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Notes de lecture et compte-rendus

From Reasons to Norms: On the Basic Question in Ethics, par Torbjörn Tännsjö

Benoît Basse
Référence(s) :

Torbjörn Tännsjö From Reasons to Norms: On the Basic Question in Ethics, Coll. « Library of Ethics and Applied Philosophy », Dordrecht, Springer, 2010, Vol. 22, 165 p., ISBN 9789048132850

Texte intégral

  • 1  Un tout premier article en français, relevant de l’éthique appliquée, est cependant disponible. Vo (...)
  • 2  Torbjörn Tännsjö, Hedonistic Utilitarianism (Edinburgh University Press/Columbia University Press, (...)

1En dépit d’une carrière très productive dans les divers champs de la philosophie morale, Torbjörn Tännsjö, philosophe suédois né en 1946, reste sans aucun doute pour les lecteurs français un auteur à découvrir. Sa carrière universitaire le mena de l’Université de Göteborg à celle de Stockholm où il occupe depuis 2002 la chaire « Kristian Claëson » de philosophie pratique. Membre du Comité d’éthique suédois, il est à ce jour l’auteur d’une vingtaine de livres publiés tant en anglais que dans sa langue maternelle. Naturellement, le fait qu’aucun de ses ouvrages n’ait été à ce jour traduit en français1 constitue à l’évidence la première cause de son manque de notoriété en France. Car tout autre est son statut dans les pays scandinaves, où ses travaux – et ses prises de positions souvent controversées – font de lui le philosophe suédois le plus renommé, tant pour l’ampleur de son œuvre que pour la rigueur de ses argumentations. Il convient en effet de le souligner d’emblée, le Professeur Tännsjö s’inscrit volontiers dans la tradition dite « analytique », si l’on entend tout simplement par là le souci de définir clairement ce dont on parle et d’argumenter ses positions, tant théoriques que pratiques. De fait, on s’aperçoit assez vite que sa réflexion se nourrit d’un dialogue constant avec les travaux des philosophes anglo-saxons et scandinaves. C’est d’ailleurs à la faveur d’une correspondance personnelle avec Derek Parfit et Wlodek Rabinowicz qu’est née l’idée du livre dont nous nous apprêtons à rendre compte. Enfin, mis à part le problème de l’accessibilité de ses œuvres, un dernier élément, lié cette fois au contenu même de sa philosophie, peut nous faire craindre une réception pour le moins délicate en France. Dans ses ouvrages d’éthique normative, Tännsjö défend en effet un « utilitarisme hédoniste » de type « classique ». Autrement dit, il soutient non seulement la thèse que l’utilitarisme est en définitive la théorie morale la plus défendable, mais en outre, que les versions post-benthamiennes de l’utilitarisme, loin d’avoir amélioré la doctrine, l’ont fragilisée face aux objections possibles2. Qui plus est, à l’encontre de tout relativisme moral, ou même de tout « dualisme » de la raison pratique, il s’efforce de montrer que nous pouvons à bon droit qualifier d’ « objectifs » et de « vrais » certains de nos jugements moraux les mieux réfléchis. Dans ces conditions, on mesure à quel point la méfiance persistante dont font l’objet l’utilitarisme et le réalisme moral dans notre pays, ne peuvent que compliquer une réelle prise en compte de sa pensée. Pourtant, un des plus grands mérites, nous semble-t-il, des ouvrages du Professeur Tännsjö, outre leur grande clarté, est précisément de permettre aux lecteurs un examen approfondi de leurs propres convictions.

