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Résumés

Fruit d’un travail de quarante ans, cet ouvrage a pour ambition de décrire le mince espace qui sépare le plateau des loges, ces coulisses où brusquement, l’acteur redevient homme. Il vise à répondre à des questions telles que comment accède-t-on à la profession d’acteur ? Qu’est-ce qui fait courir le comédien de troupe en troupe et la troupe de ville en ville ? Pourquoi le comédien est-il adulé sur la scène et méprisé à la ville ? Cette étude s’appuie sur le dépouillement systématique des actes repris dans les registres paroissiaux et d’autres sources encore peu exploitées pour donner un éclairage sur l’histoire du théâtre aux XVIIe et XVIIIe siècles et ses rapports avec la société et ses différentes composantes, telles que le pouvoir et les « classes sociales », la famille, la religion, l’économie, l’organisation de l’entreprise théâtrale, le nomadisme et le voyage, avec Bruxelles comme plaque tournante.

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Texte intégral

À présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre,
Et ce que votre temps voyoit avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
(Pierre Corneille, L’Illusion comique, acte V, scène v).

1Entre 1995 et 2000, le Théâtre de la Monnaie a fêté le tricentenaire des cinq années qui, voici trois siècles, ont transformé la capitale des Pays-Bas espagnols en nouvelle scène lyrique et théâtrale internationale. Parmi les nombreuses manifestations organisées à l’occasion de cette commémoration, la publication d’un livre faisant le point sur nos connaissances actuelles concernant l’histoire de ce théâtre a mobilisé de nombreux chercheurs et historiens. Ma contribution à cet ouvrage m’a permis d’identifier les lacunes énormes qui entourent encore l’histoire de la vie théâtrale à Bruxelles, et plus particulièrement de relever les aspects trop fragmentaires des informations périphériques au Grand Théâtre.

2Depuis quarante ans que je rassemble les documents épars relatifs au Théâtre de la Monnaie, mes recherches se heurtent non seulement à l’absence de sources pour des pans entiers de notre histoire théâtrale, mais aussi et surtout au caractère uniquement officiel des documents disponibles. Des chroniques et almanachs jusqu’aux quittances et reçus divers, la majorité des pièces d’archives concernent une vie « apparente » et publique du théâtre. Nulle trace des origines et des conditions sociales des comédiens, nulle analyse de leur caractère et de leur psychologie, nulle allusion au fonctionnement interne des troupes.

3J’étais pourtant convaincu qu’en tentant de brosser des « portraits » de comédiens – éléments biographiques parfois anecdotiques, souvent lacunaires –, une autre image du monde théâtral apparaîtrait en filigrane. C’est dans ce but que j’ai entrepris le dépouillement systématique d’archives rarement exploitées par les historiens du théâtre, mais d’un intérêt capital pour cerner de plus près la vie des comédiens. Les registres paroissiaux livrent à cet égard des informations individuelles qu’on chercherait en vain ailleurs. Un acte de baptême ou de mariage peut subitement éclairer d’un jour nouveau la composition d’une troupe ou le parcours d’un comédien ; il étaie le profil d’un personnage dont on ne connaissait souvent que le pseudonyme, ou dont on ignorait l’itinéraire et le séjour dans une ville de passage.

4Ainsi ai-je retrouvé, au fil de mes investigations, des actes au bas desquels figurent plusieurs signatures de comédiens, formant à eux seuls la moitié de la troupe résidant à ce moment dans une ville donnée. Dans certains cas – peu nombreux mais significatifs –, l’acte indique la ville d’origine ou le lieu de naissance du comédien. D’autres documents prouvent que le père, la mère, le parrain et la marraine, tous comédiens, faisaient bien partie de la même troupe, alors qu’on les croyait totalement étrangers l’un à l’autre, sans lien familial apparent.

  • 1 M. Fuchs, Lexique des troupes de comédiens au xviiie siècle, Paris, E. Droz, 1944.

5Corroborant ou infirmant des informations que l’historien du théâtre Max Fuchs avait réunies dans son Lexique1, ces découvertes complètent naturellement des documents d’archives plus « officiels », tels que les autorisations municipales accordées aux troupes de passage, les procès de comédiens intentés par leurs créanciers, les actes passés devant notaire ou les registres d’appointements tenus par le régisseur de la troupe.

  • 2 Relative à la comédie et à l’art théâtral.

6J’ai largement fait usage de ces actes paroissiaux, pour la plupart inédits. Même si leur énumération paraît anecdotique, ils indiquent combien la circulation des comédiens était dense durant tout le xviiie siècle et ouvrent de nouvelles pistes à investiguer pour l’histoire du théâtre et de la société « comique »2.

