciel Inkscape.
4Selon le traité d’Union de 1707, « il avait été convenu que le droit privé jusqu’alors en vigueur sur le territoire écossais continuerait de s’appliquer et que celui‑ci ne serait modifié qu’à son avantage » (Kermack, 1933, traduit par Francoz-Terminal, 2007). Toutefois, peu à peu, la common law pénètre le système juridique écossais (Godard, 2004). Il y a bien eu une résistance : on se souviendra de « l’épisode célèbre qui vit Scott fondre en larmes publiquement lors d’une réforme législative qui selon lui vidait uniformément le Scots law et l’être même de l’Écosse de leur substance » (Besson, 2011) ; l’épisode en question, vers 1815, consistait à l’introduction de jurés dans les affaires civiles (Gest, 1906). Mais, la common law, ce sont aussi, bien entendu, les juges écossais qui participent largement à la jurisprudence ; les juristes écossais conservent donc une influence majeure. Lesdits juristes préservent ainsi leur conception plus abstraite du droit que leurs homologues anglais, ce qui les rapproche, en ce sens, des juristes continentaux (Godard, 2004). L’Écosse acquit, dans ce processus historique, ce système juridique mixte romano-civiliste / common law si particulier qui perdure jusqu’à nos jours.
5Il y eu pourtant des attaques contre cette autonomie ; les dernières notables en date sont celles de Margaret Thatcher, avec, en particulier, une destruction du système social spécifique à cette nation constitutive à destination des 16‑18 ans :
The impetus for writing Risk was the 1988 legislation by then Conservative government concerning entitlement to Income Support for young people. This move, which cut entitlement to basic Income Support for sixteen and seventeen year olds proved to have a devastating effect on a generation of young people with no, or hardly any, job prospects. (Horvat, 2005)
6Cependant, depuis le Scotland Act de 1998, sous Tony Blair, l’Écosse a bénéficié de la « devolution » et de la création d’un parlement écossais qui peut légiférer sur les secteurs non réservés au parlement britannique, comme la santé, les établissements pénitentiaires et l’enseignement public. Après la (ré)ouverture du parlement écossais en 1999, « le droit écossais a continué d’exister et d’évoluer dans la sphère qui lui était dévolue, et notamment en droit de la famille et des incapacités » (Francoz-Terminal, 2007).
7Cette situation crée une discontinuité au sein du Royaume‑Uni et les deux systèmes juridiques. On parle bien ici de discontinuité : une limite n’est qu’une marque pour circonscrire une aire et donc ne relève pas vraiment de l’analyse spatiale, à l’inverse de la discontinuité (Carroué et coll., 2002). Pour ces auteurs, une frontière est, précisément, à la fois une limite et une discontinuité. Ici, les deux systèmes juridiques ne sont pas juxtaposés, ils entrent en interaction, non seulement en formant un droit mixte en Écosse, mais aussi par le jeu des acteurs qui profitent de cette frontière au sein du Royaume‑Uni. Ils forment un réseau complexe (au sens étymologique de « tissés ensemble ») dont la complexité est spatio-temporelle (Grataloup, 1994) et multiscalaire : le temps historique long les a constitués dans leurs grands traits, le temps moyen est celui où s’affiche leur évolution (souvent lente en droit) et il interfère avec nos temporalités individuelles (âges de la vie, ici). Les traités et conventions internationaux, les exigences européennes (par exemple sur l’égalité homme-femme) y ont, de surcroît, ajouté quelques éléments.
8L’imbrication est cependant ici telle que, précisément, elle n’est plus perçue comme une discontinuité mais parfois, à l’inverse, comme une continuité : « L’un des problèmes majeurs pour la représentation de l’Écosse comme territoire national a toujours été le manque de frontières visibles avec l’Angleterre, ce qui a poussé à la vision d’une continuité territoriale perçue comme naturelle entre les deux. » (Besson, 2011) Cela dit, en ce qui concerne le droit des « mineurs », c’est clairement une discontinuité, comme il sera montré ci‑dessous.
