- 1 Foucault, Michel, Surveiller et punir : Naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975), p. 234.
1Le but de cet article est de combler un vide qui existe actuellement en philosophie pénale et, plus largement, dans les différentes disciplines s’intéressant au droit pénal comme la sociologie ou l’histoire. Bien qu’il y ait une littérature très abondante (principalement en langue anglaise) au sujet de la définition de la punition en général, bien qu’il y ait un nombre vertigineux de publications au sujet de la prison, très peu d’auteurs, à notre connaissance, abordent de façon explicite et approfondie la question de la définition de la peine d’emprisonnement, ce qui donne du crédit à l’opinion de Foucault selon laquelle la prison a pris, dans nos sociétés, un caractère d’évidence1.
2Pourtant, il nous semble plus intéressant d’essayer de définir la peine d’emprisonnement que la punition en général. D’une part, il existe une telle diversité au sein des punitions qu’il nous paraît ambitieux, pour ne pas dire illusoire, de chercher une formule qui les embrasse toutes. En effet, quoi de commun entre la punition imposée à l’écolier qui a triché, l’amende infligée au conducteur qui roule sans assurance, la peine de réclusion criminelle à perpétuité prononcée à l’encontre d’un terroriste et les représailles livrées à une nation ennemie ? Nous ne nions pas qu’il existe une certaine diversité au sein des peines d’emprisonnement, mais celle-ci est nettement plus réduite, ce qui nous autorise à croire qu’il n’est peut-être pas impossible de les réunir sous une même définition.
3D’autre part, à quoi bon essayer de définir la punition en général alors que la plupart des peines prononcées, amendes mises à part, sont des peines d’emprisonnement et que les autres peines sont qualifiées de peines « alternatives », autrement dit en référence à l’emprisonnement ? Cela reviendrait à s’éloigner du problème principal.
- 2 Pradel, Jean, Droit pénal comparé (Paris, Dalloz, 2016), §495, p. 594.
4Dans cet article, nous utiliserons l’expression « peine d’emprisonnement » (ou « emprisonnement pénal ») comme une expression générique incluant à la fois ce que le droit français qualifie de réclusion criminelle (en cas de crime), de détention criminelle (en cas de crime politique) et d’emprisonnement (en cas de délit). D’ailleurs, de nombreux pays comme l’Allemagne, la Suède, le Portugal, la Suisse, l’Espagne, etc., ne connaissent pas ces distinctions : il y a unité de la privation de liberté, il n’existe pas plusieurs formes de privation de liberté, mais seulement des différences de durée2.
- 3 Hart, Herbert Lionel Adolphus, Punishment and Responsibility: Essays in the Philosophy of Law (Oxfo (...)
5Pour définir la peine d’emprisonnement, on peut prendre pour point de départ les caractéristiques saillantes d’une peine d’emprisonnement typique, c’est-à-dire du cas le plus courant aujourd’hui en France. Nous nous inspirons ici de la méthode utilisée par Hart lorsqu’il aborde la question de la définition du terme punishment, car elle nous semble relativement féconde, du moins dans un premier temps3. On peut distinguer au moins six caractéristiques saillantes :
- 4 C’est dans les maisons d’arrêt qu’il y a, paradoxalement, le plus de détenus condamnés. Nous disons (...)
1/Elle est purgée dans une cellule d’une maison d’arrêt4.
- 5 Voir Ministère de la Justice, Les chiffres-clés de l’administration pénitentiaire 2018, p. 6.
2/Elle est infligée en raison d’une atteinte aux personnes, d’une atteinte aux biens ou d’une infraction à la législation sur les stupéfiants5.
- 6 Voir Ministère de la Justice, Les chiffres-clés de la Justice 2020, p. 13.
3/Elle est infligée par un tribunal correctionnel6.
4/Elle est stigmatisante.
- 7 En 2018, le quantum moyen ferme de la réclusion criminelle (hors réclusion criminelle à perpétuité) (...)
5/Elle dure moins d’un an7.
6/Elle soumet le détenu à un régime disciplinaire.
6Ces caractéristiques factuelles (dont la liste n’est pas exhaustive) peuvent être admises par n’importe qui. Ce que nous nous proposons de faire, c’est de les examiner chacune séparément afin de faire le tri entre le nécessaire et l’accessoire, afin de dégager ce qu’on pourrait appeler le « noyau dur » de l’emprisonnement pénal, c’est-à-dire un petit nombre de caractéristiques qui se retrouvent dans toutes les peines d’emprisonnement et nous aident à distinguer ces dernières de phénomènes voisins.
7Annonçons d’emblée le résultat relativement modeste auquel nous aboutissons, à savoir que l’emprisonnement pénal consiste, partout et toujours, en un enfermement réprobateur dans un établissement clos, généralement appelé prison, infligé par un tribunal à un individu en raison d’une infraction dont il a été jugé coupable.
