Délits religieux
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Délits religieux1
[Introduction]
- a Désir de l’amitié de Dieu.
Crainte de son inimitié.
Amour de Dieu.
Voyez &c. Motifs.
1[98_64] Je ne considère ici la religion, c’est-à-dire la puissance des motifs religieuxa, que dans les rapports qu’elle peut avoir avec la fin de la politique : c’est-à-dire l’augmentation de la masse de bonheur dans la vie présente. Mais dans ce rapport je la considère sans réserve. Ce point important je ne le traite pas, comme autrefois il a été traité, avec des détours, des réticences et des échappatoires. Ces subterfuges ne sont pas de mon siècle ; s’ils en sont, ils ne <sont> pas de mon caractère. Je ne vois pas ici de gouffre ouvert tel que celui [que] ferma Curtius au prix de sa vie. Mais s’il y en a, il ne peut pas se combler de trop bonne heure.
2Dans ce point de vue, les délits contre la religion peuvent se réduire à deux classes. 1. Ceux qui tendent à faire prendre à cette puissance une direction contraire, dans quelque point que ce soit, au but dessus nommé. 2. Ceux dont la tendance est d’affaiblir l’action de cette puissance, d’en diminuer la force.
3C’est par les premiers qu’il faut commencer. Ce n’est qu’autant que la force de la religion s’emploie à augmenter le bonheur de la société que la diminution de cette force peut être un mal. L’emploi total qui se fait de cette puissance contribue-t-il plutôt à la diminution qu’à l’augmentation de cette même masse ? L’affaiblissement au lieu d’être un mal est un bien. Dans cette supposition, les délits en fait de religion seraient tous actes qui contribueraient à augmenter la force des motifs qui se rapportent à ce chef. L’emploi qui se fait de cette puissance, salutaire à tout prendre, est-il pernicieux en tel ou tel point particulier ? Un acte qui contribuerait à en diminuer la force dans ce point particulier ne serait égard eu à ce point particulier qu’un acte utile. S’il cessait de l’être ce serait parce que la diminution de force que cet acte pourrait opérer dans ce point particulier ne pourrait s’opérer sans que l’affaiblissement opéré dans cet endroit en se répandant dans le corps entier de cette puissance n’opérât par là un mal général plus qu’équivalent au bien particulier qui en fut le résultat.
4S’attacher à faire prendre à la puissance des motifs religieux telle ou telle direction, ce n’est, pour parler en termes plus simples, que dire ou faire ce qui tend à faire accroire que la volonté ou la disposition de Dieu sur tel ou tel point de la conduite des hommes est telle ou telle : en d’autres mots, d’attribuer à cet être suprême telle ou telle Loi ou la disposition d’influer de telle ou telle manière sur le bonheur des hommes. C’est avancer ce qu’on appelle un dogme : lequel se trouvant de la tendance ici exposée, peut se nommer dogme d’importance directe pour le bonheur.
5Je donne ce nom aux dogmes de cette espèce pour les distinguer des autres dogmes quelconques lesquels peuvent se désigner par le nom commun de dogmes sans importance directe pour le bonheur, ou plus courtement dogmes frivoles. En les nommant sans importance pour le bonheur, je suis obligé d’ajouter sans importance directe : car indirectement, tout dogme qui n’est pas utile a en tant que dogme une tendance pernicieuse : ainsi, tout dogme qui est frivole est par cela même pernicieux : tout dogme qui, par dessus sa frivolité renferme de l’absurdité est encore plus pernicieux : mais de cela plus bas.
- 2 [Le passage suivant, incomplet, est barré à la plume]
6D’une loi ou autre acte de puissance donnée pour être émanée de la Divinité, la tendance peut s’évaluer par les mêmes moyens avec la même facilité que celle d’une loi ou autre acte de puissance émanée ou proposée comme devant s’émaner de la part d’une législation ou autre puissance humaine. En effet de quelle autre manière en pourrait-on donner une évaluation intelligible et qui mériterait qu’on y eût égard ?2
7[98_65] La façon la plus directe dont la tendance d’un dogme peut se montrer pernicieuse c’est en attribuant à un être suprême la qualité de la malfaisance.
8Il y a deux façons générales dont un être supérieur peut être représenté comme manifestant cette qualité : [1.] par l’excès du fonds de mal qu’il a établi en comparaison du fonds de bien : 2. par l’emploi qu’il fait de l’un et de l’autre en qualité de moyens.
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- 3 MS “subornateur”
En faisant commettre aux hommes des actions pernicieuses : ou pour abréger, des délits. Subornation de délits. Peindre un être suprême comme suborn[eur]3 de délits c’est l’être soi-même.
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En imposant des peines indues : c’est-à-dire dans les cas où elles sont totalement ou mal fondées, ou trop coûteuses, ou non nécessaires ou superflues ou inefficaces. Délit. Injure simple mentale. Commination injurieuse.
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En accordant des pardons indus : c’est-à-dire dans le cas où la peine étant bien fondée et non pas trop dispendieuse, ne serait ni non nécessaire, ni superflue, ni inefficace ou, ce qui revient au même, en affaiblissant l’efficacité des peines attendues soit de cette source soit d’une autre source quelconque. Délit analogue à l’espèce qui s’y rapporte d’abus des pouvoirs de la Justice.
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En offrant de la récompense où elle est indue : c’est-à-dire où elle est mal fondée au point d’être pernicieuse.
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En ôtant de la récompense où elle est utile. Ou ce qui revient au même en en affaiblissant l’efficacité.
9Il y a cinq façons principales dont on peut se représenter un être supérieur comme faisant du mal et du bien un emploi qui soit pernicieux.
10Dans les cas précédents la malfaisance que l’on attribue à cet être résulte de sa malveillance. L’on en verra un autre où la malfaisance qu’on lui attribue paraît dériver de son incapacité. C’est l’énoncé d’un système de lois obscures et inintelligibles. Enfin un troisième où elle paraît dériver disjonctivement ou de l’un ou de l’autre de ces défauts. C’est le caco-démonisme : énoncé de l’existence d’un être ou multitude d’êtres malfaisants ou malévoles supérieurs co-ordonnés ou inférieurs à l’être supérieur prétendu bienfaisant ou bénévole, dont celui-ci ne peut ou ne veut pas anéantir la puissance.
11Façon première et principale dont un être supérieur peut être représenté comme malfaisant : par l’excès du fonds général de souffrances par rapport à celui de jouissance.
12Tandis qu’il ne s’agit que de la vie présente l’énoncé d’un tel rapport est un dogme lequel, s’il est erroné, ne peut pas être bien funeste. C’est une affaire de sentiment intérieur, de sensation. On a beau contester à un homme ce sentiment, cela ne le lui ôte pas. Pour savoir si l’on est plus ou moins heureux, l’on a une façon un peu plus courte et plus sûre que de le demander à autrui. Sur de faux rapports concernant le passé on peut fonder de faux calculs pour l’avenir : mais à ces faux calculs et faux rapports il est encore plus aisé d’en opposer d’autres qui soient vrais.
13Ce qui est d’une toute autre importance, c’est lorsqu’on vous dit : par dessus le fonds de souffrance et de jouissance dont vous avez expérience et qui se distribue dans la vie où vous êtes, il y en a un autre tout différent qui doit se distribuer dans une vie à venir qui suivra la présente. Car quand cela ne fut pas vrai on pourrait le prendre pour tel, puisqu’au moins on n’en a pas eu d’expérience au contraire [on est] séduit ou par l’espérance ou par la crainte.
14Un dogme qui annonce un fonds infini de félicité comme préposé pour être distribué dans une vie postérieure à la présente, semble devoir être un grand bien : en effet, considéré en lui-même, comment peut-il ne pas l’être, à proportion qu’il trouve croyance ?
15Un dogme qui annonce un fonds infini de tourments comme existant pour être distribué dans une vie postérieure à la présente semble devoir être un grand mal : en effet, considéré en lui-même, comment peut-il ne pas l’être à proportion qu’il trouve croyance ?
16Supposons qu’un dogme énonce la réunion de ces deux fonds de nature si opposée dans une même caisse – duquel la valeur présente doit-elle se trouver la plus grande ? de ce bien infini ou de ce mal également infini ? – C’est malheureusement de ce dernier. D’une sensation non éprouvée, inconnue, l’idée ne peut guère agir sur la partie sensible de notre imagination que par le rapport qu’on suppose à cette sensation avec une autre qui nous est connue. Or de sensations pénibles douloureuses nous connaissons une [98 _66] variété infinie, dont la moindre est capable par sa présence de faire évanouir, disparaître toute idée agréable. Mais de sensations agréables, nous ne connaissons qu’une seule espèce qui soit bien vive. Parmi les religions, on [en] connaît une seule qui pour donner une idée de la félicité qu’elle annonce, lui attribue un rapport avec ce plaisir le plus vif. Mais cette religion n’est pas celle qui prévaut dans les parties les plus instruites de la terre. Les dogmes qui prévalent dans ces dernières, loin de reconnaître ce rapport le nient expressément en marquant ce plaisir comme digne d’abhorrence et de mépris. Cependant les mêmes dogmes en proscrivant comme objet de comparaison et de rapport en fait de félicité un plaisir vif et connu, offrent comme objet de comparaison et de rapport en fait de douleur une souffrance des plus connues et des plus exquises.
- 4 MS “qu’instant”
17Il paraît donc que d’un fonds infini de félicité combiné avec un fonds également infini de misère la valeur doit se trouver négative, moins que nulle : et que abstraction faite de la probabilité comparative de l’un et de l’autre et de l’application qui s’en fait en qualité de motif, le mal consistant dans la crainte de l’un doit se trouver beaucoup plus grand que le bien consistant dans l’espérance de l’autre. A l’idée d’une souffrance prochaine et connue on a vu des hommes crever de rage et de désespoir. Mais suivant des dogmes qui ne sont que trop communs la plus intolérable n’est qu’un état de jouissance en comparaison des souffrances inconnues auxquelles quantité d’hommes se trouvent et se sont toujours trouvés condamnés. Pour mourir de rage et de désespoir il ne manque à tous les hommes qu’une force de persuasion ou comme l’on dit de foi proportionnée à la vérité attribuée à ces dogmes et pareille à celle dont on a vu des exemples. La vraie croyance embrasse-t-elle la croyance de ce dogmes ? Tout vrai croyant ne pourrait l’avoir été qu’[un]4 instant : car l’instant suivant il aurait crevé.
18Telle est la tendance du dogme de l’éternité des tourments dans une vie à venir. Ce dogme a-t-il pu trouver une croyance ferme et générale ? Une infélicité proportionnelle en est la conséquence nécessaire. Avoir fait naître cette infélicité voilà un délit. Mais quel délit ? De quel délit humain le mal pourrait-il égaler la milliardésime partie du mal de celui-ci ? Première espèce de cacothéisme. Publication du dogme des tourments éternels. Dans l’ordre des délits contre les individus, elle se rapporte au chef des injures simples mentales. Mais tout autre délit qui puisse porter ce nom, que serait-il au prix de celui-ci ?
19La valeur de ces tourments infinis et éternels ne peut que dépendre de la probabilité qu’on leur attribue. Je ne sais si de la plus grande jouissance que nous puissions imaginer une chance infiniment grande vaudrait de la plus grande souffrance que nous pouvons imaginer une chance infiniment petite. Quelquefois lorsqu’un corps d’armée entière a été censé avoir grièvement délinqué on l’a condamné à être ce qu’on appelle décimé. Cette peine qui ne présente à chaque membre de ce corps que la chance d’un contre neuf de se voir privé de la vie, a toujours paru jeter dans le corps entier l’épouvante la plus terrible. Mais perte de vie, n’est que peine par où on se voit privé à la vérité de tous les plaisirs connus, mais en même temps sauvé de toutes les souffrances connues, qu’est-ce que c’est au prix de la condamnation à des tourments infinis et éternels ?
- b Délit. Injures simples mentales.
20Que dire donc de ces dogmes qui tout en représentant la masse des souffrances futures comme infinies et éternelles représentent encore ces mêmes souffrances comme devant se trouver le partage de la plus grande partie de l’espèce ? Seconde espèce de cacothéisme. Dogme du petit nombre des élus ; ou pour parler en termes figuratifs mais significatifs, frappants, dogme de la porte étroiteb.
21S’il y avait une loterie de deux blanks seulement contre un prix : que des prix aucun ne fut au dessous d’un million mais que tout blank portait l’obligation de se voir consumer un doigt à petit feu, combien y aurait-il d’acheteurs de billets dans cette loterie : cependant le désavantage d’une telle loterie, que sera-t-il en comparaison de celui de cette autre ?
- 5 MS “tous vous”
22Que dire après cela d’un homme qui vint et dit – Il est arrivé autrefois un accident en vertu duquel [vous tous]5 qui m’écoutez et tous les autres hommes sans exception ont été dévoués à des tourments infinis et éternels.
23Que si cet homme ou un autre continuait par dire : cependant il est arrivé un autre accident en suite de quoi une partie de vous autres peut être sauvée de ces tourments, mais une partie très petite, ce faible adoucissement suffirait-il pour bannir le désespoir ? Troisième espèce de dogmatisation pernicieuse – dogme du péché originel. Faible exténuation de ce délit, dogme de la rédemption.
24Supposons que continuant encore on ajoutât : mais il faut attendre par dessus que avant de jouir de cette exemption partielle, il faut à vous tous passer un certain temps dans les tourments, inférieurs il est vrai à ces tourments éternels, mais supérieurs à tout ce que vous connaissez dans ce genre dans la vie présente : et de ces tourments temporaires, la durée se trouvera quelques centaines de fois plus grande que celle de la plus longue vie ? Pour calmer l’angoisse que doit inspirer une telle nouvelle, suffirait-il d’ajouter – mais il est un moyen par lequel une partie de vous peut peut-être se trouver exemptée de l’on ne sait pas quelle partie de ces tourments ? Quatrième espèce de dogmatisation pernicieuse – dogme du purgatoire. Faible exténuation de ce délit : dogme des indulgences, de la vertu expiatoire des indulgences et des messes.
- 6 MS. mot manquant
25[98_67] Que personne de vous ne se croie en sûreté : quelle que soit son innocence et sa vertu. Il est tel acte qui dévoue sans possibilité de rédemption à cette éternelle infinité de tourments celui qui le commet, et cet acte il n’est pas possible de [le]6 reconnaître. Cinquième espèce de cacothéisme – dogme du péché irrémissible.
- 7 MS “duquel”
26Il est des moyens par lesquels quelques-uns entre vous peuvent acquérir le pouvoir de faire tomber sur qui il lui plaît le sort des tourments infinis et éternels. S’il abuse de cette puissance, il peut lui arriver de partager avec vous ces tourments ; mais ils n’en seront pas moins votre partage. [Sixième] espèce de cacothéisme – dogme de la puissance des clefs. Faible exténuation de ce délit, dogme de la subordination politique de la puissance ecclésiastique au souverain laïc. Cette infinité éternelle de tourments qui vous attend ne dépend pas simplement du sort, mais la chance en peut être convertie en certitude par des gens au milieu d[es]quel[s]7 vous vivez, toutes les fois que leurs passions quelconques vous ont fait encourir leur inimitié.
27Délits spécifiques. D’abord Lésion simple mentale. Ensuite, Commination injurieuse. Puis Extorsion, Usurpation de puissance domestique, Usurpation de puissance politique de toute espèce. Rébellion défensive, Rébellion offensive. Procurement de guerres étrangères. Procurement de guerres civiles, etc. etc.
- 8 MS alt “disposition”
28[98_68] J’ai parlé du dogme de la puissance des clefs comme tendant à aggraver le mal du dogme d’un fonds infini ou démesuré de peines, en approchant de l’homme les mains d’où il peut recevoir ce sort horrible, en donnant aux condamnés ou prêts à l’être ses voisins pour bourreaux. A présent c’est le temps de parler de l’aggravation que peut recevoir ce mal par la distribution8 particulière que les personnes auxquelles on attribue ce pouvoir peuvent en faire. Ce pouvoir religieux s’attribue-t-il au souverain déjà revêtu du degré suprême de la puissance politique ? C’est en faire un tyran : c’est donner des nouvelles forces, et celles-là irrésistibles à un pouvoir qui tandis qu’il lui en reste assez pour l’accomplissement des buts qu’il doit avoir en vue ne peut pas avoir trop de freins. C’est l’inviter à tous les abus de pouvoir : c’est donner pour cela des facilités à des hommes qui ne peuvent s’empêcher de n’avoir que trop penchant à une telle conduite. Ce pouvoir se loge-t-il au contraire dans des mains autres que celles du pouvoir politique ? C’est lui susciter un rival : c’est semer dans l’Etat les germes du mécontentement, du conflit de puissances et des guerres civiles. En quelles mains que ce dogme place le pouvoir qu’il confère, il ne peut s’empêcher de faire un mal proportionné au degré de croyance qu’il rencontre.
Seconde branche du Cacothéisme : Subornation de Délits
29[98_69] Façons dont le cacothéisme peut se manifester en contribuant à la commission de tel ou tel acte nuisible.
30Tout acte qui contribue à faire naître ou à entretenir l’inimitié tend par là à produire les délits d’inimitié : et ce n’est qu’en vertu de la tendance qu’il a de produire de tels délits que la trop grande force de ce motif peut être à craindre. Or les délits d’inimitié ce sont à peu près tous les délits quelconques qui peuvent avoir pour objet des individus : injures corporelles, injures verbales, injures contre les biens : enfin des délits quelconques qui peuvent avoir pour origine les querelles. A ceux-ci il faut ajouter la non reddition de services dans le cas où la sanction politique sans trop empiéter sur la liberté et la propriété ne peut pas en rendre la reddition exigible : c’est-à-dire ne peut pas ériger de telles abstentions en délits : ou en un mot la non reddition de bons offices libres. Cet effet est le résultat naturel pour ne pas dire nécessaire de l’énonciation de dogmes frivoles ou absurdes. C’est ce que l’on verra plus exactement là où je viens à parler des dogmes de cette espèce.
31Il est une espèce particulière de déplaisir qu’on est sujet à éprouver par le fait d’un homme qui s’efforce à nous présenter malgré nous des idées qui à quelque titre que ce soit nous sont désagréables. Importunation, modification particulière d’injures mentales simples. Autre effet naturel comme nous verrons des dogmes frivoles ou absurdes. Ce délit a cela de particulier qu’il peut n’avoir d’autre motif pour source que la bienveillance.
32La médisance est des querelles une des sources les plus fécondes : l’oisiveté, la fainéantise, pour ne pas parler de ses autres effets, est une source de la médisance.
33Une autre source de querelles est l’ivrognerie. Mais ce vice est de plus une source de maladies, de fainéantise, d’accablement et de dépravation générale de toutes les facultés actives tant de corps que d’esprit. Le premier effet, effet accidentel et comparativement assez rare, n’est en comparaison du dernier que peu de chose.
34Or de l’ivrognerie, l’oisiveté est dans les esprits vacants et incultes une source des plus fécondes.
35Il règne donc entre l’oisiveté et l’ivrognerie une influence réciproque, une liaison des plus étroites : chacune est à la fois cause et effet par rapport à l’autre.
36Chacune d’elles a pour résultat naturel l’indigence : et l’indigence, comme nous avons vu, est des délits les plus pernicieux la source la plus féconde.
- 9 MS … [signale un blanc dans le manuscrit. Bentham entendait numéroter les ‘espèces de cacothéisme’ (...)
37Tout dogme qui encourage, encore plus qu’il présent[e], l’oisiveté, est par rapport à tout ce que l’on peut dire d’intelligible par la phrase les bonnes mœurs, dans l’opposition la plus diamétrale et la plus manifeste. [Septième]9 espèce de cacothéisme – dogme des jours sacrés.
- 10 MS “saintes”
38[98_70] Le dogme des jours saints10 a deux branches : la défense du travail et la défense des amusements. La défense du travail n’amène pas nécessairement le mal principal de l’oisiveté : pour cela il faut de plus la défense des occupations agréables. Si de la défense du travail la qualité pernicieuse sera certaine, problématique, nulle ou même négative, c’est ce qui dépend de la proportion des journées interdites au travail avec les jours libres. Ce n’est pas ici l’endroit pour rechercher à quel point cette défense peut être utile. Portée à l’excès elle diminue proportionnellement la richesse particulière et publique en tarissant l’unique source de la richesse. Elle laisse aux esprits vacants la liberté de se livrer aux tentations de l’ivrognerie, mais elle ne les y oblige pas. La défense des amusements, secondée par l’ennui, tyran des esprits démeublés, les y force.
39En Angleterre, l’homme d’église a deux grands choses à cœur : voir se fréquenter les églises, voir se maintenir à certains jours l’oisiveté, séparée de ces amusements qui pourraient la rendre compatible avec l’innocence et le bonheur. Il a trois grandes occupations : promouvoir la fréquentation des églises, assurer la manutention de cette oisiveté, assurer la prévalence de l’ivrognerie. Il ne réussit qu’imparfaitement dans le premier objet de ses vœux. Il n’a pas les pouvoirs nécessaires et la nature ne seconde pas ses vœux. Il est plus heureux dans la seconde : le législateur lui a fourni les moyens : et la nature le seconde de toutes ses forces. Que dire de la troisième ? Il est bien loin d’être l’objet de ses souhaits : mais ce n’en est pas moins l’effet et l’effet nécessaire de son activité. S’ils l’avaient pour objet ils ne sauraient pas être mieux combinés.
- 11 MS alt “En perdant”
40En Ecosse c’est pis encore : ce dogme y a beaucoup plus de force : et dans le même degré de force la tendance en serait plus pernicieuse. En Angleterre il n’amène à sa suite que l’oisiveté, l’ennui, la tristesse, la débauche : en Ecosse il amène la famine. La nature avare de ses dons à peine accorde à ce climat assez de jours pour amener à la maturité la matière de la subsistance. Perdre11 un beau jour le dimanche est quelque fois perdre la récolte.
41Cet abus que j’ai fait voir en Angleterre serait une espèce de réforme en Ecosse. Etre constamment mélancolique c’est encore pis que d’être souvent ivre. Ce ne sont que les angoisses de la crainte qui suffiraient pour détenir les gens dans une Eglise la meilleure partie de la journée.
42Sur ce point l’Eglise Romaine peut regarder avec une juste pitié les Eglises Anglicane et Ecossaise. Ce que l’on y nomme fête et surtout les dimanches y répondent à leur dénomination. On est plus gai ces jours là que les autres. De l’Eglise on va à la Comédie. Pour ce qu’on appelle le petit peuple, c’est-à-dire le gros du peuple, danses et autres amusements à son gré.
- 12 au crayon : tout ce § est signalé “to p. 7”, ce qui motive son insertion ici.
- 13 William Laud (1573-1645), archevêque de Cantorbéry,
- 14 MS “de”
- 15 MS “la”
43[98_75]12 Un du très petit nombre de bonnes choses que fit jamais Laud13 c’était de s’être proposé de ramener sur ce chef les Anglicans au point d’où ils n’étaient partis que par cet esprit de contradiction qu’excite naturellement la tyrannie. Toutes les atrocités qu’il avait fait exister ne parurent rien au prix du crime qu’il commit en voulant rétablir la liberté et la joie. A présent l’esprit du peuple n’est plus si farouche. Céder à une telle invitation serait-ce redevenir Papiste ? Non ce ne serait que redevenir homme. Chaque instant, chaque denier dérobé à l’ivrognerie, serait une offrande à la vertu. Les Jeux, déjà serviteurs de l’innocence et de la santé, on pourrait les rendre [à]14 la Religion si cela valait la peine. L’église ne se trouverait pas aussi vidée que l’on se plaint qu’elle l’est à présent si elle était ou on la faisait [le]15 portique du spectacle.
- 16 MS, ajout au crayon “Neuvième”
44[98_70] Le but général de toutes les lois est d’accroître la richesse : de relever les citoyens de plus en plus, autant que cela peut se faire de l’état contraire de pauvreté. A quel[que] terme que l’on fixe le sens de ce mot duquel tant que relatif le sens ne peut qu’être un peu arbitraire, on ne peut pas trop éloigner les hommes de l’état qu’il indique : l’aisance, mère de la félicité, est la gardienne de l’innocence et la récompense de la vertu. Que dire donc d’un dogme qui prêche la pauvreté ? De quelle manière pourrait-on exécuter une telle loi sans nuire ou à soi-même ou à autrui ou à l’un et l’autre ? Ayant de la matière de la richesse, s’en défaire gratis c’est convertir la récompense de l’industrie en récompense pour la fainéantise. N’ayant pas de cette matière de la richesse, se défendre d’en acquérir c’est se résoudre ou à rejeter injustement sur autrui la charge de sa subsistance, ou à périr de misère, ou à s’en affranchir par des crimes. Que dire de celui qui proclamerait aux hommes : à qui refuse de commettre un tel crime il n’y a point d’espérance pour une autre vie. Y aurait-il rien de pire à dénoncer contre les assassins et les incendiaires ? [Huitième]16 espèce de cacothéisme – dogme enjoignant la pauvreté.
