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« La chaîne invisible »

Jeremy Bentham et le néo-libéralisme
Christian Laval

Résumé

Bentham’s thought cannot be reduced to the usual oppositions between « natural freedom » and government’s interference. For Bentham, freedom in a political society is determined by the existence of a legal system which creates obligations for some people and rights for the others. The government’s task does not directly consist in respecting a sacred natural right, but aims at producing the « arrangements » which have to direct the interests of the greatest number towards beneficial goals to the community as a whole. The legislator is to know, form and guide the individual interests. For this purpose, he has to summon public opinion in order to control individual action. On this point, we have to correct Contrary to what Michel Foucault contended, the main form of power in modern society is not exerted by a central State but by each individual on the others. That is the meaning of a very important idea in Bentham’s theory which appears under the metaphor of the « invisible chain ». The habit of watching and judging the others in the permanent Public Opinions Tribunal is the best way to learn self-discipline. Bentham’s ideal is the self-government of individuals by the calculation of pleasures and pains.

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Texte intégral

1Les rapports de Jeremy Bentham au libéralisme constituent une question ancienne qui a fait couler beaucoup d’encre depuis le début du XIXe siècle. Tantôt on l’a vu comme le prototype de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’ultralibéral, celui qui ne fait confiance qu’à l’égoïsme (la self-preference) et qui veut partout promouvoir l’intérêt individuel, tantôt on l’a vu comme un organisateur social, un précurseur de l’Etat-providence, un contrôleur général, le grand surveillant d’une société quasi-policière. Ce débat ne sera pas au centre de notre propos. Ou plutôt nous montrerons que l’apport de Bentham nous fait justement échapper à ces catégories de lecture et d’interprétation qui font rater l’essentiel quand il s’agit d’examiner le rapport de Bentham au libéralisme classique et au néo-libéralisme contemporain. L’essentiel réside en effet dans l’absence d’opposition, voire dans la complémentarité qui doit exister entre l’intervention du gouvernement et la direction que doivent prendre les intérêts des sujets politiques. La question n’est pas d’abord et pas seulement celle du « plus ou du moins » d’intervention gouvernementale, de l’extension plus ou moins large du domaine de cette intervention, elle se trouve dans le style et la nature que doit adopter l’action politique et législative quand on a affaire à des sujets définis par leurs intérêts, ramenés à leurs intérêts propres : de quelle nature doit être l’intervention politique sur la vie des hommes dans la société si les hommes sont mus par la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur ?

2Le gouvernement utilitariste, c’est le gouvernement des intérêts, expression que l’on peut prendre en deux sens : c’est en premier lieu le gouvernement qui vise à ce que chacun puisse poursuivre ses propres fins, c’est-à-dire la satisfaction de ses intérêts, mais de sorte que ces intérêts particuliers convergent vers l’intérêt général ; en second lieu, le gouvernement, pour établir cette convergence, se sert des intérêts individuels comme des seuls matériaux qu’il doit et qu’il peut arranger dans sa « fabric of felicity ». Gouverner en vue de l’utilité générale au moyen des intérêts individuels, c’est la définition d’un art politique guidé par le principe d’utilité, ou plus simplement, c’est la définition d’une politique de l’utilité. Michel Foucault l’appelle dans Naissance de la biopolitique la voie utilitariste du libéralisme, celle que l’on connaît le moins et celle, pourtant, sans laquelle on comprend mal le néo-libéralisme contemporain.

  • 1 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Paris : Gallim (...)

3Précisons ce point. Foucault distingue deux grandes voies dans ce que l’on appelle le « libéralisme ». L’une et l’autre de ces voies se posent la double question de la légitimité du souverain et de la limitation de l’exercice de son pouvoir. Il y aurait d’un côté « la voie axiomatique ou juridico-déductive », qui serait celle de la Révolution française et de Rousseau. Elle vise à partir du droit dans sa forme classique à définir les droits naturels, originaires, imprescriptibles, et elle se demande comment, pourquoi, à quelles conditions, certains de ces droits innés ont pu être cédés au Souverain. Cette démarche par laquelle la souveraineté est constituée à partir des droits de l’homme, Foucault la qualifie de « rétroactive » ou de « rétroactionnaire »1 : elle recommande de revenir aux fondements ou plutôt à un moment originaire pour poser la question de la limite de la souveraineté. Héritière des théoriciens du droit naturel du XVIIe siècle, c’est la voie « royale » du libéralisme, la plus visible, la plus bruyante, la plus enchanteresse, celle qui, encore aujourd’hui, est réinvestie et réactivée par les luttes les plus diverses contre le totalitarisme, les abus de pouvoir, les discriminations.