8Même si toute peine d’emprisonnement n’est pas purgée dans une cellule d’une maison d’arrêt, d’après la plupart des juristes, toute peine d’emprisonnement est, par définition, privative de liberté. La privation de liberté serait la marque distinctive de cette sanction. Or, selon nous, cette caractérisation est à la fois trop étroite et trop large.
- 8 Il distingue huit maux négatifs, c’est-à-dire huit privations de plaisirs : 1° privation des plaisi (...)
9Trop étroite, parce que les privations entraînées par l’emprisonnement pénal ne se réduisent pas, loin de là, à la privation de liberté. Être emprisonné, c’est être privé d’intimité, privé de ses occupations professionnelles, privé de vie familiale et affective, privé de confort (du moins pour ceux qui connaissaient le confort avant d’être envoyés en prison). Et la liste pourrait être encore longue. Un des premiers auteurs à avoir insisté sur ce point est Bentham. Dans son examen de la peine d’emprisonnement, il distingue trois types de maux : les maux nécessaires qui sont inséparables de l’emprisonnement ; les maux accessoires qui ne sont pas nécessaires mais sont ordinairement attachés à l’état de prisonnier ; les maux abusifs qui sont dus uniquement à la négligence, voire à la malveillance de l’administration pénitentiaire. Or, selon lui, les maux nécessaires sont beaucoup plus variés que la privation de liberté. D’ailleurs, il ne la cite même pas8. Ainsi, l’expression « peine privative de liberté » est un véritable euphémisme sans doute destiné à donner à la justice pénale un visage plus humain, moins cruel.
10Cette caractérisation est également trop large, parce qu’un très grand nombre de sanctions pénales sont privatives de liberté : la suspension du permis de conduire prive le condamné de la liberté de se déplacer en voiture ; le placement sous surveillance électronique prive le condamné de la liberté de sortir de son domicile à certaines heures de la journée ; les travaux d’intérêt général contraignent le condamné à avoir une activité certains jours de la semaine, etc.
11On pourrait répondre à cette dernière objection en disant que l’emprisonnement pénal ne prive pas le condamné de n’importe quelle liberté, mais de la liberté d’aller et venir. Toutefois, si on définit la peine d’emprisonnement par la privation de la liberté d’aller et venir, alors on doit y inclure, comme Hobbes, la relégation, les travaux forcés ou encore les fers :
- 9 Hobbes, Thomas, Léviathan, trad. F. Tricaud (Paris, Sirey, 1990), chap. XXVIII, p. 337.
Je range sous ce mot d’emprisonnement toutes les manières de restreindre les mouvements d’un homme par le moyen d’un obstacle externe, qu’il s’agisse d’une maison (qui reçoit alors le nom générique de prison), d’une île (comme quand on dit que des hommes y sont relégués), d’un endroit où les hommes sont astreints à un travail (ainsi, dans l’Antiquité des hommes étaient condamnés aux carrières, comme de nos jours aux galères), de fers ou de tout autre obstacle.9
- 10 Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015.
- 11 Bonnet, Julien, et Roblot-Troizier, Agnès, « L’État d’urgence devant le Conseil constitutionnel : C (...)
12Les juristes tentent d’échapper à cette difficulté en distinguant les peines privatives de liberté et les peines restrictives de liberté : par exemple, l’interdiction de fréquenter certains lieux, l’interdiction de quitter le territoire français ou la détention à domicile sous surveillance électronique sont présentées comme des peines restrictives de liberté. Cependant, où se situe la frontière entre la privation et la restriction ? On pourrait soutenir qu’il n’y a que des degrés plus ou moins élevés de restriction et qu’on ne peut jamais, à strictement parler, être privé de la liberté d’aller et venir à moins d’être ligoté sans interruption. Dans une décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a affirmé que l’astreinte à domicile, dans le cadre de l’assignation à résidence, ne devait pas dépasser 12 heures par jour, sans quoi il s’agirait d’une mesure privative de liberté10. Or, comme l’écrivent Bonnet et Roblot-Troizier : « Il est permis de s’interroger sur le seuil ainsi fixé et de remarquer le caractère quelque peu arbitraire (pourquoi 12 heures et non 14 ou 10 heures ?) de cette limitation temporelle qui fait basculer une simple restriction d’une liberté dans la catégorie des privations de liberté11. »
- 12 Durkheim, Émile, « Deux lois de l’évolution pénale », L’année sociologique, tome 4 (1899-1900), p. (...)
13Pour ces différentes raisons, il nous semble préférable de ne pas définir l’emprisonnement pénal de manière négative, c’est-à-dire comme la privation d’un bien, mais de manière positive, c’est-à-dire comme l’infliction d’un mal, à savoir l’enfermement dans un établissement clos. Contrairement à ce que soutient Durkheim, la loi d’évolution du droit pénal n’est pas que les peines privatives « tendent de plus en plus à devenir le type normal de la répression12 ». Il serait plus juste de dire que l’infliction d’un mal, l’enfermement, a fini par prendre le dessus sur l’infliction d’autres maux comme le pilori, les galères, la flétrissure, etc.