- 17 MS <…>
45L’exercice des droits de la défense naturelle, bien qu’il ne soit pas une barrière suffisante, est pourtant une barrière nécessaire contre tous les crimes, tous les délits envers autrui. Je me suis attaché ailleurs à rassembler tous les moyens de prévention que fournit la nature des choses pour l’affermissement de cette barrière. Tous ensemble ils ne seront pas toujours suffisants. Y en a-t-il aucun qui serait à rejeter ? Chercher à affaiblir cette barrière, c’est se rendre complice de tous les crimes. Une société politique s’aviserait-elle d’embrasser tel dogme ? dès lors c’en serait fait d’elle : les membres en seraient sans exception les esclaves du premier qui s’offrît. Les Quakers ont paru l’avoir embrassé : aussi ne sauraient-ils subsister à moins de se trouver entourés par les membres d’une autre société qui les protègent malgré eux. En Pen[n]sylvanie plus d’une fois ce dogme a mis cet Etat peuplé principalement de Quakers à deux doigts de sa ruine. Il y a longtemps que leurs scalps auraient été tous enlevés si la même faiblesse qui les préparait à céder à leurs exterminateurs ne les avait pas fait céder à leurs défenseurs. [Neuvième]17 espèce de Cacothéisme – dogme de l’abrogation de la défense naturelle.
- 18 MS <…>
46[98_71] Les décisions de l’utilité sur chaque point de législation constatées d’après l’expérience guidée par la raison [et] l’expérience du bien et du mal qui résultent de l’action dont il s’agit, c’est un délit contre le souverain, c’est une espèce de lèse-majesté que de prétendre opposer à ces décisions l’autorité d’un livre ancien écrit dans une langue morte. C’est opposer à la volonté éclairée du souverain la fantaisie aveugle d’un écrivain étranger et inconnu. [Dixième]18 espèce de cacothéisme. Dogme de la loi révélée.
47L’auteur a beau dire "Dieu m’a parlé : ce que j’écris, ce n’est que par son ordre". Faut-il pour cela le croire sur sa parole ? Est-ce là du nombre de ces faits si communs et si naturels que pour peu que quelqu’un en allègue il faut le croire sur sa parole ?
- 19 MS “ait”
- 20 MS “Si”
48Pour savoir si Dieu [a]19 effectivement parlé de cette manière, il y aurait une épreuve aussi simple que satisfaisante : c’est de le demander directement à lui-même. S’[il]20 dit qu’oui, on l’en croira sans doute sans difficulté. On lui adresse requêtes sur requêtes chaque jour de l’année et chaque heure de la journée : en peut-on lui en adresser une plus simple et plus raisonnable ?
49Manque-t-il ce témoignage divin ? il faut s’en rapporter aux témoignages humains.
- 21 MS “l’un”
- 22 c Here a list of those intermediate points.
S’agit-il de l’authenticité de l’écriture d’un certain h (...)
50Faute de réponse pareille, le témoignage que l’on peut rapporter en faveur de l’authenticité d’une loi prétendue divine ne saurait jamais avoir le degré d’évidence que fournissent les suffrages de l’expérience par rapport à l’influence d’une telle loi sur le bien-être des hommes. Tout se fonde sur le témoignage des sens dans [un]21 cas comme dans l’autre. Mais dans le dernier cas ce témoignage se donne à la question d’une manière immédiate : dans l’autre elle ne s’applique qu’indirectement et de loin à travers mille degrés de faits intermédiaires22c.
Subornation d’Ascétisme23
- 23 Titre dans l’en-tête uniquement. La mention “II.2." précède le titre. Il s’agit de la seule indica (...)
- 24 MS “Note ?”. L’auteur a pu envisager de placer la suite du paragraphe en note.
- 25 MS “convienne”
51[98_72] Expédiée la subornation des délits contre autrui, nous voici arrivés à une autre classe très importante des modifications de la dogmatisation cacothéistique : subornation des délits contre soi-même24. Appliquée aux délits contre autrui, la subornation est susceptible de deux formes opposées, suivant que le mobile qu’elle met en œuvre se trouve du genre de la récompense ou de celui de la peine : la subornation coercitive, et la subornation attrayante. Appliquée aux délits contre soi-même, elle ne peut revêtir que la première de ces formes. Que si pour induire quelqu’un à exercer un acte dont, abstraction faite du motif employé, l’exercice serait un délit contre soi-même on n’employait que le motif de la récompense, l’exercice de cet acte ne serait plus dans le cas de se trouver un délit : le mal en serait compensé, et plus que compensé, par le bien de la récompense. En exerçant un tel acte on ne commettrait pas plus un délit contre soi-même, que l’on ne ferait en vendant une chose quelconque pour le prix qui nous convien[t]25. Procurer de cette manière l’exercice d’un tel acte ne serait donc pas plus un délit, que ne le serait l’achat d’une pareille chose au prix convenu. Un tel procurement ne serait pas dans le cas de la subornation : le mal, s’il y en avait, appartiendrait au cas de l’emploi indu de la matière de la récompense. Ce serait accorder à titre onéreux ce qu’on aurait pu et dû accorder gratis.
- 26 MS mot manquant
- 27 MS “lui”
52Que si pour récompense de ce sacrifice inutile on n’employait que la promesse trompeuse d’un bien futur destiné à ne [se]26 trouver jamais présent ? Cependant l’espérance d’un bien tandis qu’elle reste non démontrée, l’espérance d’un bien est [elle]27 -même un bien : et bien aussi véritable que tout autre. L’instrument employé pour amener l’effet serait la Fausseté : mais de cette fausseté les effets particuliers ne seraient pas un mal : au contraire ils seraient tout un bien : le mal qui pourrait en résulter ne serait que le mal général de l’emploi de la fausseté, en tant que fausseté.
53[98_73] Dans l’ascétisme l’on peut distinguer deux branches. L’ascétisme dénégatoire se borne à refuser des plaisirs. L’ascétisme afflictif va jusqu’à imposer des peines.
54L’effet de l’ascétisme de l’une ou de l’autre espèce est de rendre présents et universels les maux dont les divers crimes contre la société amènent le danger en partie. Si l’on a réussi à rendre malheureux ou moins heureux les hommes, qu’importe que ç’ait été par le propre fait de chacun, ou par le fait les uns des autres ? Réprouver comme déplaisant à Dieu un seul atome de plaisir en tant que plaisir, réprouver un seul atome de plaisir sans faire voir un mal plus qu’équivalent qui en découle, c’est se servir de la terreur que doit inspirer la crainte de la colère divine pour suborner celui dont il s’agit parmi les délits contre soi-même. Celui qui à force de terreur vous a enlevé votre argent est puni et à juste titre comme ennemi de la société. Pourquoi ? C’est que cet argent était le moyen que vous aviez pour vous procurer des plaisirs {selon votre goût}. Celui-là donc peut-il être innocent qui par une force encore plus épouvantable vous a privé de vos plaisirs mêmes ?
55Vertueux et malheureux Pascal qui dans les angoisses de la maladie craignis toujours de ne pas souffrir assez ! Victime du démon de l’ascétisme tu as suivi ses conseils avec cet esprit de conséquence que tu as puisé quelquefois dans la mathématique.
- 28 MS “alternatif”
- 29 MS “le”
- 30 MS “le perspectif”
- 31 MS “entrevoie”
56Le dernier terme des fureurs de ce démon malfaisant c’est la proscription du suicide. Sans cela l’ascétisme en chargeant de souffrance ses victimes leur laisse pour s’en échapper la porte ouverte. Ce n’est que cela qui, pour qu’il ne leur manque rien à l’excès de leur misère, les tient enchaînés dans le gouffre du désespoir. Si le droit de la défense naturelle est précieux, celui du suicide l’est mille fois davantage. Si l’attente du bonheur dans une vie à venir est nécessaire pour compléter la perfection du bonheur dans celle-ci, cependant l’attente de l’annihilation combiné[e] avec le droit de suicide suffit pour fixer l’homme à tout jamais au-dessus de l’infélicité. Pour lui il n’est guère d’alternati[ve]28 plus rigoureu[se], que [celle] d’être heureux ou de ne pas être. Tant est bienfaisante la puissance qui nous a formés si, sourds aux insinuations aussi gratuites que désespérantes des esprits malfaisants, nous pourrions nous résoudre à nous en tenir à ces lois. Sans doute que l[a]29 perspective d’une éternité heureuse vaut encore mieux que l[a] perspecti[ve]30 tout simple de l’absence de toute peine. Ainsi si l[a] premièr[e] perspecti[ve] était une erreur, ce serait une erreur qui vaudrait mieux que la vérité. Mais que vaudrait l[a] perspecti[ve] d’une éternité de plaisirs, pour peu qu’on y entrevoi[e]31 la moindre ombre d’une éternité de tourments ?
- 32 Note manuscrite au crayon en haut du feuillet : “Note ?”. Cela concerne tout le feuillet.
57[98_74]32 Appeler mal fondée toute crainte que l’on pourrait imaginer inspirée par l’annihilation, ce n’est pas assez, c’est trop peu dire : elle est impossible. Craindre, c’est avoir l’idée d’un état de souffrance. Mais souffrance tant s’en faut-il qu’elle résulte de l’annihilation ; elle lui est opposée et incompatible. Pour souffrir il faut être. Que si à propos du mot annihilation on éprouve de la crainte, ce n’est pas l’état d’annihilation qu’on craint, c’est un état qui lui est opposé et contraire, incompatible. Au lieu de non-existence on se figure une existence comblée tout entière de peines sans aucun mélange de plaisir, de peine de privation au moins si non pas d’autres peines.
58La frayeur que peut inspirer à quelques esprits l’idée ou plutôt le mot d’annihilation a deux causes. L’une est, que pour remplir le vide, on y met une dose de peines qui y répugne. Au lieu de se représenter comme mort, on se représente comme vivant : comme enclavé tout vif soit dans un cercueil ou sous la terre. Plongé dans les ténèbres, tourmenté de froid, songeant aux amis qu’on a perdus, et sûr de ne les jamais revoir : songeant à tous les plaisirs, et les regardant sûr de n’en éprouver aucun : voilà l’état où l’on se figure comme étant, et comme devant rester pour toujours, pour tout jamais.
59L’autre est qu’en place du mot non-existence on s’est servi abusivement de celui d’annihilation : à l’idée d’un état de repos, on a substitué celui d’un état de passage et de trouble. On se figure éternelles les peines qu’on est susceptible d’éprouver en passant de la vie à la mort, et on se les figure comme devant durer pour toujours. Annihilation ! Anéantissement ! Quel choc intolérable ! Etre dans l’anéantissement, n’est-ce pas être dans la condition de celui qui se sentirait écrasé ? Si d’une force qui ne suffirait que pour opérer un léger rétrécissement en fait de volume les effets seraient si terribles, que penser d’une force qui aurait réduit au néant mon existence entière, la masse entière de l’homme.
- 33 MS “reflection”.
- 34 Ici, Bentham insère le paragraphe suivant avec la note “Post this off to dogmatisation absurde”.
60Mais dira-t-on, que la frayeur soit juste ou non, qu’importe, tandis qu’elle existe ? Qu’elle ait existé ou non, c’est ce que je ne sais pas : ce que je sais, c’est qu’elle ne saurait exister pour celui qui aurait donné aux considérations ci-dessus rapportées la réflexion33 la plus légère34.
- 35 MS “de”
61[98_75] Sacrifier des plaisirs à soi pour en amener de plus grands à autrui ou pour en écarter de[s]35 maux plus qu’équivalents, c’est un acte de bienfaisance et peut-être de justice. Sacrifier un plaisir présent pour en amener de plus grands en futur ou pour se préserver de peines plus qu’équivalentes, ce peut être un acte de prudence. Sacrifier un plaisir ou encourir une peine sans avoir en vue aucun pareil avantage ni pour soi-même ni pour autrui, c’est un acte ni de bienfaisance ni de justice ni de prudence mais de sottise. Enjoindre un tel sacrifice est un acte de tyrannie parfaitement incompatible avec le caractère de bonté, de bienveillance. Attribuer la disposition d’exiger un pareil sacrifice à un être de la part duquel cet acte de malfaisance ne saurait avoir ni ignorance ni erreur pour cause et pour excuse, c’est écrire le nom de Dieu en bas du portrait du diable.
- 36 Mot manquant dans le MS
- 37 Mot manquant dans le MS
62Que pour masquer la vérité et confondre le bon sens on n’allègue pas la distinction entre le pur et l’impur en fait de plaisirs. Par impur veut-on dire suivi de maux plus qu’équivalents ? La distinction est sensée et utile. C’est dans ce sens par exemple que le plaisir de l’inimitié assouvie est un plaisir essentiellement impur. C’est ce que j’ai dit ailleurs : mais en faisant voir comment il l’est et à quel degré. Par plaisir impur veut-on dire plaisir en général en tant que tel ou plaisirs des sens de telle ou telle espèce ? La distinction est mal fondée et pernicieuse. Le plaisir de l’inimitié assouvie, plaisir de l’âme, est impur par essence. De tous les plaisirs des sens il n’en est aucun qui dans son essence ne [le]36 soit pas : ce n’est que par accident si quelque fois il se trouve dans le cas contraire. Les plaisirs et les peines des sens ne sont pas seulement les plus vifs de tous et par là à durée égale les plus [forts ?]37, mais ils sont la source et la seule source de tous les autres.
- 38 Tout ce feuillet est suivi de la mention au crayon “To p. 10
63[98_76] Deux hommes descendirent à la fois à une certaine maison, tous deux se disant envoyés de Jupiter. L’un deux dit : défense de manger avec les doigts : c’est un acte d’impureté, que Jupiter qui est la pureté même, punit, comme de raison avec des feux inextinguibles. L’autre dit : mieux vaut vous en tenir au couteau et à la fourchette : cela est plus propre. Mais si cela vous donne trop de peine, vous ferez bien de laver les doigts, après le repas avec de l’eau fraîche : cela empêche les mauvaises odeurs et les dégoûts. Lequel des deux était l’envoyé véritable ?38
Deuxième division des modifications du cacothéisme. Publication de dogmes annonçant pardon indu
- 39 MS “et venu”
64[98_77] J’ai déjà fait voir comment de l’atrocité des peines e[s]t venu[e]39 la licence des pardons. Supposez la punition indue, le pardon non seulement est dû, mais ne saurait ne pas l’être. Supposez la punition due, le pardon est non seulement indu, mais ne saurait ne pas l’être.
- 40 Voir Introduction to the Principles of Morals and Legislation, ch. 13.
- 41 MS mot manquant
- 42 MS <…>
65En fait de justice humaine, j’ai fait voir [cinq] cas seulement où l’exercice particulier du pouvoir de pardonner ne serait pas incompatible avec le besoin général de la peine. [1.] Multitude des délinquants. [2 .] Services particuliers de la part d’un délinquant individuel déterminé et connu. [3.] Service particulier déjà rendu de la part d’un délinquant individuel déterminé et connu. 4. Mécontentement appréhendé de la part du peuple en cas de l’exécution de la peine. 5. Mécontentement appréhendé dans le même cas de la part de quelque puissance étrangère40. L’on voit assez que tous ces cas ne se rapportant qu’à des situations particulières où peuvent se trouver les puissances humaines mais où toute la puissance divine ne saurait guère se trouver, [ils]41 ne sauraient s’appliquer à rendre le pardon dû et convenable dans le cas individuel, à moins que dans le cas spécifique l’établissement ne s’en trouve indu. En un mot le besoin qui seul peut justifier l’exercice de ce pouvoir de la part du magistrat humain n’est fondé que sur sa faiblesse. De la part du magistrat divin qui pourtant n’est pas susceptible de faiblesse, l’exercice de ce pouvoir ne peut donc avoir aucun fondement raisonnable. Il ne peut pas s’accorder avec le but de la justice. [Onzième]42 espèce de dogmatisation cacothéistique. Dogme de la clémence divine.
- 43 MS “s’attendrait”
66L’effet du dogme de la clémence divine ne peut être que d’empêcher une partie de l’effet qu’on attendrait43 de la doctrine de la justice punissante de l’autre vie. De cette clémence arbitraire et non motivée l’espérance sera naturellement d’autant plus forte dans chaque individu que dans le caractère de cet individu il se trouve plus de confiance et de hardiesse. Mais ce sont justement ces caractères-là sur lesquels la puissance des motifs tutélaires a moins de force, pour lesquels la crainte de peines rigoureusement infligées est le plus nécessaire.
- 44 MS “il”
- 45 MS “Il”
67Si d’une peine annoncée comme due de la part de la puissance divine la rémission ne devrait pas s’annoncer comme devant avoir lieu en quelque cas que ce soit, [elle]44 ne devrait pas s’annoncer comme devant résulter de quelque incident particulier que ce soit, encore moins d’un incident qui dépend de l’agent même. [Elle]45 ne devrait donc pas s’annoncer comme devant s’ensuivre du repentir de ce même agent. En fait de délits, en fait d’actions nuisibles, l’utilité du repentir, et sa seule utilité, c’est de prévenir la récidive, la commission de délits futurs. Que de tels délits se commettent malgré le repentir, le repentir pour autant qu’il s’en commettent n’est guère d’aucun usage. Que de tels délits ne se commettent pas quoiqu’il n’y ait eu pas de repentir, le manque de repentir n’est pas un mal. C’est au contraire un bien : puisque le repentir est en soi un mal, étant une peine. Le repentir est tristesse conçue à cause d’un délit qu’on a commis, dont l’accompagnement naturel est la résolution de n’en plus commettre de pareils. Cette tristesse en cas de délits apportant mal fortement caractérisé à un individu peut avoir pour cause la bienveillance : mais la seule cause constamment suffisante est la crainte du châtiment. Le repentir a-t-il été efficace ? Il s’est donc pourtant abstenu de la commission de pareils délits. Que s’ensuit-il de la part de la Justice ? qu’il ne doit pas être puni pour ces délits possibles qui n’ont pas été réalisés. Le repentir a-t-il été inefficace ? Il a donc malgré ce repentir commis d’autres délits pareils. Que s’ensuit-il de la part de la Justice ? qu’il doit être puni pour ces délits possibles que l’événement a réalisés. Mais de ce qu’il ne doit pas être puni pour des délits qu’il n’a pas commis, s’ensuit-il qu’il ne doit pas être puni pour ceux qu’il a commis ? L’intensité de sa tristesse en une autre cause quelconque qui dépend de lui sera-t-elle regardée comme pouvant suffire pour empêcher l’infliction de ces peines ? C’est un moyen de l’engager à commettre le délit, moyennant une résolution d’être bien triste quand le délit aura été commis.
- 46 MS <…>
68Dans l’administration de la justice humaine publique, il ne peut pas se fonder sur le repentir une rémission totale ni même partielle de la peine. Le Juge n’a pas eu l’occasion de prendre sur le caractère du délinquant ces renseignements qui seuls peuvent fournir des marques pour juger si la résolution prétendue prise est feinte ou véritable. Dans l’administration de la justice humaine domestique, ces renseignements ont pu avoir été pris : le magistrat domestique peut donc prendre les marques du repentir pour fondement légitime d’un pardon qui dépend de sa prudence. Se réglant sur la probabilité apparente [98_78] de faits encore futurs dont la certitude ne peut pas lui être connue, l’utilité de ces mesures aura sur ces événements problématiques et incertains une dépendance nécessaire : c’est une expérience à faire : --- dans l’administration de la justice divine de l’autre vie, il n’est plus lieu pour cette incertitude : l’expérience est faite. Ces délits jadis possibles, ou ils ont été réalisés, ou ils ne l’ont pas été : dans le premier cas le repentir, s’il y en a eu, a été inefficace et inutile : dans le second cas, quoique il n’y ait eu aucun repentir, la conduite de l’agent a été aussi punie que s’il y en avait eu : le manque de repentir ne doit pas l’exposer à être puni pour des délits qu’il aurait pu commettre mais qu’il n’a pas commis. [Douzième]46 espèce de dogmatisation cacothéistique – Dogme de l’efficacité absolvatoire du repentir.
- 47 MS “le”
- 48 MS “accompagné”
69Par la même raison que la peine convenable à un délit ne devrait pas s’annoncer comme pouvant se laisser abroger par le repentir, elle ne devrait pas s’annoncer comme pouvant se laisser abroger par la prière. Une prière est un souhait : une prière faite à la divinité ne saurait être autre chose : toute prière est un souhait : tout souhait est une prière. Un souhait qui a pour objet la conduite d’un être à connaissances bornées tel qu’un homme manque encore quelque chose pour être converti en prière : il lui faut par-dessus quelques signes extérieurs capable d’en transmettre la notice à la connaissance de cet homme. A un souhait qui a pour objet la conduite de Dieu il ne manque rien pour être une prière. Par le mot de Dieu on entend un être auquel chaque pensée humaine ne peut qu’être connue aussitôt que conçue. {Il est en vérité une différence entre le[s]47 idées attachées communément aux mots souhait et prière quoique non dans les choses mêmes.} La conception d’un souhait peut n’être pas accompagné[e]48 d’un autre souhait que du premier la connaissance puisse parvenir à la divinité : en d’autres mots elle peut ne pas être directement adressée à la divinité : tandis que par le mot prière on n’entend pas un souhait que ce soit dans le cas où il aurait été ainsi adressé. Mais qu’un souhait ne lui soit pas adressé, il ne le connaîtra pas moins que s’il [l’]avait été : ainsi convertir par un second souhait un premier souhait en prière c’est une formalité que tout le monde ne peut s’empêcher de reconnaître comme étant souverainement inutile. Ce qui ne doit pas s’accorder à un souhait ne doit pas s’accorder à une prière. La rémission d’une peine doit-elle s’accorder au souhait d’y échapper ? A cette condition les peines ne seraient pas bien à craindre. Les souhaits ne manqueraient pas.
- 49 MS <…>
70Dans l’administration de la justice humaine une prière n’est pas une vaine formalité. Cependant la rémission d’une peine ne doit pas s’ensuivre d’une prière par le délinquant au Juge. Mais il y a des cas où l’on peut l’admettre à s’ensuivre d’une prière faite à la partie lésée. C’est une espèce de satisfaction ; laquelle peut suffire pour abroger la demande en satisfaction dans le cas où elle a été suivie de l’acceptation de la partie lésée, preuve non équivoque de sa suffisance. Un homme a de l’orgueil : une prière à lui adressée est un sacrifice fait à cet orgueil, c’est une portion d’honneur comparatif transféré par le délinquant au profit de la partie lésée. Une prière faite à Dieu peut-elle donc être une satisfaction propre à exempter le prieur de la punition divine ? Oui si Dieu peut avoir éprouvé de la douleur par les suites d’un délit : s’il a de l’orgueil : et si la reconnaissance faite par un homme de sa supériorité peut lui avoir ainsi en vertu de cet orgueil causé une sensation agréable. [98_079] [Treizième]49 espèce de dogmatisation cacothéistique – Dogme de l’efficacité absol[utoire] de la prière.
- 50 MS <…>
71Autant peut se dire du dogme de l’efficacité de l’intercession de la part d’un intercesseur quelconque. L’interposition de cette intercession est-elle représentée comme devant s’ensuivre indépendamment de la conduite de l’agent en question : la chance quelconque d’une telle intercession est autant d’ôté à la certitude apparente de la peine. Est-elle représentée comme pouvant être rendue plus probable par la conduite de cet agent ? comme par exemple par une prière par lui adressée à l’intercesseur espéré ? C’est une autre façon de représenter la peine comme devant se trouver abrogeable à souhait par celui sur lequel la crainte de cette peine devrait exercer son influence réprimante. Que le souhait soit adressé à Dieu ou à un autre être quelconque dont il est énoncé que l’intercession, c’est-à-dire la prière, influera à cet égard sur la conduite de Dieu, c’est ce qui revient au même. [Quatorzième]50 espèce de dogmatisation cacothéistique – Dogme de l’efficacité absolvante de l’intercession.
72Un autre événement sur lequel on a représenté comme pouvant être assis un pardon qui ainsi assis ne peut qu’être indu, c’est une satisfaction offerte par une personne autre que l’individu qui a délinqué. Coupons court les répétitions. Que la peine soit représentée comme pouvant être abrogée par une intercession toute simple, ou par une intercession accompagnée d’une prétendue satisfaction faite par une personne autre que le délinquant, c’est ce qui revient au même.
- 51 MS “vindictive”
- 52 MS “Thiestes”
73Dans l’administration de la justice humaine une portion de la matière de la richesse présentée en guise de satisfaction lucrative opère cet effet, qu’elle soit présentée par le délinquant ou par tout autre. Une peine même infligée sur le délinquant même peut même dans quelque cas fournir une espèce de satisfaction imparfaite que j’ai appelée satisfaction vindic[a]tive51. Une peine portant uniquement sur une personne autre que le délinquant n’est guère capable de lui fournir la satisfaction la plus légère. Chez des peuples en état de barbarie on a vu quelquefois la rage monter dans le cœur d’une partie lésée ou d’un individu qui s’est cru tel au point de lui faire désirer comme pouvant lui fournir une espèce de satisfaction la souffrance d’une personne unie au délinquant par les liens de la sympathie. Mais ce désir si atroce, il ne paraît qu’il eut pu exister sans avoir pour fondement ou l’idée de la souffrance que celle de la personne substituée devait causer au délinquant même, ou l’idée d’une complicité subsistant de la part de cette partie substituée. Ainsi la satisfaction vicaire où elle a été établi[e] ne paraît pas avoir été établie que comme un moyen, à la vérité bien coûteux, et trop coûteux, de fournir la satisfaction ordinaire proprement assise. L’exemple d’une partie lésée dont la fureur est montée au point de lui faire regarder avec plaisir la souffrance d’une personne unie à lui-même par les liens de la sympathie est un exemple qui ne s’est jamais présenté dans les caractères les plus atroces. A peine une fureur pareille se trouvera-t-elle dans la démence. Dans l’histoire ou dans la fable, la rage fit imaginer de faire servir à Thyeste52 un plat composé des membres de son fils. C’était pousser bien loin la rage que cette abominable boucherie. Mais ce repas n’était pas inventé pour fêter Atreus : c’était pour porter dans les entrailles de ce malheureux père les souffrances les plus exquises.
