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Comptes rendus

Peter Singer, Sauver une vie. Agir maintenant pour éradiquer la pauvreté

Paris : Michel Lafon, 2009
Emilie Dardenne
Référence(s) :

Singer, Peter, Sauver une vie. Agir maintenant pour éradiquer la pauvreté, Paris : Michel Lafon, 2009

Texte intégral

1Peter Singer est un philosophe utilitariste de renommée internationale. Il est titulaire de la chaire de bioéthique à Princeton. Depuis une trentaine d’années il s’intéresse à des questions éthiques telles que le statut moral des animaux, la bioéthique, l’environnement, et la manière de lutter contre la pauvreté dans le monde. C’est à cette question qu’il consacre son dernier ouvrage, paru en France en 2009 : Sauver une vie. Agir maintenant pour éradiquer la pauvreté.

2Sauver une vie n’est pas un traité philosophique, c’est un ouvrage accessible à tous, qui se lit rapidement, et qui combine un grand nombre de chiffres en tous genres, d’exemples, d’anecdotes, de cas d’éthique pratique pour démontrer que, bien que nous ayons en tant que citoyens de pays riches les moyens d’éradiquer la pauvreté, différents mécanismes psychologiques, sociaux et moraux nous empêchent de partager nos revenus avec les plus démunis. Malgré l’absence de référence explicite à la philosophie utilitariste, on retrouve dans cet essai les cinq principes fondamentaux de la doctrine qui sous-tend le raisonnement de Singer : welfarisme, universalisme et impartialité, conséquentialisme, agrégation des intérêts individuels, et maximisation. Pourtant Singer se garde bien de théoriser, il signale d’ailleurs que de simples arguments philosophiques ne suffisent pas à faire modifier le mode de vie des gens du jour au lendemain.

3Ce livre résume trente ans de cheminement intellectuel de l’auteur sur les moyens de lutter contre la faim et la pauvreté dans le monde. Il répond à des questions telles que : « pourquoi donne-t-on ? », « pourquoi ne donne-t-on pas ? » et vise deux objectifs. D’abord il cherche à amener les lecteurs à réfléchir à leurs obligations envers les plus démunis, ensuite il tente de les persuader de donner plus. Le but serait de viser 5 % du revenu d’un occidental moyen.

4Sauver une vie comporte quatre chapitres. Le premier aborde les arguments pour et contre le don ; le deuxième évoque la nature humaine, les mécanismes qui empêchent la culture du partage, et la manière de les enrayer afin que cette culture puisse se développer ; le troisième est consacré à des aspects concrets de l’aide humanitaire : le « coût » d’une vie humaine, l’efficacité des organisations caritatives ; enfin le dernier chapitre de l’ouvrage propose un nouvel idéal de partage.

  • 1  Goffi, Jean-Yves, Le philosophe et ses animaux. Du statut éthique de l’animal (Paris, Jacqueline C (...)
  • 2  Haber, Stéphane, « Les apories de la libération animale : Peter Singer et ses critiques », Philoso (...)

5Alors que dans d’autres ouvrages qu’il a publiés sur les questions bioéthiques, Singer s’oppose vigoureusement à l’éthique chrétienne conservatrice qui rejette l’avortement ou l’euthanasie, il semble ici reprendre à son compte la notion chrétienne (mais aussi juive et musulmane) de charité envers les pauvres. Il y a d’autres choses étonnantes dans Sauver une vie. Pour qui est familier de la théorie utilitariste, il est frappant de constater que Singer fonde son argumentation sur le concept de don, un concept non utilitariste. Ce n’est pas la première fois que Singer a recours à des notions non utilitaristes pour étayer ses idées. Jean-Yves Goffi1 et Stéphane Haber2 avaient déjà signalé, à propos de ses écrits antispécistes, que le cadre théorique qu’il propose accommode utilitarisme pur et éthique de l’autonomie (une notion kantienne).

6Une nouveauté de son travail, dans cet ouvrage, réside dans l’attention portée aux mécanismes psychiques qui interviennent dans notre rapport à l’argent et à la solidarité entre personnes humaines. La première constatation établie est que nous dépensons considérablement plus d’argent pour une victime identifiable (dont l’évocation active notre système affectif et engendre une réaction immédiate) que pour une ou plusieurs victimes « statistiques » (dont l’évocation active notre système délibératif et engendre un processus rationnel plus lent).