9La sociologue Cécile Van de Velde (2008) a réalisé une étude comparative sur l’intégration sociale des jeunes majeurs européens, au Danemark, en Grande‑Bretagne, en France et en Espagne. Elle démontre, en matière de soutien matériel des étudiants, l’existence d’un dégradé allant d’un modèle fondé sur l’autonomie de la jeunesse (Danemark) à un modèle fondé totalement sur l’appui familial (Espagne), parfois jusqu’à 30 ans, la France montrant une situation intermédiaire. Pour la Grande‑Bretagne, l’auteur note aussi une situation intermédiaire, dégradée sur le plan social mais avec une tendance à l’émancipation et au mariage précoce ; toutefois, elle ne mentionne pas le cas écossais, où il a existé des dispositions sociales particulières (Horvat, 2005) et où la devolution permet des initiatives en matière de services sociaux. Ce livre de Cécile Van de Velde révèle surtout, en ce qui intéresse cet article, le lien entre ce gradient allant du nord au sud de l’Europe et l’influence du protestantisme. L’influence protestante sur la relation aux enfants y est, en effet, très claire. En France, le premier juriste qui proposa une pré‑majorité, notamment en matière religieuse, fut Jean Carbonnier, dans les années 1970. Or Jean Carbonnier était ouvertement protestant. Ce n’est, a priori, pas un hasard. Le libre-arbitre promu lors de la Réforme influença largement leur Weltanschauung (Gaber, 2019) et certains groupes protestants ont refusé le baptême imposé aux enfants (anabaptisme), exigeant que le catéchumène dispose du discernement. L’influence de l’Église presbytérienne, indépendante de l’anglicanisme, est peut‑être un élément culturel en faveur de cette autonomie. L’ensemble de ces notions permet de poser quelques éléments laissant penser que l’autonomie des adolescents et la pré‑majorité sont favorablement reconnues au nord de l’Europe et, en particulier, en Écosse.
10Ce qui est certain, c’est que la culture écossaise possède largement des dispositions favorables à l’autonomie des adolescents. Si le droit écossais a beaucoup été influencé par le droit français, il n’a jamais suivi cette évolution funeste qui apparaît sous Henri III avec l’ordonnance de Blois, en 1579, qui dénie de nombreux droits aux femmes et passe la majorité à 30 ans pour les garçons, 25 ans pour les filles (Fize, 2007) contre 14 et 12 ans en droit canon. Toute idée de pré‑majorité, existant de fait au Moyen Âge (Grandjean, 2014), disparaît en France, cette ordonnance n’attribuant la capacité juridique qu’aux seuls hommes adultes mûrs. Il n’est bien sûr pas question de capacité partielle (type « curatory ») en France. Quant à la République française, elle a, étonnamment, perpétué cette approche. Ainsi, Jules Ferry prônait, une laïcité qui était, en fait, conservatrice et scrupuleuse de l’assentiment des « pères de famille », pas du tout émancipatrice pour les enfants vis-à-vis de la famille. C’est aussi à cause de cet esprit juridique que la France a eu beaucoup de mal avec le statut des femmes, considérées comme « incapables » jusqu’en 1970.
11En littérature écossaise, au contraire, l’initiation émancipatrice des adolescents et la révolte juvénile sont très présents, en particulier chez Stevenson (Besson, 2008 et 2011) qui, en septembre 1872, rejoignit le club « L.J.R. » (Liberty, Justice, Reverence) qu’il cofonda ; c’était une société d’étudiants révoltés promouvant l’athéisme et contestant l’éducation familiale (Le Bris, 2000). Dans ses écrits, la relation au père est un thème récurrent tout comme la place de l’adolescence (Besson, 2008, p. 118‑122) :
12Baignés par le protestantisme et ce fonds culturel utopique qui régnait dans les milieux étudiants, les juristes n’ont donc pas pris les travers de la quasi-totalité majorité des civilistes français (excepté Jean Carbonnier et quelques rares professeurs comme François Gisser). La référence au jusnaturalisme y fut peut‑être pour quelque chose en Écosse, puisque Stair en était un zélateur. Le droit naturel, en effet, conteste le caractère conventionnel et arbitraire du droit positif et les limites brutales (Strauss, 2008), en tout ou rien, pourtant caractéristiques du droit romain, dont celle qui sépare « minorité » de « majorité » est emblématique (« L’incapacité du jeune de dix-sept ans traduit une décision plus ou moins arbitraire de la loi qui a pris en compte la moyenne d’âge à laquelle s’acquiert l’expérience des actes de la vie civile. » [Carbonnier, 1994]). Le compromis entre les deux tendances, pourtant peu conciliables, semble avoir été trouvé par Stair en reprenant une ancienne disposition à la fois de la haute Antiquité romaine et du droit canonique, avec les statuts de tutory et de curatory (on passe de l’un à l’autre à 12 ans pour les filles, 14 pour les garçons). Notons que, au contraire, le droit anglais ne possède pas de formulation explicite de l’incapacité juridique des « mineurs » (« le terme n’existe plus), laissant beaucoup plus de place au juge pour établir la capacité de discernement.