- 53 MS <…>
74[Quinzième]53 espèce de dogmatisation cacothéistique – Dogme de l’efficacité de la satisfaction vicaire.
- 54 Rupture de syntaxe dans l’original.
- 55 MS “seraient”
75Remarquons en exténuation du mal résultant des dogmes annonçant rémission indue comme devant s’infliger dans une autre vie, de l’énoncé de tels pardons la tendance pernicieuse est limitée par l’utilité du dogme qui annonce ces peines54. Si la tendance de ce dernier dogme était plus pernicieuse qu’utile, la tendance de ces autres dogmes [serait]55 plutôt utile que pernicieuse. L’influence des peines dénoncées pour une vie future est autant d’ajouté, autant que l’assiette des crimes et des autres peines est la même, à l’influence des peines dénoncées pour la vie présente. Mais l’influence des espérances de pardon accordées par rapport à ces peines plus éloignées n’ôte rien {directement au moins} à l’influence de ces peines plus proches. Elle ne saurait avoir aucun rapport à cette dernière influence que dans la supposition d’un état de choses qui est bien autre que naturel. Il faut que 1rmt l’influence des peines infernales soit montée au point de faire supprimer tout à fait l’influence des peines terrestres : 2mt que pour moyen de s’exempter de celles-là on ait énoncé un acte propre à entraîner l’infliction de celles-ci.
- a Ch. <…> Motif
76[98_080] Malheureusement cette supposition, quelque peu naturelle qu’elle paraisse n’est pas si contraire à la vérité qu’il serait à désirer qu’elle le fut. Témoin cette secte dont j’ai parlé ci-dessusa.Témoin enfin tant de régicides et d’autres forfaits pareils dont la religion a été la cause.
Troisième division des modifications du Cacothéisme. Publication de dogmes annonçant imposition de peines indues
77[98_81] Une peine peut être indue ou par son assiette ou par son excès.
[1.] Peine indue par son assiette est peine mal fondée : peine attachée à délits de mal imaginaire.
78C’est encore à ce chef qu’appartient la dogmatisation ascétique. Se servir de la crainte pour suborner les hommes à la commission de délits c’est la façon la plus palpable d’employer la peine à des usages où elle est au plus haut degré indue. Or autant de pratiques ascétiques ; autant de délits contre soi même.
- 56 MS “d’”
79Ici comme dans les peines politiques ; les peines indues ont l’un ou [l’]autre56 de deux effets divers suivant l’impression qu’ils font sur la conduite. La loi qu’elles s’emploient à sanctionner est-elle obéie ? Le mal qu’ils opèrent portant sur la faculté active se revêtit des formes de la restriction ou de la contrainte. Pliant sous le joug on se prive du plaisir présent ou l’on s’assujettit à la pratique pénible. Cette loi est-elle enfreinte ? suit la punition en conséquence. La punition même énoncée, est au loin : mais la crainte de cette punition est une peine présente qui commence dès l’instant de la contravention faite à cette loi injurieuse. Du conflit du motif formé par le désir du bien prochain et celui formé par la crainte de la punition éloignée, le résultat assez ordinaire est un triste composé du mal de l’obéissance avec le mal de la peine pour désobéissance : la vie se passe entre les privations et les remords.
- 57 Notation à l’encre rouge dans la marge
80Plus de vies perdues par mélancolie, rage ou excès[ ?] religieux que par duels57.
2. Peine[s]58 indues à cause de leur excès.
- 58 MS. “Peine”.
81Le plus grand bien {politique} peut être acheté trop chèrement. Si le mal de la peine attachée à un délit surpasse tout le mal qui aurait pu résulter de ce délit quand même on n’aurait pour en prévenir la commission employé aucune peine, celui qui a établi cette peine est un délinquant plus malfaisant que pas un de ceux contre lesquels il sévit. Que dis-je ? Par la supposition même, le mal du délit qu’a commis ce seul individu est plus grand, que celui de tous les délits qu’ils ont pu commettre tous ensemble. Dire que Dieu se tient prêt d’infliger dans une autre vie une certaine peine, n’est pas sans doute infliger cette même peine. Ce n’est qu’infliger la peine d’appréhension fondée sur la crainte de cette même peine : or de cette peine d’appréhension la grandeur sera à proportion de celle de la peine future annoncée, et de la croyance que trouve le dogme qui l’annonce.
- d C’est là une vérité de mathématique. Pour duration moyenne de la souffrance de celui qui périt par (...)
82C’est ici qu’on ne saurait pas s’empêcher de se rappeler encore le dogme des peines éternelles. L’énoncé d’une peine éternelle pour un délit quelconque est l’énoncé d’une peine qui par son excès ne peut manquer d’être indue. De tous les délits, le plus pernicieux est l’homicide incendiaire. Mais la combustion universelle de l’espace entier dans un feu bientôt éteint tels que sont les feux terrestres serait un moindre mal que la condamnation d’un seul individu à soutenir dans des flammes inextinguibles une existence éternelled.
83On a vu sous le chef des peines et la quantité où elles doivent être employées, et les qualités dont elles doivent se trouver revêtues pour ne pas être indues. Dans cette recherche il n’a été question expressément que des peines à infliger dans la vie présente par le magistrat humain et visible. Mais une peine considérée comme un moyen de remplir un but sera également indue toutes les fois qu’elle manque de remplir ce but, quelle que soit la bouche qui l’énonce, quelle que soit la main qui l’inflige.
- 59 MS “trouve”
- 60 MS “caractériser”
84La justice humaine pénale est un moyen de remplir un but : la prévention des actes contraires au bien-être de la société ; la justice pénale divine doit être de même un moyen de remplir ce même but : si l’on n’attribue pas à Dieu le désir de remplir ce même but, on ne doit pas lui attribuer l’attribut de juste, l’on ne doit pas lui attribuer l’intention de rendre la justice. C’est une imposture que de se servir du mot de justice en attribuant au prétendu juste une disposition contraire à la signification de laquelle ce mot est consacré par la coutume. [98_82] La justice humaine, cette qualité que les théologiens ont trouvé[e]59 en possession d’être caractéris[ée]60 par le mot de justice quand pour la première fois ils s’en servirent pour l’attribuer à la divinité, la justice humaine est l’instrument de la félicité. Attribuent-ils à Dieu une disposition de faire servir sa puissance à des fins autres que, c’est-à-dire contraires à la félicité, c’est un abus de mots de lui attribuer la qualité de juste. Ils devraient dire, il est tout-puissant : et par là il n’a pas besoin d’être juste : il est au-dessus de la justice.
- 61 MS “mériter”
85C’est à ce chef que l’on peut rapporter l’idée de mérite par rapport aux punitions énoncées de la part de la Justice Divine. Un tel acte mérite dit-on, la colère divine. Voilà une des formes dans lesquelles se manifeste le principe d’antipathie c’est le langage de ce principe. C’est une source d’illusion partout où elle s’emploie. Dans le genre de la récompense, c’est l’illusion comparativement à peu près innocente. Dans celui de la justice humaine, c’est un manteau pour la tyrannie et l’injustice. Rapporté aux peines divines, c’est un manteau pour une tyrannie d’autant plus cruelle que les peines que l’on suppose méritées paraissent devoir se trouver plus sévères. L’ouvrier qui travaille peut mériter son salaire : il l’a mérité s’il a consommé l’ouvrage pour lequel il a été promis. Personne ne peut mériter aucune peine : peine est une chose qui ne saurait être méritée : ou si à toute force l’on veut conserver un mot si sujet a être abusé une peine ne peut être mérit[ée]61 qu’autant que l’infliction s’en trouve nécessaire aux fins de la justice ; c’est-à-dire pour être employée à la prévention d’un mal plus considérable.
- 62 MS “infligeât”
86On dit un homme mérite telle peine, lorsque sans se demander pourquoi, on se sent disposé à approuver le fait du magistrat de la justice qui lui infligea62 une telle peine. Ainsi, pour savoir si une peine est méritée, on n’a qu’à se demander si l’on serait content de la voir infligée. Admettre cette assiette, c’est le moyen de justifier tout ce qui peut se concevoir d’arbitraire et d’atroce.
- 63 MS “a”
- 64 MS “pourrait”
87Pour les tyrans et les non penseurs, rien de plus commode. Quand on dit une telle peine [est]63 nécessaire à tel effet, on s’engage à prouver cette nécessité. Celui qui dit une telle peine est méritée il s’attend à être cru sur sa parole. Pourquoi ne le serait-il pas ? Ce serait une absurdité que de lui demander une raison pour sa proposition : car cette proposition n’en admet pas. S’il pouvait64 rester encore quelque embarras, le nom de Dieu suffirait pour le lever. Le nom de Dieu est un ordre de bannir la raison, sous peine qu’[échoit ?]. Puisque cette peine vient de Dieu, elle ne saurait qu’être méritée : et puisque la peine est méritée l’infliction n’en peut qu’être juste.
88Or si aucune peine ne peut être méritée, si la peine est une chose qui par sa nature ne peut être méritée, elle ne peut être méritée de la part de Dieu. Le mot de méritée n’est qu’un prétexte verbal pour donner à Dieu les épithètes de bénévole et de juste, en lui attribuant une conduite répugnante aux idées désignées par les mots bienveillance et justice.
- 65 MS <…>
89[Seizième]65 espèce de dogmatisation cacothéistique. Dogme de peines méritées de la part de la justice divine.
- 66 MS “réel”
90[098-086] Dans les cas susdits les effets pernicieux de chaque dogme suivent immédiatement leur cause, et appartiennent particulièrement à chaque dogme. Il y en a d’autres, où la qualité pernicieuse d’un dogme, sans être moins réel[le]66, ne suit pas la cause productrice de si près, mais à travers un nombre plus ou moins considérable de degrés intermédiaires, et en vertu d’une qualité commune à un grand nombre de ces dogmes.
91Dans ces cas se trouvent :
921. Tous les dogmes frivoles en tant que frivoles. Or toute opinion, et par conséquent toute opinion frivole, sanctionnée par la sanction qui en fait un dogme, devient pour cela même pernicieuse. On verra comment sous le chef de la dogmatisation frivole.
- a [98_87] Note : En fait de dogmes il ne faut pas confondre le frivole avec l’absurde. Ces qualités (...)
932. Tous les dogmes absurdes en tant qu’absurdes. Or toute opinion, et par conséquent toute opinion absurde, sanctionnée par la sanction qui en fait un dogme, devient pour cela même pernicieuse. C’est ce qu’on verra sous le chef de la dogmatisation absurdea.
943. Outre le mal dont peut être la cause chaque dogme pernicieux, qu’il le soit immédiatement ou seulement en tant que dogme frivole ou absurde il y en a quelques uns de particulier[s] dont il peut être productif en tant que faisant partie d’un système compliqué et étendu de dogmes ou immédiatement pernicieux ou frivoles ou absurde[s]. Il en sera question sous le chef de la Publication d’un système de dogmes.
954. Outre le mal résultant de la publication d’un dogme ou d’un système de dogmes pernicieux, frivoles ou absurdes, il y en a d’autres bien distincts qui résultent de l’adoption de pareils dogmes par la puissance politique. Il en sera question sous le chef ainsi intitulé.
[Quatrième]67 division des modifications du Cacothéisme. Publication de dogmes annonçant Récompense indue.
- 67 MS “Cinquième”
96[98_83] Ce chef ne nous occupera pas longtemps. Récompense mal fondée annoncée comme devant se fournir par les trésors de la puissance divine, c’est une autre forme que peut revêtir la subornation des divers délits, c’est-à-dire actes nuisibles. Or c’est là un chef déjà traité ci-dessus. A moins que d’avoir cet effet, des récompenses puisées dans cette ressource ne sauraient avoir rien de pernicieux. Des récompenses telles que sont toutes celles que peut distribuer le magistrat terrestre ne doivent être distribuées qu’avec frugalité : car toute telle récompense comme nous verrons plus particulièrement autre part est le fruit de la peine. Pour des récompenses énoncées comme devant couler des trésors inépuisables de la divinité l’on voit bien que c’est tout autre chose.
- 68 MS “ne sont”
97Employer l’attente des récompenses divines pour suborner des pratiques ascétiques est bien un emploi indu de la nature de la récompense. C’est ce que nous avons déjà observé sous le chef des dogmes dont l’effet est de suborner de ces pratiques. Mais le mal consiste tout entier dans l’effet produit. La circonstance de l’instrument employé n’ajoute pas ici comme dans le cas où la peine est cet instrument, à ce mal premier un autre qui lui soit distinct. Produire cet effet, et abuser à cet effet la matière de la récompense ce ne sont pas deux délits distincts : ce [n’est]68 qu’un seul et même délit considéré dans différents points de vue.
Dogmes frivoles69
- 69 Titre uniquement dans l’en-tête
- 70 MS “pas”
98[98_88] J’appelle dogmatisation frivole l’énoncé de tout fait non important pour la société, de l’existence duquel, vraie ou fausse il n’ensuit aucune conclusion d’utilité, aucune raison pour rien faire ou rien omettre. Toute idée d’importance qui [fuit ?] l’utilité pour base, l’influence sur la somme des plaisirs et des peines, est une idée sans fondement dont les raisons ne se trouvent nulle part que dans l’imagination et le caprice. La vérité, la sublimité d’un objet, quoique l’on veuille dire par sublimité, ne fait rien à son importance. Dans le champ de l’importance pratique, l’objet le plus sublime, le plus adorable, n’a rien qui le relève70 de l’épaisseur d’un fil au-dessus de l’objet le plus bas, et si l’on veut le plus méprisable.
99L’énoncé d’un fait ou prétendu fait du ressort de la religion mais dépourvu d’importance pratique est en soi un acte tout à fait innocent. Il serait plutôt utile que le contraire. Pourquoi[ ?] parce qu’il fournit de l’occupation innocente à l’esprit des hommes : or tout ce qui fournit une telle occupation est un bien. Que l’on découvre ou croie découvrir un puits dans la lune,c’est une vérité sublime : car il s’agit d’une planète qui se promène bien au-dessus de nos têtes. Cependant ce n’est pas là pour le gros de la société une découverte bien intéressante. Personne n’y aurait tombé quand la découverte n’en eut pas été faite. Cependant en tant que curieuse cette découverte comme tout[e] autre qui occupe innocemment les hommes ne laisse pas que d’avoir son utilité. Quelques philosophes disent mais vraiment c’est un puits : non, disent d’autres ce n’en est pas : avec cela les uns et les autres s’amusent : et qui peut trouver à y redire ?
100Le mal est lorsque croyant avoir fait une découverte pareille, on passe outre : on part de là, pour imaginer, ou prétendre imaginer, un devoir de la part des autres, de l’accepter comme véritable : lorsque le fait ou prétendu fait énoncé, on continue par dire, « et vous autres, si vous n’y croyez pas, vous serez damnés dans un autre monde, ou pillés, emprisonnés, battus, brûlés dans celui-ci ou exclus de prétendre à un bien que j’accorde à ceux qui montreront plus de complaisance. » A ce prix la découverte d’un prétendu puits dans la lune ne serait guère un bien pour la société : ce serait une calamité. Au lieu d’un philosophe, le prétendu découvreur serait un tyran : ses partisans au moins une partie d’entre eux des esclaves, des aveugles et des menteurs, tous transi[s] d’épouvante.
- 71 MS “coercion”. La correction est effectuée systématiquement dans la suite du texte.
101Dira-t-on que plus un dogme est frivole, moindre est l’oppression de se trouver obligé à le reconnaître pour vrai ? Au contraire plus est grande cette frivolité, plus est grande cette oppression car plus la croyance de ce dogme est dénué[e] d’utilité, d’influence sur le bonheur de la société, plus le mal de la coercition71 est dénué[e] de contrepoids, plus la loi par où cette coercition s’impose est dénué[e] de raison et de prétexte. Que dire si, ce qui a lieu pour l’ordinaire, l’absurdité de ce dogme est égal[e] à sa frivolité ? Or c’est le cas où naturellement doit se trouver tout dogme, que pour faire recevoir, on a employé la contrainte. Car pour le faire recevoir la contrainte n’est nécessaire justement qu’à proportion de son absurdité. Plus une opinion est conforme à la raison, moins elle éprouvera de difficulté à se faire recevoir par sa propre force. Plus elle est contraire à la raison, plus pour la faire recevoir il faut de cette force étrangère et non naturelle, la force des récompenses et des peines.
- 72 Ms alt. “Le souverain des diables."
102Dans ce cas se trouve par exemple tout dogme concernant la composition d’un être suprême. Un objet véritablement d’importance, c’est l’existence de cet être moyennant les qualités qui l’accompagnent. Un objet qui n’est absolument d’aucune importance, c’est la composition ou la non composition de cet être. L’on ne sait que trop bien, combien se sont débattus les Chrétiens sur le nombre des personnes dans la divinité. Les uns lui donnent seulement une : d’autres deux : d’autres enfin trois. Mais qu’il y ait trois ou trois cent qu’est-ce qu il y aurait à faire ou souffrir pour cela à nous autres ? Rien : selon ces disputateurs mêmes : tandis que la Divinité et par là la volonté de ces personnes sublimes serait toujours une. Autre chose serait si ce qu’ordonnait une de ces personnes un autre le défendait : alors pour prendre le parti le plus sûr et le moins désastreux il s’agirait de savoir laquelle entre elles était la plus puissante : comme on nous conseille à faire entre Dieu et le Grand Diable72.
- 73 Richard Smalbroke, auteur de A Vindication of the Miracles of our Blessed Saviour (Londres, 1729).
103Des Diables inférieurs qui se disaient une légion ayant été chassés du corps d’un homme allèrent de concert occuper les corps de deux milles cochons. Sur ces données, des esprits curieux se sont mis à rechercher combien dans chaque cochon il s’est trouvé de diables et de parts de Diable. Un de ces calculateurs qui s’est le plus distingué jadis dans cette recherche a été transmis au siècle présent sous le nom du Docteur Split-Devil (Fend-Diable) c’était un philosophe aussi irréprochable que curieux, et tel que tous les théologiens auraient dû prendre pour modèle73. Eriger en article de foi cette découverte, c’est de quoi il ne fit pas la moindre tentative. Que de sang épargné si les fendeurs de Dieu avaient été aussi modérés que ce fendeur de Diables !
- 74 MS “m’abstienne”
- 75 MS “toutesfois”
104 Ici, comme partout, en parlant de l’importance du dogme je m’abstien[s]74 soigneusement de parler de sa vérité. L’on voit que ce sont deux questions absolument différentes. Que de maux épargnés si elles n’avaient jamais été confondues ! Pour ce qui regarde la question de la vérité, un sujet Anglais ne peut guère avoir le moindre doute. Armés du pouvoir nécessaire les bons Anglicans ont dénoncé la raison[ ?] à tous ceux qui ne fendent pas Dieu de leur manière. Tel est au moins le sort assuré à la véracité ; (laquelle comme l’on sait consiste à dire non pas ce qui est vrai, mais ce que l’on croit l’être) permis toutefois75 de se sauver en partie par le mensonge.
105Un Ecclésiastique qui avait dans son temps une espèce de célébrité dédaignant la domination de l’homme de loi lui a voulu donner pour allié l’homme d’Eglise. Allié ou maître, celui-ci a su au moins se donner l’autre pour coopérateur. Parmi les buts de cette alliance ou de cette union l’un a sans doute été l’amélioration des mœurs : la dépravation en a été par mille endroits l’occupation et le fruit.
- 76 MS “serve”
106[98_90] Le mal que l’ascétisme fait à celui qui l’embrasse n’en est pas le seul. Combiné avec quelques-uns de ces autres dogmes malfaisants que l’on vient de voir, il contribue à la production des délits contre autrui, en affaiblissant la force avec laquelle la crainte des peines futures assises d’une manière conforme avec le système d’agathothéisme, c’est-à-dire avec le principe de l’utilité, tendent à en détourner les hommes. Tout le monde dit-on est pêcheur : aucun ne peut mériter d’être exempté d’un état de souffrance infinie et éternelle, encore moins d’être placé dans un état de jouissance. Aussi la grande masse des hommes sera-t-elle damnée. Cependant il y aura quelques élus pour être sauvés. Or la chance qu’aura chacun du nombre de ces élus sera en raison du petit nombre de ses péchés de toute espèce et par là du grand nombre de ces bonnes œuvres dont l’omission fait un péché de l’espèce négative. Cela étant il s’ensuit qu’il y a pour chacun un nombre quelconque de péchés virtuellement permis. La sanction religieuse demeure donc suspendue et sans effet jusqu’à la concurrence de ce nombre. On peut donc choisir l’espèce des péchés ainsi privilégiés hormis ceux s’il y en a par rapport auxquels ce choix est expressément défendu : et il n’y en a pas. On peut donc les choisir également dans la liste des actes indifférents au bien-être et dans celle des actes qui y sont préjudiciables. Ainsi dans les limites de ce nombre pour chaque bonne œuvre que l’on accomplit de l’espèce indifférente frivole, on acquiert un droit d’en ommettre expressément une de l’espèce utile ou en d’autres mots de commettre le délit, l’action pernicieuse opposée à cette véritable bonne œuvre. Supposons par exemple d’abord que le catalogue de péchés fut composé uniquement d’actions préjudiciables à la société. Que dans cette supposition la proportion de péchés permis soit par exemple un sur mille pour tous les péchés que l’individu ait pu dans le courant de sa vie trouver le motif et l’occasion pour commettre. Je ne prétends rien moins que de donner cette proportion-là pour la véritable : je ne m’en [sers]76 que pour aider la conception et rien de plus. Et que le complément des péchés qui de cette manière lui eussent été possible se trouve d’un million. Que chacun y substitue la proportion qui lui paraisse plus approchante de la vérité : l’argument sera toujours le même.
- 77 Ici Bentham ajoute dans la marge : “But as on this view this institution of false duties goes only (...)
107Jusqu’ici il n’a que mille péchés qui lui seront passés en compte pour être francs de peine. Que maintenant le nombre de péchés commissibles par le même homme se trouve doublé par l’addition d’autant de devoirs dont l’accomplissement ou l’omission n’a sur le bien-être de la société aucune influence. Si l’accomplissement du nombre entier de ses devoirs lui avait été impossible quand ce nombre ne passait pas un million, à plus forte raison le sera-t-il quand ce million se trouve augmenté par un autre. Sur ce nouveau million il faut au moins lui passer la même allouance que sur le premier. Voilà doublé pour lui le nombre de péchés de toute sorte francs de peine. Ce nombre additionnel il peut le choisir dans celui des péchés malfaisants : car qu’y a-t-il qui l’empêche ? Aussi c’est ce qu’il fera toutes les fois que l’abstention d’un péché malfaisant lui est plus pénible que d’un péché de la classe innocente77.
108[98_89] On ordonne par exemple des prières aux saints trépassés et l’observation de certains jours de l’année sous le nom de saint, c’est-à-dire l’abstention des occupations utiles ou des occupations agréables ou de toutes les deux. L’on défend en même temps comme on ne peut s’empêcher de défendre le larcin. La conséquence est que mieux on observe de flatter les saints et de célébrer les jours saints plus on croit pouvoir se permettre de larcins. La violation de la chasteté même dans la route battue, encore plus dans quelle que ce soit des routes excentriques est un pêché mortel : c’est-à-dire qui de lui même suffit pour faire condamner son homme aux tourments infinis et éternels si mortel veut dire quelque chose. Mais le meurtre même ne peut pas être plus que cela. Or garder une chasteté toujours intacte c’est de l’aveu de tout le monde une pratique souverainement difficile : le mérite doit donc paraître en être à proportion. Comment donc dans ce système s’empêcher d’imaginer que moyennant la pratique inviolable de cette bonne œuvre la vie durant on peut se permettre par exemple une fois compté un petit meurtre particulièrement commode ?
109Les Catholiques reconnurent autrefois (je ne sais pas s’ils [l’]ont encore) un tarif réglé où tous les crimes imaginables se trouvaient permis, autant que la suspension des peines de la sanction religieuse dans cette partie vaut permission, moyennant finance. Les Protestants déclament à haute voix contre cette loi selon eux si abominable. Mais tous leurs dogmes enjoignant chasteté, observation de jours saints, enfin autres pratiques ascétiques quelconque ne cessent pas de faire virtuellement la même chose. C’est ce que eux-mêmes dans leurs prédications et leurs livres ils ne cessent pas de reconnaître. Vous ne devez pas disent-ils à leurs troupeaux, faire de ces lois cérémoniales cet usage abusif : et cependant vous le faites. Comment nous ne devons pas ? doivent-ils leur répondre ceux-ci. Le moyen de vous en empêcher quand une fois elles sont faites ? Une loi qui ne peut pas avoir aucun bon effet, qui par mille endroits ne peut qu’en avoir de mauvais, pourquoi l’avez-vous annoncée comme établie ? La faute n’est pas dans nous, elle est toute entière sur le compte des auteurs et fauteurs de ce dogme.
