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Romain Espinosa, Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale

Emilie Dardenne
Référence(s) :

Romain Espinosa, Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale, Paris : Puf, 2021, 304 p. ISBN 978-2-13-081871-7, 20 euros.

Texte intégral

1Ce livre explore l’interface entre la science économique, notamment l’économie comportementale, et la condition animale. L’économie comportementale, champ d’étude relativement récent de l’économie inspiré de la psychologie offre en effet de nombreuses perspectives sur le sujet du bien-être animal.

2On découvre dans ce livre que la discipline économique fournit des outils notionnels et pratiques nombreux pour penser une société où les intérêts des êtres humains et les intérêts des autres animaux convergent, ou en tout cas, peuvent coexister harmonieusement. L’auteur y examine les conditions dans lesquelles les animaux vivent aujourd’hui en France et la manière dont il est possible de les aider. Les obstacles qui entravent l’amélioration du bien‐être animal et la façon de les lever sont également exposés.

3Cet ouvrage en quatre chapitres est remarquable par la richesse des pistes qu’il ouvre, par la précision de ses analyses et par l’originalité des voies qu’il emprunte. Il adopte aussi un style didactique bienvenu pour quiconque n’est pas familier de la théorie économique.

4Le premier chapitre, qui trace les contours d’une économie de la condition animale, démarre sur le constat de l’influence remarquable qu’a exercée l’utilitarisme benthamien sur les économistes. Tous et toutes s’accordent sur le fait que le bien-être social doit prendre en compte les plaisirs et souffrances de tous les individus. Toutefois, les travaux en économie normative ont exclu les animaux non humains du calcul du bien‐être social. C’est une approche largement anthropocentrée du bien‐être social qui a donc été adoptée. Ainsi que le souligne Romain Espinosa, l’exclusion des animaux du champ des considérations n’était pourtant pas préconisée par les utilitaristes classiques : Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick ont en effet tous inclus les êtres sensibles humains et non humains dans le calcul d’utilité. Ainsi l’auteur rejette-t-il une vision anthropocentrée étroite du bien-être social et propose d’adopter un point de vue soit anthropocentré élargi (l’approche du bien‐être animal est alors instrumentale : elle favorise le bien-être des femmes et des hommes altruistes) soit zoocentré (en augmentant directement le bien-être des animaux). Dans ces deux cas, Romain Espinosa explique que l’économie nous incite à faire davantage pour les animaux. Il explore d’ailleurs ce point, parmi d’autres, dans un article rédigé avec son coauteur Nicolas Treich1.

5Dans le deuxième chapitre, les raisons qui devraient conduire à la fin de l’exploitation animale sont abordées. L’auteur souligne que la probabilité d’obtenir des avancées en faveur des animaux dépend de l’opinion publique, du niveau d’information des citoyennes et des citoyens ainsi que leur propension à payer ou à s’engager pour que ce changement advienne. Cette probabilité varie enfin en fonction des freins plus ou moins puissants qui ralentissent ou empêchent le déploiement de mesures animalistes (campagnes de lobbying du secteur de la chasse ou de l’industrie agroalimentaire par exemple). Ce faisant, on comprend que beaucoup de celles et ceux qui œuvrent contre l’exploitation animale aujourd’hui sous-estiment une partie de ces freins, ou bien les méconnaissent.

  • 2 Voir Richard Mervyn Hare, Penser en morale. Entre intuition et critique, Malik Bozzo-Rey, Jean-Pier (...)

6Dans le troisième chapitre, qui nous a semblé le plus fécond, l’auteur établit une liste de motifs qui expliquent le paradoxe de l’exploitation animale, autrement dit, il répond à la question pourquoi continue-t-on en pratique d’accorder si peu de poids aux souffrances des non-humains alors que nous nous préoccupons pourtant théoriquement, et pour la grande majorité d’entre nous, de leur bien-être ? Parmi ces motifs, il souligne deux théories portant sur la connaissance : l’ignorance sincère et la dissonance cognitive. Il signale ensuite une théorie relevant du traitement de l’information : le mode de pensée système 1 / système 2 développé par le psychologue (prix Nobel d’économie) Daniel Kahneman. Alternant au quotidien entre ces deux systèmes, nous passons d’un raisonnement automatique, rapide et sans effort, le système 1, qui est notre système par défaut, à une logique consciente, lente, plus coûteuse sur le plan cognitif, le système 2. Cette distinction n’est pas sans rappeler les deux niveaux de la pensée morale définis par Richard Hare2. Selon lui, le principe utilitariste, s’il fournit le critère de la moralité, n’est toutefois pas une procédure de décision adaptée à la plupart des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Au niveau quotidien, niveau dit « du prolétaire », nous faisons jouer normalement les règles de morale courante. C’est le niveau de la pensée intuitive. Quelques fois, cependant, il nous faut nous élever à un niveau extraordinaire, le niveau dit « de l’archange », et faire intervenir le calcul d’utilité. Il faut alors veiller à disposer d’un maximum d’informations sur le contexte de la décision à prendre, à développer ses capacités de traiter ces informations, à ne pas se laisser aller au stress ou à des biais. S’agissant justement des biais cognitifs associés au système 1 / système 2, Romain Espinosa explique que :