13« Cette gradation de la capacité de l’enfant en raison de son avancée en âge n’est pas sans nous rappeler l’organisation de la minorité en droit romain dont Stair, un des pères du droit écossais, s’est directement inspiré. » (Francoz-Terminal, 2007) Erskine en reprendra le principe en 1759 (Erskine, 1903). Ce fait montre clairement que le droit écossais, adopté avant le xviie siècle, ne correspond pas du tout au standard romano-civiliste français inspiré des compilations d’Ulpien et véhiculé par l’ordonnance de Blois, puis, ultérieurement, par l’esprit du Code Napoléon. Dans ces textes français, la majorité est tardive (30 ans en 1579, 21 ans en 1792, elle est remontée à 25 ans pour les hommes sous Napoléon !) ; quant à la « minorité », elle est indivisible dans le droit napoléonien, en tout ou rien, la même à 1 an et à 20 ans, sauf pour la majorité pénale (dès 16 ans dans le Code pénal de 1810, articles 66 et 69) et pour être enrôlé dans l’armée. Cette différence entre l’Écosse et la France semble provenir de deux sources assimilées toutes deux un peu vite à un homogène « droit romain » qui ne tient pas au regard de l’histoire. Le droit romain de la haute Antiquité, quand la majorité était à 12 et 14 ans, était fondé sur la « Libertas » tandis que celui de la basse Antiquité renforçait la puissance paternelle et ne cessait de reculer l’âge de la majorité. C’est ce deuxième qui est parvenu en France, à la Renaissance, à travers la redécouverte des recueils d’Ulpien (Fabry, 2014).
14Un système similaire au tutory et curatory, toutefois, existe bel et bien en France, mais c’est pour les « majeurs protégés » : la « curatelle simple » en France, correspondant à une capacité partielle comme pour la curatory des adolescents écossais, en opposition à la curatelle renforcée, incapacité totale, correspondant au tutory pour les enfants écossais.
15Ce système induisait, c’est le principal reproche contemporain qui lui a été adressé, une discrimination entre les garçons (14 ans) et les filles (12 ans). À partir du 20 novembre 1989, cette disposition était devenue incompatible avec la Convention internationale des droits de l’enfant et s’avérait, de surcroît, non conforme aux principes européens. Il a donc été entrepris de la modifier. Alors qu’en France, il a fallu attendre l’arrêt 891 de la Cour de cassation du 18 mai 2005 pour appliquer cette convention dans le pays et 2013 pour s’y conformer en matière d’adoption et de nom (article 363 du Code civil français), on notera la célérité et l’efficacité des Britanniques en la matière. Ainsi, c’est dès 1991 qu’est promulgué, par le parlement du Royaume‑Uni, l’Age of Legal Capacity (Scotland) Act, qui adapta le droit écossais. Ce n’est donc pas un acte interne ; nous sommes avant la devolution, la réforme devait obligatoirement passer par le palais de Westminster.
16L’Age of Legal Capacity Act supprime le tutory et la curatory et accorde, en remplacement, une pré‑majorité civile à 16 ans assortie du droit de voter, droit qui n’est effectif qu’aux élections écossaises (sinon, cela déséquilibrerait le corps électoral du Royaume‑Uni) ; la majorité complète demeure à 18 ans (Sutherland, 1999). Cette pré‑majorité ressemble à l’émancipation française à 16 ans, sauf qu’elle est automatique (Francoz-Terminal, 2007) ; c’est pour maintenir la tutelle qu’il faut l’intervention d’un juge.