110Un faux devoir ne peut donc guère s’établir qu’aux dépens des véritables : le premier dût-il n’être compté que sur le même pied que les seconds. Mais il en aura naturellement l’avantage. Un devoir qui concerne Dieu immédiatement ne peut que l’intéresser plus qu’un autre qui ne l’intéresse qu’en intéressant les hommes. Or du nombre de ceux qui concernent directement la divinité sont tous ceux qui consistent à embrasser la croyance de ces dogmes lesquels à l’excès de leur frivolité sont redevables dans l’esprit de ceux qui y sont attachés [de] la supériorité de leur importance. Un devoir lequel établi par Dieu, est sans aucun rapport à l’intérêt des hommes, doit par cela même intéresser plus particulièrement la Divinité. Car n’intéressant pas les hommes qui est-ce sinon Dieu même que cela peut intéresser. La preuve que cela l’intéresse c’est qu’il l’a établi : or puisque il y est intéressé, il y est directement intéressé. Tandis qu’aux devoirs véritables s’il y est intéressé ce n’est qu’en vertu de l’intérêt qu’il prend à ce qui intéresse les hommes.
111C’est ainsi qu’en troublant le bonheur de celui qui en est chargé, tout faux devoir continue encore à diminuer la sûreté des autres hommes.
Dogmes absurdes78
- 78 Titre dans l’en-tête uniquement
112[98_91] C’est bien pis encore lorsqu’à la frivolité le dogme ajoute l’absurdité. Laissé à lui-même le dogme absurde serait au moins aussi innocent disons même utile que le dogme frivole. Plus il était absurde et plus on s’amuserait à l’entendre : or l’amusement est une bonne chose. Appuyée par la puissance, c’est alors que l’absurdité devient pernicieuse.
- 79 MS “Quant”
- 80 Dans la marge, Bentham a noté à l’encre rouge : “Point de mesure reconnue d’absurdité”.
113Quan[d]79 on se demande ce que c’est que l’absurde on ne trouve d’autre réponse que de dire l’excès de l’invraisemblable. Quand on demande un caractère général de l’invraisemblable on ne trouve d’autre réponse que de dire ce qui trouve non analogue80.
114Qu’est-ce que c’est que l’absurde ? c’est l’excès de l’invraisemblable. Qu’est ce que c’est l’invraisemblable ? c’est ce que le jugement des hommes libre de tout intérêt qui tende à le séduire rejette comme incroyable. Qu’est-ce qu’un fait croyable ? un fait qui a de l’analogie avec les faits attestés par l’expérience. On a beau chercher des caractères plus marqués, plus articulés : ils n’existent pas. On a beau chercher pour des faits allégués une description plus précise des caractères qui entraînent soit du coté de l’affirmatif de la proposition qui allègue ces faits, soit du côté du négatif, le jugement des hommes.
115{Cependant l’accord ou le refus de l’assentiment n’est pas dans les hommes un événement purement fortuit, une opération arbitraire. Il règne à cet égard dans le jugement de tous les hommes une conformité naturelle : quelle que soit la difficulté qu’on prouve à constater et exprimer les causes de cette conformité. Une proposition de fait vous paraît-elle absurde à un certain point ? Comptez à la voir paraître de même à tous les hommes : l’expérience fera voir que vous ne vous trompez pas.}
116Cela veut dire pourvu qu’ils ne s’imaginent pas trouver à gagner à la croire, ou à perdre ou souffrir en ne pas la croire : car dans l’un ou l’autre cas, figurez-vous la proposition la plus absurde que vous pourrez, vous n’en trouverez pas qui le soit assez pour [ne pas] trouver un degré de croyance proportionné à l’intérêt qui la recommande.
- 81 Selon un dicton populaire, on répond aux enfants qui posent des questions sur la lune “The moon is (...)
117La lune est faite de fromage neuf : c’est une proposition que l’on reconnaîtra sans peine pour absurde. Pourquoi ? parce que présentée en elle-même elle paraît telle, et il n’y a nul intérêt qui nous porte à la recevoir81. Que si quelqu’un ajoutât, mais vous serez éternellement heureux si vous y croyez, encore plus s’il ajoutait, vous serez éternellement misérable si vous n’y croyez pas, et que cet homme paraît bien persuadé de ce qu’il dit ; la proposition changera de face.
118{L’expérience m’apprend, vous direz, qu’il y a une liaison naturelle et assez étroite entre l’assertion de la part d’un homme de l’existence d’un fait et l’existence véritable de ce fait : il y a donc une certaine probabilité que ce fait existe, bien qu’à le considérer par lui-même, l’existence n’en paraît pas vraisemblable. La vérité manque-t-elle quelquefois aux rapports que font les hommes ? Elle manque aussi quelquefois aux jugements que je porte moi-même. Est-ce à moi de connaître tout ce qui se peut et tout ce qui ne se peut pas ? Si ce que l’on en annonce est possible, pourquoi donc, autant que dépend de moi, ne le regarderais-je pas comme vrai.}
119En le regardant pour vrai il y a l’infini à gagner à ne pas le regarder comme vrai, il y a l’infini à perdre, il n’y a rien à gagner : allons donc, que dès à présent pour nous le fromage neuf fasse la matière de la lune.
120A quoi sont-elles redevables, les passions, de l’empire si absolu qu’elles exercent sur le jugement. De ce que je dusse perdre si un fait ne se trouve pas vrai, en sera-t-il pour cela plus vrai ? L’intérêt que j’ai à trouver vrai un fait influe-t-il en rien sur cette vérité ? non : mais il peut influer sur la manière dont je me conduis pour porter un jugement sur cette proposition. Elle me paraîtra vraie ou fausse dans la proportion de force apparente entre les preuves qui se présentent à mon esprit. Si le fait même n’est pas dans mon pouvoir, voici cependant ce qui est dans mon pouvoir : c’est le degré d’attention avec lequel je regarderai ces diverses preuves. Refusé-je à une certaine preuve mon attention ? Dès lors j’ôte à cette preuve toute sa force, toute la force qu’elle eut pu exercer sur mon esprit : les preuves contraires quelques faibles qu’elles se trouvent d’ailleurs suffiront pour faire pencher la balance.
- 82 MS mot manquant
121La composition que mon voisin donne à la lune n’est guère analogue à ce que je sais d’après l’expérience. Le fromage est une matière qui ne se fait que de lait de vache. Or combien ne faudrait-il pas de vaches pour que la partie coagulable de leur lait suffise pour former la matière de cette vaste planète ? Les vaches que je vois ne se nourrissent que d’herbe ou autre matière végétale qui ne vient que sur la terre. Or où est la terre qui aura fourni toute cette herbe ? Le fromage pour le préparer demande des vaisseaux pour recevoir ce lait et des procédés particuliers tels que d’après mon expérience ne se conduisent [98_92] que par des hommes. Or où sont les hommes ou autres travailleurs qui suffiront pour un travail si immense ? et le fromage fait, comment est-ce que de l’endroit de sa manufacture se soit trouvé transporté au local de la lune ? Il [y]82 a quantité de fromages qui se fabriquent continuellement sur la terre : cependant a-t-on jamais vu qu’un être quelconque en soit venu prendre pour les transporter de notre planète à aucune autre ? Voilà un petit échantillon des preuves qui se présentent du côté négatif de la proposition la lune est fait[e] de fromage : les preuves du côté affirmatif sont le dire de mon voisin. Tant qu’aucun intérêt ne se présente pour recommander l’un de ces deux cotés plus que l’autre, il me semble que c’est le côté négatif qui l’emportera. L’assertion si positive de mon voisin comporte en tant qu’assertion humaine un certain degré de vraisemblance : mais les considérations que je viens de faire passer en revue semblent apporter un degré plus fort de probabilité contraire.
- 83 MS alt “si invraisemblables pour fournir la quantité requise”
122Que maintenant mon voisin ajoute – mais si vous refusez de croire que la lune est ainsi faite vous serez éternellement misérable, dès lors l’affaire change de face. Je fais mon possible pour me persuader qu’en effet telle est la composition de la lune. Or pour cela comment faire ? Puis-je anéantir la nécessité apparente du concours de toutes ces circonstances en apparence si peu analogues à l’expérience ?83 Puis-je créer un seul colporteur capable de transporter la plus petite quantité de fromage d’ici jusqu’à la lune ? Non – sans doute : mais je peux faire l’équivalent et cela suffit. Je peux refuser absolument mon attention à toutes ces circonstances : à la difficulté de trouver des vaches, des vaisseaux des laitières et des colporteurs et ainsi à l’infini. Elles seront donc pour moi ces difficultés comme si elles n’existaient pas : reste donc de l’autre côté l’assertion de mon voisin : c’est-à-dire l’assertion d’un être raisonnable semblable à moi preuve pareille à celles qui m’ont déterminé sans m’induire en erreur dans les occasions les plus importantes de ma vie.
- 84 MS “voies”
123Cependant il s’en faut bien que mon voisin se voie réduit à une telle extrémité que d’exiger de moi une conduite si violente et si partielle quoique dans le fait si naturelle et si commune. Dès qu’il s’agit de Dieu, être aussi puissant que formidable, il trouve dans la toute puissance de cet être des contra-considérations capables de s’opposer avec énergie à la force réunie de mes scrupules. Homme ignorant et présomptueux, est-ce à toi de prononcer sur la conduite de la puissance suprême ? La puissance qui a fait comme tu [vois]84 et le lait et les vaches ne suffira pas pour former le lait sans vaches ? Sais-tu bien combien d’anges elle a à ses ordres ? Sais-tu que ce[tte] planète qui te paraît la plus vaste n’est rien en comparaison de cette multitude de corps chacun plusieurs fois plus vastes qui restent ou qui nagent dans l’immensité des cieux ? Si tous ces ministres célestes ne suffisaient pas pour transporter d’où elle se prépare la quantité suffisante de cette manière, la puissance qui les a formé du néant ne suffira-t-elle pas avec les mêmes matériaux pour en former d’autres jusqu’au nombre nécessaire ?
124C’est ainsi que mon voisin, déployant les forces inépuisables de la machine dont il s’était emparé[e] s’attachera contrairement à écraser de la foudre de sa logique tous les scrupules que pourrait lui opposer mon incrédulité.
125Si j’ai choisi expressément une proposition dont l’absurdité est devenue proverbiale, ce n’est pas pour faire rire, ce serait une ruse vulgaire et inutile, c’est pour présenter un exemple dont une proposition absurde quelque grande et quelque reconnue qu’en soit l’absurdité peut trouver dans les passions un appui des plus solides : pour faire voir la manière dont la force peut triompher sur la vérité quelconque. Aussi si quelque lecteur se trouve disposé de regarder cette proposition comme singulièrement absurde ce n’est que par habitude et par préjugé : elle n’est pas directement contraire à aucune vérité d’expérience : encore même à ces vérités d’expérience universellement et perpétuellement répétée[s] que l’on qualifie de vérités de mathématique : tandis que dans les dogmes religieux les plus obstinément soutenus on trouve tant de propositions, contraire[s] à l’expérience la plus constante et même à des vérités de mathématique.
- 85 Il s’agit d’un sous-titre dans le manuscrit.
126Epreuve pour les dogmes - moyen d’en reconnaître la vérité85.
127Si la proposition vous était présent[ée] pour indifférente à votre salut, ainsi qu’il n’y aurait rien à gagner en l’acceptant ou à souffrir en la rejetant, vous paraîtrait-elle vraisemblable ?
128En vain cherche-t-on pour l’absurdité des caractères universels et incontestables. Les mêmes personnes répondent avec l’impartialité la plus parfaite en ne présentant pas la même conviction à différents aspects – et qu’elle qu’aurait pu être leur forme, on a en s’en détournant les yeux un moyen sûr de la dépouiller de toute son efficacité.
129[98_93] Telle étant la manière dont les propositions les plus absurdes peuvent trouver réception dans les esprits, voyons l’effet qu’elles ont lorsqu’elles sont présentées sous le genre de dogmes dont la croyance est ordonnée sous les peines les plus sévères :
130Alors les esprits quant à la réception qu’ils leur accordent se divisent en trois classes
1311. Les uns les rejettent fermement et absolument : en continuant de les regarder comme absurde[s] malgré la qualité sacrée qu’on leur attribue.
- 86 MS “les”
1322. D’autres les embrassent avec fermeté et constance pareille : ayant ou cette négligence ou cette force d’esprit qui [leur]86 permet de tenir dans un éloignement parfait et constant la force entière des arguments contraires.
1333. Enfin la partie qui reste les embrassent, il[s] y tiennent mais avec une constance imparfaite : tantôt permettant à leur attention de se porter du côté des apparences contraires, tantôt lui refusant cette liberté.
- 87 MS. “dissention”.
134De cette diversité de jugement, ou si l’on veut de conduite, résulte un fond constant et intarissable de dissension87 et de malveillance réciproque.
135Pour les croyants et tous ceux qui professent l’être, les non croyants conçoivent inévitablement un sentiment de mépris. Ils voient à tous les caractères ou de sottise ou de poltronnerie ou de fausseté et d’imposture. Cet homme se disent-ils qui présente l’apparence d’avoir embrassé cette absurdité ici révoltante ou il est de bonne foi ou il est de mauvaise foi. Dans le premier cas, ou elle a trouvé dans l’esprit de cet homme une réception prompte et facile sans aucun effort de sa part pour dompter les considérations contraires, ou elle n’y est entrée qu’à faveur de tels efforts. Dans le premier cas c’est un sot décidé : c’est un homme dépourvu de tout jugement : c’est un caractère ou dangereux ou méprisable ou tous les deux. Dupe organe d’imposture, il est de cette classe dont on fait des hommes dont l’activité ou la passivité éclate[ ?] tantôt au préjudice d’autrui tantôt au préjudice d’eux-mêmes. Dans l’autre cas, c’est un poltron : c’est un homme dont la crainte a dompté le jugement. Est-il de mauvaise foi ? C’est donc un menteur : un imposteur qui dans la cupidité ou dans la crainte ou dans toutes les deux a trouvé le principe de son imposture.
- 88 Bentham utilise ici par erreur le pluriel dans le MS.
136Pour les non-croyants les croyants conçoivent des sentiments encore plus adverses. Commençons par le croyant ferme. Le mépris et l’aversion qu’il conçoit pour eux, le[s] non-croyant[s], ils le lui rendent par la même cause. Sont-ils déraisonnables à ses yeux ? Il l’est également aux leurs. Mais à la déraison il ajoute à leurs yeux une qualité bien plus condamnable, c’est l’impiété. Rebelle à Dieu, il est victime destinée de sa vengeance. Proscrit par la justice infinie peut-il, doit-il88 s’empêcher de se conduire envers ce réprouvé de la même manière ?
- 89 Ici, dans la marge, un ajout illisible à l’encre rouge.
137Avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis, quel lien plus fort entre les hommes ? Y a-t-il d’occasion que l’on dusse omettre de resserrer les nœuds qui nous unissent à la divinité ?89
138Les croyants dont la fermeté éprouve des secousses plus ou moins fréquentes ajoutent aux raisons d’inimitié qui leur sont communes avec les croyants fermes d’autres qui leur sont propres. Leur état est nécessairement un état de souffrance et d’inquiétude. Tantôt c’est la raison qui prévaut : alors ils ont eux-mêmes honte de leur absurdité et de leur timidité intérieure. Tantôt c’est la déraison, le préjugé : alors la honte fait place aux remords : ils regardent avec effroi leur criminelle témérité passée. Dans cet état d’incertitude et d’angoisse, un non-croyant se présente-t-il ? La partie croyante de leur esprit le regarde comme instigateur et complice des égarements de la partie mécroyante. Ses arguments ou même la simple intimation de ses opinions sont des combustibles qui attisent le feu de cette division intestine : à leur aspect se renouvellent les combats. Comparant avec leur faiblesse sa force, leur haine s’exalte par les poisons de l’envie.
139Sans même ces aggravations particulières la contradiction en tout genre n’est qu’un flambeau trop connu de haine quelque frivole que soit le sujet de la dispute : l’opposition que rencontre mon opinion c’est une présomption plus ou moins concluante de mon erreur : c’est un avertissement de mésestime plus ou moins générale que cet[te] erreur vrai[e] ou apparent[e] peut m’attirer de la part des hommes ; c’est une preuve de ma faiblesse. Telle que mon opinion m’est parue à moi-même telle je m’attendais à la voir paraître aux autres : autant d’écouteurs, autant je me suis attendu à trouver d’applaudisseurs : est-elle nouvelle ? on m’honorera pour homme de génie ? est-elle ancienne ? au moins applaudira-t-on mon bon sens, la droiture, la justesse de mon esprit. Les attentes si flatteuses, déjà je les vois trompées en partie : mais cet homme qui me contrecarre et m’attriste combien en peut-il [y] avoir de semblables[ ?]
140[98_94] A tant de causes de haine la nature humaine peut-elle rien fournir qui soit capable d’opposer une résistance efficace ? La nature humaine fournit-elle [d’]aucune part un fonds de sympathie capable d’étouffer toutes ces germes d’antipathie [ ?] Si de tels naturels sont possibles, il faut convenir au moins que la rareté en doit être extrême.
141Mais quel que soit le principe antipathie ou sympathie, la conduite doit être la même. A un homme qui a de la sensibilité quelconque, le spectacle d’une raison dont l’aveuglement va le livrer à des tourments éternels ne saurait être un spectacle indiffèrent. Restera-t-il à regarder cet horrible spectacle les bras croisés ? Ne fera-t-il rien pour l’empêcher ? Omettra-t-il rien qui semble présenter la moindre chance de l’empêcher. Le supplice d’un feu momentaire infligé sur mille personnes dût-il n’avoir d’effet plus grand que d’en sauver une seule d’un feu inextinguible, ne serait-ce pas là un gain impayable pour la félicité générale ?
142C’est ainsi que dans un cœur dévot la haine et l’amour, l’antipathie la plus violente et la sympathie la plus tendre concourent à recommander, à enjoindre l’intolérance, la persécution. Tout Anglican doit être Méthodiste, tout dévot doit être missionnaire ; imposteur, mais de l’importunité la plus extrême tandis qu’il n’a point de pouvoir persécuteur à proportion qu’il en possède. Si celui qui croit à des absurdités pareilles n’est pas persécuteur, c’est une inconséquence, c’est une absurdité de plus. Coupable de la perte de toutes les âmes que ses efforts auraient pu sauver, dans ses principes la persécution lui est un devoir : la tolérance est un crime.
- 90 MS “l’”
143Ordonner de croire de telle ou de telle manière, ordonner d’embrasser soit le parti affirmatif sur la question de la vérité d’une proposition quelconque soit le parti négatif, ce serait ordonner la partialité, la prévarication à un juge : c’est [lui]90 ordonner de refuser son attention aux preuves de part ou d’autre : car nous venons de voir que pour croire de telle ou de telle manière c’est là la seule recette, mais recette des plus souveraines et des plus sûres. Punir la désobéissance à un tel ordre, ce serait punir la probité dans un juge : récompenser l’obéissance ce serait récompenser la prévarication : attribuer du mérite [à] une telle obéissance, c’est présenter la prévarication comme une action méritoire. Si la proposition est telle que, en vertu de sa probabilité apparente, il ne lui manque que d’être présentée pour être embrassée sans effort, un tel ordre est inutile : s’y conformer, l’adopter ce n’est pas une preuve de mérite, il ne peut guère y avoir de mérite à l’adopter, il ne peut tout au plus y avoir que du bonheur. L’adoption, ce n’en peut pas être l’ouvrage du mérite, ce ne peut être que l’ouvrage du bonheur.
144Que l’on ne dise pas que c’est un mérite d’obéir à Dieu, ou au moins que c’est un crime de lui refuser notre obéissance. Un tel refus, c’est ce que personne n’a jamais fait. On ne se dit pas Dieu m’a ordonné de croire ce dogme et cependant je ne veux pas le faire : ce que l’on se dit c’est, certains hommes m’ordonnent de croire disant que Dieu nous a ordonné de le croire : cependant je ne le crois pas : pourquoi ? parce qu’il ne me paraît pas que jamais Dieu nous a donné un tel ordre. Une telle désobéissance n’est jamais envers Dieu : elle n’est jamais qu’envers des hommes. C’est ce qu’ils ne laissent pas d’entrevoir, quelques aveugles qu’ils soient : et c’est cela qui les enrage. Quand il s’agit de l’ordre d’une puissance finie, faillible on peut être de mauvaise foi en en contestant l’authenticité : quand il s’agit d’une puissance éternelle, infinie, omnisciente, la mauvaise foi est impossible. Dans le premier cas, on peut se flatter de cacher l’acte de désobéissance, la fausseté de la prétention de son authenticité sur laquelle on a fondé cette désobéissance, enfin on peut se flatter de se maintenir dans la désobéissance en repoussant ou même en domptant cette puissance. Dans l’autre cas, une espérance pareille n’est pas simplement rare, elle est impossible.
145De la prévarication dans ce genre, la tendance n’est pas sans doute aussi pernicieuse que de la prévarication comme dans l’administration de la justice. D’un faux jugement, la conséquence n’est pas dans le premier genre comme dans le dernier, une injure faite à autrui, un délit portant directement contre la société. Mais c’est un délit réflectif : délit qui, immédiatement pernicieux au délinquant même, tend à nourrir dans lui une disposition qui n’est que trop propre à éclater en actes dont le préjudice sera aux autres membres de la société.
- 91 MS alt “s’être imbu”
146[98_95] J’ai parlé de la dépravation générale des facultés de l’esprit comme une conséquence naturellement liée avec l’acception de dogmes absurdes. Et comment ne le serait-elle pas ? Pour avoir opéré un tel effet, il faut avoir réduit le jugement dans une sujétion absolue envers la volonté. Il faut avoir contracté91 non pas de l’indifférence mais de la haine pour la vérité. Il faut s’être établi dans une habitude de déraison et d’inconséquence. Les occasions de se représenter ces dogmes se renouvellent sans cesse : cette habitude de déraison doit donc se trouver continuellement en exercice. On a souvent recommandé l’étude de la mathématique, même à ceux qui ne prétendent pas d’en faire application particulière, pour la tendance qu’on lui attribue à cultiver dans l’esprit une habitude de raison et de conséquence. Cette idée paraît assez raisonnable. Cependant lorsqu’il s’agit d’un fait de morale, de conduite morale, il s’en faut bien que le bien que peut faire dans ce genre l’étude de la mathématique puisse approcher du mal que ne peut manquer de faire l’habitude de se repaître de tels dogmes. La liaison qu’ont avec les notions de morale les notions de mathématique n’est que bien éloignée et indirecte : la liaison qu’ont les dogmes avec les notions morales de l’espèce premièrement nommée est immédiate et manifeste : l’occasion de représenter les notions de mathématique pour les appliquer à la conduite morale ne peut arriver qu’assez rarement : l’occasion de se représenter de tels dogmes, principes que la pratique journalière des usages religieux rappelle chaque fois, se renouvellent sans cesse.
147Pareil effet de la réception de dogmes frivoles, c’est-à-dire comme ayant pour appui la sanction religieuse. Que si l’opinion sanctionnée n’est pas absurde, cela n’est pas vrai à l’égard du sanctionnement de cette même opinion. Aussi c’est sans doute une absurdité : à quel point qu’elle se trouve inférieure à l’absurdité de supposer munis de cette même sanction des dogmes absurdes en eux-mêmes.
Absurdités sanctionnées92
- 92 Le titre figure uniquement dans l’en-tête.
148[98_96] Nous avons déjà vu comment des dogmes absurdes, sanctionnés par la sanction religieuse, répandent dans la masse générale de l’esprit un poison corrupteur. Ce poison gagne le cœur lorsqu’à la force de la sanction religieuse la sanction politique ajoute encore la sienne. Ainsi employée la sanction religieuse par l’espérance qu’elle présente mais beaucoup plus par l’épouvante qu’elle inspire précipite dans l’erreur : la sanction politique en présentant des peines que la mauvaise foi peut écarter, des récompenses qu’elle peut gagner en toute sûreté, propage ensemble l’erreur et le mensonge.
- 93 MS “se”
149Veut-on savoir comment, pour corrompre le peuple, on peut faire des motifs de l’une et de l’autre espèce l’emploi le plus avantageux ? on n’a qu’à regarder la législation Anglaise. C’est elle qui s’applaudit au moins autant que toute autre du parti qu’elle a su tirer du système des tests. Pour mettre en action ce moyen voici comment l’on [s’y]93 prend. On vous présente un recueil de propositions auxquelles on vous somme de signifier votre assentiment, de certifier votre croyance soit de vive voix, soit par écrit. Si vous [vous] ne conformez pas à cette sommation, tant pis pour vous. Ce qui en résulte c’est ce qui dépend de l’occasion à laquelle cette sommation s’applique. Dans quelques-unes ce sont des peines que l’on inflige sur les récalcitrants : tantôt ce sont des récompenses qui s’accordent à ceux qui obtempèrent. Dans l’un et l’autre cas c’est un expédient pour faire la séparation {intéressante} des gens qui ont le plus d’honneur d’avec ceux qui en ont moins : les premiers subissent des peines en titre ou perdent leur part à la caisse des récompenses : les derniers ou s’exemptent de la peine, ou acquièrent dans cette caisse des récompenses un intérêt que sans cela ils n’auraient pas. C’est un crible dont se servent ces économes pour séparer le vrai blé d’avec l’ivraie : celle-ci se loge soigneusement dans le grenier, celui-là se trouve jeté à la voirie.