1. La question éthique fondamentale

2Le livre qui nous intéresse plus particulièrement ici, publié en 2010, relève de la méta-éthique et constitue la plus récente contribution de l’auteur dans ce champ particulier de la philosophie morale. Il s’agit de se demander s’il existe plusieurs problèmes moraux fondamentaux réellement distincts les uns des autres ou bien si, en dernière analyse, tous les problèmes ne se réduisent qu’à un seul. Pour sa part, l’auteur entend soutenir qu’ « il n’existe qu’un seul problème dont il faille se soucier, à savoir le problème normatif » (Préface, page VII). Autrement dit, la réponse à la question « Que faut-il faire ? » constitue à ses yeux la question morale absolument centrale en éthique. Dès lors que nous sommes en mesure de déterminer ce qu’il faut faire simpliciter dans chaque situation, nous disposons de tout le savoir moral dont nous avons besoin. C’est en ce sens qu’il n’y a pour Tännsjö qu’une seule question fondamentale (basic question) en morale, comme le laissait présager le sous-titre. Cela revient à dire qu’une réponse à cette unique question fondamentale fournit ipso facto les réponses à d’autres types de questions ayant pu passer à tort pour aussi fondamentales (« qu’est-ce qui a véritablement de la valeur ? ») qui, en réalité, peuvent être délaissées. Cette thèse en implique une autre, qui s’avère être l’idée principale du livre : il n’existe, à proprement parler, qu’une seule source de normativité correspondant aux réponses que nous apportons en chaque circonstance à la question spécifiquement morale « que faut-il faire ? » (what ought to be done ?).

3On comprendra mieux l’insistance avec laquelle Tännsjö soutient une telle unicité de la normativité, si l’on prend en compte la « frustration » qu’il dit éprouver face à la multiplication des « raisons pratiques » dans la philosophie morale contemporaine. Cette focalisation sur les « raisons », plutôt que sur la notion traditionnelle d’obligation, est à ses yeux un phénomène aussi récent que regrettable, inauguré par Thomas Nagel (The Possibility of Altruism), puis assumé par des auteurs tels que Joseph Raz (Practical Reasons and Norms), Derek Parfit (Reasons and Persons), Thomas Scanlon (What We Owe to Each Other) et Jonathan Dancy (Moral Reasons). Cette évolution présente l’inconvénient, selon lui, de nous éloigner de ce qui doit constituer le cœur de la réflexion morale, à savoir la recherche du critère permettant de juger qu’une action est moralement bonne (right) ou mauvaise (wrong). Mais surtout, ce tournant en direction des « raisons » engendre beaucoup de confusions dans la mesure où bon nombre de penseurs semblent admettre qu’il existe une multiplicité de sources de normativité, correspondant aux différents types de raisons pratiques qu’ils pensent avoir identifiés. Si tel était le cas, il faudrait reconnaître qu’il est possible d’être confronté à des obligations conflictuelles. Cela reviendrait à dire qu’il existe plusieurs « vérités » concernant ce que nous devons (catégoriquement) faire. Comme on le voit, l’enjeu est donc bien pour Tännsjö d’échapper au relativisme moral. Du reste, c’est précisément à cette conclusion pessimiste (et décevante) qu’aboutissait déjà le grand ouvrage du philosophe utilitariste Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, dont la première édition de 1874 se terminait sur ces mots fameux : « Le cosmos du devoir est ainsi réduit à un chaos ». Sidgwick semblait admettre en dernier lieu le « dualisme » de la raison pratique, en vertu de l’impossibilité de prouver au partisan de « l’égoïsme hédoniste » la nécessité d’adhérer à « l’hédonisme universaliste » (utilitarisme). En somme, l’agent se voyait déchiré entre deux attitudes aussi rationnelles l’une que l’autre : privilégier son propre intérêt ou bien agir de façon à promouvoir le plus grand bien-être possible du plus grand nombre. Or la philosophie morale contemporaine peut donner à juste titre l’impression d’avoir accentué les risques de conflit entre des raisons pratiques hétérogènes, qu’elles soient d’ordre moral, prudentiel, épistémique, esthétique, voire religieux. Tännsjö a donc parfaitement conscience de philosopher à contre-courant d’une tendance assez lourde de la réflexion morale contemporaine, en défendant un retour salutaire à la notion de « normes » de l’action morale. Tandis que Sidgwick était visiblement extrêmement perturbé et déçu par le « dualisme » de la raison pratique auquel ses réflexions l’avaient conduit, toute l’entreprise de Tännsjö consiste ici à montrer qu’à la faveur d’une clarification des différents types de « raisons » qui se présentent à l’agent, il est possible de « transcender » leur soi-disant relativité. C’est à une véritable « contre-révolution copernicienne » (Préface, page VIII) qu’en appelle l’auteur, nous invitant par là à délaisser le discours sur les raisons, au profit d’un recentrement sur la seule et unique question normative qui importe : que dois-je faire ?