14Par « établissement clos », nous entendons établissement dont il est interdit de sortir (sauf dans des conditions déterminées, comme en cas de semi-liberté). En ce sens, les prisons « ouvertes », comme le centre de détention de Casabianda en Corse, sont des établissements clos : la différence avec les prisons « fermées » est que les murs, les barbelés, les barreaux sont invisibles et que l’enfermement repose sur la confiance et le consentement.
- 13 Roberts, Julian, The Virtual Prison: Community Custody and the Evolution of Imprisonment (Cambridge (...)
15Un cas difficile est celui de la détention à domicile sous surveillance électronique, ce que Roberts appelle community custody13. Le principe de cette sanction (dont les modalités varient d’un pays à l’autre) est que le condamné a l’obligation de rester à son domicile à certaines heures (mettons entre 18 heures et 8 heures) et certains jours (mettons le week-end). S’il sort de chez lui lorsqu’il n’en a pas le droit, l’administration pénitentiaire est immédiatement alertée grâce au bracelet électronique et il encourt de nouvelles sanctions. Cette peine lui permet d’avoir un travail, une vie de famille, de suivre des formations, etc. Elle ne l’exclut pas de la société. Au contraire, elle est purgée au sein de la société.
- 14 Roberts, J., The Virtual Prison: Community Custody and the Evolution of Imprisonment, p. 77. Dans l (...)
16Pour Roberts, il s’agit d’une forme d’emprisonnement moderne, communautaire et offender-friendly14. Cependant, nous ne pensons pas que la plupart des gens accepteraient de qualifier la détention à domicile de peine d’emprisonnement – même s’il faudrait faire un sondage pour le vérifier – pour la simple et bonne raison qu’elle n’est pas purgée dans un établissement clos, dans ce qu’on appelle communément une prison.
17On voit ici se dessiner une opposition entre deux définitions de l’emprisonnement pénal : une définition institutionnelle et une définition non institutionnelle. La définition institutionnelle nous paraît supérieure pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est quelque peu contradictoire de considérer la détention à domicile comme une peine alternative et, en même temps, de la qualifier de peine d’emprisonnement. Ensuite, il existe de telles différences, aussi bien objectives que subjectives, entre la détention en prison et la détention à domicile qu’il vaut mieux, pour des raisons de clarté, ne pas les regrouper dans une même catégorie. Enfin, la justice pénale et l’État risquent probablement d’être accusés de laxisme si la détention à domicile est présentée comme une forme d’emprisonnement.
- 15 Sur ce point, voir Touraut, Caroline, La famille à l’épreuve de la prison (Paris, PUF, 2012).
18Il nous reste un dernier point à aborder avant de passer à la caractéristique suivante. L’enfermement en lequel consiste la peine d’emprisonnement peut causer de nombreux dommages collatéraux : par exemple, il peut précariser la famille du détenu15, détruire son commerce, compliquer sa réinsertion, etc. Ces dommages collatéraux, par définition, ne sont pas voulus (même s’ils peuvent être produits sciemment, en connaissance de cause). Lorsque la famille du détenu est précarisée, on ne peut pas dire, à rigoureusement parler, qu’elle soit elle aussi punie ; en revanche, on peut dire qu’elle est pénalisée par l’emprisonnement. De même, l’expression familière « C’est la double peine » ne doit pas être prise à la lettre : les difficultés de réinsertion du condamné à sa sortie de prison, aussi pénibles soient-elles, ne constituent pas une sanction.
- 16 Bentham, Jeremy, Introduction aux principes de morale et de législation, trad. du Centre Bentham (P (...)
19Par opposition, l’enfermement en lequel consiste la peine d’emprisonnement est voulu, ne serait-ce qu’à titre de moyen en vue d’une fin (dissuasion, réhabilitation, neutralisation, etc.). Autrement dit, il est intentionnel. Si on reprend une célèbre distinction de Bentham, on pourrait dire que la précarisation de la famille est une conséquence obliquement intentionnelle, tandis que l’enfermement du délinquant est médiatement intentionnel : le juge l’a envoyé en prison « en ayant pleinement l’intention de le faire, non pas en raison d’une quelconque haine qu’il lui aurait vouée, mais afin de le16 » dissuader de récidiver.
- 17 « it may be worth noting that the claim that the negative consequence for the offender is brought a (...)
- 18 Hampshire, Stuart, et Hart, Herbert Lionel Adolphus, « Decision, Intention and Certainty », Mind, v (...)
20De nombreux auteurs anglo-saxons insistent énormément sur ce point en raison de l’importance de la doctrine catholique du double effet en philosophie morale analytique17. Toutefois, nous ne croyons pas utile de l’inclure dans la définition de l’emprisonnement pénal pour deux raisons. Premièrement, ce serait redondant. En effet, on part du principe que lorsque quelqu’un fait quelque chose, il le fait intentionnellement. C’est seulement lorsqu’on avait des raisons d’en douter qu’on le précise18. Deuxièmement, cela ne nous aidera pas à distinguer la peine d’emprisonnement d’autres formes d’enfermement comme la garde à vue. En effet, l’enfermement du suspect est, lui aussi, médiatement intentionnel : le policier l’a placé en garde à vue en ayant pleinement l’intention de le faire afin de l’interroger.
