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chronique filmographique

Liberski-Bagnoud, Danouta. — Les dieux du territoire. Penser autrement la généalogie. Paris, CNRS éditions-Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2002, 244 p., bibl., index.

Michèle Dacher

Texte intégral

1Le livre de Danouta Liberski-Bagnoud a pour objet d’explorer les multiples voies par lesquelles un ensemble de sociétés d’Afrique de l’Ouest, toutes caractérisées par des formes de gouvernement non étatiques, construisent leur lien au sol et à l’espace ainsi que la manière dont ils délimitent et subdivisent leur territoire.

  • 1  Stefan Czarnowski, « Le morcellement de l’étendue et sa limitation dans la religion et la magie », (...)

2L’étude se base sur l’ethnographie des Kasena, population de 180 000 personnes environ, installée de part et d’autre de la frontière ghanéo-burkinabè, mais elle s’élargit par l’ambitieux projet de comparer ces données avec celles de sociétés proches spatialement et culturellement : principalement les Tallensi et les LoWiili, étudiés respectivement par M. Fortes et J. Goody plus quelques autres décrites par R. S. Rattray. Ces sociétés agraires, de type segmentaire, connaissent deux types d’autorité : l’une incarnée par un chef pourvu des attributs politiques, l’autre par un prêtre voué au culte de la Terre (habituellement nommé « chef de terre »), l’équilibre entre les deux pouvant varier d’une société à l’autre. L’auteur analyse la configuration originale formée par ces deux figures du pouvoir dans la société kasena et elle la confronte, en particulier, avec la question de la naissance d’un territoire villageois. Toutefois, après avoir souligné les limites d’une conception purement politique du territoire pour traiter des faits rencontrés, elle privilégie une approche « religieuse », passant par l’étude des cultes, des rites, des espaces sacrés, de l’instance Terre, des êtres de l’au-delà tels que les génies de lieux et les ancêtres. Ce faisant, elle inscrit son travail dans le prolongement des réflexions de S. Czarnowski sur le morcellement de l’espace dans la religion et la magie 1.

3Elle part ainsi de ce qu’on appelle ailleurs des « bosquets sacrés », petits espaces de brousse non défrichables, que les Kasena nomment tawana (sing. tawam), littéralement « peaux de la terre », sanctuaires où les villageois se rendent régulièrement en groupes distincts, chaque groupe exécutant, sous la conduite d’une sorte de prêtre, un culte sacrificiel. Ces tawana ne sont pas perçus comme la demeure d’un génie de lieu mais comme l’une des formes prises par une puissance nommée tawam, distincte de l’instance Terre bien qu’étroitement liée à elle. À chaque tawam est associée une aire rituelle, une « individualité spatiale » (Czarnowski) dotée de caractéristiques spécifiques. Chaque tawam constitue le lieu où prennent corps et « respirent » symboliquement tous les membres d’un même lignage agnatique originaire de cette aire rituelle, mais aussi les « espaces de souffle » pour des lignages non apparentés occupant une même portion de l’espace villageois, ou encore le lieu de référence mythique pour tous les habitants d’un même village. Les tawana sont donc ainsi, dans le même temps, des puissances d’engendrement du territoire (ils organisent l’espace villageois) et des lieux d’émergence des groupes lignagers et claniques (ils articulent les uns aux autres les différents groupes qui forment la communauté villageoise).

4Par ailleurs, confrontant ses données kasena avec celles des populations citées plus haut, D. Liberski-Bagnoud constate que dans l’ensemble considéré, les unités de base du système territorial ont toutes en commun d’être des aires rituelles, chacune associée à un bosquet sacré, dont les limites ne recoupent pas celles des agglomérations, ni celles des divisions spatiales, les « quartiers », qui partagent l’espace de toute localité. Examinant ensuite le culte rendu aux « peaux de la terre » sous l’angle de l’organisation qu’il imprime au territoire, l’auteur constate des écarts entre les aires rituelles et les unités résidentielles. De plus, les divers réseaux de liens (cultuels, claniques, lignagers) qui articulent les uns aux autres les différents groupes sociaux vivant dans la même localité et rendant un culte au même tawam ne se superposent pas exactement. En effet, selon le type d’événement nécessitant l’exécution d’un rituel auprès de la « peau de la terre » concernée (bonnes récoltes, découverte du cadavre d’un inconnu, menaces d’épidémie…), le groupe cultuel impliqué n’est pas le même. Aussi s’interroge-t-elle sur la nature des limites des unités territoriales. Contrairement à Fortes et Goody qui pensent que ces limites sont davantage déterminées par les clivages de la structure sociale que par une logique territoriale, D. Liberski-Bagnoud montre qu’il s’agit d’une autre forme de territorialité, évidemment sociale, aux contours plus mouvants que celle induite par la résidence, l’autorité politique ou lignagère.

  • 2  Yan Thomas, « L’institution de l’origine. Sacra principorum Populi Romani », in Marcel Détienne (d (...)

5L’auteur revient sur la question de la relation entre « unité généalogique » et « unité territoriale », ou autrement dit, sur celle des liens du sang/liens du sol. Elle rappelle que le lien territorial a toujours été envisagé comme ce qui excède la parenté, ce qui commence là où s’arrête le lien de parenté. Mais, à la lumière de la notion de territoire telle qu’elle l’a reconstruite, on voit apparaître sur le sol ce que Mauss appelait une « toile sacrificielle » qui, dans l’enceinte des bosquets sacrés du village, se tisse d’une part entre les groupes sociaux et l’espace où ils demeurent, d’autre part entre les groupes eux-mêmes. Ces liens cultuels et territoriaux ne s’opposent pas à ceux de la parenté, mais plutôt les prolongent, les complexifient. À leur point de jonction, ces différents types de liens construisent l’identité des groupes et des gens vivant dans un espace donné. Selon une belle formule empruntée par l’auteur à Yan Thomas, les bosquets taηwam qui organisent cet espace témoignent pour chacun des groupes sociaux en présence de « ce moment où une lignée rencontre un territoire et, s’y fixant, marque l’origo : ce moment où la durée s’immobilise en un lieu, à l’intersection du lignage et du territoire » 2.

6Ce très beau livre, difficile, renouvelle radicalement les études sur la notion de territoire dans les sociétés sans État ainsi que sur les relations qu’y entretiennent la parenté, la territorialité et la communauté cultuelle.

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Notes

1  Stefan Czarnowski, « Le morcellement de l’étendue et sa limitation dans la religion et la magie », Les Actes du Ve congrès international d’histoire de religions, Paris, 1924.

2  Yan Thomas, « L’institution de l’origine. Sacra principorum Populi Romani », in Marcel Détienne (dir.), Tracés de fondation, Louvain-Paris, Peeters, « Bibliothèque de l’École des Hautes Études, sciences religieuses », 93, 1990, pp. 143-170 (ici, p. 162).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michèle Dacher, « Liberski-Bagnoud, Danouta. — Les dieux du territoire. Penser autrement la généalogie. Paris, CNRS éditions-Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2002, 244 p., bibl., index. »Cahiers d’études africaines [En ligne], 177 | 2005, mis en ligne le 19 novembre 2013, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesafricaines/4980 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesafricaines.4980

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Auteur

Michèle Dacher

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