Jeremy Bentham : le peuple comme fiction, par Armand Guillot
Armand Guillot, Jeremy Bentham, le peuple comme fiction, Coll. « La philosophie à l’œuvre »,Publications de la Sorbonne, 2014, 362 p. ISBN-13 : 978-2-85944-790-8, 22 euros.
Texte intégral
1La notion de « peuple » n’est pas un vain mot en philosophie politique. Elle fait l’objet d’une réflexion qui a, depuis un point de vue moderne, un double horizon ; d’une part, les deux Révolutions (américaines et françaises) du XVIIIème siècle qui voient l’entrée du peuple sur la scène de l’Histoire ; d’autre part, J.-J. Rousseau et l’idée de « peuple autolégislateur » condition et principe de l’autonomie du peuple. Suivant cette compréhension classique, non seulement le « peuple » renvoie fondamentalement à la théorie du contrat social et est associée à une pensée de la liberté politique, mais tout écart avec cette approche du « peuple » est nécessairement aculé à une conception politique étroite et négative. Le peuple serait alors le vulgus ou la masse passionnée et irrationnelle, ou encore le pur agrégat d’individus égoïstes. Cette lecture, souvent partielle et partiale, de l’histoire de la philosophie politique moderne entre pour partie en débat avec le livre d’Armand Guillot. Ce livre, qui est le remaniement d’une thèse de philosophie soutenue à l’Université de Rouen, propose en effet de tordre le coup à plusieurs approches excluant l’utilitarisme benthamien de la philosophie politique moderne à partir de la question du peuple.
- 1 Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Vol. I, « Bentham et ses précurseurs (1711-18 (...)
2Rappelons brièvement les raisons qui ont souvent fait pencher1 la balance en faveur d’une relative indifférence à l’égard de la philosophie politique utilitariste de la fin du XVIIIe et du début XIXe siècle. Comment l’utilitarisme benthamien pourrait-il être une philosophie politique si le poids des intérêts, irrémédiablement attachés à l’égoïsme individuel, est indépassable et condamne la possibilité de tout « intérêt général » ? En effet, il ne saurait y avoir de pensée du politique car le peuple n’est que la somme des individus, et, cette conception atomiste du social répond à la nécessité d’objectiver, grâce au calcul utilitariste, les intérêts individuels afin de répondre au plus grand bonheur pour le plus grand nombre. De là, si le peuple n’a ni chair, ni volonté, comment pourrait-il être l’acteur central du politique ? Si le peuple n’a pas d’unité, comment pourrait-il être souverain ? Enfin, comment le peuple peut-il même être un acteur politique si l’objectivité du calcul rationnel du Législateur quantifiant abstraitement les plaisirs et les douleurs a pour corrélat de réduire le peuple à un pur objet et occasion pour un pouvoir de s’exercer ? Les difficultés sont bien redoutables et semblent condamner par avance toute entreprise interrogeant la notion de « peuple » chez Bentham. L’idée décisive d’Armand Guillot, que nous tenterons de rendre compte, est de démontrer que l’utilitarisme du philosophe londonien est solidaire de la réflexion sur le « peuple ». En dégageant ainsi l’originalité de l’approche benthamienne du « peuple », il s’agit alors de faire droit à l’idée que l’utilitarisme peut être une philosophie politique.
3Nous proposons tout d’abord de reprendre le sens général de la démonstration développée par Guillot, puis, dans un second temps, de présenter quelques critiques. Avant d’entrer pleinement dans ce parcours, il faut souligner que ce livre s’achemine dans un style fluide, clair qui est tenu tout au long de l’ouvrage. Les moments de problématisation, qui non seulement aident à la compréhension des arguments et à l’articulation des parties, rythment de manière significative la lecture de l’ouvrage et l’encouragent. On recommandera assez naturellement ce livre à tout historien des idées politiques mais aussi, et peut-être surtout, à tout philosophe intéressé à l’utilitarisme ou à la question du « peuple ».
- 2 Introduction aux principes de morale et de législation, Jeremy Bentham, trad. fr. Centre Bentham, (...)