- 19 Bentham, J., Théorie des peines et des récompenses, p. 1.
21Les peines d’emprisonnement ne sont pas nécessairement infligées en raison d’une atteinte aux personnes, d’une atteinte aux biens ou d’une infraction à la législation sur les stupéfiants. Toutefois, elles le sont toujours en raison d’une infraction, comme n’importe quelle sanction pénale. Si on enferme un individu simplement parce qu’il souffre de troubles mentaux et met sa personne ainsi que celle des autres en danger, on ne le punit pas19.
- 20 Anscombe, Gertrude Elizabeth Margaret, Intention (Cambridge, Harvard University Press, 2000).
22Anscombe distingue trois types de motif : les motifs tournés vers le passé (backward-looking motive), les motifs généraux (motive-in-general) et les motifs tournés vers le futur (forward-looking motive)20. Si on demande à Marie pourquoi elle a prêté de l’argent à Pierre, elle peut répondre : parce qu’il m’a aidé dans le passé (motif tourné vers le passé), par amitié (motif général) et pour qu’il puisse payer son loyer (motif tourné vers le futur). D’après cette terminologie, on peut dire que le motif de toute peine d’emprisonnement doit être tourné vers le passé.
- 21 Flew, Antony, « The Justification of Punishment », Philosophy, vol. 29, n° 111 (1954), p. 296.
23Évidemment, une peine d’emprisonnement peut être « surdéterminée21 » et avoir plusieurs motifs : le juge peut l’infliger parce que l’accusé est coupable de meurtre (motif tourné vers le passé), par amour de la justice (motif général) et pour protéger la société (motif tourné vers le futur). Toutefois, elle peut aussi n’en avoir qu’un seul : l’infraction. Celle-ci est un motif à la fois nécessaire et suffisant : on ne peut pas en faire l’économie, alors que les autres motifs sont optionnels.
- 22 Platon, Protagoras, trad. F. Ildefonse, in Œuvres Complètes, éd. L. Brisson (Paris, Flammarion, 201 (...)
24Ici, on doit bien distinguer deux choses : les conditions qui doivent être remplies pour qu’on puisse parler d’une peine d’emprisonnement ; celles qui doivent être remplies pour qu’une peine d’emprisonnement soit rationnelle. Les premières sont d’ordre logique, mais pas les secondes. Ce n’est pas parce qu’il faut et il suffit qu’un individu soit jugé coupable pour être puni qu’il est rationnel de le punir au seul motif qu’il a commis une infraction. Ce n’est pas parce que la peine d’emprisonnement peut (logiquement parlant) n’avoir qu’un seul motif qu’elle doit (moralement parlant) n’en avoir qu’un seul. C’est exactement ce que soutient Protagoras : pour lui, on ne doit pas punir un individu « en ne tenant compte, pour tout motif, que de la faute commise, à moins de s’abandonner, comme une bête sauvage, à la vengeance de manière totalement irrationnelle22 ». Il ne conteste pas que ce motif soit (logiquement) nécessaire, mais seulement qu’il soit (moralement) suffisant.
25Il convient également de souligner que l’infraction servant de motif à l’emprisonnement pénal ne doit pas nécessairement avoir eu lieu : en cas d’erreur judiciaire, on croit qu’elle a eu lieu ; en cas de procès truqué, on feint qu’elle a eu lieu, elle est un prétexte.
26Certes, les tribunaux correctionnels ne sont pas les seuls à pouvoir infliger une peine d’emprisonnement : il y a également les cours d’assise. Mais, quoi qu’il en soit, une peine d’emprisonnement, dans la mesure où elle est une sanction pénale, est toujours infligée par un tribunal.
- 23 Durkheim, Émile, De la division du travail social (Paris : PUF, 1991), p. 33.
- 24 Durkheim, É., De la division du travail social, p. 33.
27Ce point est bien souligné par Durkheim. Il distingue les sanctions morales et les sanctions pénales. Bien que les deux soient répressives, les premières « sont distribuées d’une manière diffuse par tout le monde indistinctement23 » et les secondes « ne sont appliquées que par l’intermédiaire d’un organe défini ; elles sont organisées24 ». Or, l’organe défini en question n’est autre que le tribunal :
- 25 Durkheim, É., De la division du travail social, pp. 63-64.
De quelque manière qu’il soit composé, qu’il comprenne tout le peuple ou seulement une élite, qu’il suive ou non une procédure régulière tant dans l’instruction de l’affaire que dans l’application de la peine, par cela seul que l’infraction, au lieu d’être jugée par chacun, est soumise à l’appréciation d’un corps constitué, par cela seul que la réaction collective a pour intermédiaire un organe défini, elle cesse d’être diffuse : elle est organisée.25
- 26 Boonin, D., The Problem of Punishment, p. 24.