2. Raisons « humiennes » et raisons morales

4S’il est clair que pour Tännsjö, l’utilitarisme est la doctrine morale la mieux à même de répondre à la question normative « que dois-je faire ? », ce n’est pourtant pas à une nouvelle argumentation de cette théorie qu’il entend se consacrer ici. Il s’agit plutôt de montrer, à un niveau méta-éthique, qu’il n’existe tout simplement pas de conflit entre de soi-disant raisons normatives indépendantes les unes des autres. Pour mener à bien sa démonstration, l’auteur nous semble procéder en deux grandes étapes distinctes. Il commence par caractériser deux types de raisons que l’on a trop souvent tendance à confondre : celles qu’il nomme « humiennes » d’une part, et les raisons proprement morales d’autre part. Ce qui importe, c’est de saisir que les premières permettent certes d’expliquer et de rationaliser les actions, mais qu’elles sont absolument dépourvues de force normative. Seules les raisons proprement morales nous obligent à agir d’une certaine façon. Cette distinction est décisive puisque la suite de l’ouvrage s’attachera à ôter leur caractère prétendument normatif à toute une série de raisons dont il convient de reconnaître, parfois en dépit des apparences, qu’elles sont en réalité d’ordre « humien » et donc par nature incapables de concurrencer par elles-mêmes des raisons authentiquement morales. Une fois cela établi, la seconde étape consistera à passer successivement en revue toutes les raisons ayant pu être présentées comme des rivales potentielles des raisons morales : les raisons relatives à la « prudence » et à la « rationalité », puis celles relevant de la justice, de l’esthétique, de l’épistémologie, et pour finir, d’éventuelles raisons de désirer. S’il s’avérait que chacune d’entre elles était in fine réductible au schéma humien de la rationalité, il serait légitime de conclure qu’elles ne peuvent entrer en conflit avec la réponse que nous jugeons adéquate, dans chaque situation, à la question « que dois-je faire ? ».

  • 3  J. J. Thomson, Goodness and Advice (Princeton, Princeton University Press, 2000), p. 31.

5Mais revenons à la distinction cardinale établie aux chapitres 2 et 3 de l’ouvrage. L’auteur s’emploie à rappeler que selon la conception humienne des raisons pratiques, celles-ci consistent en un ensemble de croyances et de désirs pouvant causer une action et permettant à la personne qui les possède de rationaliser son action à ses propres yeux. Cette conception causale des croyances et des désirs implique donc la possibilité d’expliquer les actions. Mais il est clair pour notre auteur qu’il y a une différence entre expliquer pourquoi une action a lieu d’une part, et expliquer pourquoi une action doit avoir lieu d’autre part. Expliquer n’est pas justifier. Je peux très bien comprendre la raison qui explique que l’assassin ait mis le feu à son appartement : il se trouve qu’il avait le désir de tuer sa femme et qu’il a cru pouvoir y parvenir en provocant cet incendie. Qu’il ait donc eu des « raisons » pratiques de le faire, c’est entendu. Néanmoins, chacun pressent que les « raisons » de notre assassin, celles qui seraient évoquées par exemple lors de son procès afin de mieux comprendre son geste, n’ont aucun caractère moral. Elles sont purement factuelles et empiriques et ne nous renseignent en rien sur la réponse qu’il convient d’apporter à la question « que devait-il faire ? ». Si l’on peut dire que les raisons humiennes « rationalisent » les actions, c’est en un sens purement descriptif. C’est que la notion de rationalité mobilisée ici n’implique aucune évaluation implicite, mais seulement une certaine correspondance entre les croyances, les désirs et les actions des personnes. A cet égard, il n’y a pas lieu de regretter, comme le fait Judith Jarvis Thomson3, que l’on ne puisse pas argumenter à partir de raisons humiennes. D’une part, ces raisons sont des entités psychologiques, et non pas des propositions portant sur des faits. D’autre part, il existe bel et bien des « raisons » au sens où elle l’entend, c’est-à-dire en un sens moral. Et celles-ci sont, comme nous le verrons, des propositions vraies pouvant constituer les prémisses d’une argumentation.