4L’analyse conduite par Armand Guillot est animée par deux orientations : d’une part, la nécessité d’apporter un éclairage trouvant sa source dans l’histoire de la philosophie avec la confrontation des philosophes participant à l’horizon de pensée de Bentham (Hobbes, Burke, Godwin), et d’autre part, une problématisation des enjeux de la notion qui révèle par son examen les questions et problèmes centraux de la philosophie benthamienne. L’objet du livre est en effet d’expliquer en quoi l’utilité et la fiction sont les deux éléments fondamentaux présidant au sens de la notion de « peuple » chez Bentham. Ce faisant, il s’agit de récuser l’idée selon laquelle Bentham a nécessairement une conception atomiste du peuple (pp. 149-159, 235, 242-253). La définition est en effet connue et se trouve dans les premières pages d’Introduction aux principes de morale et de législation2 :
Qu’est-ce donc que l’intérêt de la communauté ? La somme des intérêts des divers membres qui la composent. (p.27)
5Deux grandes lignes d’argument sont alors développées par Guillot. D’une part, dans le cadre de la philosophie benthamienne, les principes de l’unité du peuple sont multiples et de natures différentes, d’autre part, Bentham développe, ce que l’on pourrait nommer, une pensée de l’intérêt ayant la forme d’une « ontologie de la relation » qui est matricielle. Ce dernier point est, nous semble-t-il, tout à fait essentiel à la philosophie politique benthamienne. Nous reviendrons sur cette idée ultérieurement. Que signifie que les « principes de l’unité du peuple » soient multiples ? C’est tout d’abord dire que « le peuple comme fiction » est la réponse originale apportée par l’utilitarisme de Bentham. Afin de comprendre cette réponse, revenons sur la démonstration du livre.
6Guillot présente de manière synthétique l’armature conceptuelle guidant l’ensemble de la démonstration suivant trois points (Partie I, chap. III, La formulation benthamienne de la question du peuple, p. 118). Cette tripartition schématique des enjeux de la notion de « peuple » est classique et trouve une vertu analytique très précieuse puisqu’elle permet de mettre à jour l’un des tours de force de la philosophie politique benthamienne s’enracinant dans la question du « peuple ».
7Il faut tout d’abord noter que la notion de « peuple » implique en effet des enjeux de natures différentes. Le « problème ontologique » vise à penser le « problème relatif à l’être même du peuple, à la manière dont il vient à exister et à ses propriétés essentielles » (p.118). Le « problème politique » concerne lui le statut juridico-politique du peuple : ce qui fait qu’un peuple est un peuple, c’est-à-dire la question des droits du peuple, de son unité et de sa valeur de principe. Enfin, le problème du « caractère moral et la rationalité de la multitude » (p.118) met en exergue le jeu des passions et du jugement permettant de comprendre la « disposition » du peuple, c’est-à-dire, sa volonté. Guillot nous dit très justement que les réponses apportées en philosophie politique à la question du peuple suit assez souvent un même ordre d’exposition : « la résolution du problème ontologique induit celle du problème politique : puisque seules les personnes sont des sujets de droits, seul le peuple a des droits, la multitude n’en a aucun. » (p.119) En effet, la théorie du contrat hobbesien, le Contrat Social de J-J Rousseau ont ainsi construit leur réponse suivant cette articulation des enjeux ontologique et politique. Là est tout autre la voie benthamienne :
Pour aborder ces questions dans la philosophie de Bentham, il ne sera pas nécessaire de débuter par la question ontologique – de déterminer dans un premier temps comment un peuple se forme et quelles sont ses propriétés, afin de déduire ensuite ses droits et ses devoirs. L’interdépendance des questions ontologiques, politiques et morales autorise un traitement différent du problème général. Ainsi, les positions ontologiques sont bien souvent impliquées par une formulation ou une résolution particulière des questions politiques et morales. De plus, chez Bentham, les considérations épistémologiques ont une grande dépendance quant à la question du peuple. (p.119)
8Si l’absence de distinction logique entre l’ontologie et les normes peut surprendre le philosophe politique réfléchissant sur le « peuple », celle-ci renvoie chez Bentham à la dimension pragmatiste de sa philosophie. Tout d’abord, la distinction conceptuelle peuple/multitude ne vaut pas et devient poreuse car l’unité politique du peuple est toujours dynamique et jamais fixiste et absolue (le peuple n’étant pas conçue comme une « personne civile » chez Bentham). En ce sens, la question du « peuple » n’est pas au premier chef réductible à la question du fondement des normes (voir la partie I, pp. 15-159). Ensuite, la souveraineté du peuple n’existe pas indépendamment des conditions de son exercice que la valeur centrale accordée à la sanction populaire et aux ‘formes d’institutionnalisation’ du peuple révèle. Sur ce point, Guillot présente une interprétation libérale de la démocratie benthamienne qui suit fondamentalement le modèle de la démocratie agrégative puisque l’état des intérêts individuels, exprimé par le suffrage, reste fondamentalement extérieur aux processus politiques (voir, Partie II, chap. II, ‘Logique des fictions et logique démocratique’). Toutefois, le modèle de la démocratie agrégative est secondé, non sans difficulté, avec d’autres formes d’exercice effectif