28Bien sûr, il arrive que certains parents enferment un enfant dans sa chambre en guise de punition. Cependant, il serait incongru de qualifier ce traitement de peine ou de sanction pénale pour la simple et bonne raison qu’il n’a pas été infligé par l’autorité judiciaire. Les auteurs anglo-saxons, qui ne disposent pas de cette distinction offerte par le français, font la différence entre punishment et legal punishment26 : l’emprisonnement pénal appartient à la deuxième catégorie, pas à la première.
- 27 Feinberg, Joel, « The Expressive Function of Punishment », The Monist, vol. 49, n° 3 (1965), p. 400 (...)
29Un des articles de référence sur le caractère stigmatisant de la peine d’emprisonnement est « The Expressive Function of Punishment » (1965) de Feinberg. Ce dernier y soutient que la peine d’emprisonnement a une « signification symbolique27 » (symbolic significance) que n’ont pas, par exemple, les amendes.
30Pour clarifier cette idée, on peut faire un détour par les récompenses qui sont le symétrique des peines. Imaginons que quelqu’un ne sache pas ce qu’est la Palme d’or. On pourrait alors lui expliquer qu’il s’agit d’une récompense extrêmement prestigieuse accordée au film jugé le meilleur lors du Festival de Cannes. Si on se contentait de lui dire qu’il s’agit d’une récompense de cinéma, si on ne lui expliquait pas ce que cette récompense représente, on passerait à côté de l’essentiel.
- 28 Feinberg, J., « The Expressive Function of Punishment », p. 402.
31De la même façon, imaginons qu’un extraterrestre ne sache pas ce qu’est la peine d’emprisonnement. Si on lui disait simplement qu’il s’agit d’une sanction fondée sur l’enfermement, notre explication serait incomplète. Il faudrait ajouter qu’il s’agit d’une sanction particulièrement condamnatoire et déshonorante en principe réservée aux infractions jugées les plus graves comme le viol, le meurtre, le braquage, etc. Celui qui est envoyé en prison, affirme Feinberg, « est, de ce fait, inévitablement sujet à la honte et à l’ignominie – les murs mêmes de sa cellule le condamnent et son casier judiciaire devient un stigmate28 ».
- 29 Feinberg, J., « The Expressive Function of Punishment », p. 423.
32Si l’attribution de la Palme d’or à un film incontestablement médiocre nous choque, c’est parce que cette récompense hisse au sommet une œuvre dont les défauts sont évidents, ce qui est injuste. Symétriquement, si la condamnation d’une personne ayant commis un excès de vitesse à plusieurs années de prison nous indigne, c’est parce qu’il y a un décalage entre la faible gravité de l’infraction et la sévère censure exprimée par la sanction, ce qui est injuste29.
- 30 Feinberg, J., « The Expressive Function of Punishment », p. 402.
- 31 Petit, Jacques-Guy, Ces peines obscures : La prison pénale en France, 1780-1875 (Paris, Fayard, 199 (...)
- 32 Posner, Eric, Law and Social Norms (Cambridge, Harvard University Press, 2002), pp. 108-110.
33Le problème est que la signification de la peine d’emprisonnement est, d’après Feinberg, conventionnelle. À une autre époque, dans d’autres sociétés, là où les conventions seraient différentes, l’emprisonnement pénal n’aurait peut-être pas la même signification ; de même, le noir ne serait peut-être pas la couleur du deuil, le champagne ne serait peut-être pas la boisson des célébrations30. Avant la Révolution française, l’emprisonnement pénal était très marginal en France. La prison servait essentiellement à retenir des individus endettés ou en attente de jugement. Toutefois, il arrivait que l’emprisonnement soit utilisé comme peine de substitution : lorsque les femmes étaient condamnées aux galères, leur sanction était systématiquement commuée en détention en maison de force ; certains hommes condamnés à mort ou aux galères voyaient parfois leur peine commuée en détention par grâce royale31. On peut dès lors supposer qu’à cette époque, la peine d’emprisonnement n’avait pas la même signification symbolique qu’aujourd’hui. Elle était sans doute moins honteuse et déshonorante, puisqu’elle n’était pas la peine subie par la plupart des criminels32. Ne se situant pas au sommet de l’échelle des peines, sa « charge réprobatrice » était vraisemblablement plus faible.
- 33 Durkheim, Émile, L’éducation morale (Paris, PUF, 1974), p. 147.
34Il n’en reste pas moins vrai que toute peine d’emprisonnement, comme n’importe quelle sanction pénale, est un signe de désapprobation. Durkheim, à nouveau, l’a bien noté : « Punir, c’est réprouver, c’est blâmer33. » Punir un individu signifie a minima que l’acte qu’il a commis lui est reproché, qu’il n’aurait pas dû l’accomplir. La peine fait partie des manifestations violentes de la désapprobation, par opposition à celles qui ne font pas usage de la force comme le boycott, les avertissements, les remarques critiques, le fait de hocher la tête et de lever les yeux au ciel, etc. Évidemment, cela ne veut pas dire que le juge désapprouve toujours, à titre personnel, l’acte commis par la personne qu’il envoie en prison. Cela veut simplement dire que la peine qu’il inflige, par sa nature même, constitue un reproche pouvant susciter, chez certains, du remords.