7Car cette société nous est encore mal connue, et tout se passe comme si certaines habitudes, certains comportements, certains us et coutumes allaient de soi pour l’homme du xviiie siècle, alors que nous pouvons à peine appréhender cette organisation sociale formée de codes, de signes de reconnaissance, de luttes d’influence et d’âpre concurrence entre membres d’une même troupe ou entre troupes rivales. Face à cette carence d’informations et aux écueils de l’interprétation, chaque nouvel indice renforce une hypothèse et en écarte une autre. L’ensemble du champ théâtral ne sera clarifié que lorsque toutes les pièces aujourd’hui disponibles auront été rassemblées et toutes les sources recoupées, entreprise qui dépasse largement le cadre d’une recherche individuelle.

8L’histoire et la vie des troupes itinérantes au xviiie siècle ont fait l’objet de nombreuses monographies, toutes centrées sur un aspect particulier, une ville ou, plus rarement, une région. Les auteurs de ces études étaient pour la plupart des polygraphes ou des littérateurs héritiers d’une manière d’écrire propre au xixe siècle : combien d’auteurs ont-ils décrit la vie théâtrale des provinces de France sans avoir aucune connaissance de l’histoire du théâtre et sans se préoccuper du destin des troupes qui traversaient leurs villes ? Combien d’auteurs se sont-ils contentés d’accumuler des notices anecdotiques classées par ordre chronologique, sans tenter de combler les lacunes d’archives par d’autres sources ?

9La plupart des monographies retracent en effet non pas la vie théâtrale d’une cité, mais plus souvent la succession d’événements disparates, liés tantôt à la construction d’une salle de spectacle, tantôt aux délibérations du conseil municipal, autorisant une troupe anonyme à se produire dans un lieu théâtral, voire dans une salle dont la destination première n’était pas le spectacle. Rarement le comédien ou le directeur de troupe a fait l’objet d’une attention particulière, rarement l’auteur s’est risqué à reconstituer un pan du passé des personnages qu’il évoque.

10Max Fuchs, fondateur, avec Auguste Rondel, de la Société d’histoire du théâtre, s’est intéressé le premier à la « vie théâtrale », tant dans ses aspects géographiques, économiques, politiques qu’esthétiques et sociologiques. Utilisant – lorsque les sources premières n’étaient plus disponibles – les monographies et autres anecdotes publiées sur les théâtres des villes de France par les polygraphes que je viens d’évoquer, il a tenté non seulement de mettre en lumière tous les aspects de la profession d’acteur et son intégration dans la société du xviiie siècle, mais, bien plus, il a jeté un nouvel éclairage sur le caractère ambulant des troupes de province, jusque-là ignoré par la quasi-totalité des auteurs, en dépit de l’exemple moliéresque.

11Fuchs est mort en 1949, sans avoir vu paraître le second volume de son œuvre, le plus important et le plus fouillé en ce qui concerne l’objet de la présente étude. Il a fallu attendre presque quarante ans pour qu’Henri Lagrave et Jean Nattiez, éminents spécialistes du théâtre en France au xviiie siècle, le fassent éditer par les soins du Centre national de la recherche scientifique. Dans cet ouvrage, Fuchs nous oblige à revoir radicalement nos connaissances sur l’histoire du théâtre, largement entachées par l’omniprésence et l’omnipotence de Paris.

12La vision que nous avons aujourd’hui du théâtre français en Europe est, en effet, essentiellement dictée par l’histoire des principaux théâtres de Paris : la Comédie-Française, la Comédie-Italienne et l’Académie royale de musique ou Opéra. Toutes les scènes françaises de province et de l’étranger leur ont été étroitement liées, comme si Paris n’avait cessé de dicter ses règles. Plusieurs épisodes ont pourtant contribué à différencier les destinées des scènes secondaires, l’histoire du théâtre dans les Pays-Bas espagnols et autrichiens le prouve à suffisance.

13La plupart des comédiens qui parcoururent l’Europe étaient d’origine française et n’avaient de cesse de se produire à Paris. Les scènes de province leur servaient de tremplin, c’est là qu’ils testaient leurs talents comiques ou se faisaient huer, c’est là qu’ils gravissaient les fragiles échelons de la renommée, jusqu’à espérer se faire remarquer par un directeur, un impresario ou un « chasseur de têtes » qui les recommanderaient à l’insatiable curiosité du public parisien.