7Singer évoque quelques-unes des objections principales au don substantiel. Il rejette en premier lieu le relativisme moral : l’idée que chacun est autorisé à déterminer ses propres obligations morales envers les pauvres. C’est une théorie séduisante de prime abord mais qui se révèle inadaptée quand on se trouve confronté à une personne qui commet des actes réellement répréhensibles (un violeur, un raciste, un terroriste, un individu qui torture les animaux). Singer conteste ensuite l’argument selon lequel chacun mérite de savourer les fruits de son travail : pour lui nous ne partons pas tous avec les mêmes chances dans la vie. La plupart des occidentaux sont privilégiés du fait qu’ils naissent dans un contexte socio-économique favorable. Dans un troisième temps, il évoque la question que beaucoup se posent : « le fait que les autres ne fassent pas leur juste part est-il une raison suffisante pour laisser un enfant mourir alors qu’on peut le sauver aisément ? » La réponse de Singer est, évidemment, non. Il ajoute, et cet argument a une forte sonorité utilitariste, que le sentiment de faire le bien autour de soi a toutes les chances de procurer un grand bonheur aux donneurs. Si on peut prendre du plaisir à porter des vêtements à la mode, à bien manger, ou à écouter de la musique sur une chaîne hi-fi de qualité, on peut aussi éprouver une grande satisfaction à l’idée de contribuer à vaincre la pauvreté. La générosité donne un sens à la vie humaine et contribue au bien-être individuel du donneur. C’est sa motivation suprême.

8Comment alors dépasser le hiatus qui existe entre le comportement des êtres humains et les obligations qui leur incombent ? Toujours animé d’un grand pragmatisme, Singer consacre un assez long chapitre à l’efficacité des organisations caritatives et aux outils existants, ou à créer, pour les évaluer. Il signale qu’il reste beaucoup à faire dans ce domaine. A la fin de Sauver une vie, il propose un plan concret en sept points, qui permettra au lecteur de contribuer à la réduction de la pauvreté dans le monde. Singer indique quel serait le pourcentage acceptable de revenu à donner, soit de 5 à 10 % pour les occidentaux aisés, et jusqu’à 33 % pour les plus riches. Ce n’est pas une proportion idéale, Singer explique qu’il faudrait donner bien plus, à l’image des membres de la 50 % League, qui versent au moins la moitié de leurs revenus à des organisations caritatives pendant plusieurs années. Mais au bout de plusieurs années de réflexion et d’échange, Singer est parvenu à la conclusion qu’il y a, d’une part, ce que nous devrions attendre des autres, et, d’autre part, ce que nous pouvons raisonnablement attendre d’eux. La question clé n’est pas : « que devrions-nous faire individuellement ? » mais « quelle devrait être la norme de générosité collective ? » Singer nous exhorte à dépasser nos préjugés moraux manichéens : il n’y a pas d’un côté les justes, et de l’autre les méchants ou les égoïstes. Notre existence morale est plus nuancée que cela. Finalement, Singer propose la procédure suivante :

  1. Il faut se connecter sur www.thelifeyoucansave.com et s’engager à se conformer à la norme.

  2. Décider de l’organisme au(x)quel(s) on fera un don,

  3. Prendre sa dernière déclaration d’impôts et calculer le montant de sa participation en fonction de la norme précitée, et donner,

  4. Informer son entourage de son choix,

  5. Proposez à son employeur d’établir un système de don équivalent à une inscription automatique et représentant 1 % du salaire brut à un organisme caritatif,

  6. Contacter ses élus afin que l’aide internationale soit consacrée exclusivement aux pays les plus démunis,

  7. Être heureux d’avoir contribué à résoudre le problème.

9Encore une fois, Singer bouscule nos conceptions morales, et nous engage à agir de toute urgence. Encore une fois, son discours est en décalage profond avec nos valeurs et notre mode de vie occidental. Encore une fois, il le fait avec précision, humilité et avec une grande efficacité.

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Notes

1  Goffi, Jean-Yves, Le philosophe et ses animaux. Du statut éthique de l’animal (Paris, Jacqueline Chambon, 1994).

2  Haber, Stéphane, « Les apories de la libération animale : Peter Singer et ses critiques », Philosophiques, (Besançon,Faculté des lettres et sciences humaines, 2001), pp. 41-61.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilie Dardenne, « Peter Singer, Sauver une vie. Agir maintenant pour éradiquer la pauvreté »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 01 février 2010, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/78 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.78

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Auteur

Emilie Dardenne

Université Rennes II

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