de cette souveraineté populaire qui sont la sanction morale exprimée par la presse (p.46), l’opinion publique et l’autorité du jugement du tribunal de l’opinion publique (voir : Partie III, chap. II, ‘Le Tribunal de l’opinion publique : la dimension rationnelle du social’ ?). Cet ensemble n’est pas toutefois sans tension : comment Bentham pourrait-il à la fois penser les intérêts des individus comme étant séparés des mécanismes démocratiques et en même temps révéler la dimension très holiste et communicative de la sanction morale et de la valeur du jugement de l’opinion publique ? Le statut juridico-politique du peuple requiert aussi d’éclairer ses rapports avec l’idée de « nation ». Le peuple n’est pas réductible à la « nation » car non seulement l’appartenance nationale et les mécanismes de sympathie qui produisent une unité affective et symbolique n’ont pas de valeur morale fondamentale (le principe de sympathie s’oppose radicalement au principe d’utilité) mais aussi, les « illusions » engendrées par l’idée de nation ne doivent pas contaminer et transformer le rôle politique et moral du peuple. Le risque du « nationalisme » (quelque soi ses formes) est alors de voir les peuples, qui, se gargarisant de leur gloire et de leur honneur, s’arment les uns contre les autres et entrant en guerre, engendrent les plus grands maux pour le plus grand nombre. Le caractère national de la souveraineté du peuple n’est premier que dans l’ordre de ses effets : négatifs par les formes de « nationalisme » conduisant à la guerre et positifs lorsque cette souveraineté s’exprime nationalement par les mécanismes démocratiques, les sanctions et le contrôle qu’il exerce sur les gouvernants. Mais alors, le ‘peuple territorialisé’ est toujours celui que le Législateur peut identifier et ce en rendant visible les actes d’obéissance et de désobéissance. La question de l’identification des actes individuels joue un rôle fondamental chez Bentham, elle joue ici le rôle de pierre de touche du statut juridico-politique du peuple. Toutefois, le « peuple » a des limites « indéfinies » (p.328), il revêt en effet chez Bentham des contours extranationaux que le « tribunal de l’opinion publique », compris comme une institution transnationale où ses membres deviennent individuellement indistincts et invisibles au pouvoir national, rend compte en donnant une épaisseur transnationale au statut juridico-politique du peuple. « Chaque membre du tribunal est porteur de la volonté du peuple, il la définit par lui-même et pour lui-même. » (p.330) Dès lors, les membres de ce tribunal jugent les actions du gouvernement et communiquent des informations et analyses à propos des activités du gouvernement. En ce sens, le « tribunal de l’opinion publique réalise la plus grande unité du corps politique » (p.339) et accorde, pour partie, une dimension cosmopolitique au rôle du peuple.
9En se développant en deçà et au-delà de la question du fondement, la philosophie politique benthamienne reconnaît que le « problème de la continuité du peuple » (p.342) devient alors celle du temps indéfini dans lequel l’unité politique et l’exercice de la souveraineté du peuple doit et peut s’exercer. Les ressorts du langage deviennent alors les jalons essentiels guidant l’action et la disposition du peuple à obéir mais ce pouvoir du langage a pour corrélat d’être pour le peuple ce qui lui permet de s’autodéterminer et de se comprendre. Ainsi, comme le souligne Guillot : « Dans la philosophie de Bentham, le langage est donc le lieu d’une auto-constitution concrète du sujet collectif. » (p.365)
10La démonstration de Guillot s’opposant à l’interprétation de l’atomisme social se concentre dans l’effort pour expliquer comment les fondements de la théorie politique benthamienne sont conçus relativement à la plasticité de l’intérêt. En ce sens, l’utilitarisme ne doit pas être compris comme une « théorie politique éthérée » ou abstraite puisque les intérêts sont socialement, culturellement et historiquement construits et déterminés. L’idée fondamentale pour la compréhension du peuple chez Bentham réside dans la valeur sociale de l’inscription des intérêts :
Il serait vain de prétendre déterminer les propriétés intrinsèques des individus afin d’en déduire leurs intérêts. Seules leurs relations sont déterminantes. Autrement dit, on ne peut connaître des individus que leurs positions relatives, qui sont essentiellement des relations de pouvoir ou d’influence. (p.246-247)
Ce qu’il faut considérer dans un peuple, ce sont des situations et non des individus, faute de quoi l’on se condamne à n’en rien connaître. (p.247)
11Contrairement à l’idée selon laquelle l’atomisme social benthamien repose sur l’égoïsme moral individuel, avec raison, Guillot développe l’idée que l’ontologie benthamienne est d’abord une « ontologie de la relation » au sens où non seulement, les relations sont premières par rapport à leurs termes (les individus) mais aussi parce que penser l’intérêt, c’est d’abord porter son attention sur ses dynamiques et sa plasticité plutôt que sur les individus. En ce sens, si l’intérêt est le concept central permettant d’élucider la philosophie politique benthamienne, la grande difficulté est de comprendre sa nature, ses dynamiques et surtout l’articulation entre une psychologie morale égoïste et le cadre normatif de la doctrine utilitariste. Cette lecture engageante de la philosophie politique benthamienne est en dernière instance fondée sur cette compréhension de l’intérêt.