14La littérature dramatique et la critique théâtrale relevant du « domaine français » se sont principalement concentrées sur l’univers parisien, tandis que l’étude du théâtre dans les provinces françaises ressortissait – du moins avant Fuchs – tantôt à l’histoire locale et folklorique, tantôt à l’épiphénomène d’une société centralisée. Même en ce qui concerne nos régions, il est malaisé de se défaire de l’idée que toute la vie théâtrale tournait autour de Paris, tant il est vrai que les directeurs, les acteurs, les troupes, les gouverneurs, jusqu’au public lui-même gardaient la capitale française en point de mire et auscultaient ses moindres soubresauts culturels et artistiques.

15L’histoire générale du théâtre nous est bien connue et de nombreuses études en ont développé les principaux courants littéraires, ont analysé les événements chronologiques marquants, ont décrit les transformations architecturales des lieux de représentations, ont dressé les biographies des comédiens les plus importants. Mais rarement les auteurs de ces études se sont penchés sur la vie d’une troupe, sur ses rapports à l’argent et au pouvoir ; le personnage public de l’acteur en représentation a été étudié et commenté mais on a ignoré le personnage privé qu’il redevient après le spectacle.

  • 3 P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 18.
  • 4 J. Duvignaud, Sociologie du théâtre, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 17-18.

16Les historiens du théâtre ont largement investigué autour et alentour de la notion de « cérémonie » dramatique, cette manifestation qui réunit en un lieu consacré des spectateurs venant assister à une action représentée par un groupe de personnages investis de rôles déterminés. Le théâtre est porteur d’un message social qui, pour atteindre son but, doit être en accord avec les valeurs et les attentes du public3. De l’auteur au spectateur en passant par les protagonistes, la cérémonie – qu’elle soit sociale en général ou dramatique en particulier – incarne « la pratique sociale dans sa plus grande intensité », au cours de laquelle chaque individu assume les types fixés par la tradition4.

17Au-delà de la pièce écrite, de la représentation théâtrale et des rôles tenus par les acteurs, mon intérêt et ma curiosité se sont portés sur le mince espace qui sépare le plateau des loges, ces coulisses où, brusquement, l’acteur redevient homme, où il passe sans transition du personnage honoré au personnage ignoré, où il verse de la magie à la banalité. Comment accède-t-on à la profession d’acteur ? Qu’est-ce qui fait courir le comédien de troupe en troupe et la troupe de ville en ville ? Pourquoi le comédien est-il adulé sur la scène et méprisé à la ville ? Autant de questions auxquelles j’ai tenté de répondre en jetant un éclairage sur le fait théâtral dans ses rapports avec la société et avec ses différentes composantes, telles que le pouvoir et les « classes sociales », la famille, la religion, l’économie, l’organisation de l’entreprise théâtrale, le nomadisme et le voyage.

18Face aux lacunes considérables qui émaillent les recherches dans ce domaine, je ne peux qu’espérer avoir contribué à élaborer un corpus en devenir, autour d’obscurs personnages remplissant, leur vie durant, la noble tâche de véhiculer la culture tout en apportant le rêve. Cette étude constitue une sorte d’hommage au « comédien inconnu ».

Conventions

19Dans les citations de textes (imprimés ou manuscrits) de l’époque, j’ai maintenu strictement l’orthographe originale, même dans des cas fantaisistes, à moins que celle-ci n’entrave la compréhension.

20Abréviations utilisées dans les notes :
AEB : Bruxelles, Archives de l’État en Belgique
AVB : Archives de la Ville de Bruxelles

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Notes

1 M. Fuchs, Lexique des troupes de comédiens au xviiie siècle, Paris, E. Droz, 1944.

2 Relative à la comédie et à l’art théâtral.

3 P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 18.

4 J. Duvignaud, Sociologie du théâtre, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 17-18.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Philippe Van Aelbrouck, « Introduction »Études sur le XVIIIe siècle, 48 | 2020, 10-14.

Référence électronique

Jean-Philippe Van Aelbrouck, « Introduction »Études sur le XVIIIe siècle [En ligne], 48 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 19 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes18/314 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13m1r

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Auteur

Jean-Philippe Van Aelbrouck

Docteur en sciences sociales de l’Université libre de Bruxelles, il a passé toute sa carrière au ministère de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, où il a créé le Service de la danse et a été directeur général du département de la Création artistique. Il a publié en 1994 le Dictionnaire des danseurs à Bruxelles de 1600 à 1830 et est l’auteur de nombreux articles sur la danse et le théâtre, principalement au XVIIIe siècle.

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