- 94 MS “ils”
150La morale banale ne cesse de lamenter les prétendus efforts que font je ne sais quels monstres gratuitement malicieux, pour répandre par l’abus de la faculté du langage le levain de je ne sais quelle[s] corruptions, dans le corps du peuple.Cependant, hors les partisans si nombreux du cacothéisme que ces moralistes n’ont garde de vouloir désigner, il n’y a point de tels corrupteurs, et s’il y en avait ils pourraient s’amuser à leur aise : la vérité mise en action par la liberté suffirait pour frapper d’impuissance leurs efforts les plus intenses. Des particuliers ne peuvent avoir aucun intérêt de répandre la corruption dans les cœurs qu’il ne s’en trouve d’autres qui ont à les en garantir un intérêt plus fort et plus manifeste. Les vrais et seuls corrupteurs du peuple ce sont les gens en place constitué[s] en puissance dont l’activité ne saurait être plus malfaisante, si elle était malicieuse. La fausseté, ce venin si exalté qui renferme en soi la quintessence de tous les autres venins moraux ne peut s’inoculer que par la main de la puissance. Cette inoculation est en Angleterre une de ses occupations les plus continues. Les mœurs y ont deux gardiens en titre : l’homme de loi et l’homme d’église : dans le fait [elles]94 y ont deux grands corrupteurs infatigables : l’homme d’église et l’homme de loi. La fausseté sur tout, c’est ce qu’ils ne cessent d’inculquer par l’exhortation, par l’exemple, par l’influence de la richesse, par la force. Dans que d’endroits l’occasion ne se reproduit-elle que trop souvent de représenter cette triste et honteuse vérité !
- 95 MS “ce sont”
151Dans ce système, les peines s’emploient tantôt pour faire parler, tantôt pour faire garder le silence. Au premier effet, elles s’emploient pour faire reconnaître les catholiques : lesquels aussitôt que reconnus sont dévoués à la ruine : or permis à qui le veut d’amener cette reconnaissance. Si les religionnaires ainsi opprimés allèguent, ou plutôt si quelques apologistes généreux allèguent pour eux – car ils sont trop soumis pour prétendre ou pour vouloir élever la voix – : « S’il y a une classe de citoyens plus paisible, plus soumise que les autres [c’est]95 nous sans aucun doute », on leur répond, « mais si vous n’êtes pas dangereux vous-mêmes, vos grands-pères l’ont été : admirez la justice divine qui punit sur les descendants les forfaits de leurs ancêtres. »
- a Partout, hors l’Angleterre, cette raison aurait pu valoir quelque chose. L’exécution des lois péna (...)
152Les peines s’emploient encore pour reconnaître les autres non-conformistes quelconques : c’est-à-dire tous ceux qui sans porter la malice au point de rester dans le sein de l’église ancienne répugnent de façon ou d’autre aux ordres de l’Eglise nouvelle. Ceux-ci sont aussi dévoués à la ruine – laquelle pour être lente n’en serait pas moins efficace. Ce que l’on peut alléguer de plus fort pour excuser les auteurs et manufacteurs de l’une et de l’autre branche de cette législation, c’est que dans tout ce qu’il y a de plus vil et de plus corrompu dans la société, il est rare qu’il s’en trouve qui le soit tant au point que de consentir à se prêter à leurs vuesa. Ces proscrits se trouvent exclus comme les autres de tout office politique. Cette clause s’exécute sans exception, excepté toujours ici comme partout ailleurs sur tous ceux qui, pour s’affranchir de cette tyrannie, se croient permis de hasarder un mensonge impunissable. Hormis cette espèce d’infamie, vu la difficulté de trouver des délateurs, l’effet de ce système se réduit à peu de chose près à donner aux bons Anglicans la consolation de tenir les objets de leur antipathie dans les transes de l’insûreté et [de] l’opprobre : cette douce satisfaction, comme ils ne cessent d’affirmer, est nécessaire à leur existence. En Angleterre quelle apologie alléguer pour défendre une tyrannie si insoutenable ? Il y en a une seule et elle est curieuse. Ces lois ne font qu’exister : elles ne s’exécutent guère. Complétez l’exposé, qu’est-ce que cela veut dire ? Telle est l’infamie que toute la puissance que nous avons nous-mêmes aidée de toute la folie et la méchanceté que les cœurs des hommes puissent fournir à nos recherches ne suffisent pas pour nous faire trouver des complices. Ces lois sont si honteuses, que la bigoterie qui semble planer dans des régions inaccessibles à la honte, la bigoterie aiguisée par l’impureté et soutenue par l’impunité a honte de se porter à leur voix. Notre vie est une tentative constante de subornation et cette tentative est constamment infructueuse.
153Mais quelle est donc cette pierre de touche dont on se sert pour distinguer ceux qui sont dignes de vivre d’avec ceux qui ne le sont pas ? C’est un composé de ce que le cacothéisme a de plus noir, digne produit du seizième siècle.
- 96 MS “de la”
- 97 Peter Annet (1693-1769) a été condamné en 1762 à un an de travaux forcés pour blaspheme. Bentham s (...)
154[98_101] L’autre usage des peines est pour faire garder le silence : il y en a pour les incrédules et les hérétiques en tout genre : c’est-à-dire, pour tous ceux qui dans quelque partie que ce soit de cette masse immesurable de points importants et frivoles se trouveront d’un avis différent de ceux que le sort leur aurait donné pour Juges. Une espèce de nonchalance générale, résultat indistinct d’indifférence et de lassitude, a fait tomber cette branche de la persécution dans un état qui approche d[u]96 desséchement : bien entendu qu’il ne dépend que du premier venu qui se présente pour cela de la faire refleurir à sa fantaisie. Sous les règnes du dernier Roi et du dernier Chief Justice du Kings Bench le nommé Annet97, fut consigné pour quelques années à une maison de force de la classe la plus infâme : je suis plus coupable que lui : il n’a fait que dévoiler je ne sais quel petit coin du Cacothéisme : j’ai eu la triste occasion d’en faire l’anatomie toute entière. Ce serait le moyen le plus tranchant de réfuter ce que j’ai pu avancer de faux, de récompenser ce que j’ai pu croire être arrivé d’avoir trouvé de vrai et d’utile.
155Pour une branche particulière d’hérésie, il y a des peines articulées lesquelles fixées par la loi écrite ne peuvent recevoir aucun adoucissement de l’esprit du peuple. Ce sont celles portant sur ces esprits téméraires d’hérétiques, qui s’expliquent d’une manière incorrecte sur l’organisation de la divinité.
- 98 MS. “oblige”
- 99 MS “ordinaires”
- 100 MS “grammaires”
156Il y a deux classes de dogmaticiens que la loi a dévoué[s] à je ne sais quelle peine ruineuse. Les uns sont ceux qui contestent la qualité de Dieu à quelle que ce soit des trois personnes dont est composée la divinité ; les autres sont ceux qui soutiennent qu’il y a plus d’un Dieu. Si l’espèce humaine avait le malheur d’être obligé[e]98 de s’expliquer sur ce point aussi frivole que sublime, la proscription, à ne consulter que les règles sensées99 de la grammaire semblerait devoir embrasser dans son entièreté l’espèce humaine. Quand en parlant de l’homme on se sert du mot personne trois personnes veut dire justement trois hommes. Mais quand il s’agit de la théologie, les règles de grammaire100 n’ont pas plus de vérité que n’en ont les axiomes de mathématique. Quand en parlant de la divinité on se sert du mot personne, trois personnes ne signifient plus trois Dieux : cela ne signifie plus qu’un. Personne mis en place d’homme signifie un homme entier : personne mis en place de dieu ne signifie plus qu’un tiers de Dieu. Voilà ce qu’enseigne l’orthodoxie : et voilà ce qu’enseigne la vérité, comme j’en suis convaincu par les peines portées par cette loi. C’est ce que je dis à présent sincèrement et toute raillerie à part, car je suis sincèrement résolu de tout faire de ce qu’il faut pour me sauver de ces peines. Mais dans notre nation si bizarre et si peureuse, il peut se trouver des individus qui sans être absolument des monstres seraient moins éclairés que moi ou moins souples ? S’ensuit-il qu’ils sont tous indignes de vivre ?
- 101 MS “elle”
157De ces persécutions dont on peut se sauver par le silence, la tyrannie pernicieuse n’égale pas sans doute celle de ces autres qui ordonnant de le rompre ne laissent d’autre option qu’entre le sacrifice de la sûreté et celui de l’honneur. Et que de maux épargnés, si un silence universel pourvu qu’[il]101 avait été libre et volontaire avait recouvert dès le commencement le domaine entier de la théologie ! Mais si cette loi conseille indirectement de garder le silence, d’autres ordonnent expressément de le rompre. Et sans cette inexécution anarchique qui sous de bonnes lois serait un malheur si déplorable, entre les unes et les autres, personne ne possèderait pas même ce degré de sûreté que le caprice ou la malice de qui que ce soit suffirait à tout moment pour détruire. D’ailleurs si présenté par l’égalité et l’amitié un conseil de silence peut être quelquefois un bon office il n’est jamais qu’une insulte lorsque issuant de l’inimitié il est étayé par la force. Les hommes ne se soumettent-ils aux ordres de quelques-uns entre eux que pour accorder à ceux-ci la satisfaction de les insulter à leur aise [ ?]
- 102 MS “mange toi”
- 103 MS “cette leek” [Shakespeare Henry V, v. i. 1–94].
- 104 MA “d’en”
- 105 MS “de la poirée”
158Quand Fluellen dit à Ancient Pistol, « mange102 donc [ce poireau] »103, et qu’il le mange, tout le monde juge que cette insulte a été méritée, mais aussi tout le monde sait que c’est une insulte : insulte qui malgré le ridicule qui s’y mêle, ou plutôt justement à cause de et à proportion de ce ridicule doit jeter dans l’agonie toute âme à laquelle le sentiment de l’honneur possède la moindre influence. Fournir à quelques théologiens la satisfaction [de]104 faire avaler à tout le monde [du poireau]105 de leur cru, voilà l’utilité de cette partie de la théologie. Aussi dans leurs calendriers la raison de l’Eglise, et par conséquent de l’Etat, daterait-elle du jour où ils se verraient privés de la faculté de perpétuer cette insulte.
159Le système de cacothéisme ne serait pas assez bien affermi, si pour le rendre inébranlable on ne se servait encore de l’attraction de la récompense. J’ai occasion de parler ailleurs plus particulièrement de la manière dont on se prend pour abuser à cet effet de cette précieuse matière coûteuse. Ici il ne reste que de suivre le venin dans son progrès un peu plus avant, le venin corrupteur.
160C’est par un sacrifice pareil de la raison et de l’honneur que se préparent tous ceux auxquels il est permis d’espérer aux emplois les plus importants. De façon ou d’autre les fonctions les plus importantes du gouvernement ne se trouvent dans d’autres mains que de ceux qui forcés une ou plusieurs fois de leur vie de faire le sacrifice solennel de la raison en avalant en cérémonie cette noire et dégoûtante pilule se trouvent à tout propos réduits à opter entre l’insincérité et la sottise.
- 106 MS alt. “sourdement”
161Il est pourtant des gens auxquels les bienséances permettent sans beaucoup de reproche de reprendre en cachette106 cette raison qu’ils avaient sacrifié[e] {en cérémonie dans leur jeunesse}. Ce sont les Lords. Il y en a d’autres, auxquels cela ne se fait guère sans le sacrifice de toutes leurs espérances et de cette espèce d’honneur qui leur est propre. Ce sont le Clergé, et surtout ce nombre privilégié que la fortune a placé dans le plus élevé des deux corps dont est composé[e] la puissance souveraine.
162[98_97] J’ai parlé déjà de cette dépravation de caractère qui résulte de cette abjection de la liberté qui se fait par l’embrassement forcé d’opinions frivoles ou absurdes.
- 107 MS " indélible”
- 108 MS “équivalent”
- 109 MS “de”
- 110 Voir ‘Merry Andrew’, in Matthew Prior, Poems on Several Occasions, London, 1718 :
Be of your Patron (...) - 111 MS “naturels”
- 112 MS “a”
163De cette dépravation le pied où se trouvent en fait d’utilité et d’importance essentielle ces hauts dignitaires présente un exemple parlant et instructif. Sans cette tache [indélébile]107 qui leur adhère ce serait parmi eux qu’on s’attendrait à trouver les hommes d’Etat les plus capables et les plus effectifs. Les pairs héréditaires, ces enfants de l’opulence et de la paresse, ne devraient se trouver que des zéros auprès de ces compagnons dévoués à l’industrie par l’indigence de leur condition originaire. Comment espérer de trouver dans les premiers l’industrie et ce talent qui ne peut être que le fruit de l’industrie dans ceux-là qui sans lever le doigt possèd[ent] déjà toute cette opulence et toute cette illustration et plus encore que le plus fortuné pourrait se flatter d’acquérir par les efforts les plus obstinés de toute une vie ? Quel motif ont-ils pour apprendre, quel motif assez puissant pour les forcer à se soumettre à cette opération si dangereuse et si formidable de la déclamation publique ? Regardez de l’autre part les Evêques : élevés dans le sein de la médiocrité, peut-être de la pauvreté, qui par la prépondérance des besoins sur les moyens équiv[aut]108 en effet [à]109 la pauvreté, les travaux de l’esprit leur ont été nécessaires, tandis que la déclamation publique a fait l’occupation journalière de leur vie. Cependant comment cela se trouve dans le fait ? Tout ce qu’il y a d’activité dans ce corps plus auguste qu’agissant est toute monopolisée par les membres laïcs. C’est sur les gens de lois, sur les avocats parvenus que roule le poids des affaires. Ce sont eux seuls qui pénètrent dans la moelle de chaque affaire : les hommes de la noblesse de race sont quelques individus prenant sur leurs plaisirs pour proférer des déclamations communément assez vagues : tandis que le banc des Evêques n’est peuplé que de zéros. Quelle raison rendre de ce silence ? C’est que rien ne les forçant à parler, tout les conseille à se taire. A chaque mot qu’ils iraient hasarder il y a une voix au-dedans d’eux qui leur dit, mais pourquoi allez-vous vous compromettre ? Ce n’est pas pour donner le ton qu’on vous a mis ici, c’est pour manger votre boudin110 en disant oui et non suivant que le Ministre vous l’ordonne. On vous tolère tandis que vous vous tenez en repos : on ne vous tolèrerait guère si en vous remuant vous vous mettiez à suivre le penchant de vos préjugés et des passions qui doivent être ce que vous avez de plus cher. Tranquilles vous n’êtes que méprisés : remuants vous seriez insupportables. Votre carrière, c’est un sentier étroit et glissant tracé entre deux précipices : la déraison et le scandale ; ouvrez la bouche, vous voilà aussitôt dans l’un ou dans l’autre. Manquez à vos principes, il ne saurait vous rester aucune envie. L’habitude vous les a rendu[es] faciles, naturel[le]s,111 vos entraves : l’intérêt et l’esprit de corps vous les [ont]112 fait aimer. Mais si vous [vous] y sentiez disposés, croyez-vous qu’il vous serait permis d’être raisonnables comme les autres ? Oseriez-vous laisser apercevoir cette noble audace, compagne inséparable des grands talents qui s’exercent dans une grande carrière ? Sachez que dès qu’il vous prend l’envie d’ouvrir la bouche, vous voilà les plastrons[ ?] nés de tous les mauvais plaisants. On vous avertirait d’être humbles à l’instar de votre maître. Prenez-vous pour but de vos délibérations de porter au plus haut terme la richesse nationale ? On vous demanderait si vous aviez donc trouvé une aiguille à trou assez grand pour laisser passer votre chameau ou votre câble ? Pour travailler avec fruit dans la carrière de la législation, il faut connaître les plis et les replis du cœur humain : il faut de cet organe avoir fait l’anatomie tout entière. Vous serait-il donc permis, si vous en aviez le talent et l’envie, de vous imbuer des principes de cette science ? Non : l’histoire véritable du cœur humain est pour vous le fruit de l’arbre défendu. Sachez que pour vous rien ne s’y passe de bon qui ne soit l’ouvrage de Dieu : rien de mauvais qui ne soit l’ouvrage du diable. Tenez-vous en à cette étiologie et souvenez-vous que c’était une curiosité trop hardie qui perdit votre grand-mère. – Ne serons-nous donc jamais que des muets ? Ne nous sera-t-il donc jamais permis de faire usage de la parole ? – O que oui, une ou deux fois par l’année à de grandes occasions. S’agit-il par exemple de vos revenus ? Permis de parler de vos revenus : ils font le bien de l’Etat car ils sont le bien de l’Eglise. S’agit-il d’un homme qui a fait des sottises à une femme qui n’est pas la sienne ? C’est le temps de faire voir comment ce sont de pareilles affaires qui attirent sur les peuples la colère de dieu, et commencent la décadence des empires. Permis même de préconiser la richesse sous le nom de l’industrie et du commerce à condition de pester contre elle sous le nom de luxe. C’est à vous surtout de veiller à la manutention des lois en faveur de la sainte oisiveté : et de voir que les deniers consacrés à l’ivrognerie ne s’emploient abusivement pour les jeux champêtres, la danse, les spectacles ou de la musique. C’est à vous à faire en sorte que, le jour que Dieu a pris pour se délasser après ses travaux, il ne soit pas même permis à vingt personnes de se promener sous le même toit. Car entre ces vingt personnes il peut s’en trouver des sexes opposés. Or si cela est, Satan ne manquera pas de faire la vingt unième : et qui ne voit pas où cela mène ?
164[98_98] La classe la plus élevée du Clergé est-elle donc condamnée à rester pour toujours dans cette condition abjecte ? Non sans doute. La cause en est notoire. C’est un axiome aussi ancien que le temps de Hésiode. Le jour qui ravit à l’homme sa liberté, ce jour lui enlève la moitié de sa vertu. Cessant cette cause l’effet en cessera de même. Rendus à la liberté il ne dépendra que d’eux de reprendre cette ascendance sur leurs confrères laïcs que les prédécesseurs des uns possèdent sur les ancêtres des autres. Alors c’était le crépuscule qui dominait sur les ténèbres. A présent à lumières égales, ce serait l’industrie qui dominerait sur la mollesse.
- 113 MS “de”
- 114 MS “leur”
- 115 MS “qu’aurait”
165Qu’ils lisent dans leurs Eglises, eux et leurs subordonnés comme à présent ce qu’on leur donne à lire : mais qu’on n’oblige personne [à]113 s’expliquer sur [sa]114 croyance. Que gagne-t-on à cette contrainte ? L’unité de sentiment ? Non : pas même l’unité de langage : car s’imagine-t-on pouvoir avec des formules épuiser l’urne[ ?]de controverse ? Mais si l’unité de sentiment était accomplie ? qu’[y]115 aurait-il de gagné ? rien. Serait-ce la paix ? point du tout. Ce n’est pas par la diversité de sentiment que la paix s’enfreint, ce n’est que par la violence. A présent c’est le règne de la violence. Mais quel en est l’auteur ? Il n’y en a pas d’autre que le souverain lui-même.
166Dira-t-on qu’à faveur de cette liberté il pourrait se propager des opinions dangereuses ? Mais comment se propageraient-elles plus qu’à présent ? Les articles présents couvrent-ils la centième partie du champ de controverse ? De ces articles l’opération est nulle sur les dissidents de toute espèce : et quel mal font-ils tous ces gens ensemble ? aucun hormis celui que par les modifications particulières qu’ils pourront adopter du cacothéisme ils s’en font à eux-mêmes. A toute force voulez-vous employer la puissance pour chasser les opinions qui vous paraissent dangereuses ? Donnez-vous donc, si telle est votre faiblesse, cette satisfaction déraisonnable et inutile. On sera gêné, injustement et oppressivement gêné : mais on ne sera pas pour cela ni menteur ni esclave.
- 116 MS “pour les éloigner”
167En général lorsqu’il s’agit d’affranchissement la répugnance vient de la classe de celui qui doit accorder la liberté. Ici la grande difficulté est du côté de la classe qui devrait le recevoir, ce bienfait salutaire. Cela n’a cependant rien que de naturel. Le soulagement ne serait que pour les aspirants. Quant aux titulaires parvenus, désirer un tel changement, c’est à quoi aucune considération personnelle ne les incline. Pour les [en] éloigner116 ils en trouvent en quantité et des plus puissantes.
168D’abord quels sont ceux auxquels en reviendrait le fruit ? Ce sont justement leurs adversaires : leurs rivaux et, pour hasarder le mot, les objets de leur inimitié. L’auteur de notre religion qu’ils professent de suivre nous ordonne, disent-ils, d’aimer nos ennemis et de faire du bien à ceux qui nous persécutent. Mais ce précepte comme tous les autres préceptes demande des pourvus et bien entendu des sub modo pour l’adapter à la pratique. Aimer nos ennemis cela veut dire pourvu qu’ils ne se trouvent pas en même temps ennemis de Dieu même : or ne sont-ils pas ennemis de Dieu tous ceux qui pensent autrement que nous faisons profession de penser sur des sujets qui le regardent ? Faire du bien à ceux qui nous persécutent, c’est là sans doute un bon précepte : nous le leur recommandons de toutes nos forces. Mais faire du bien à ceux que nous persécutons, relever ceux que nous sommes dans l’habitude d’opprimer, c’est là une toute autre chose : c’est à quoi ne s’étend pas ce précepte. En corrigeant la nature, le divin auteur de la religion n’a pas prétendu la contrarier tout à fait. Pardonner [à] ceux qui nous ont fait tort est dans la nature : pardonner à ceux auxquels nous avons fait tort ne l’est guère. Prendre le premier parti c’est étaler la magnanimité : prendre le dernier c’est embrasser l’injustice.
169D’ailleurs quels sont ceux aux dépens desquels cet avantage serait remporté ? Ce sont justement ceux que les dignitaires d’à présent ont pour adhérents, pour dépendants et pour admirateurs. Le patrimoine de l’Eglise est à présent un monopole établi en faveur de ceux qui, en se préparant à le mériter par le sacrifice de leur raison et de leur bonne foi, se sont habitués à regarder avec des sentiments de sympathie et de respect ceux qui, les ayant devancés dans cette carrière, possèdent encore la faculté de récompenser ceux qui les y suivent. L’effet de la liberté est justement de casser ce monopole. Le fruit est pour ceux dont l’opposition les irrite. La perte sera pour ceux dont les hommages les flattent, dont les suffrages en émoussant les traits de la conscience servent encore de boucliers pour les couvrir des traits extérieurs du mépris.
- 117 MS “pliés”
- 118 MS “elle”
- 119 MS “la”
170[98_103] Outre l’intérêt de leur antipathie et celui de leur amitié, les titulaires actuels trouvent dans l’intérêt de leur honneur un autre motif des plus puissants pour s’opposer à ce qu’on leur donne des confrères qui n’ont pas plié117 sous le joug dont eux-mêmes ils portent les marques. Si l’universalité de l’esclavage ne suffit pas pour les garantir tout à fait du mépris attaché à cet état, ce mépris ne peut que s’aggraver de plus en plus à proportion que cette universalité déchoit. Ils se sentiront de plus en plus offusqués par le contraste que fera avec leur état la condition de ceux qui à leurs richesses, leur pouvoir et leur dignité ajouteront à leur exclusion l’illustration de la liberté. Du déshonneur, et d[u] malheur même, car de tout malheur une espèce de déshonneur est l’accompagnement inséparable ; du déshonneur et du malheur il est de la nature de se diminuer dans chaque individu de ceux qui y participent, de s’aggraver par le nombre de ceux dont l’exaltation fait avec leur dégradation le contraste le plus frappant. Ce trait est enraciné dans la nature : et c’est parce qu’[il]118 est dans la nature des hommes, et si bien dans la nature de l’homme que c’est pour cela qu’on l[e]119 trouve dans la nature des diables et des renards.
- 120 Mot manquant
- 121 MS “elle”
- 122 MS “bon”
171Ce qui mérite d’être observé c’est que dans ce genre l’affranchissement ne saurait avoir aucun effet rétrospectif. Dans ce genre la liberté ne saurait s’accorder à la race actuelle de ceux qui en sont privés : ce n’est que la race naissante qui soit capable de la recevoir. A la race actuelle, laisser apercevoir que l’on regarde cette liberté comme un bien, comme valant quelque chose, ce serait [se]120 reconnaître coupable de mauvaise foi. Dans tout autre genre le changement d’avis s’excuse au moins quelquefois même – si par la violence de ses déclarations antérieures on ne s’est pas coupé la retraite – il fait honneur, par la preuve qu’[il]121 fournit de progrès fait dans la carrière de la sagesse. Dans ce genre seul c’est un crime impardonnable. Ceux qui s’avoueraient faire quelque chose de cette liberté se trouveraient exposés à l’assaut meurtrier de cet inévitable dilemme. Ou vous êtes fermes dans votre croyance, ou vous ne l’êtes pas. Dans le premier cas, cette liberté ne peut valoir à vos yeux la moindre bagatelle. Pour qui est dans le vrai chemin, à quoi serait bon[ne]122 la liberté de tomber dans un gouffre ? Dans l’autre cas vous avez été des gens de mauvaise foi, des prévaricateurs, des hypocrites, des gens que l’appât du gain a fait embrasser le mensonge. La croyance de tous ces dogmes que vous avez reçus est au nombre des conditions sous laquelle vos bénéfices vous ont été conférés et sous laquelle vous les avez acceptés. Or quelle qu’a pu être la raison qui a fait exiger pour un seul moment la qualité d’être imbue de cette croyance, cette même raison ne peut qu’exiger également cette qualité dans tous les moments postérieurs de la vie. Cette qualité vous a-t-elle manquée dans le temps où vous avez accepté votre état ? vous avez été des menteurs et fripons ab initio. N’a-t-elle commencé à vous manquer qu’à quelque époque postérieure ? au moins vous voilà des menteurs et des fripons à compter de cette époque. La condition cessant, votre jouissance aurait dû cesser de même.