17On constate que le palier à 16 ans est plus brutal que le système précédent, donc plus dans l’esprit romano-civiliste. Notons que ce seuil de 16 ans existait déjà avant 1991 et se superposait aux autres, notamment dans l’institution du Children’s Hearing (Leygue-Eurieult & Sturgeon, 2020), où la prise en charge devait démarrer avant 16 ans mais pouvait se poursuivre jusqu’à 18 ans. Il demeure aussi un autre seuil en droit écossais, 12 ans, pour le droit à une « présomption de capacité de discernement » assorti à une capacité pour des actes particuliers comme consentir à son adoption (Sutherland, 1999). Ce seuil rappelle le droit anglais, par exemple pour le droit de veto opposable aux parents en cas d’inscription dans une école confessionnelle (Bonfils & Gouttenoire, 2008). Cette disposition écossaise en matière d’adoption est ancienne, mais ressemble à la toute nouvelle réforme française de 2013 de mise en conformité avec la Convention internationale des droits de l’enfant, avec un seuil mis à 13 ans. C’est dire le retard français en la matière…
18En Écosse, l’ensemble de ces droits est, par ailleurs, assorti d’un droit de se tromper, précisément d’une possibilité de rétractation jusqu’à 21 ans pour certains engagements pris avant 18 ans (McBryde, 1987). Il existe, enfin, une capacité pour les adolescents écossais d’acter en justice… Toutefois, s’ils le désirent, ils peuvent déléguer cette action à leurs parents. « Nous nous trouvons alors dans une situation inédite pour un juriste français dans laquelle l’enfant capable, qui cependant refuse de prendre une part active à la procédure civile à laquelle il est partie, va donner mandat à ses représentants légaux. » (Francoz-Terminal, 2007)
19Remarquons que l’on retrouve des mécanismes de pré‑majorité en Allemagne, en Suisse, mais aussi dans les îles Anglo-Normandes et à l’île de Man… Pour un Français, cela pourrait passer pour novateur, mais ce sont des systèmes anciens. Ainsi, l’Allemagne admet depuis 1924 (Rodde, 2003) une pré-majorité religieuse et scolaire à 14 ans ; en Suisse, ce type de disposition est présente dès le Code civil de 1907. Quant à l’île de Man avec son Tynwald et aux îles Anglo-Normandes, c’est d’origine médiévale et canonique, comme en Écosse ; il y a d’ailleurs eu une influence anglo-normande médiévale en Écosse (Stringer, 2005). Le pays qui a le plus de réticence à ce concept est probablement la France (Dumouch, 2018) ; c’est d’ailleurs l’un des rares pays où la Convention des droits de l’enfant a été assez mal reçue et a suscité une opposition surprenante (Goubau, 2019 ; colloque international de Brest des 17 et 18 octobre 2019 « Jeunesse et droit », actes à paraître).
20Les différents droits s’exerçant sur des surfaces limitées, la frontière peut constituer une échappatoire quand le droit ou la situation sociale apparaît comme défavorable. La proximité du tracé peut aussi permettre de jouer avantageusement sur les dispositions des contrées mitoyennes en choisissant, comme cela arrange l’habitant, celles qu’il jugera les plus favorables. Cela explique le refus de la rectification des tracés de frontières (Moullé, 2017), par exemple entre la Belgique et les Pays‑Bas dans l’étrange ville bi‑nationale de Baarle-Hertog / Baarle-Nassau, avec ses vingt‑deux enclaves, où de nombreuses maisons ont deux entrées, une en Belgique et une aux Pays‑Bas.
21À ce titre, la frontière inter-étatique anglo-écossaise constitue un cas d’école instructif.
Figure 3. – Systèmes et influences juridiques en Écosse après 1707 et conséquences sur les dispositifs de pré‑majorité.
© Rodolphe Dumouch, novembre 2022, logiciel Inkscape.
22Une tendance de l’esprit humain est la discrétisation des réalités continues, à la construction de limites nettes dans des continuums. Tracer des frontières relève de cet exercice dans l’espace géographique. Cela s’est manifesté au xvie siècle par la linéarisation des marches, qui avaient originellement une certaine profondeur (Gottmann, 1952). Ainsi, pour certains bourgs sur ces marches, on ne savait pas à quel royaume ou quelle province ils appartenaient (Chénon, 1892 ; Blancpain, 1990 ; Clément, 2002). On a voulu en faire des frontières nettes, où l’on passe sans transition d’une entité à une autre. Ainsi, se multiplient les échanges de territoires en vue de réduire enclaves et exclaves, ainsi que les opérations de bornage. « C’est alors tout ou rien à quelques centimètres près. » (Perret, 1994) Cet objectif de normalisation a été poursuivi pendant trois siècles par diffusion du modèle stato-national westphalien.