12Les enjeux de la notion de peuple trouvent donc leur origine dans deux éléments : la fiction et le principe d’utilité. La démonstration de Guillot est passionnante à plus d’un titre, cependant, j’aimerais présenter quelques objections concernant son contenu et sa méthode.
13La philosophie benthamienne, dans son versant épistémologique et linguistique, est loin d’être réductible à un empirisme de bon aloi. Le « fictionnalisme » benthamien ou la réflexion sur la fiction traverse de part en part toutes les dimensions de cette pensée, et, est pour beaucoup dans l’originalité et la difficulté de la doctrine utilitariste de Bentham. Si le « peuple » recouvre à la fois le mot et la chose, quel est le sens de l’introduction de la fiction dans la problématique du peuple ? Sur ce point, l’interprétation de Guillot me semble trop ‘idéaliste’ et tend trop généreusement à comprendre la philosophie benthamienne sous le prisme d’un fictionnalisme généralisé qui me semble entrer en contradiction avec la doctrine utilitariste. La réflexion sur la fiction obéit, d’une part, à une logique pragmatiste (la valeur pratique d’une connaissance et d’une pensée, c’est l’action) et, d’autre part, la fiction est le mode par lequel se déploie le conséquentialisme de Bentham. Pour le dire autrement, la fiction est le moyen et certainement pas la fin de la pensée benthamienne. Ainsi, l’interprétation de la philosophie du langage benthamienne comme une pragmatique où le vocabulaire des « entités fictives » - « entités réelles » sert l’analyse de la proposition en termes d’attitude propositionnelle (p.269) et ne vise alors que la dimension représentationnelle du langage (le rapport entre les signes linguistiques et les pensées) (p.270) semble entrer en contradiction avec la référence nécessaire au réel et à la qualité des états de chose du monde. En effet, sans la réalité, comment le conséquentialisme peut-il être possible ?
14Les difficultés labyrinthiques du rapport entre individu et institution sont redoutables dans la philosophie benthamienne. Sur ce point, les enjeux de la distinction entre multitude-peuple sont centraux puisque la validité du principe d’utilité a pour corrélat nécessaire l’identification des individus. Toutefois, si le principe d’utilité requiert la connaissance des individus soumis sous son empire, c’est aussi pour des raisons de justice. En effet, comment mesurer la valeur d’un acte s’il est impossible de déterminer les objets concernés par la norme ayant engendré cette action ? L’arbitraire, l’injustice apparaît précisément lorsqu’il n’y a plus qu’une multitude, qu’une masse informe. L’invisibilité, la méconnaissance des intérêts du peuple ou leur déni mènent nécessairement à l’injustice dans cette philosophie. En ce sens, la constitution de la notion de « peuple » n’est pas étrangère à la réflexion sur la justice et dès lors le principe d’utilité requiert sans doute moins un peuple compris comme « fiction » qu’un peuple réel. Au fond, malgré le fait que les principes de l’unité du peuple soient multiples, c’est la référence à la réalité de l’intérêt qui guide tout le travail conjoint de l’utilité et de la fiction. C’est cette unité de la multiplicité des principes, il me semble, que le livre ne parvient pas assez à révéler.
Notes
1 Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Vol. I, « Bentham et ses précurseurs (1711-1832), Catherine Audard, Introduction générale aux trois volumes, pp.1-53, PUF, Coll. « Philosophie Morale », Paris, 1999.
2 Introduction aux principes de morale et de législation, Jeremy Bentham, trad. fr. Centre Bentham, Vrin, Paris, 2011.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Benjamin Bourcier, « Jeremy Bentham : le peuple comme fiction, par Armand Guillot », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 13 | 2014, mis en ligne le 20 décembre 2014, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/771 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.771
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page