- 123 MS “soient”
- 124 MS “les regardent”
- 125 MS “continu”
172L’on aura beau dire : jusqu’à ce moment j’ai été de bonne foi : mes doutes ne me sont venus que d’après l’établissement de la liberté. Cela peut être vrai : mais cela ne paraîtra pas vraisemblable. Pour le croire vrai, il faudrait une dose, et une dose plus que modique, de la candeur et de la charité : ces vertus sont dans tout genre assez rares : et s’il y en a où elles le [sont]123 plus qu’ailleurs, on convient assez généralement que celle-ci doit l’être. On regarde avec un assez mauvais œil les conversions en général : et l’on ne saurait regarder qu’avec un œil plus particulièrement mauvais, ceux qui ne se déclarent qu’au moment où elles cessent d’être coûteuses. Le monde est divisé, à peu près, entre ceux qui tiennent à la religion quittée, ceux qui tiennent à la religion nouvellement embrassée : ceux de religion différente de l’une et de l’autre, et ceux sans religion quelconque. Les premiers regardent124 avec horreur les convertis : les seconds avec défiance, une défiance que rien ne peut ôter tout à fait : les troisièmes et les quatrièmes avec une indifférence mêlée de mépris : les quatrièmes, avec un mépris assez téméraire et injuste. Croire à la sincérité de cette conversion, c’est à quoi presque personne ne se résoudra, pour peu que pour en rendre raison il puisse alléguer pour motif un lucratif possible. Pour les athées une telle conversion est une preuve ou de mauvaise foi ou d’attachement à une religion quelconque, ce qui dans leur nomenclature est synonyme de sottise : et même d’attachement extraordinaire, ce qui dans cette même nomenclature est sottise proportionnellement extraordinaire. Tout homme qui, ne se faisant pas remarquer du côté de religion continu[e]125 sans dire mot dans la profession extérieure de la religion où il est né, est regardé comme pouvant être à ceux de leur nombre : changer de religion, c’est attacher véritablement de l’importance à une chose selon eux si digne de mépris, ou au moins vouloir paraître en attacher. C’est se présenter comme un homme ou qui ne peut leur appartenir, ou au moins dont la possession, si en effet il leur appartient, ne peut guère leur faire honneur.
- 126 MS “est”
- 127 MS “maintienne”
- 128 MS alt “de la formation de laquelle il n’y a que très peu de gens qui ont su soutenir la peine”
173[98_102] Quelques-uns, on dira naturellement que ce sont les irréligieux, cit[ent] comme une présomption générale de la fausseté de toute religion la répugnance que montrent les religionnaires à croire à la sincérité des convertis, même ceux qui embrassent leur religion. Vous prétendez avoir pensé ? disent-ils : mais en effet si vous avez commencé à penser ce n’est pas chez nous que vous avez pu rester. Vous auriez passé outre : la raison une fois mise en mouvement, ne saurait guère trouver terre ferme que dans le pays des incrédules. La Religion [et]126 la Raison ne saurai[en]t guère avoir pour gîte le même esprit : ce n’est que par l’exil de la Raison que la Religion se maintien[t]127 : a-t-on rappelé la Raison, c’est une impossibilité que la Religion puisse maintenir sa place. Voilà sans doute ce qui se passe assez souvent dans l’esprit de quelques croyants peu affermis, quoique à la sourdine et à leur insu : ce qui peut très bien arriver : car pour savoir ce qui passe dans notre esprit, pour savoir les motifs véritables de nos jugements, il faut une habitude d’analyse que très peu de gens se sont donnés la peine de former128.
- 129 MS “impartials”
- 130 MS “aient”
- 131 MS alt illisible
174Il est sans doute des cas où la bonne foi du converti ne saurait guère être suspecte : ce sont là où pour faire le changement on fait le sacrifice d’un bien actuel ou probable sans pouvoir rien espérer dans ce genre qui y équivaille dans la religion nouvelle. Ces convertis, sans le suffrage de leur propre conscience et du petit nombre de gens assez éclairés, assez impartia[ux]129 et assez généreux pour sentir le prix de leur mérite, se trouveraient dans un cas pire encore que celui des autres. La haine des uns a pour exaspérant la jalousie : vous voulez donc faire les scrupuleux : vous voulez donc faire accroire qu’il n’y a que vous autres qui [ayez]130 de la probité ou de la conscience. Sachez que de telles prétentions ne vont guère impunies : elles nous sont d’autant plus intolérables que la vérité en est plus incontestable : vous avez donné à notre haine des droits dont vous ne tarderez pas à reconnaître la force : et de cette haine les traits pour être plus efficaces se seront envenimés par le mépris masqué par les couleurs de la pitié. Or dans les religionnaires de toute espèce on peut leur passer cette petite malice : [elle] leur est si naturel[le] qu’à ce titre on peut l[a] regarder comme pardonnable, contents d’être orthodoxes ils ne se piquent pas d’être justes : car l’orthodoxie, supérieure à toute justice, est incompatible avec l’impartialité131 qui lui est nécessaire. Mais ceux dans lesquels elle n’est guère pardonnable ce sont les incrédules, qui à ce titre se piquent sans doute d’être philosophes. Il ne leur sied guère de cacher la basse jalousie et l’injustice sous le manteau de l’aveuglement et de la faiblesse. Le mépris que vous sentez pour la religion, on peut leur dire, embrasse-t-il encore l’honneur et la magnanimité ? La véracité vaut-elle pire que rien, et la fausseté vous paraît-elle à tel point plus respectable ? La religion est-elle dans vos yeux prétendus impartiaux une erreur si inexpiable qu’elle ne peut pas se faire pardonner par la vertu ? La Véracité est-elle à vos yeux un titre de mépris, et est-ce pour la Fausseté que vous réservez vos hommages ?
- 132 Ms “se puisse”
- 133 Rupture de syntaxe dans l’original.
175Il me semble au contraire que le respect pour la véracité, vertu enracinée dans les fondements de la société, vertu utile aux hommes de toute description, vertu inséparable aux âmes fermes et vaillantes, vertu pour laquelle ni la religion ni l’irréligion avouent[ ?] avouer un mépris ouvert, doit former pour ses adorateurs un principe d’union et de sympathie dont l’efficacité ne puisse être surmontée par aucun principe d’antipathie qui puisse132 être. Aussi la malice qui conspire à priver ces âmes fortes et généreuses du respect qui leur est dû, est-elle dans les hommes de parti une des preuves que je donnerais pour les moins équivoques d’une âme vulgaire, ce qui malheureusement est synonyme de commun. Quant à ceux qui dépourvu[s] du courage ou exempts de la nécessité de suivre la route tracée par ces grandes âmes, ont l’esprit assez juste pour sentir leur mérite, après celui de suivre leur exemple sera celui de le reconnaître hautement pour ce qu’il est, en fournit la réparation que peut fournir le tribut de son respect pour l’injure que leur font la tyrannie et la sottise de leur siècle133.
- 134 MS “but”
- 135 MS “il”
176[98_104] N’outrons pas les choses : ne montrons pas à la véracité même un attachement impossible, aveugle et déraisonnable. Les vertus n’ont d’autre valeur que celle que l’utilité leur donne : la véracité par conséquent pas plus que les autres. Si la fausseté du moment était absolument sans influence sur la conduite de la vie, si une faiblesse une fois montrée était désormais sans suite et sans effet, le mal n’en serait qu’une quantité évanescente. Ce serait perdre le temps que d’y dépenser des paroles. {Mais l’on a [montré ?] comment de ce faux pas passager résulte un train d’inconvénients qui ne l’est guère : sentiment perpétuel de contrainte, dissatisfaction envers soi-même : silence et simulation forcés : obligation perpétuelle de peser les paroles. Crainte d’être deviné : suspicion, jalousie en conséquence. Mortification de se voir en but[te]134 à la raillerie et au mépris : haine contre les railleurs : haine contre les contradicteurs : envie de la liberté, envie malheureuse inséparable de l’esclavage. L’emprise de tous ces sentiments incommodes et antisociaux perpétuellement renouvelés ne fait-[elle]135 en tout qu’un mal imaginaire ?
177Après la liberté ouverte ce qu’il y aurait de mieux ce serait une espèce de convention graduelle et tacite d’après laquelle les hommes cesseraient de regarder les signes d’assentiment comme possédant dans ce genre la signification qu’ils leur attribuent dans tout autre. L’on peut se figurer un état de choses où de tels signes en conservant leur valeur partout ailleurs, appliqués à la religion ne seront regardés que comme une vaine formalité sans signification et sans conséquence. Cette impuissance partielle de la tyrannie est sans doute un mal moindre que celui de son efficacité complète. L’insincérité et la coercition sont de si mauvaises choses que si l’on ne peut pas les empêcher de commencer, au moins ne peut-on trop tôt les voir finir. Alors sur ce pied ces déclarations extorquées par le souverain seront regardées sur le pied des promesses assermentées extorquées par des brigands. Les choses tendent naturellement à se remettre sur ce pied. Comme dans la physiologie naturelle les médecins voi[en]t une puissance qui oppose une résistance à laquelle on ne s’attendrait pas à l’action des causes préjudiciables à la santé, ainsi de même, dans cet exemple comme dans assez d’autres, les philosophes trouvent quelque chose qui y ressemble dans la physiologie politique.}
- 136 Mot manquant
178Mais de cette force médicatrice comme l’appellent les médecins, [se]136 servira-t-on pour faire la justification ou même l’apologie de cette tyrannie ? C’est comme si on allait justifier l’empoisonnement en disant que la victime destinée a eu le bonheur de trouver des antidotes.
- 137 MS “aboutira”
- 138 MS “un”
- 139 MS “momentané”
179Une telle vindication serait d’autant plus déraisonnable et inconséquente que le système coercitif ne saurait recevoir le secours de cette apologie qu’autant qu’il se trouvât inefficace. Ainsi les triomphes des fauteurs de la tyrannie aboutir[ont]137 à avoir produit un[e]138 gêne momentané[e]139 et un mensonge qui selon eux-mêmes dans leurs propres principes est inutile.
- 140 MS alt “y établis”
- 141 MS “se leur attache”
- 142 Mot manquant
- 143 MS “d’y”
180Dans le progrès des opinions vers cet état il y a deux circonstances qui contribuent à en accélérer la marche. L’une est le peu d’occasion que peuvent se trouver les personnes de se faire voir comme s’occupant de ces mêmes dogmes. L’autre est l’extrême absurdité des dogmes mêmes. C’est à cause de la première circonstance qu’en Angleterre la signature des Articles de foi140 ne fait pas tout à fait tant de mal à la Laité qu’au Clergé. A ceux-ci exercice de leurs fonctions se renouvelle une secousse qui fait résonner leurs chaînes. Le péché originel par où ils ont acheté leur réception est une compresse qui leur adhère141 [comme]142 fit à Hercule la chemise empoisonnée. Quant aux laïcs l’effet de ce pas honteux se réduit dans plusieurs à peu de choses près à une sorte d’avis [de]143 penser aussi peu à ces sujets qu’il est possible, pour ne pas revivre dans leur esprit l’idée si peu flatteuse de la tache dont on a souillée leur jeunesse. Mais si le souvenir de cette tache leur fait une sensation désagréable, une sensation semblable est l’effet de tout objet et de toute personne qui contribue à la renouveler. Dans ceux-ci même il reste donc toujours comme cause de désagrément et comme germe de dissatisfaction au moins entre eux et le petit nombre d’âmes supérieures qui ne peuvent pas se dépouiller du préjugé que la liberté et la vertu valent quelque chose. Le résultat est que pour tout le monde, ces engagements sont seulement pour les laïcs un poison un peu moins virulent que pour le clergé.
- 144 MS orig. “il doit”
181[98_099] L’autre circonstance est l’absurdité extrême et palpable des dogmes mêmes. Si d’un côté cette circonstance aggrave le mal de l’aveuglement qui persiste à s’attacher à ces dogmes de bonne foi, ou de l’insincérité qui persiste à faire semblant d’y être attaché[e], de l’autre côté elle facilite l’établissement de la distinction entre une fausseté proférée à cette occasion particulière et une fausseté proférée à quelle que ce soit des occasions ordinaires de la vie. D’ailleurs plus est absurde le système de ces dogmes, plus sont révoltantes la violence et la sottise de cette tyrannie qui persiste à les faire avaler. Mieux donc on se réconcilie à la réservation mentale nécessaire pour rendre cette tyrannie sans effet. C’est par cette raison que les dogmes sanctionnés de l’Eglise Anglicane, moins absurdes que ceux de quelques autres Eglises, n’en sont que plus pernicieux. Dans cette autre Eglise un prêtre même – surtout un prêtre dont la dignité de son temporel le place dans le grand monde – ne craindra plus de se venger de la tyrannie en s’en moquant avec toutes les personnes dans lesquelles il peut avoir tant soit peu de confiance. Dans l’Eglise Anglicane cela se remarque bien moins souvent : cela ne laisse pas cependant que [de se voir ?] quelquefois, et doit144 devenir plus et plus commun que le progrès des lumières est plus rapide.
- 145 MS orig. “admette”
- 146 MS orig. “qui en peut”
182Mais dira-t-on, sur quoi vous fonder en prenant comme une chose avérée cet aveuglement ou cette mauvaise foi sur lesquels vous avez tant insisté pour source des maux que vous attribuez à ces institutions ? De cette fausseté vous ne saurez avoir aucune preuve directe : la nature de la chose même n’en admet145 pas. {Chacun dit – "je crois" : le moyen de savoir que cela n’est pas vrai : est-il personne qui peut146 mieux savoir que lui-même ?} Pour fondement de votre opinion avez-vous, pouvez-vous avoir d’autre chose que cette opinion ? Or puisque dans cette opinion à vous quelle qu’elle soit, vous êtes de bonne foi, pourquoi n’en serait-il pas dans la sienne ?
183Sans doute pour réponse il faut avouer que cette opinion ne peut appeler pour arguments que des présomptions : mais ces présomptions ne sont rien moins que faibles. L’une se tire de la contradiction entre les divers systèmes ainsi sanctionnés : une autre du siècle où le système a été rédigé : une troisième de la nature des moyens dont on se sert pour effectuer l’uniformité et de la liaison qui règne entre la profession de ces dogmes et l’application de ces moyens.
- 147 MS “pas aucun”
- 148 MS “y”
- 149 Ms “toutes” “la”
- 150 MS alt illisible
184C’est dans le seizième siècle [qu’] a été rédigé le système Anglican par exemple. Parmi les divers départements des connaissances humaines il n’y en a aucun147 où les opinions n’ont subi[es] une révolution totale que chacun reconnaît sans difficulté comme étant pour le mieux : or la théologie par ceux[-là] même qui [la]148 mettent au nombre des sciences est regardée comme étant de tou[s] les sujets l[e]149 plus difficile. Y a-t-il du sens commun à s’imaginer que l’esprit humain destiné par nature à aller de plus en plus en avant, et ayant150 en effet fait dans cet intervalle des progrès immenses dans chaque autre genre, sur ce seul point ait pu rester stationnaire ?
- 151 MS alt illisible
185Quant à la contradiction entre les divers systèmes, ce que personne ne peut s’empêcher d’observer, c’est que les croyants ou prétendus croyants des divers systèmes se trouvent distingués par les limites géographiques qui séparent les divers Etats151 où ils appartiennent. Or on ne prétend pas que la vérité d’une proposition de théologie dépend de la position géographique de celui qui la considère : peut-on faire voir comment la véracité de qui exprime là-dessus son avis en puisse dépendre davantage ?
- 152 MS “une lapse de temps longue et incertaine”
- 153 MS alt illisible
- 154 MS “pour”
- 155 MS “car”
186Quant au moyen dont on se sert pour obtenir l’allégué d’une persuasion par rapport à la vérité de ce système, on s’accorde assez universellement qu’il n’est pas de nature à influer sur cette opinion même, ou ce qui revient au même, si enfin il peut se trouver avoir parvenu à [98_100] exercer une certaine influence, ce ne peut être que peu à peu et après un laps de temps long et incertain152, et cela au point d’être ignorée par la personne même : croire que cette153 révolution si étendue puisse s’opérer comme un éclair à l’instant qu’il faut à l’argent pour passer de main à autre, c’est une imagination trop absurde qui ne paraît pas de jamais entrer dans la tête de personne. Mais les peines et les récompenses, quelque peu qu’elles soient propres à influer si subitement sur la croyance, elles sont souverainement propres – et les seules choses qui le soient – [à]154 influer pareillement sur toutes les modifications de la conduite extérieure, sur les allégations au sujet de sa croyance comme sur toute autre. Peut-on douter que l’allégation de croyance au lieu d’être gouvernée par la croyance même n’a été gouvernée [que]155 par l’espérance et la crainte de ces récompenses et de ces peines ?
- 156 MS alt illisible
187L’impossibilité de découvrir les vrais sentiments de chaque individu autrement que par la déclaration qu’il en fait, moyen sûr contre la conviction de chaque individu156 en fait de fausseté, est un moyen à peu près également sûr pour la conviction de la généralité des déclarations prises collectivement : pour la non prévarication peine certaine : pour la prévarication impunité certaine.
- 157 Tout ce paragraphe est à l’encre rouge.
188A présent les bornes géographiques des Etats indiquent les bornes du territoire où domine chaque de tant de systèmes opposés de dogmes. Présentez ce fait tout nu, rien de plus inexplicable. Ajoutez que ces mêmes bornes marquent le territoire où des systèmes correspondants de peines et de récompenses ont cours, rien de plus simple. Lorsqu’à propos de tout autre acte dont l’exercice peut se trouver plus ou moins pénible, pour rendre raison de cet exercice on lui indique pour cause la loi qui attache à son exercice une récompense ou à son omission une peine, sans entretenir le moindre doute que cette peine ou cette récompense ne soit la cause de l’acte qui y correspond, peut-on dans ce seul exemple mesurer cette causalité ?157
- 158 MS “n’en”
189Qu’on ne me dise pas que les souscriptions ne sont que pour distinguer ceux qui sont déjà de la croyance signée, et non pas pour être signées de ceux qui [ne]158 sont pas de cette croyance, ainsi c’est à tort qu’on parle ici de récompenses et de peines. Si je me trouve destiné à mourir de faim, en souffrirai-je moins de ce qu’il plaît à l’auteur de ma destinée de me dire mais je ne prétends pas que cela vous fasse peine ? Si quelqu’un me disait, allez tuer cet homme-là et je vous donne mille livres, sera-t-il quitte pour avoir ajouté, mais souvenez-vous que ce n’est pas là vous suborner à commettre un homicide ? L’effet constaté, que signifie-t-il qu’on a eu ou qu’on n’a pas eu l’intention de le produire ?
- 159 MS “nieront”
190Dans quelle parole se réfugieront les défenseurs de cette tyrannie ? Ordonneront-ils de rayer la fausseté du catalogue des vices ? {La véracité du catalogue des vertus}. Nieront[-ils]159 la tendance des récompenses les plus fortes joint[es] à la certitude {la [plus] complète} de l’impunité de produire cet effet ? Effaceront-ils la subornation corruptrice du catalogue des crimes ? Nieront-ils l’existence ou la valeur de quel que ce soit de ces maux que j’ai fait voir comme conséquences nécessaires de cette fausseté ? Feront-ils voir pour opposer à tant de maux un seul bien articulé qui puisse dériver de cette contrainte ? Feront-ils voir la moindre ombre de mal qui puisse dériver de son abolition ?
191C’est de la fixité qu’ils ne tiennent que des lois de la sanction politique que les dogmes frivoles et absurdes sont redevables presque uniquement du mal qu’ils font de nos jours, de la prise qu’ils conservent dans le cœur et l’esprit des hommes. Abandonnés à leur poids naturel, il y a longtemps qu’ils auraient été cantonnés par le courant du temps dans le gouffre de l’oubli, digne réceptacle d’eux et de leurs pareils. Le sceau des lois politiques est l’ancre qui les a tenus immuables. C’est en vertu de cette liaison anti-naturelle que tant de chose[s] qui laissées à elles-mêmes ne serai[en]t pour tout le monde que des objets d’indifférence ou de mépris, conservent une espèce d’intérêt pour tout le monde. Aux uns, ils sont odieux comme monument de tyrannie : aux autres objets d’inquiétude comme objets d’attaque, ils sont précieux comme objets de défense, et source de récompenses. Ce sont les Gibraltars de la religion. Ce sont dans les guerres de la plume ce qu’est Gibraltar dans les guerres d’épée : Le moyen de sacrifier, quelque coûteux qu’en soit l’entretien, quelque problématique qu’en soit l’utilité, des places qui ont excité tant d’anxiété, qui ont provoqué tant d’efforts, qui ont nourri tant de héros, qui ont été défendues avec tant de gloire ? Jusqu’ici ce sont la cause et le théâtre d’une guerre qui paraît devoir être éternelle : Comment y mettre fin à cette guerre ? Le moyen est simple – retirer la garnison : alors on ne s’en souciera plus ni de part ni d’autre, et tout le monde sera tranquille.
192[98_105] Un valet, selon les historiens Anglais, Irlandais de nation, selon les François Suisse ou Gascon devançait un beau jour son maître dans un bois. Le maître l’avait ainsi détaché pour leur servir de pionnier. On n’avait pas longtemps marché quand on rencontra une ronce d’arbre assez forte que le valet l’ayant empoignée aussitôt se tint de cette façon tant courbé de toutes ses forces, il ne lâcha prise que jusqu’au moment où le maître était arrivé dans cette latitude. Quoi fait il relâcha la branche laquelle en se redressant donna au maître sur le visage un coup assez rude pour lui ensanglanter le visage. Cette histoire est une parabole. Le voyageur est le souverain. Le valet est le prêtre. La ronce courbée est l’homme. Elle végétait en paix, ne faisant mal à âme qui vive. Pour n’en être point inquiété on n’avait qu’à l’écarter tout doucement, ou ce qui valait mieux, passer de côté sans y toucher d’aucune manière. Rudement et inutilement courbée elle rendit violence pour violence : et elle n’avait pas grand tort. Le seul auteur du tapage c’était le valet, qui voit l’impudence de s’en faire un mérite. L’histoire ajoute que le maître était bien en colère : aussi avait-il bien raison. Le valet grondé accourut avec un zèle officieux essuyer le sang en disant Mon cher maître que j’en suis désolé ! Mais si je ne l’avais pas tenu courbé jusqu’à ce que je n’en pouvais plus ? Ma foi, c’était fait de vous. On ne sait pas au juste de quelle manière le maître reçut cette belle apologie : l’histoire ne nous dit pas qu’il chassa cet homme : et c’est en quoi on peut la croire défectueuse. Au moins lui aurait-il fallu lier les mains.
Système de dogme160
- 160 Titre dans l’en-tête uniquement
- 161 MS “susciter”
193[98_106] Il ne s’est agi jusqu’ici que du mal que doivent faire des dogmes pernicieux, frivoles ou absurdes en vertu chacun de sa tendance séparé[e]. Que si de tout cela joint à des préceptes moraux utiles ou moins pernicieux, il résulte un composé obscur et inintelligible ; il résulte de cette obscurité et inintelligibilité d’autres inconvénients, qui pour n’être pas tout à fait si manifestes que quelques-uns de ceux ci-dessus rapportés n’en sont pas moins graves. Ces inconvénients peuvent se réduire à deux chefs principaux : 1. cause ultérieure de dépravation pour les facultés mentales des hommes : 2. opposition envieuse à tout système perfectionné de législation, opposition qui, suscité[e]161 par l’envie, doit se trouver d’autant plus violente que l’excellence d’un tel système sera plus frappante.
- 162 MS " ?"
- 163 MS alt “leur trouver à chacune un voile”
- 164 MS “véritables”
- 165 MS “alternatif”
194A chaque partie de ce tout quel qu’il soit il faut trouver un sens quelconque. Fourmille-t-il de contradictions ? Il faut les lever toutes autant que cela est possible[.]162 Fourmille-t-il de frivolités ? Il faut donner à ces frivolités un air d’importance. Fourmille-t-il de positions absurdes ? Il faut faire en sorte que l’absurdité en paraisse aussi modique qu’il est possible.163 Fourmille-t-il de faussetés ? Il faut faire ce que l’on peut pour les mettre d’accord avec les vérités reconnues. Fourmille-t-il d’exemples et de préceptes lesquels, pris dans leur sens naturel et véritabl[e]164, l’on ne pourrait s’empêcher de reconnaître pour pernicieux ? Il faut faire tout ce qui est possible pour les prouver susceptibles d’un autre sens qui leur ôterait plus ou moins de cette tendance. Fourmille-t-il d’extravagances, de préceptes extravagants ? Il faut sous prétexte d’explication, trouver pour substituer à chaque extravagance le précepte utile et raisonnable auquel, à force de réduction et de modération, on peut lui faire ressembler davantage. A-t-on proscrit la défense de soi-même ? Il faut dire que cela n’a voulu dire que vengeance outrée et inutile. A-t-on enjoint la pauvreté ? Il faut dire que cela ne veut dire que la modération de la richesse. A-t-on, en ne laissant d’autre alternative165 que le comble des souffrances et le comble des jouissances futures dit que c’est impossible à celui qui n’est pas pauvre de se faire recevoir dans le séjour des jouissances ? Il faut dire que cette impossibilité n’a voulu signifier que quelque peu de difficultés. Or comment remplir toutes ces tâches impossibles ? En ne faisant que l’essayer, il faut violer et dénaturer toutes les lois de l’interprétation, toutes les règles de la critique. Il faut donner une teinture fausse à la [98_107] la masse entière de son esprit, pour pouvoir tenter de donner à une masse si énorme d’erreurs les contours de la vérité.