6Par ailleurs, toujours au sujet des raisons « humiennes », Tännsjö se montre très au fait des débats contemporains suscités notamment par les travaux de Donald Davidson, Bernard Williams, Richard Hare ou David Gauthier. D’où les questions suivantes : les raisons humiennes constituent-elles, comme semble l’admettre Davidson, la seule espèce de raison d’agir ? Peut-on encore parler de « raisons » d’agir lorsque celles-ci s’appuient sur des croyances totalement fausses (mistaken beliefs) ? Les raisons humiennes sont-elles toujours « instrumentales » ? Faut-il suivre Bernard Williams, pour qui nos raisons ne se fondent pas sur nos buts actuels, mais sur nos buts « corrigés » ? Enfin, Tännsjö s’oppose à ceux qui, tels Richard Hare ou David Gauthier, s’efforcent de montrer qu’un individu soucieux de son propre intérêt finirait toujours par agir de façon « décente ». Si tel était le cas, la dichotomie des raisons humiennes et des raisons proprement morales s’avérerait inutile. Chez Hare, cela revient à dire que la logique de l’intérêt bien compris conduit nécessairement à l’adoption de règles conformes à ce que dicte l’utilitarisme. Pourtant, estime Tännsjö, ce type de tentatives est condamné à échouer, car il existe toujours des cas dans lesquels un individu parfaitement rationnel, aux croyances adéquates, maîtrisant le langage de la moralité, accomplit tout de même de mauvaises actions. Bref, des cas où nous pouvons parfaitement rationaliser et expliquer une action du point de vue de l’agent, tout en la désapprouvant moralement. Or il est suffisamment clair selon l’auteur que cette désapprobation fait signe vers des raisons pratiques d’un genre différent.

7Au fond, ce qu’ont en commun la plupart des auteurs critiqués par Tännsjö dans ce livre, c’est d’estimer que les raisons morales sont elles aussi des raisons humiennes, que les raisons morales sont fondées sur des désirs individuels. Mais cette façon de parler n’introduit selon lui que de la confusion. Car contrairement aux raisons humiennes qui sont psychologiques, les raisons morales sont des propositions vraies, abstraites, et capables d’expliquer une « réalité normative » (a normative fact). Pour Tännsjö, les principes moraux jouent, dans les explications morales, un rôle analogue aux lois de la nature dans les explications scientifiques (conformes au modèle Hempel). Et c’est précisément la fonction de l’éthique normative que de confronter divers principes normatifs censés être catégoriques, tels que ceux qui nous sont fournis par l’utilitarisme, l’égoïsme, le contractualisme, la théorie des droits individuels, l’éthique déontologique et l’éthique des vertus.