7« Une très grande part de nos comportements liés à l’exploitation animale relève d’habitudes qui sont très fortement liées au système 1. Notre consommation alimentaire est un cas d’école dans le domaine des habitudes : nous mangeons ce que nous avons toujours mangé sans nous poser de question. Rares sont les moments où nous prenons du recul sur notre alimentation. […] Parce que le système 1 agit de manière intuitive dans les situations récurrentes, il ne détecte pas naturellement les problèmes liés aux habitudes. […] Le système 1 ne voit pas la nécessité de mobiliser le système 2. L’individu ne voit pas la contradiction entre ses motivations altruistes envers les animaux et ses habitudes. Cela explique en partie ce que les chercheurs ont appelé le fossé entre les attitudes (ce que l’on voudrait faire) et les comportements (ce que l’on fait). » (p. 107-111)

8Parmi les autres raisons données pour expliquer le paradoxe de l’exploitation animale, l’auteur cite encore l’altruisme impur (qui comporte le warm-glow – l’idée que nous prenons plaisir à faire du bien sans nous soucier de l’impact sur les autres, autrement dit c’est l’image que cette bonne action nous renvoie qui compte, et non le bien-être d’autrui – et la licence morale – nous avons une sorte de thermostat moral qui nous pousse à chercher à l’équilibrer, en faisant du bien quand on a fait du mal, ou en s’autorisant à faire du mal après de bonnes actions). Il évoque encore les notions de réactance et d’aversion aux pertes. La première postule que les individus n’aiment pas voir leurs choix restreints. Quand il est question de diminuer la consommation de viande, par exemple, les agents peuvent se sentir menacés dans leur pouvoir de décision et réagir avec colère ou bien développer des contre-arguments. Ce mécanisme est souvent opérant lorsqu’il est question de modifier les habitudes alimentaires au profit des animaux non humains, ainsi que l’observe Romain Espinosa :

9« [L]es choix alimentaires s’inscrivent très bien dans le cadre de la théorie de la réactance. Les individus ont en effet une grande liberté de choix en matière d’alimentation […]. De plus, les discours prescriptifs concernant l’alimentation sont très nombreux à l’heure actuelle : ne pas manger trop gras, trop sucré, trop salé, éviter les produits transformés, manger local, manger de saison, ne pas manger entre les repas et, ce qui nous intéresse le plus, diminuer la part des protéines d’origine animale. Cette multiplicité des discours sur l’alimentation peut renforcer la perception d’une contrainte forte exercée à l’encontre de l’individu. » (p. 132)

10Il cite par ailleurs l’empathie émotionnelle isolée comme autre motif possible expliquant le paradoxe de l’exploitation animale : l’occultation de la souffrance animale a rompu le lien entre les souffrances animales et l’empathie émotionnelle. Autrement dit, parce que nous ne voyons plus les animaux de rente souffrir (ils sont hors de notre vue pendant leur vie dans des élevages intensifs puis au moment de leur mise à mort dans les abattoirs), nous ne sommes plus en mesure de nous relier à leur souffrance. Cela nous empêche de comprendre ce qu’ils vivent et ressentent.

11Enfin, il est question dans ce chapitre du cadre social qui influence les décisions d’un agent. Les effets de pression des pairs, par exemple, l’incitent à adopter un comportement similaire à celui des membres de son groupe. La pression des pairs explique pourquoi il peut être socialement coûteux de dévier de la norme et d’adopter une alimentation qui ne s’accorde pas avec les traditions ou les habitudes de son groupe.