195L’obligation de défendre un système de législation si vicieux, quant à la nature et quant à la forme, doit faire regarder avec une terreur mêlé[e] de crainte tout système meilleur avec une horreur proportionnée au degré de son excellence. L’ouvrage, s’il était de Dieu, pourrait-il être en tout sens si inférieur à un ouvrage qui n’est que des hommes ? Voilà une question [qui] est aussi accablante que naturelle. Que leur système abonde en erreurs de physique, on peut l’excuser tellement quellement en disant ce n’était pas l’intention de Dieu d’y enseigner des vérités de physique. Mais s’il abonde plus encore en erreurs de morale ? Que faire ? Leur sera-t-il libre de dire ce n’était pas l’intention de Dieu d’y fournir un système vrai et bien ordonné de préceptes de Morale ? Or plus le système proposé de législation approchait de la perfection, plus elle aurait fait pour remplir le but de la morale, plus la comparaison rendrait frappantes les défectuosités de leur système. Un système qui défendît tout ce qui devrait être défendu ; et rien de plus qui ne le devrait pas en ne créant d’autres peines que les moindres de toutes celles qui suffiraient pour opérer leur effet. Un système qui ne créât pas de délit dont le mal n’était pas démontré, qui érigeât en délit tout acte dont le mal ne valait la peine, en attachât à chacun tout ce qu’il y avait de nécessaire en fait de peines sans rien de superflu, quelle honte ne ferait-il pas jaillir sur un système où rien n’était motivé et où pour prix de tant de délit[s] à mal véritable omis on avait multiplié de mal imaginaire sanctionné de peines de l’infliction desquelles un seul exemple opérerait plus de mal que ne pourrait produire le tout ensemble des délits véritables. Un rival si dangereux, à proportion qu’il était raisonnable, ils devraient naturellement s’efforcer de le faire rejeter comme romanesque. Un simple mortel pétri des faiblesses que nous lui voyons est-il parvenu à se faire si bien comprendre, et Dieu n’a-t-il su s’exprimer que d’une manière si imparfaite et si confuse ? Les idées que présente l’ouvrage de l’homme, le langage de Dieu ne contenait-il rien qui y répondit ?
196Un système si dangereux, à proportion qu’il était raisonnable, ils devraient donc naturellement déployer toutes leurs forces pour le faire rejeter comme romanesque. Dénués de toute autre ressource, ils se mettraient à opposer aux avantages articulés les prétendus inconvénients inarticulés et inarticulables d’un changement quelconque. Mais cette ressource ils s’y tiendraient avec une obstination proportionnée à l’impossibilité où ils seraient de trouver aucune autre.
197Rapportons à notre plan l’espèce présente de dogmatisation pernicieuse : Délit suborné. Non reddition de services législatoriaux : à savoir de services consistant dans la confection d’un code perfectionné et quant à la matière et quand à la forme. Délit tendant à suborner le délit justement nommé. Dogme de l’existence d’un système obscur de lois divines.
- 166 MS alt “une apparence aussi forte qu’il est possible de conformité”
198[98_108] Pour couvrir les vices de leur système, ils ne sauraient avoir que deux moyens. L’un est de poser de faux principes fondamentaux : l’autre est de tordre les règles subordonnées {et les histoires présentées comme faisant règle} pour leur donner avec le vrai principe une conformité apparente166.
199De ces deux partis quel est le plus pernicieux ? Il est difficile de dire. Le premier empoisonne les sources de la législation et de la morale : l’autre corrompt et affaiblit les facultés de la partie raisonnante.
- 167 MS alt “les principes ascétiques”
200Le système fourmille-t-il de préceptes puisés dans les principes antirationnel[s] et irrationnels167 ? Voilà deux seuls partis à prendre. L’un est de défendre ces principes mêmes. L’autre c’est de s’attacher à présenter les préceptes qui s’y rapportent comme pouvant se concilier avec le principe de l’utilité.
201Or, pour défendre les deux faux principes, il n’y a qu’une seule ressource : c’est de leur assigner une origine faite pour cacher aux yeux le sentiment de leur défectuosité. C’est de les représenter comme embrassés, adoptés par Dieu même, par un être tout puissant dont tout le monde dépend. Cette origine reconnue, tout ce qui est du ressort de la morale doit changer de dénomination : tout doit être regardé comme s’il avait changé de nature. La malveillance devient bienveillance ; la malfaisance, bienfaisance : la cruauté, clémence : l’injustice, justice : la félicité se compose de peines : l’infélicité de plaisirs.
202Les vérités morales, fruits d’une expérience présente et journalière doivent céder à des conséquences tirées d’un recueil d’histoires tantôt variantes tantôt contradictoires, écrites par des auteurs obscurs ou inconnus, d’après le prétendu allégué de prétendus témoins qui n’ont jamais été examinés en sens contraire, et qui ne peuvent jamais l’être : histoires écrites dans un pays illettré, dans un siècle jeune et inexpérimenté, quand l’art de peser les témoignages n’existait pas encore, quand le petit nombre d’écrivains et encore plus leur ignorance et leur ineptie laissaient sans frein la témérité et la mauvaise foi : [histoires] publiées pour la première fois l’on ne sait par qui ni quand ni comment, ni même toujours dans quelle langue [ :] histoires seules restantes d’un plus grand nombre que le temps a enseveli dans l’oubli : histoires seules reconnues pour vraies parmi un plus grand nombre d’autres bientôt prononcées mais l’on ne sait par qui ni comment, ni pourquoi, pour fausses. Et c’est sur des témoignages positifs mieux recueillis qu’il faut recevoir des principes dont la malfaisance et l’absurdité est constatée par une expérience journalière et universelle.
- 168 MS alt “sustentatrice”
203Cependant l’on a reconnu que de pareilles preuves, quelle que l’on prétende être leur force convaincante, peuvent bien se trouver dans le cas de ne pouvoir suffire à étayer qu’une masse limitée d’absurdité : par conséquent, que plus cette masse resterait énorme plus la masse de preuve risquerait de s’y trouver insuffisante : et que plus ils suffiraient à alléger la masse d’absurdité, plus la force probatoire168 de la masse de preuves se trouverait assurée.
204Ainsi, tout en présentant les faux principes inconformes à l’utilité comme adoptés par Dieu, il n’en fallait pas moins persister à présenter ce Dieu possédant en perfection toutes les qualités qui sont en possession de commander le respect et l’amour des hommes, et nommément les qualités de bienveillance de toute-puissance et de justice.
205Ces qualités, antagonistes les unes des autres, formaient autant d’échappatoires en lesquels on se retirait alternativement suivant le quartier où l’on se sentait pressé. Les préceptes ou les procédés allégués étaient-ils trop manifestement répugnants à la bienveillance même la plus faible, encore plus à la plus parfaite ? On se réfugiait dans les bras de la toute-puissance ou dans la justice. La toute-puissance, il faut entendre par là la puissance de faire tout ce qui se fait, non pas tout ce qui peut se concevoir. La justice – mais c’est à cela qu’il faut regarder plus particulièrement parce que c’est elle qui, d’abord au moins, a fourni l’échappatoire le plus commode.
206La justice, c’est un mot inventé pour exprimer une idée tirée d’observations faites sur les procédés des hommes : ces procédés on les appela justes ou injustes selon la conformité ou l’inconformité qu’on leur attribuait par rapport à un but auquel on trouvait qu’ils devraient tendre. Ce but, et la route qui y conduisait, était d’abord et même pour la plupart des yeux, continue encore d’être, couvert d’un voile d’obscurité des plus commodes.
- 169 MS alt “disproved”
207Ainsi on a pu donner pour conformes à la justice des procédés qui quant au vrai but, quant à la véritable justice, y étaient contraires. Cette contrariété se trouvait-elle enfin relevée, développée ? l’inconformité de ces procédés quant à la véritable justice était-elle devenue suspecte au moins, pour ne pas dire réfutée169 ? Il fallait se replier encore : il fallait se réfugier dans les détours les plus éloignés et les plus obscurs du labyrinthe.
208[98_109] Voilà comment pour dernier effort on a inventé la distinction entre la justice humaine et la justice divine. Cependant la fallacie de cette distinction est incontestable. Quand pour la première fois on a attribué aux procédés prétendus de la divinité la qualité de Justice, quelle est la justice qu’on a eue en vue ? C’était hors de toute contestation la justice humaine : car alors au moins on ne connaissait, on n’en imaginait pas même d’autre. Cette qualité on l’avait trouvée en possession d’une certaine quantité de respect auprès des hommes : c’était ce respect qu’on cherchait à transférer à l’idée de la divinité, en attribuant à cet être la qualité de justice. C’est alors au moins que la justice signifiait purement et simplement une justice de même espèce que la justice humaine, ou elle ne signifiait rien...
209...Toutes les fois que son inconformité avec la justice humaine sera non apparente, pour percevoir le respect attaché à l’idée de justice, c’est-à-dire de justice humaine, elle sera donnée comme de même nature que la justice humaine. Toutes les fois que la difformité des procédés attribués à la divinité avec les buts par où l’épreuve de la véritable justice humaine est déterminé[e], est trop manifeste pour être contestée, alors la justice divine n’est plus de même nature que la justice humaine.
210Chassés de ce lieu de refuge, ils se trouveront obligés de reconnaître, ou que les procédés et les dispositions attribués à Dieu ne sont pas les siens, ou que dans l’auteur quelconque de la nature ni la bienveillance ni la justice ne se trouvent liés à la toute-puissance c’est-à-dire au degré de puissance que ses ouvrages font paraître.
Athéisme170
- 170 Titre uniquement dans l’en-tête
211[98_110] Voilà pour le cacothéisme : ce chef expédié, celui de l’Athéisme ne nous donnera pas tant de peine. Ici, au point où en sont les choses, la punition ne serait pas même bien fondée. Quel que soit le mal qui pourrait résulter de l’Athéisme, il est mortel au moins au Cacothéisme. Or le Cacothéisme, et dans ses formes les plus funestes, est encore le Théisme des peuples, des peuples même les plus éclairés. Tandis que ce Cacothéisme subsiste, toute l’impression que pourrait faire l’Athéisme, ne saurait être à tout prendre que salutaire. La société se maintient dans ce degré de bonheur que nous voyons malgré ce Cacothéisme. Otez ce cacothéisme, elle subsistera mieux encore.
- 171 MS “ont s’élèvent”
212Mais dira-t-on, le Dieu qui s’annonce communément, quelque mauvais, quelque malfaisant qu’on l’annonce, sert au moins à réprimer les grands crimes. Où en serions-nous sans lui ? Qui oserait répondre ? L’expérience ne peut nous rien apprendre : car chez les peuples les plus policés, enfin chez tous les peuples policés, tout le monde a été pénétré de l’idée de sa présence. Pour répondre concisément on pourrait dire : nous en serions là où en seraient tant de peuples chez lesquels il n’y a point d’idée de Dieu, ou bien, ce qui revient au même, aucune qui puisse servir à influer sur la conduite qu’ils observent les uns envers les autres. Nous en serions par exemple où en seraient les Otaheitiens s’ils avaient notre police pour les réprimer, nos sciences et nos arts pour les occuper et pour les adoucir. Sans avoir nos idées de Dieu pour les contenir, ils ont nos passions pour les égarer, dans un climat où les passions s’élèvent171 à un degré d’exaltation qui nous est inconnu. Avec cela, à en juger par les apparences, ils ne laissent pas que de paraître assez heureux de leur manière : et qui oserait affirmer qu’ils ne le sont pas autant que nous autres ?
- 172 MS alt “servir”
- 173 MS “a”
- 174 MS “lui”
213A quoi [le Théisme] peut-il être utile172, dans les vues de la politique pour la conservation du bien-être général dans la vie présente ? Ce n’est qu’en qualité de supplément aux sanctions politique et populaire. Les deux sanctions, dans l’état où sont les lois et les opinions à présent, [ont]173 l’effet que nous [leur]174 voyons. Mais que cet état est encore loin de celui où il pourrait être ! Que l’on en juge, ne fut-ce que d’après cet ouvrage.
214Mais si on laissait à tout le monde la liberté de combattre le théisme, s’ensuivrait-il en effet que cette croyance serait détruite ? Cet effet ne saurait avoir lieu que dans la supposition de la fausseté de cette croyance. Soutenir que la liberté de la dis[s]ension puisse être au bout du compte défavorable à la vérité, c’est, de toutes les erreurs, la plus impudente et la plus monstrueuse.
- 175 MS alt “le décrire”
215[98_111] Tout ce que la société demande que la puissance fasse pour l’augmentation de son bien-être le législateur peut le faire. Tout acte qui trouble ce bien-être, il peut l’exprimer175 : tout acte qu’il peut exprimer, il peut l’interdire : tout ce qu’il peut exprimer pour l’interdire, il peut l’exprimer de même à l’effet d’y attacher des peines. Le bien de cette interdiction ne vaut-il pas même le petit mal de la plus petite peine de ces peines déterminées et connues que le législateur trouve à sa disposition ? Comment vaudrait-il la peine prétendue immodérée, et au moins illimitée, qu’annonce la sanction religieuse ? Sans les législations encore, même comme on a vu, si imparfaites, le mal qui se commet de nos jours n’est pas dans une vue générale grand chose. Que serait-il sous un système de législation qui n’eut que ce degré même de perfection dont nous venons de voir l’idée ? Pour épargner tout ce qui resterait de mal il ne vaudrait pas la peine de damner un[e] souris.
- 176 MS “La”
- 177 MS “aient”
216La religion, dit-on, est nécessaire pour former le cœur : par où l’on veut dire, si l’on veut dire quelque chose, régler les pensées, les souhaits, les dispositions, ces faits intérieurs, sources et germes des actes extérieurs qui seuls peuvent exercer sur le bien-être de la société une influence directe. Mais si les actions extérieures se trouvent toujours en règle, que le cœur le soit ou non, ce serait une affaire de bien peu de conséquence, si toutefois on pouvait en juger autrement que d’après ces actions extérieures. Les délits ne sont-ils encore qu’intérieurs ? Ils sont encore sans conséquences. Se sont-ils fait jour en forme de délits extérieurs ? Aussitôt le législateur les comprend dans le cercle de sa puissance. Mais l’autre force de la sanction morale porte aussi sur le cœur : puisque les peines et les récompenses qui sont de son ressort s’appliquent d’après des preuves moins fortes que celles qu’il faut qu’exige la sanction politique. La puissance du sentiment de bienveillance, sentiment que la sanction populaire nourrit et soutient de toute sa force, porte aussi sur le cœur et plus directement et plus sûrement que tous les autres. Or si la sanction populaire et son protégé le principe de la bienveillance suivent le doigt du législateur vigilant et habile [l]a176 vraie et propre utilité de la sanction religieuse ne commence donc, que là où l’action de tous ces autres principes finit : qu’après que l’influence de tous ces autres principes ai[t]177 épuisé tout ce qu’elle peut avoir de salutaire. Mais alors qu’est-ce qui lui reste à faire ?
- 178 MS “la”
- 179 MS “il”
- 180 MS “reçue”
- 181 MS alt illisible
217L’amélioration depuis les deux siècles passés du cœur humain est de tous les faits généraux un des plus manifestes et des plus incontestables : la preuve en est dans l’augmentation de la richesse, chose impossible sans l’augmentation de la sûreté, et même dans ces fragments imparfaits que le hasard plutôt que la providence des gens en place nous a transmis, du calendrier des crimes. Cette amélioration s’est faite nonobstant les imperfections si monstrueuses, dont on a vu quelques échantillons, de la législation qui, tout compté, est peut être de toutes la moins mauvaise. Est-ce par l’influence de la sanction religieuse qu’elle s’est faite ? Non : mais malgré elle. Jamais l[e]178 dogme de la vie à venir n’a-t-[il]179 éprouvé tant de contradiction et de si forte que de nos jours : dans ce temps, comparativement parlant de lumières, d’innocence et de bonheur. Dans ces siècles de ténèbres où les plus grands crimes étaient multipliés au point de ne presque point laisser de sûreté ce dogme n’éprouvait aucune contradiction, aucune ombre de doute. La religion, impuissante pour prévenir les délits, s’employait de tous les côtés et de toute sa force pour en faire naître. Déjà l’esprit général de ses dictées a reçu180 pour le mieux un changement considérable : mais on a vu combien il lui faut encore pour être parfaitement réduite à une conformité parfaite avec ce[lles] de l’utilité : l’on peut même dire pour être d’un côté aussi conformes181 à celles-ci que d’un autre elles leur sont contraires. Laissé à lui-même le système des dogmes religieux aurait conservé jusqu’à nos jours sa noirceur originaire. Car telle étant la volonté de Dieu à l’heure qui vient de passer, comment peut-elle être autre à l’heure qui est ? Un système dont le caractère destructif est de s’annoncer comme sans faute et au-dessus de toute correction n’est guère capable d’en recevoir de soi-même. Sans quelque correctif extérieur et étranger, telle la sanction religieuse aurait été, telle elle serait resté[e] jusqu’aujourd’hui. Or ce correctif étranger quel a-t-il pu être autre que la sanction populaire ? ce principe toujours plus et plus conforme à celui d’utilité à mesure qu’elle s’est trouvée colorée par le progrès de l’expérience et par l’extension des connaissances. La morale et la religion sont donc toutes les deux épurées : mais c’est la morale qui a épuré la religion : ce n’a pas été, ce n’a pas pu être la religion qui a épuré la morale.
- 182 MS “occasionnelles”
218Qu’on ne dise pas que si elle faisait alors tant de mal et si peu de bien c’était uniquement à cause de la direction vicieuse que la force en recevait alors. La religion, il est vrai, n’ordonnait alors que trop souvent des pillages et des meurtres. Cependant ces ordres n’étaient qu’occasionnels182, et les parties dévouées n’étaient que des personnes ou des classes particulières : tandis que les défenses étaient perpétuelles : et ces défenses embrassaient dans la protection qu’elles accordaient tout le monde. Or tous les crimes qu’elle n’ordonnait pas, elle les interdisait avec autant de décision et de force qu’elle les interdit à présent. Enfin les pillages et les meurtres quand elle les ordonnait ce n’était pas sous ce nom-là qu’elle les ordonnait : ce qu’elle ordonnait ce n’était que punitions d’hérétiques, ou d’infides, croisades, guerres religieuses.
219[98_112] Bien des gens ont nié que l’Athée de bonne foi soit un être possible. Si cela est, quel mal pourraient-ils faire, quel effet pourraient-ils avoir, tous les arguments contre le théisme ? A qui est véritablement Athée, s’il y a des Athées, il faut y avoir assez de motif pour le taire, prétendre le contraire : mais à qui n’est pas Athée, y a-t-il aucun intérêt à le paraître ? Y en a-t-il de fondations pour l’Athéisme, comme il y en a tant et de si riches pour le Cacothéisme ? Y en a-t-il même de l’honneur à gagner ? De l’honneur, il peut y en avoir d’une certaine espèce de la célébrité au moins, pour les novateurs, même pour les novateurs les plus pernicieux. Mais l’opinion, ou la prétendue opinion, est aussi ancienne que l’histoire : et pour les arguments, peut-il y [en] avoir de nouveaux en ce genre ? Et cela au point de répandre autour de son auteur les rayons de la gloire ? De quel être vivant un homme pourrait-il jamais concilier ou l’amitié ou l’estime en penchant [vers] l’Athéisme, à moins que ce ne soit à titre d’ennemi et combattant du Cacothéisme ? Mais sous cet aspect, est-il bien là de ces argumentateurs que l’on devrait s’évertuer à réduire au silence ?
- 183 MS allégués.
220 Quelques écrivains ont prêché avec un zèle apparent l’existence de Dieu, en niant l’existence d’une vie future de récompenses et de peines : et ils ont allégué183 l’utilité du premier de ce dogme pour motif de leur zèle. Mais séparée de ce dernier dogme, l’utilité du premier est absolument nulle. Dans cette vie, les plus grands crimes ne se punissent pas par Dieu autrement qu’en se punissant par les hommes. C’est une vérité démontrée par l’expérience : expérience universelle et constante. Que si les prétendus jugements de Dieu ont été véritables, ils n’arrivent pas assez souvent pour avoir la moindre influence dans [l]a voie de l’exemple. Reste donc une vie future pour unique théâtre des jugements et peines exclusivement divines. En niant donc l’existence de cette vie future on fait tout le mal que l’on pourrait faire en niant l’existence du créateur du monde.
Agathothéisme184
- 184 Titre dans l’en-tête uniquement
221[98_113] Telles étant et si variées les modifications du cacothéisme, que restera t-il donc on peut se demander, pour l’Agathothéisme ? Telles étant les dispensations prétendues divines contraires à l’utilité présente, quelle est celle qui y serait favorable ? La réponse est assez courte : de la félicité pour l’autre vie, autant que l’on voudra : de l’infélicité autant qu’il sera nécessaire pour faire les vraies fonctions convenables de la peine. Et sur quelles actions ces peines futures devraient-elles être réputées comme devant être assises ? spécifiquement sur toutes ces actions que le législateur terrestre doit proscrire sous des peines de sa façon : plus celles-là, s’il y en a, sur lesquelles en les défendant il ne s’abstient d’asseoir des peines que pour la difficulté qu’il appréhend[e] de trouver à faire infliger de telles peines sans produire des maux supérieurs à ceux du délit même : individuellement, sur toutes celles qui, à cause de ces accidents auxquels la nature humaine est sujette, auront manqué de trouver la dose de peine requise pour mettre l’avantage du délit au-dessous des maux de toutes sortes que l’auteur en éprouve.
- 185 MS “abuseraient-ils”
222Tel est le credo de l’Utilité. L’est-il aussi de la Vérité ? ce n’est pas ici l’endroit pour y répondre. Ce qui suffit c’est que l’on peut répondre hardiment dans l’affirmatif sans craindre que l’erreur, s’il y en avait, puisse avoir aucune mauvaise conséquence. Dira-t-on que les esprits téméraires abuseraient185 de cet Agathothéisme en disant – « Mais ce mal que l’on me dit que s’ensuivra de mon crime, ce mal plus qu’équivalent au profit de ce crime, je m’y exposerai cependant dans l’incertitude où je suis que cette menace se réalisera jamais en effet ? » Mais comment du cacothéisme, surtout des cacothéismes les plus généralement établis, n’abuseraient-ils pas encore bien davantage ?
Cacothéisme – Peines186
- 186 Titre dans l’en-tête uniquement
- 187 MS “il”
223[98_114] Quelles peines trouver pour des délits dont la plupart, à en juger par le mal qu’il[s]187 tendent à faire naître, même pour le mal qu’ils ont fait et ne cessent de faire naître, sont de nature si atroce ? Aucune. Les peines ne seraient pas mal fondées, soit : mais elles seraient ou trop coûteuses ou inefficaces ou non requises ou tout cela à la fois.
- 188 Mot manquant
- 189 MS “saurait”
224Le moyen à présent de garantir les simples contre tous ces poisons ? ils en sont abreuvés : ils les ont sucés avec le lait maternel. De quel remède se servir ? il n’y [en]188 a qu’un seul : c’est la Vérité. Et qui autre que la liberté qui puisse administrer ce remède ? La qualité pernicieuse de ces dogmes dépendra de l’opinion qu’on a de leur vérité. Otez cette opinion : le dogme au lieu de pestilentiel n’est plus que ridicule. Or comment l’ôter cette opinion ? comme on ôtait toute autre. Ce n’est pas avec le glaive que les opinions se détruisent, c’est avec la plume. Dirigée contre une opinion quelconque les punitions ne saurai[en]t189 jamais prouver autre chose que l’union de l’ineptie[ ?] et de la tyrannie dans celui qui les emploie. Mais que dire de ceux qui emploieraient ces armes non pas pour faire dégorger de tels poisons, mais pour les faire avaler ?
- 190 Ce paragraphe est précédé du chiffre « 2 » à l’encre. Malgré cette précision, l’ordonnancement du (...)