8Dès lors, l’enjeu de la discussion est double. Il s’agit en effet de répondre tant aux philosophes qui nient l’existence de raisons morales objectives qu’à ceux qui refusent de considérer les raisons humiennes comme des raisons proprement dites (J.J. Thomson, J. Dancy). A ces derniers, Tännsjö concède que les pratiques langagières courantes nous incitent effectivement à ne tenir pour de véritables « raisons » que celles que nous approuvons. Pourtant, le fait de distinguer des raisons « humiennes » et des raisons « morales » présente un avantage, celui de ne pas les confondre. Car au fond, deux attitudes rigoureusement inverses lui semblent devoir être évitées, dans la mesure où elles mènent toutes deux à une impasse. D’une part, ceux qui nient l’existence de raisons morales objectives auront tendance à « idéaliser » les raisons humiennes, dans l’espoir que ce qui rationalise les actions du point de vue de l’agent les rationalise également du point de vue d’un spectateur impartial. D’autre part, ceux qui nient l’existence de « raisons humiennes » auront tendance à croire que les hommes sont d’une manière ou d’une autre attirés vers les croyances morales correctes, de sorte qu’ils agiront selon des normes objectives existantes, comme s’il n’existait pas de personnes profondément immorales. Pour autant, n’est-il pas aberrant de soutenir qu’une personne a une « raison » de faire quelque chose lorsqu’il nous est absolument impossible de sympathiser avec cette « raison » ? Si l’on tient à se conformer au « principe de charité » de Davidson, on peut hésiter à franchir ce pas. Mais ce ne serait pas un usage correct du principe de charité, estime Tännsjö. Etant donné la façon dont les « raisons humiennes » ont été définies, il n’y a rien d’étrange à dire qu’une personne agit pour une « raison », bien que nous soyons en désaccord avec celle-ci.

3. Défense du réalisme moral

  • 4  Torbjörn Tännsjö, Moral Realism (Savage, Maryland, Rowman and Littlefield), 1990.
  • 5  John Mackie, Ethics. Inventing Right and Wrong, 1977 (rééd. Londres, Penguin Books, 1990).

9Dans le chapitre 4, l’auteur s’attache à défendre le « réalisme moral » selon ses deux versants, sémantique et ontologique : chaque fois que nous énonçons des jugements moraux, nous prétendons énoncer des vérités, et il existe des faits normatifs objectifs à découvrir. Notons que Tännsjö avait déjà présenté ses arguments dans un ouvrage précédent4, et que l’intérêt de son argumentation réside cette fois dans les réponses qu’il s’efforce d’apporter aux objections originales du philosophe John Mackie5, partisan d’un relativisme éthique radical.

  • 6  Ibid., p. 38.

10D’un point de vue purement sémantique d’abord, il va de soi, selon Tännsjö, que « lorsque nous énonçons des jugements moraux, nous le faisons avec l’intention d’énoncer des jugements objectifs, capables d’être vrais ou faux » (page 41). En ce sens, la théorie expressiviste et émotiviste (Stevenson, Gibbard) lui paraît inadéquate et intenable. Il est d’ailleurs à noter que même Mackie, pour qui il n’existe pas de réalités morales objectives, concédait qu’à travers nos jugements moraux, nous sous-entendons (à tort selon lui) que de telles réalités existent. Reste à savoir si cette thèse d’ordre sémantique doit s’accompagner d’un réalisme ontologique. Pour ce faire, Tännsjö entreprend notamment de répondre à l’argument de la « queerness » formulé par John Mackie. Ce dernier avait en effet prétendu que les jugements dits normatifs se caractérisaient par leur « bizarrerie ». Selon lui, nous sommes victimes d’une double illusion chaque fois que nous prononçons des jugements normatifs : nous croyons d’abord désigner une propriété objective des actions (morales ou immorales), puis nous attribuons à son tour à cette propriété soi-disant objective la propriété d’être prescriptive6. Tännsjö concède sans difficulté qu’il s’agirait là d’une bien étrange propriété. Mais contrairement à ce que prétend Mackie, le fait est, selon lui, que nous n’ajoutons aucune propriété motivationnelle à la propriété d’être moral. Certes, le platonisme semble présupposer qu’un sujet possédant une connaissance adéquate du Bien ne peut que vouloir agir conformément à ce qu’il sait être moral. Mais Tännsjö s’inscrit précisément en faux contre cette forme d’intellectualisme moral. Il est certainement vrai que la plupart des gens, lorsqu’ils pensent qu’une action devrait être accomplie, sont dans une certaine mesure incités (have an incentive) à l’accomplir. Mais cela ne signifie pas que la propriété d’être obligatoire possède en tant que telle une force magnétique inhérente.