35Dans un de ses cours au Collège de France, Foucault affirme que la généralisation de l’emprisonnement au début du 19e siècle a permis au système pénal de se rapprocher du monde du travail grâce à la variable du temps :
- 34 Foucault, Michel, La société punitive (Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 2013), p. 72.
tout comme on donne un salaire pour un temps de travail, on prend, inversement, un temps de liberté pour prix d’une infraction. Le temps étant le seul bien possédé, on l’achète pour le travail ou on le prend pour une infraction. Le salaire sert à rétribuer le temps de travail, le temps de liberté va servir à rétribuer de l’infraction.34
- 35 Foucault, M., Surveiller et punir : Naissance de la prison, p. 234.
36C’est d’ailleurs cette proximité entre la logique salariale et la logique pénitentiaire qui explique, en partie, le caractère d’évidence de l’emprisonnement dans nos sociétés. Puisque nous sommes habitués à la triade travail/durée/salaire, rien nous paraît plus évident qu’un système pénal « qui monnaie les châtiments en jours, en mois, en années et qui établit des équivalences quantitatives délits-durée35 ».
- 36 Ancel, Marc, La sentence indéterminée (New-York, Nations Unies, Département des questions sociales, (...)
37Ce rapprochement, aussi séduisant soit-il, a ses limites. Si toute peine d’emprisonnement a une durée, elle n’a pas nécessairement une durée déterminée. Le monnayage des châtiments en mois et en années ne représente qu’une face de l’histoire de l’emprisonnement pénal. En effet, les peines d’emprisonnement à durée indéterminée (qu’on appelle aussi, de façon moins rigoureuse, « sentences indéterminées ») ont joué un rôle important dans le système pénitentiaire américain. Le symbole de ces peines est la maison de réforme d’Elmira (Elmira Reformatory) fondée en 1876 dans l’État du Michigan. Son directeur, Zebulon Brockway, souhaitait que la détention n’eût ni limite minimale/maximale, ni durée fixée à l’avance. Selon lui, le détenu ne devait recouvrer sa liberté qu’une fois corrigé. En raison des succès qu’on lui attribua, cet établissement inspira très rapidement de nombreux autres États américains36.
- 37 Saleilles, Raymond, L’individualisation de la peine : Étude de criminalité sociale (Paris, Félix Al (...)
38Le raisonnement sous-jacent aux peines d’emprisonnement à durée indéterminée était simple : puisque le but de la détention est l’amendement du coupable, celui-ci ne doit être remis en liberté que lorsqu’il aura donné des preuves de sa transformation, dont le moment ne peut pas être connu à l’avance, lors du prononcé de peine. Dans cette perspective, la peine d’emprisonnement ressemble davantage au traitement d’une maladie qu’au salaire d’un travail. D’ailleurs, les partisans de ce système faisaient eux-mêmes cette analogie : « La sortie pour le malade doit correspondre à la guérison, c’est-à-dire au recouvrement de la santé physique. Il doit en être de même du criminel. On ne doit le rendre à la liberté, et à la vie en société, que lorsqu’il a cessé d’être un danger pour la société, donc lorsqu’il a recouvré la santé morale37. »
39Ainsi, la durée n’est pas un ingrédient essentiel de l’emprisonnement pénal, sauf au sens trivial où tout ce qui existe a une certaine durée.
40Pour aborder la question de la discipline, on peut à nouveau prendre pour point de départ le travail de Foucault. Dans Surveiller et punir, on trouve au moins quatre thèses au sujet du rapport entre prison et discipline :
1/La prison est un rejeton de la « société disciplinaire » qui s’est formée à partir du 16e siècle et qui a, en quelque sorte, colonisé la justice pénale.
2/La prison n’a jamais été une simple privation de liberté, elle a toujours intégré des mécanismes disciplinaires.
3/La prison est une institution disciplinaire parmi d’autres, comme les écoles, les casernes, les hôpitaux, les usines, etc.
- 38 Foucault, M., Surveiller et punir : Naissance de la prison, p. 238.
4/La prison est, de toutes les institutions disciplinaires, la plus aboutie : à la différence des écoles, des casernes, des hôpitaux, des usines qui impliquent une certaine spécialisation, « elle doit prendre en charge tous les aspects de l’individu, son dressage physique, son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions38 ».
41Ce qui nous intéresse ici est la deuxième thèse : pas de prison sans discipline. La discipline consiste à imposer un règlement aux détenus qui, de ce fait, ne peuvent pas organiser leur vie comme bon leur semble : ils doivent respecter des horaires précis ; ils doivent porter une tenue décente ; ils ne peuvent pas avoir de téléphone portable ; ils s’exposent à des sanctions s’ils enfreignent le règlement, etc.
- 39 Foucault, M., Surveiller et punir : Naissance de la prison, p. 235.