225D’après le principe d’antipathie et de caprice, d’après la notion populaire de ce qu’il conviendrait à la justice divine, s’il s’agissait de savoir la peine due aux inventeurs de l’enfer, rien de plus simple. Ce serait l’enfer lui-même. C’est pour se servir de la phrase des logiciens, leur proprium quarto modo : il leur convient omni, soli et semper : à un chacun d’eux, à eux seuls, et pour toujours. D’après ce principe il leur convient à plus d’un titre. A titre de retaliation : au moins si la crainte d’une peine est la ressemblance la plus exacte que l’on puisse fournir de cette même peine, surtout d’une peine dont une propriété est de ne se jamais faire voir dans la réalité. Il leur convient à titre d’analogue : même instrument, aussi bien que même peine, instrument du délit rendu instrument de la peine.190
- 191 MS alt “qu’appellent”
- 192 MS “les”
226La convenance de cette peine pourrait même se fortifier par un préjugé191 : à employer le mot préjugé dans le sens [d]es192 légistes. J’en ai ouï le temps et le lieu, étant jeune : mais je n’en retiens que le fait. Sur le théâtre ou de Covent-Garden, ou de Dury-Lane il devait se donner une danse de Diables : quatre danseurs furent commandés à cet effet. La danse commencée, chaque danseur en vit quatre autres, outre lui-même : enfin les explications faites, il s’est trouvé que par-dessus les faux démons il y en avait un de véritable.
- 193 MS “poursuivirent’
- d Ferdinand-Olivier Petitpierre (1722-1790), pasteur, fut destitué de la paroisse de la Chaux-de-Fon (...)
227Un autre préjugé c’est une décision connue de Fréderick deuxième de Prusse. Le consistoire de Neufchâtel poursuivit193 le ministre Petitpierre pour avoir ôté l’Enfer, en ne laissant que le purgatoired. S’il n’avait tenu qu’à eux ils auraient volontiers envoyé cet hérétique trier la vérité du dogme par sa propre expérience. De pareilles expériences n’étaient pas du goût de Frederick. La décision était : Que Messieurs de Neufchâtel soient damnés éternellement, puisqu’ils le veulent.
228C’est parmi les défenseurs de l’enfer que l’on trouve ceux qui font l’emploi le plus constant du principe d’antipathie : or si ce principe venait à prévaloir sur celui d’utilité, voilà ce qu’ils gagneraient à ce marché.
Impossibilité de concilier le Théisme à la fois à l’utilité et à la vérité
- 194 Ajout à l’encre rouge
229[98_115] Le développement de la vraie théorie des peines aurait empêché l’invention du Théisme194.
230Pour influer sur la conduite des hommes la sanction religieuse, ainsi que les autres sanctions ne peuvent avoir que deux classes de moyens, les peines et les récompenses.
231A propos des peines, tout roule sur celles de l’autre vie : parce que s’il y en a [qui] peuvent se percevoir dans la vie présente ce ne sont que l’espèce de commination qui se rapporte à ces peines à venir, la crainte de ces mêmes peines à venir, peine dont l’existence dépend de la persuasion où l’on est de la réalité des peines ainsi menacées.
232Les peines d’une vie à venir sont comme telles incapables de se trouver conformes aux buts de la justice : ce sont des peines essentiellement indues à plus d’un titre.
233Nous avons vu les fins auxquelles les peines devaient être dirigées : la quantité où elles doivent se trouver tant pour répondre à ces fins que pour ne pas faire plus de mal que de bien : les qualités dont elles doivent être douées pour les mêmes raisons. Or plus on considère les peines à venir d’une autre vie sous divers aspects, mieux on voit clairement à quel point elles sont incapables d’être employées avec avantage.
234Offices des peines.
-
Fournir une satisfaction présente et visible à la partie lésée par l’incapacitation du délinquant.
-
Prévenir les rechutes, la répétition d’un délit de même espèce ou la commission de délits d’espèce semblable.
-
Prévenir les rechutes par la réformation du délinquant.
-
Prévenir la commission des délits d’espèce pareille par ceux qui en sont encore innocents, au moyen de la terreur inspiré[e] par l’exemple de la souffrance que le coupable a subi.
235Or quant aux trois premiers de ces quatre buts, on voit que la peine à venir les manque totalement. Le temps est-il venu pour l’administrer ? La partie lésée n’existe plus pour être satisfaite : le délinquant n’existe plus pour être incapacité, pour être réformé. Tout le mal que la partie lésée aurait pu souffrir en conséquence du délit, [elle] l’a souffert en son entier : tout le mal ultérieur que le délinquant était capable et disposé de faire, il l’a fait.
236Quant au quatrième but, la peine à venir, considérée en elle-même, manque également ce seul but qui reste ; ce qu’elle peut faire pour le remplir, ce n’est que par le moyen de son obscur et faible représentatif, une crainte d’un événement qui ne doit jamais se réaliser dans tout l’intervalle où cette crainte peut répondre à son but.
237Manières dont une peine peut se trouver indue.
-
1. Mal fondée
-
2. Inefficace.
-
3. Trop dispendieuse.
-
4. Superflue.
238[1.] Quand au fondement que la peine doit avoir dans la qualité pernicieuse du délit, c’est une considération qui n’entre pas ici en question : on la suppose bien fondée autant qu’une peine ainsi conditionnée peut l’être.
- 195 MS “dans l’un”
2392+3. Le propre en est de flotter entre le vice de l’inefficacité et celui d’être trop dispendieux : d’être nécessairement dans un195 cas ou dans l’autre, ou plutôt dans tous les deux. Cela est dû à l’excès de son éloignement et de son incertitude. Mais cette considération, je me réserve à la détailler sous le chef de la proportion.
- e Remark only in a note that it is not lost, as it may be admitted[ ?] in proportion as earthly puni (...)
2404. C’est l’excès de cette incertitude qui oblige à recourir à d’autres peines, aux peines visibles de la vie présente. Et comme de la peine à venir la force, à cause de cette extrême incertitude, se soustrait à tout calcul, on ne peut guère la mettre en compte : en réglant la quantité des peines mondaines on est forcé d’en agir comme si elle n’était pas : ainsi elle est dans son entier une superfluitée.
241Proportion en fait de peines.
242Pour n’être pas inefficace, la valeur d’une peine doit toujours être supérieure à celle du profit du délit. Ce qui lui manque pour cela du côté de la proximité et de la certitude, il faut le compenser du côté de la grandeur.
- 196 Dans la marge, au crayon, Bentham ajoute : " Even punishments given for eternity are not found suf (...)
243Toute peine, même les peines mondaines, toute peine quel parfait que soit le système des moyens pris pour en assurer l’infliction la plus exacte et la plus prompte, toute peine est essentiellement inférieure de ces deux côtés au profit du délit.196
244[98_116] De pareilles peines ne peuvent pas se trouver infligées par un gouverneur juste. De pareilles peines ne peuvent pas avoir été dénoncées par un gouverneur juste et véridique.
245Pour sauver la Justice de ce gouverneur prendra-t-on le parti de faire le sacrifice de sa véracité ? Mais une telle apologie manquerait le but auquel il était dirigé, exactement dans la proportion où elle serait reçue. Prenez un homme à volonté. Cet homme reconnaît-il cette dénonciation comme devant s’exécuter ? Cette dénonciation n’est plus à ses yeux la déclaration d’un gouverneur juste. La reconnaîtrait-il comme ne devant pas s’exécuter ? Elle est pour lui comme si elle n’avait pas été faite.
246Outre qu’un tel sacrifice doit naturellement paraître monstrueux, dans un cas tel que le présent, il est de son essence de se trouver inutile.
- 197 MS “à”
- 198 MS “l’une”
247Au sujet de la relation entre cette vie [et]197 une autre le Théisme a inventé deux systèmes {absolument contraires}. Dans l’un198, la présente vie n’a été faite que pour une autre future : dans l’autre la vie future a été faite pour la vie présente. La première est celle des vrais religionnaires : la seconde est celle des politiques, qui trouvant la religion établie veulent lui trouver quelque usage.
- 199 MS “les”
248Selon les premiers, la vie présente ne vaut rien en elle-même : elle ne mérite pas qu’on s’en soucie. A quoi donc est-elle bonne ? Pour faire savoir à Dieu par l’expérience ce qu’il sait déjà avant l’expérience. Pour recevoir le genre humain ci-après il a cré deux espèces de mondes : l’un un séjour de plaisirs : l’autre de peines : il s’agit de savoir de quels sujets ces deux mondes seront respectivement peuplés. Ce qui est clair est que ce sont [d]es199 bons que sera rempli le séjour heureux ; l’autre des mauvais. Mais le moyen de savoir qui sera bon, et qui sera mauvais ? C’est pour faire cette expérience que la terre a été créée.
249Mais pourquoi créer un séjour de peines ? Pourquoi créer des être expressément pour être mauvais ? une telle création est diamétralement opposée aux idées de bonté et de sagesse. Un être qui a agi de cette sorte ne peut être ni bon ni sage : lui appliquer ces deux épithètes, c’est abuser de la signification de ces mots en leur donnant tantôt un sens tantôt un autre absolument contraire.
- 200 MS alt. “si cette révélation, histoire prétendue divine appuyée uniquement sur des témoignages hum (...)
250Ainsi un tel système en lui-même ne présente pas la moindre ombre de vraisemblance : il n’est composé que de contradictions. Pour l’étayer il faut donc s’en rapporter à la révélation : reste à savoir si avec des témoignages humains on peut prouver des contradictions200.
- 201 MS “et”
251Cependant quels sont les bons, quels sont les mauvais, et pourquoi Dieu aimerait-il les premiers plus que les autres : pourquoi choisira-t-il les premiers plus que les autres pour leur donner un sort heureux ? plutôt choisira-t-il les mauvais plutôt que les bons pour les mettre dans un séjour de souffrance ? Pourquoi accordera-t-il aux bons la préférence ? parce que nous la leur accordons nous autres. Et pourquoi la leur accordons-nous ? ou par pur caprice sans savoir pourquoi, sans aucune raison, ou bien parce que par bon nous entendons ceux dont la conduite {tend à nos yeux à entretenir le bonheur dans la société ou au moins à ne pas le troubler} e[s]t201 conforme au plus grand bien-être de la société. Mais pourquoi donc s’attacher à accorder la félicité à ceux dont la conduite est favorable à celle des autres ? c’est que en qualité de récompense de pareilles concessions ont la propriété de fixer les gens dans cette carrière désirable.
252Mais voilà donc que ce système s’est trouvé être fondé effectivement sur l’autre. L’idée de justice est une idée uniquement née de la vie présente : ce n’est qu’à celle-ci, à ses intérêts, que la justice est relative. Ce n’est qu’à cause de son influence sur le bonheur de cette vie que la justice est préférable à la qualité contraire : ce n’est qu’à cette cause qu’elle nous paraît plus propre à attribuer que la qualité contraire au créateur des choses, à un être que nous craignons et à qui nous voulons plaire.
- 202 MS “seuls”
- 203 MS déchiré
- 204 MS déchiré
253Un état de peines futures ne saurait donc s’accorder ni avec l’une ni avec l’autre hypothèse. Si l’autre vie est faite pour celle-ci, il faudrait que pour être bonnes à quelque chose les peines fussent capables de répondre aux fins auxquelles seul[e]s202 les peines de la vie présente sont bonnes ; mais c’est comme nous avons vu, ce qu’elles ne sont guère. Si l’autre vie est établie pour des fins autres que celle d’améliorer la condition de la vie présente, si elle a été créée pour des raisons indépendantes de la vie présente, si enfin elle a été créée pour elle-même, à quoi bon des peines qui n’étant en elles-mêmes que du mal se trouvent dans cette hypothèse de la seule condition de laquelle elles tiennent, de la capacité de revêtir le caractère de bonté, et d’être l’ouvrage d’un [… ?]203 auquel cette qualité [… ? …able ?].204
254[98_117] La seule raison, la seule circonstance qui rende la dispensation des peines compatible avec l’idée d’un être doué des qualités de bonté et de bienfaisance, un être propre à être pris pour l’objet des affections d’amour et d’estime est l’utilité de ces mêmes peines. Mais cette utilité est bornée uniquement à cette vie et aux peines qui s’administrent dans cette vie. Attribuer donc à un pareil être le dessein d’appliquer dans une autre vie à quelle fin que ce soit une peine quelconque, c’est donner dans une contradiction, c’est donner tour à tour aux mêmes mots tantôt une signification, tantôt une autre qui lui est contraire.
Notes
1 Le titre figure uniquement dans l’en-tête.
a Désir de l’amitié de Dieu.
Crainte de son inimitié.
Amour de Dieu.
Voyez &c. Motifs.
2 [Le passage suivant, incomplet, est barré à la plume]
Un dogme peut avoir rapport à la faculté active des hommes ou [il] peut n’avoir rapport qu’à la faculté passive et sensible.
Un dogme qui annonce un fonds infini de félicité comme existant pour être distribué dans une vie postérieure à la présente est un grand bien : et en effet considéré en lui-même, comment peut-il ne pas l’être à proportion qu’il trouve croyance ?
Un dogme qui annonce un fonds indéfini de souffrance comme existant pour être distribué dans une vie postérieure à la présente semble devoir être en lui-même un grand mal : et en effet considéré en lui-même il ne peut que l’être en proportion qu’il trouve croyance.
Duquel la valeur doit-elle se trouver la plus grande, de ce bien ou de ce mal ? C’est malheureusement de ce dernier. D’une sensation inconnue l’idée ne peut agir sur notre faculté sensible que par le rapport que l’on suppose a cette sensation avec une autre, avec une sensation qui nous est connue. Or de sensations pénibles nous connaissons une <…>
3 MS “subornateur”
4 MS “qu’instant”
b Délit. Injures simples mentales.
5 MS “tous vous”
6 MS. mot manquant
7 MS “duquel”
8 MS alt “disposition”
9 MS <…> [signale un blanc dans le manuscrit. Bentham entendait numéroter les ‘espèces de cacothéisme’ à un stade ultérieur.]
10 MS “saintes”
11 MS alt “En perdant”
12 au crayon : tout ce § est signalé “to p. 7”, ce qui motive son insertion ici.
13 William Laud (1573-1645), archevêque de Cantorbéry,
14 MS “de”
15 MS “la”
16 MS, ajout au crayon “Neuvième”
17 MS <…>
18 MS <…>
19 MS “ait”
20 MS “Si”
21 MS “l’un”
22 c Here a list of those intermediate points.
S’agit-il de l’authenticité de l’écriture d’un certain homme ? Si cet homme est en vie on lui représente l’écrit comme objet de comparaison et l’on le fait écrire aussitôt une phrase pareille. Est-il décédé ? On cherche au moins pour objet de comparaison quelque autre duquel personne [ne] dispute l’authenticité.
23 Titre dans l’en-tête uniquement. La mention “II.2." précède le titre. Il s’agit de la seule indication d’organisation dans le manuscrit.
24 MS “Note ?”. L’auteur a pu envisager de placer la suite du paragraphe en note.
25 MS “convienne”
26 MS mot manquant
27 MS “lui”
28 MS “alternatif”
29 MS “le”
30 MS “le perspectif”
31 MS “entrevoie”
32 Note manuscrite au crayon en haut du feuillet : “Note ?”. Cela concerne tout le feuillet.
33 MS “reflection”.
34 Ici, Bentham insère le paragraphe suivant avec la note “Post this off to dogmatisation absurde”.
A ce chef de subornation de délits peut être regardé comme appartenant un autre effet de l’énoncé de dogmes absurdes accompagné de celui de l’obligation de les embrasser. C’est une dépravation générale des facultés de l’esprit. De celui dont les opinions tendent à opérer ce triste effet, on peut regarder le fait comme appartenant au chef d’injures simples mentales. Le jugement, dépravé dans son organisation, poussé dans la carrière de la déraison, livré à cette maladie qui le fait embrasser le faux en tout genre par préférence à la vérité devient par cela moins propre à toute fonction qui lui appartient, à tout travail sur lequel l’occasion l’appelle pour déployer ses forces. On est moins propre à toute charge tant publique que privée, à tout examen, à toute recherche. Législation, administration de la justice, arts et sciences, économie privée même, tout doit souffrir de la faiblesse de celui qui est parvenu à se faire un devoir de l’aveuglement et de l’inconséquence. L’on verra plus particulièrement tout à l’heure la liaison qu’il y a entre cette maladie mentale et l’acceptation forcée d’absurdités dans quelque genre que se puisse être.
Confirmé dans l’habitude de déraisonner par la pratique existante de sa vie entière, il devient moins propre à tout ce qui demande l’usage de la raison. Forcé pour écarter les lumières incommodes de la vérité, de s’envelopper dans un nuage qu’il a suscité lui-même, aucun objet ne se présente à lui qu’à travers ce milieu infidèle et trompeur.
35 MS “de”
36 Mot manquant dans le MS
37 Mot manquant dans le MS
38 Tout ce feuillet est suivi de la mention au crayon “To p. 10
39 MS “et venu”
40 Voir Introduction to the Principles of Morals and Legislation, ch. 13.
41 MS mot manquant
42 MS <…>
43 MS “s’attendrait”
44 MS “il”
45 MS “Il”
46 MS <…>
47 MS “le”
48 MS “accompagné”
49 MS <…>
50 MS <…>
51 MS “vindictive”
52 MS “Thiestes”
53 MS <…>
54 Rupture de syntaxe dans l’original.
55 MS “seraient”
a Ch. <…> Motif
56 MS “d’”
57 Notation à l’encre rouge dans la marge
58 MS. “Peine”.
d C’est là une vérité de mathématique. Pour duration moyenne de la souffrance de celui qui périt par les flammes 5 minutes.
Nombre des hommes vivants à la fois.
Durée du monde
Durée d’une génération
Nombre de génération depuis la création de l’homme
Total de temps à passer dans les angoisses de la brûlure pour un nombre équivalent à celui de tous les hommes qui ont jamais vécus.
Or qu’est-ce que cela au prix de l’éternité ?
59 MS “trouve”
60 MS “caractériser”
61 MS “mériter”
62 MS “infligeât”
63 MS “a”
64 MS “pourrait”
65 MS <…>
66 MS “réel”
a [98_87] Note : En fait de dogmes il ne faut pas confondre le frivole avec l’absurde. Ces qualités se rencontrent assez naturellement dans le même sujet : mais dans elles-mêmes elles sont assez distinctes : aussi ne les trouve-t-on pas toujours réunies. Quand Jésus Christ a été mis à mort, les soldats qui se trouvaient [de] garde partagèrent dit-on sa robe. Que quelque spéculateur ait cru trouver des raisons pour dire la robe de Jésus a été de couleur bleue. Cette opinion érigée en dogme, cette opinion ne ferait qu’un dogme frivole. Car que c’eut été de couleur bleue ou de toute autre couleur, qu’est-ce qui s’ensuit à pratiquer[ ?] pour nous autres ? Cependant il ne contient rien d’absurde : car pourquoi cette robe n’aurait-elle pas pu être de cette couleur aussi bien que d’une autre ?
Il est au moins aussi facile de trouver des dogmes absurdes [dont] on ne peut pas dire qu’ils sont frivoles. Un dogme immédiatement pernicieux dont tel dogme, par cela même cesse d’être frivole. Quelques pernicieux que soient les dogmes frivoles, en tant que frivoles, ce serait un grand bonheur de ne pas en avoir qui le fussent autrement et davantage
67 MS “Cinquième”
68 MS “ne sont”
69 Titre uniquement dans l’en-tête
70 MS “pas”
71 MS “coercion”. La correction est effectuée systématiquement dans la suite du texte.
72 Ms alt. “Le souverain des diables."
73 Richard Smalbroke, auteur de A Vindication of the Miracles of our Blessed Saviour (Londres, 1729).
74 MS “m’abstienne”
75 MS “toutesfois”
76 MS “serve”
77 Ici Bentham ajoute dans la marge : “But as on this view this institution of false duties goes only to weaken the efficacy of the relig. sanction in enforcing the observance of the true, the weaker that efficacy, the less the mischief derived from this source. But religionists cannot represent the mischief as small without admitting the beneficient efficacy of the religious sanction to be proportionably small."
78 Titre dans l’en-tête uniquement
79 MS “Quant”
80 Dans la marge, Bentham a noté à l’encre rouge : “Point de mesure reconnue d’absurdité”.
81 Selon un dicton populaire, on répond aux enfants qui posent des questions sur la lune “The moon is made of blue cheese”. Brewer’s Dictionary of phrase and fable.
82 MS mot manquant
83 MS alt “si invraisemblables pour fournir la quantité requise”
84 MS “voies”
85 Il s’agit d’un sous-titre dans le manuscrit.
86 MS “les”
87 MS. “dissention”.
88 Bentham utilise ici par erreur le pluriel dans le MS.
89 Ici, dans la marge, un ajout illisible à l’encre rouge.
90 MS “l’”
91 MS alt “s’être imbu”
92 Le titre figure uniquement dans l’en-tête.
93 MS “se”
94 MS “ils”
95 MS “ce sont”
a Partout, hors l’Angleterre, cette raison aurait pu valoir quelque chose. L’exécution des lois pénale[s] au moins de celles contre les délits purement publics rest[e] à la disposition du gouvernement.
96 MS “de la”
97 Peter Annet (1693-1769) a été condamné en 1762 à un an de travaux forcés pour blaspheme. Bentham se trompe sur la durée de sa peine, ainsi que sur la date (Georges III était au pouvoir depuis 1760 et Mansfield Chief Justice du King’s Bench depuis 1756).
98 MS. “oblige”
99 MS “ordinaires”
100 MS “grammaires”
101 MS “elle”
102 MS “mange toi”
103 MS “cette leek” [Shakespeare Henry V, v. i. 1–94].
104 MA “d’en”
105 MS “de la poirée”
106 MS alt. “sourdement”
107 MS " indélible”
108 MS “équivalent”
109 MS “de”
110 Voir ‘Merry Andrew’, in Matthew Prior, Poems on Several Occasions, London, 1718 :
Be of your Patron’s Mind, whate’er He says ;
Sleep very much ; Think little ; and Talk less :
Mind neither Good nor Bad, nor Right nor Wrong ;
But Eat your Pudding, Slave ; and Hold your Tongue.
111 MS “naturels”
112 MS “a”
113 MS “de”
114 MS “leur”
115 MS “qu’aurait”
116 MS “pour les éloigner”
117 MS “pliés”
118 MS “elle”
119 MS “la”
120 Mot manquant
121 MS “elle”
122 MS “bon”
123 MS “soient”
124 MS “les regardent”
125 MS “continu”
126 MS “est”
127 MS “maintienne”
128 MS alt “de la formation de laquelle il n’y a que très peu de gens qui ont su soutenir la peine”
129 MS “impartials”
130 MS “aient”
131 MS alt illisible
132 Ms “se puisse”
133 Rupture de syntaxe dans l’original.
134 MS “but”
135 MS “il”
136 Mot manquant
137 MS “aboutira”
138 MS “un”
139 MS “momentané”
140 MS alt “y établis”
141 MS “se leur attache”
142 Mot manquant
143 MS “d’y”
144 MS orig. “il doit”
145 MS orig. “admette”
146 MS orig. “qui en peut”
147 MS “pas aucun”
148 MS “y”
149 Ms “toutes” “la”
150 MS alt illisible
151 MS alt illisible
152 MS “une lapse de temps longue et incertaine”
153 MS alt illisible
154 MS “pour”
155 MS “car”
156 MS alt illisible
157 Tout ce paragraphe est à l’encre rouge.
158 MS “n’en”
159 MS “nieront”
160 Titre dans l’en-tête uniquement
161 MS “susciter”
162 MS " ?"
163 MS alt “leur trouver à chacune un voile”
164 MS “véritables”
165 MS “alternatif”
166 MS alt “une apparence aussi forte qu’il est possible de conformité”
167 MS alt “les principes ascétiques”
168 MS alt “sustentatrice”
169 MS alt “disproved”
170 Titre uniquement dans l’en-tête
171 MS “ont s’élèvent”
172 MS alt “servir”
173 MS “a”
174 MS “lui”
175 MS alt “le décrire”
176 MS “La”
177 MS “aient”
178 MS “la”
179 MS “il”
180 MS “reçue”
181 MS alt illisible
182 MS “occasionnelles”
183 MS allégués.
184 Titre dans l’en-tête uniquement
185 MS “abuseraient-ils”
186 Titre dans l’en-tête uniquement
187 MS “il”
188 Mot manquant
189 MS “saurait”
190 Ce paragraphe est précédé du chiffre « 2 » à l’encre. Malgré cette précision, l’ordonnancement du manuscrit reste incertain.
191 MS alt “qu’appellent”
192 MS “les”
193 MS “poursuivirent’
d Ferdinand-Olivier Petitpierre (1722-1790), pasteur, fut destitué de la paroisse de la Chaux-de-Fonds en 1760 pour avoir prêché la non-existence de l’Enfer. Il émigra en Angleterre en 1762, où il resta une quinzaine d’années. La ville de Neuchâtel était alors sous la protection de la Prusse.
194 Ajout à l’encre rouge
195 MS “dans l’un”
e Remark only in a note that it is not lost, as it may be admitted[ ?] in proportion as earthly punishment can be inflicted.
196 Dans la marge, au crayon, Bentham ajoute : " Even punishments given for eternity are not found sufficient. But temporary punishments of that kind[ ?] have no further credence, no greater [.. ?] probability than those [… ?] and everlasting ones."
197 MS “à”
198 MS “l’une”
199 MS “les”
200 MS alt. “si cette révélation, histoire prétendue divine appuyée uniquement sur des témoignages humains, peut servir à étayer des contradictions”
201 MS “et”
202 MS “seuls”
203 MS déchiré
204 MS déchiré
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Référence électronique
Jeremy Bentham, « Délits religieux », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 01 février 2010, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/72 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.72
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