23Or, exactement la même tendance traverse le droit (Perret, 1994). Celui‑ci contribue donc non seulement au tracé des limites et frontières mais il discrétise aussi le champ social, déterminant des seuils et des plafonds. Entrent, en particulier, dans cette considération les sujets qui occupent cet article : les limites d’âge, la « minorité » et la « majorité ». La suppression du flou de l’adolescence, marge entre l’enfance et l’âge adulte, s’est particulièrement affirmée en France, et ce de façon synchrone avec la linéarisation des frontières européennes, à partir du xvie siècle. Il y a bien sûr un lien entre ces deux processus. Cette intuition est partagée par la géographe féministe Anne Volvey (2016) qui établit un lien entre ce paradigme juridique et le bornage des territoires ; elle voit dans la linéarisation des frontières l’inscription de l’ordre patriarcal dans l’espace par les arpenteurs. Ce paradigme va clairement à l’encontre d’une appréciation jusnaturaliste où l’acquisition de la capacité juridique se ferait progressivement.
24Mais à toute action sa réaction. À l’intérieur des territoires circonscrits, tant dans l’espace que dans le champ social, les juristes croient organiser la société, mais les acteurs peuvent se jouer des limites, même simplifiées, et profiter des dispositifs qui leur sont le plus favorables.
25La frontière ne demeure pas une simple limite ; elle acquiert son fonctionnement propre, crée un espace à part et génère un fonctionnement qui lui est propre ; ce phénomène est bien établi en géographie (Renard, 1997). Pour l’Écosse, animé de son approche littéraire, Cyril Besson nous dit à peu près la même chose :
La frontière est un monde à part, ou peut‑être est‑ce le monde qui se radicalise dans son étrangeté et son instabilité à travers ses accidents ; l’espace se densifie à la frontière, dans la tension entre présence objective et absence conceptuelle. Dans ce champ qu’on n’imaginait pas posséder autant de dimensions, c’est tout le rapport à l’espace qu’il faut réapprendre. (2011)
26Dans les romans, de surcroît, elle symbolise les frontières intérieures et ses franchissements, suite à une initiation par exemple (Besson, 2011) ; d’ailleurs, la frontière anglo-écossaise n’est pas la seule concernée, la limite entre Lowlands et Highlands peut aussi constituer un seuil initiatique, par exemple chez Scott. Le secteur frontalier, selon la thèse de Cyril Besson, prend un aspect particulier :
Il est le lieu où toutes les certitudes s’abolissent, notamment parce que tombe la « barrière infranchissable » entre Écosse et Angleterre que posaient les conditions de l’héritage de Darsie, qui dès lors retombe en enfance, sa faiblesse physique étant le corrélat objectif de son retour en minorité sous l’égide de son tuteur, Redgauntlet. (Ibid.)
27Plus précisément, ce que nous décrit ce chercheur, c’est un franchissement « à l’envers » de la limite juridique d’âge quand on passe d’Écosse en Angleterre :
Retour en enfance, retour en minorité ; et c’est donc le rapport à l’espace tant réel que social que Darsie, alité et faible comme un nouveau‑né, va devoir se réapproprier, lui qui, captif dans les pages précédentes et suivantes, ne cesse de revendiquer son droit à ne pas céder sa liberté. (Ibid.)
28Or, dans la réalité spatiale de cette frontière, redevenir mineur en passant en Angleterre, c’est littéralement et juridiquement ce qui se passe depuis 1753.
29Cette année‑là, l’Angleterre édicte le Clandestine Marriages Act, disposition visant à mieux cadrer et faire contrôler les mariages par l’Église anglicane (O’Connell, 2006), mais l’Écosse ne rentre pas dans son champ d’application. Les acteurs surent alors se jouer de cette discontinuité. Chaque année, depuis cette époque, plusieurs centaines d’Anglais franchissent cette limite pour échapper aux rigueurs du décret ; parmi eux, beaucoup de jeunes gens qui profitent de la possibilité de convoler en étant mineur sans consentement parental (ibid., p. 477).
30Un village frontalier des Lowlands, Gretna Green (Amblard, 2020), est devenu célèbre et a marqué les esprits pour s’être fait une spécialité de ces mariages (O’Connell, 2006), surtout à l’époque où le consentement parental était nécessaire jusqu’à 21 ans. Mais Gretna Green n’avait pas cessé d’enregistrer des mariages de jeunes gens en 1970 avec l’abaissement à 18 ans de la majorité anglaise. Avec la pré‑majorité écossaise à 16 ans, le passage de la frontière continua d’être un recours pour échapper au refus de consentement parental. L’Angleterre et le Pays de Galles ont, en 2022, relevé l’âge du mariage à 18 ans, mais (voir communiqué du gouvernement du Royaume‑Uni du 9 août 2022), encore une fois l’Écosse n’est pas concernée (voir communiqué de la BBC du 26 avril 2022). Il est donc clair que cette tradition se poursuivra. Le « mineur » qui traverse cette frontière devient « majeur » quand il arrive en Écosse et redevient « mineur » quand il la repasse dans l’autre sens, vers l’Angleterre.