42Diverses fonctions peuvent être attribuées à la discipline. Certains la conçoivent comme un moyen de maintenir l’ordre et de garantir la sécurité des détenus. D’autres la conçoivent comme un moyen de rendre pénible le séjour en prison et d’accroître son effet dissuasif. D’autres encore la conçoivent comme un moyen de rééduquer les détenus. Selon Foucault, la peine d’emprisonnement n’était pas, à l’origine, une simple privation de liberté à laquelle se seraient greffés, par la suite, des mécanismes disciplinaires : elle était, dès le départ, une entreprise de correction rendue possible par l’enfermement. L’enferment était le moyen, pas la fin39.
- 40 Romero, Simon, « Where Prisoners Can Do Anything, Except Leave », The New York Times, 2011.
43Quel que soit le point de vue adopté, il semble y avoir consensus sur le fait que prison et discipline sont inséparables. Toutefois, rien ne nous empêche de concevoir des prisons dans lesquelles les détenus auraient la possibilité de faire tout ce qu’ils veulent, sauf s’évader. De fait, de telles prisons existent, notamment en Amérique latine. On pourrait citer le cas de la prison San Antonio qui se trouve sur l’île de Margarita au Venezuela. À l’extérieur, elle est gardée par des soldats armés, mais, à l’intérieur, les détenus (principalement condamnés pour trafic de drogue) ne sont soumis à aucune discipline : ils font la fête, se baignent dans une piscine qu’ils ont eux-mêmes construite, consomment des drogues, jouent au billard, organisent des combats de coqs, font des barbecues, etc. La prison n’est pas contrôlée par un fonctionnaire, mais par un chef de gang. L’objectif n’est pas de corriger les détenus par l’intermédiaire de la discipline, mais simplement de les mettre hors d’état de nuire (ce qui, d’ailleurs, ne fonctionne pas vraiment)40.
- 41 Durkheim, Émile, Les règles de la méthode sociologique (Paris, PUF, 1967), pp. 31-34.
44Certains objecteront qu’il s’agit d’une forme « pathologique » d’emprisonnement. Toutefois, comme l’a bien montré Durkheim, il n’est pas question, lorsqu’on cherche à définir un phénomène, de s’en tenir à ses formes « normales »41. D’ailleurs, on pourrait soutenir que cette forme d’emprisonnement, loin d’être pathologique, est plus proche de l’idéal de Valéry Giscard d’Estaing, à savoir « la privation de la liberté d’aller et venir, et rien d’autre », que les formes d’emprisonnement les plus courantes en Europe.
45Le résultat auquel aboutissent les développements précédents est que la peine d’emprisonnement consiste universellement en un enfermement réprobateur dans un établissement clos, généralement appelé prison, infligé par un tribunal à un individu en raison d’une infraction dont il a été jugé coupable. On peut à l’aide d’un tableau comparer cette définition avec notre point de départ qui était une peine d’emprisonnement typique aujourd’hui en France :
- 42 Foucault, M., La société punitive, p. 256.
46On le voit, quatre caractéristiques ont été « épurées » et deux ont été éliminées afin de couvrir l’ensemble des cas d’emprisonnement pénal. En principe, cette définition permet de distinguer la peine d’emprisonnement d’autres formes d’enfermement institutionnel telles que l’« enfermement-gage42 » (détention provisoire), l’enfermement sanitaire (hospitalisation sous contrainte) et l’enfermement administratif (rétention administrative). Toutes appartiennent au même genre, à savoir l’enfermement institutionnel, mais la peine d’emprisonnement a plusieurs différences spécifiques.
47Premièrement, elles n’ont pas le même motif. L’individu n’est pas enfermé en raison d’une infraction dont il a été jugé coupable, mais en raison de soupçons qui pèsent sur lui et en vue de le juger (détention provisoire) ; en raison de son état de santé et en vue de le soigner (hospitalisation sous contrainte) ; en raison de sa situation irrégulière et en vue de l’expulser (rétention administrative). Ces motifs ne sont pas tournés vers le passé.
- 43 Voir l’article 706-135 du Code de procédure pénale.
48Deuxièmement, l’agent n’est pas le même. En cas de rétention administrative, la décision est prise par l’autorité administrative, plus précisément par le préfet. En cas d’hospitalisation sous contrainte, la décision n’est pas prise par un tribunal, mais par le directeur d’établissement, le psychiatre, le préfet, etc. Il y a certes une exception : l’admission en soins psychiatriques suite à une déclaration d’irresponsabilité pénale. Mais même dans cette situation, une expertise psychiatrique doit en établir la nécessité43. Le seul cas où la différence d’agent n’est pas flagrante est la détention provisoire puisque la décision est prise par le juge, plus précisément par le juge des libertés et de la détention.
49Troisièmement, leur signification est différente. En cas de détention provisoire, l’enfermement n’est pas réprobateur, n’est pas un signe de désapprobation, puisque le prévenu est présumé innocent, n’a pas été jugé coupable. Il s’agit plutôt d’un signe de suspicion. En cas d’hospitalisation sous contrainte, on ne reproche pas au patient de souffrir de troubles mentaux. Enfin, en cas de rétention administrative, les étrangers en situation irrégulière sont retenus sans procès, sans condamnation. Il s’agit d’une « salle d’attente » avant leur expulsion qui, elle, constitue un signe de rejet.