  • 7  John Rawls, Théorie de la justice, 1971 (trad. fr. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987), Section (...)
  • 8  Jonathan Glover, Causing Death and Saving Lives (Londres, Penguin Books, 1977), p. 26-29.
  • 9  Derek Parfit, Reasons and Persons (Oxford, Clarendon Press, 1984), Section 154, p. 453, nous tradu (...)

11L’argumentation en faveur du réalisme moral nécessite en outre de répondre à une objection beaucoup plus classique, celle de la relativité des jugements moraux.  A cet égard, ne peut-on pas à la fois reconnaître les divergences et estimer qu’il incombe à la philosophie morale de les transcender ? D’où une mise au point sur la méthode que Tännsjö juge la plus appropriée pour l’éthique normative et l’éthique appliquée. S’inspirant de Rawls sur ce point7, il estime que la réflexion éthique est en mesure de parvenir à des jugements « bien pesés » et à un « équilibre réfléchi » entre nos intuitions et nos principes. A cet égard, il est fort probable que Tännsjö ait pris conscience du caractère particulièrement adapté de cette méthode à la lecture du grand livre de Jonathan Glover, Causing Death and Saving Lives8, dans lequel le philosophe d’Oxford s’efforçait précisément d’ajuster mutuellement un certain nombre d’intuitions et de principes moraux auxquels nous sommes enclins à adhérer. Parce que nous ne sommes pas condamnés à adhérer aux idées morales provenant de notre socialisation,  une « approche distanciée » de la morale est possible. Citant Derek Parfit, Tännsjö estime à son tour qu’ « il se pourrait que l’histoire humaine et celle de l’éthique ne fassent que commencer »9. Enfin, la défense du réalisme moral nécessitait, selon Tännsjö, une discussion de l’approche purement évolutionniste de la morale, dans la mesure où celle-ci s’avère apparemment « destructrice ». Mais cela n’est pas nécessairement un problème pour le réaliste moral. Car quand bien même les croyances morales communes ne seraient que conventionnelles, quand bien même on ne pourrait les tenir pour « vraies », cela incite le réaliste moral à poursuivre son enquête et à opérer un mouvement de dépassement (a transcendental move). De telle sorte qu’il met en œuvre les capacités cognitives et émotionnelles produites par l’évolution.

4. D’un retour possible à une raison normative unique

12Il semble qu’en son temps, Sidgwick ait admis un troisième type de « raisons » (en plus des raisons morales objectives et des raisons « humiennes), pouvant entrer en conflit avec les deux sortes de raisons pratiques précédentes. Il évoquait en effet des « raisons de rationalité » (reasons of rationality) que l’on peut tout autant ranger sous la catégorie de « prudence ». Dans une veine similaire, constate Tännsjö, d’autres philosophes ont prétendu qu’en plus des raisons morales objectives et catégoriques, existaient d’autres types de raisons ayant à voir avec la justice, l’esthétique, l’épistémologie ou l’axiologie, et devant faire partie du tableau de toutes nos obligations. L’auteur adopte alors une démarche dont il ne dérogera plus jusqu’à la fin de l’ouvrage : il s’agit en somme de montrer qu’en réalité, aucune de ces raisons ne peut prétendre constituer une source sui generis supplémentaire de normativité. L’enjeu est bien de saper les fondements d’une conception des raisons pratiques menant tout droit au relativisme. Il s’agit alors de montrer que toutes ces raisons seraient parfaitement incompréhensibles si elles n’étaient pas réductibles, en dernier lieu, soit à des raisons « humiennes », soit à des raisons morales. C’est en définitive la même thèse qui est déclinée dans les champs de la rationalité prudentielle, de la justice, de l’esthétique et de l’épistémologie, à savoir que nous n’avons affaire qu’à des raisons humiennes dépourvues de normativité propre. Elles ne nous obligent pas moralement à agir de telle ou telle façon.