12Dans l’ultime chapitre de Comment sauver les animaux ?, les solutions pour améliorer la condition animale sont détaillées : rôle des organisations animalistes, interventions de l’État, solutions proposées par les entreprises.

13On comprend que les coûts associés à l’exploitation animale dans le cadre intensif dépassent largement les bénéfices. L’avantage de produire des produits animaliers à bas coût est largement compensé par les effets négatifs qui y sont associés : contribution au changement climatique, pollution des eaux et des sols, développement de zoonoses, cancers, de diabète et de maladies cardiovasculaires, tout ceci en sus de l’impact direct sur les animaux de rente dont la chair ou les sous-produits sont consommés. Toutefois, il est difficile pour les consommateurs et les consommatrices de prendre conscience de ces externalités négatives, les bénéfices immédiats d’une telle production leur paraissant plus visibles.

14La taxation constituerait un bon outil pour réconcilier les intérêts privés avec les intérêts de la communauté (taxe dite « pigouvienne »). Le problème principal de la taxation de la viande, toutefois, réside selon l’auteur dans l’incapacité actuelle des économistes à mesurer l’effet de l’exploitation sur le bien‐être des animaux. Comment évaluer monétairement la souffrance d’un mouton transporté en cargo sur une longue distance ? Ce n’est pas chose aisée que de mettre en parallèle les intérêts humains, traduits habituellement en valeur monétaire, et les intérêts des animaux. Ce point constitue assurément l’un des plus grands défis auxquels les économistes du bien‐être animal font face à l’heure actuelle, comme le souligne Romain Espinosa. C’est d’ailleurs un défi pour quiconque approche la question des intérêts non humains depuis la théorie utilitariste : les comparaisons interspécifiques de bien-être sont un problème épineux qui nécessiterait des études et le développement d’outils notionnels et quantitatifs précis.

15Parmi les autres solutions listées par l’auteur pour réduire le mal-être des animaux, on retiendra les nudges, le travail des associations animalistes qui œuvrent directement avec les acteurs de la filière, s’engageant dans des discussions avec des industriels pour faire changer les pratiques et se substituer ainsi au rôle de régulation de l’État défaillant (c’est ce qui s’appelle la politique privée).

  • 3 Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, New York : Dover, 2007 (...)

16Dans le champ en pleine ébullition des études francophones sur la condition animale contemporaine, on se réjouit de voir enfin dans les sciences humaines et sociales un opus rédigé par un économiste. Il faut noter que l’auteur tord le cou à des idées réçues sur l’économie, lesquelles voudraient que, d’une part, elle soit complaisante à l’égard de principes égoïstes et que d’autre part, elle constitue l’obstacle principal à la prise en compte du bien-être des animaux. Au contraire, selon Romain Espinosa, la science économique donne raison à Jeremy Bentham qui, dans sa fameuse note de bas de page de l’Introduction aux principes de morale et de législation écrivait : « Les Français ont déjà pris conscience du fait que la peau foncée n’est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain aux caprices d’un persécuteur. Peut-être finira-t-on un jour par s’apercevoir que le nombre de jambes, la pilosité de la peau ou l’extrémité de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même sort3. »

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Bibliographie

Bentham, J., An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (New York : Dover, 2007 [1780], p. 311 n).

Espinosa, R. et Treich N., « Animal welfare : Antispeciesism, Veganism and a “Life Worth Living” », Social Choice and Welfare (2020).

Hare, R. M., Penser en morale. Entre intuition et critique, M. Bozzo-Rey, J.-P. Cléro & C. Wrobel trad. (Paris : Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2019, p. 133-137).

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Notes

1 Romain Espinosa et Nicolas Treich, « Animal welfare: Antispeciesism, veganism and a “life worth living” », Social Choice and Welfare, 2020.

2 Voir Richard Mervyn Hare, Penser en morale. Entre intuition et critique, Malik Bozzo-Rey, Jean-Pierre Cléro et Claire Wrobel trad., Paris : Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2019, p. 133-137.

3 Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, New York : Dover, 2007 [1780], p. 311 n.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilie Dardenne, « Romain Espinosa, Comment sauver les animaux ? Une économie de la condition animale »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 18 décembre 2021, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/9449 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.9449

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Auteur

Emilie Dardenne

MCF en anglais et animal studies, Université Rennes 2

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