- 44 Turnbull, Sarah, « Immigration Detention and Punishment », Oxford Research Encyclopedia of Criminol (...)
50Nous terminerons cette partie en insistant sur deux points. Le premier point est le suivant : ce n’est pas parce que toutes ces formes d’enfermement sont différentes sur le plan conceptuel qu’elles sont différentes sur le plan psychologique. Le vécu, l’expérience des personnes concernées peut être extrêmement proche. Dans tous les cas, elles sont privées d’autonomie, confinées, surveillées, marginalisées, elles doivent respecter un règlement, un emploi du temps, etc.44 De leur point de vue, le débat sur la question de savoir si une forme d’enfermement est punitive ou non peut paraître très théorique.
- 45 Sur ce phénomène, qui existe un peu partout dans le monde, voir Fassin, Didier, Punir : Une passion (...)
51Le deuxième point sur lequel nous aimerions insister est qu’il existe de nombreux cas limites dans lesquels la frontière entre l’emprisonnement pénal et d’autres formes d’enfermement n’est pas nette. On peut citer l’exemple de la garde à vue punitive et de la rétention administrative aux États-Unis (immigration detention). Il y a garde à vue punitive par exemple lorsqu’un policier, sur la base d’un outrage à agent (qui peut ne pas avoir eu lieu ou n’être qu’un prétexte), place en garde à vue le plus longtemps possible un individu contre lequel il a de l’animosité en vue de le punir. La garde à vue peut alors s’accompagner de diverses humiliations, insultes, provocations, etc., visant à accroître sa pénibilité45. On pourrait se demander s’il ne s’agit pas d’une forme très brève de peine d’emprisonnement. Certes, elle n’est pas imposée par l’autorité judiciaire, mais elle l’est tout de même par une autorité, à savoir un représentant des forces de l’ordre qui sont le premier maillon de la chaîne pénale. Certes, l’individu n’est pas enfermé en raison d’une infraction dont il a été jugé coupable à l’issue d’un procès, mais il l’est tout de même en raison d’une infraction dont il a été jugé coupable par un policier.
- 46 Voir le §1325 du United States Code.
- 47 Turnbull, Sarah, « Immigration Detention and Punishment ».
- 48 Korthuis, Aaron, « Detention and Deterrence: Insights from the Early Years of Immigration Detention (...)
- 49 Hernández, César Cuauhtémoc García, « Immigration Detention as Punishment », UCLA Law Review, vol. (...)
52En quoi la rétention administrative aux États-Unis est-elle un cas limite ? Premièrement, alors qu’en France, le séjour irrégulier n’est plus un délit depuis 2012, aux États-Unis, l’entrée irrégulière d’un étranger (improper entry by alien) est une infraction pénale passible d’emprisonnement46. Deuxièmement, tandis qu’en France, les centres de rétention administrative ne relèvent pas de l’administration pénitentiaire mais de la police, aux États-Unis, il arrive souvent que les étrangers soient retenus dans des prisons privées et soumis au même régime disciplinaire que les détenus condamnés47. Troisièmement, depuis plusieurs années, la rétention administrative (qui peut parfois durer plusieurs mois, voire des années) est utilisée aux États-Unis comme un moyen de dissuasion générale et spéciale, c’est-à-dire comme un moyen d’intimider les étrangers qui seraient tentés d’entrer de manière irrégulière et de dissuader ceux qui ont été expulsés de récidiver48. Pour toutes ces raisons, certains auteurs considèrent que le huitième amendement interdisant les peines cruelles ou inhabituelles devrait également s’appliquer aux rétentions administratives et protéger les étrangers49.
53Comme dans tout travail d’analyse conceptuelle, ce n’est pas le résultat qui est ici le plus important. En effet, celui-ci est assez maigre : notre définition est parfaitement conforme au sens commun et cela ne surprendra personne que les frontières entre la peine d’emprisonnement et d’autres formes d’enfermement puissent, dans certains cas, être floues. Ce qui est ici le plus important, c’est le parcours accompli : l’intérêt de l’analyse ne se trouve pas dans son point d’aboutissement, mais dans le processus d’analyse lui-même. En effet, le processus d’analyse permet à la fois de mieux cerner le phénomène auquel nous nous intéressons, en l’occurrence l’emprisonnement pénal, et d’écarter certaines idées préconçues en nous obligeant à prendre en considération des cas peu ordinaires.
54Nous terminerons en rappelant que proposer une définition de la peine d’emprisonnement ne revient pas à proposer une justification de celle-ci, mais à dire ce qu’elle est. Notre définition est neutre. Il est parfaitement possible de soutenir que l’emprisonnement pénal, tel que nous l’avons défini, n’a aucun fondement rationnel ou moral. Toutefois, il s’agit d’une autre question, beaucoup plus vaste que celle que nous venons d’aborder.