  • 10  John Rawls, op. cit., p. 43

13A cet égard, les raisons relatives à la justice peuvent sembler à première vue les plus susceptibles de posséder une force normative propre. Or, à la faveur d’une analyse très fine du cas paradigmatique de John Rawls, Tännsjö montre de façon convaincante que les deux principes rawlsiens de la justice ne sont pas à proprement parler « fondamentaux », puisqu’ils sont censés faire partie d’une théorie morale « plus complète » qui tiendrait compte « du problème posé par notre comportement à l’égard des animaux et du reste de la nature »10. Autrement dit, l’obligation d’obéir aux principes de la justice comme équité n’est valable qu’à condition que par nos actions, nous n’affections ni les animaux, ni le reste de la nature. Qu’en serait-il si jamais ces conditions n’étaient pas satisfaites ? A travers une expérience de pensée radicale (si ceux qui considèrent l’humanité comme un danger pour le reste de la nature avaient raison, alors elle devrait être exterminée…), Tännsjö met en évidence le manque d’autonomie des raisons relatives à la justice. Puisque Rawls admet lui-même que sa théorie de la justice n’est pas une théorie morale complète, elle ne peut nous fournir des informations normatives que dans la mesure où les conditions sur lesquelles elle repose sont satisfaites.

14Peut-être le lecteur aura-t-il l’impression que Tännsjö exagère quelque peu le péril qu’il prétend combattre, à savoir un conflit insoluble entre des raisons normatives hétérogènes. Pourtant, ne s’agit-il pas là d’une conséquence inévitable, bien que souvent peu assumée, de la multiplication des différents types de « raisons pratiques » ? A cet égard, l’ouvrage de Tännsjö apporte une clarification salutaire et prévient toute une série de confusions possibles entre les raisons proprement normatives et celles qui ne le sont pas. Enfin, nous ne pouvons nous départir de l’impression qu’au cours de ce livre, et en dépit des nombreux détours par la philosophie contemporaine, l’auteur (partisan de l’utilitarisme hédoniste classique) n’a de cesse de vouloir répondre à Sidgwick. Car il nous semble que la distinction fondamentale proposée ici par Tännsjö peut précisément être mobilisée en vue de briser la soi-disant continuité entre le fameux « dualisme de la raison pratique » et le « chaos » de la moralité, auxquels Sidgwick avait abouti à contrecœur. Qu’il y ait pour chaque situation une pluralité de conduites « rationnelles » possibles est une chose, semble-t-il dire, mais cela n’est nullement incompatible avec l’idée que seule une d’entre elles répond adéquatement à la question « que devons-nous faire ? ».

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Notes

1  Un tout premier article en français, relevant de l’éthique appliquée, est cependant disponible. Voir T. Tännsjö « Le suicide et l’euthanasie à l’épreuve des différentes théories morales », traduit du suédois par Benoît Basse, [En ligne], 25 oct. 2013, URL : http://www.raison-publique.fr/article639.html

2  Torbjörn Tännsjö, Hedonistic Utilitarianism (Edinburgh University Press/Columbia University Press, 1998).

3  J. J. Thomson, Goodness and Advice (Princeton, Princeton University Press, 2000), p. 31.

4  Torbjörn Tännsjö, Moral Realism (Savage, Maryland, Rowman and Littlefield), 1990.

5  John Mackie, Ethics. Inventing Right and Wrong, 1977 (rééd. Londres, Penguin Books, 1990).

6  Ibid., p. 38.

7  John Rawls, Théorie de la justice, 1971 (trad. fr. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987), Section 4.

8  Jonathan Glover, Causing Death and Saving Lives (Londres, Penguin Books, 1977), p. 26-29.

9  Derek Parfit, Reasons and Persons (Oxford, Clarendon Press, 1984), Section 154, p. 453, nous traduisons.

10  John Rawls, op. cit., p. 43

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Pour citer cet article

Référence électronique

Benoît Basse, « From Reasons to Norms: On the Basic Question in Ethics, par Torbjörn Tännsjö »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 13 | 2014, mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/734 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.734

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Auteur

Benoît Basse

Docteur en philosophie (Université Paris Ouest Nanterre La Défense)

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