31Notons que ce changement de législation matrimoniale ne vise pas les mariages d’adolescents, mais cherche à répondre à la problématique des mariages forcés, pratique souvent importée du Moyen-Orient. La problématique actuelle est donc bien différente de celles qui occupaient les époques antérieures.
32À ce stade, il convient d’ajouter une remarque et de signaler une autre curiosité juridique potentielle. Les Français pourraient aussi bénéficier de ces mariages. L’acte, valide au Royaume‑Uni, sera reconnu et valide en France. Or, la disposition du Code civil français permettant à un mineur français d’être émancipé automatiquement en cas de mariage était, croyait‑on, devenue sans objet (bien que n’ayant pas été abrogée) puisqu’il n’y a plus de mariage possible avant 18 ans en France, depuis 2006. Ainsi, un mariage de jeunes Français en Écosse pourrait réactiver cette disposition. Il faudra examiner comment cette situation évoluera avec le Brexit mais, a priori, il n’y a pas de raison qu’un mariage écossais hors Union européenne soit moins reconnu, à l’avenir, qu’une noce à Las Vegas. Nous en venons ainsi à faire de la casuistique, cet exercice traditionnel d’enseignement du droit dans les écoles romaines. En effet, les élèves travaillaient quotidiennement sur des cas hypothétiques qui, comme celui‑ci, ne s’étaient pas encore présentés.
33L’origine du droit écossais consiste en une double influence extérieure mêlée à un peu de droit coutumier local ; les apports externes ont eu lieu à deux moments historiques distincts et successifs. La première vague, celle du droit romain, s’étend de l’époque médiévale à l’époque moderne en passant par la Renaissance ; la deuxième, celle de la common law, va de l’Union de 1707 à nos jours. Quant aux reliques de droit coutumier, consignées et transmises par James Stair, une partie est d’origine noroise. Mais bien plus que l’apport ou non d’éléments exogènes, ce qui génère une caractéristique unique sur un espace, c’est l’originalité d’une combinaison qui n’a eu lieu que là. Ainsi, pour la problématique des droits des adolescents, dans la plupart des États qui ont repris les éléments du droit français, un âge tardif de la majorité et une incapacité juridique totale du « mineur » ont été adoptés (Belgique, Luxembourg et même l’Italie, qui paradoxalement a réimporté le droit romain par le truchement de la France), mais pas en Écosse. Cette originalité est une constante depuis le xive siècle et les récentes décisions britanniques visant à rehausser à 18 ans l’âge minimum du mariage n’ont, une fois de plus, pas concerné l’Écosse. Outre cette particularité inscrite dans les limites territoriales de la nation constituée, un effet frontière et des situations d’aubaine permettent aux acteurs de profiter des normes présentes des deux côtés et de tirer bénéfice de celles qui leur sont les plus favorables. L’avantage de l’Écosse en droit des affaires et en matière de création d’entreprise est souvent mentionné ; il l’est moins pour Gretna Green qui fait désormais plus figure de tradition touristique pour mariage romantique, même si le village demeure un recours pour les 16‑18 ans en la matière. La frontière anglo-écossaise n’est donc pas une simple limite passive : on assiste là au fonctionnement d’une véritable discontinuité. C’est aussi un échec d’une certaine conception totalisante du droit dont toutes les dispositions sont censées s’appliquer sur chaque pouce de territoire et sans faiblir à proximité des bordures. La situation a pu donner lieu à quelques satires : « […] “A Trip to Gretna Green” (1785), which established a comic iconography of the Gretna chase—an angry parent, straining on horseback with whip aloft, pursues the lovers who are amorously ensconced in a carriage speeding north to Gretna. » (O’Connell, 2006) Ce type de situation parvient à juguler ce que l’écrivain et polémiste Philippe Muray (2010) appelait L’envie du pénal. Il voyait un travers détestable dans cette velléité des politiciens à rechercher partout des « vides juridiques », à en faire la chasse systématique et à les combler. Les vides juridiques et les failles générés sur la bordure méridionale de l’Écosse, entre les Lowlands et les comtés anglais de Northumberland et de Cumberland, n’ont, manifestement, pas fini de faire enrager ceux qui cherchent à les colmater. La portée de cette recherche ne se limite donc au cas particulier des adolescents et de leur statut, mais a des implications plus amples en philosophie du droit et en sciences politiques.