4L’autre voie, « utilitariste-radicale », moins visible et moins valorisée, est très différente. Elle entend limiter le pouvoir du souverain au sein même de l’exercice de la pratique gouvernementale en fonction des limites qui s’imposent factuellement quand on cherche à atteindre des objectifs gouvernementaux déterminés. Ces limites sont tirées des effets mêmes que l’on cherche à produire, elles sont définies par l’utilité, c’est-à-dire par un critère jaugeant l’action dans ce qu’elle a d’utile, d’inutile ou de nuisible. Foucault définit très justement l’utilitarisme non pas d’abord comme une philosophie ou une idéologie mais comme une technologie du gouvernement, une forme de réflexion très spéciale sur une « économie nouvelle de la raison de gouverner ».

5L’ambiguïté du libéralisme tient donc à l’existence de deux voies, de deux conceptions de la loi, de deux conceptions de la liberté hétérogènes et disparates. La première est une liberté originaire, incorporée à l’individu, imprescriptible, et la seconde, une liberté regardée comme un effet de la pratique gouvernementale.

6L’interprétation que donne Foucault de l’utilitarisme nous invite à poser une question essentielle : jusqu’à quel point l’étude de Bentham permet-elle de dégager quelques-uns des caractères fondamentaux du néo-libéralisme contemporain ? Je voudrais montrer ici que c’est bien une nouvelle sorte de pouvoir qui s’élabore dans la pensée de Bentham, non pas tant le pouvoir effrayant de la surveillance totale auquel on a attaché trop vite le souvenir de la prison panoptique mais un pouvoir invisible, anonyme, permanent et régulier qui s’exerce sur chacun et dont chacun se fait aussi nécessairement l’agent. Ce pouvoir est une « chaîne invisible » qui attache chacun aux autres dans la société et que le gouvernement doit renforcer en chaque maillon. Un pouvoir, ou plutôt une normativité, qui vise à faire l’économie maximale de la répression au profit de la mise en forme du désir légitime. Un pouvoir qui ne se fonde plus dans la rhétorique libérale des droits, mais ne tient qu’aux effets calculables de ses dispositifs institutionnels et de ses régulations sociales.

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  • 2 Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Eloge de la liberté, Paris : Presses Pocket, (...)

7On a pris l’habitude d’opposer la liberté négative et la liberté positive. La première se définit comme la négation de la contrainte. Être libre, c’est ne pas être contraint. D’après Isaiah Berlin, si l’on doit à Thomas Hobbes cette définition négative de la liberté2, Bentham l’aurait également faite sienne. La liberté positive, quant à elle, serait la liberté en vue de, une liberté orientée vers la création des conditions de la maîtrise de soi qui implique une politique d’émancipation : ce serait la liberté de faire la loi, la liberté de participer à la chose publique.

8Berlin a-t-il raison d’enrôler Bentham dans ce camp ? Si l’on comprend bien ce qu’il veut dire, la conception de la liberté négative viserait à limiter le plus possible les ingérences gouvernementales dans la sphère privée, regardée comme la sphère de la liberté naturelle, comme le domaine des droits naturels que l’on n’aurait pas cédés dans un contrat avec un Souverain ou avec les autres sociétaires. En réalité, la position de Bentham est très différente. Selon ce dernier, les hommes ne connaissent pas de sociétés naturelles mais vivent toujours dans des sociétés politiques. Ils ne font pas cession de « droits naturels », ils ne font pas scission à l’intérieur d’eux-mêmes entre certains droits qu’ils céderaient et d’autres qu’ils conserveraient, ils sont toujours contraints, obligés par les lois qui sont des ordres du Souverain. Ce qui caractérise leur condition en société politique, c’est l’« habit of obedience », l’habitus de l’obéissance, l’habitude d’obéir, mieux, la disposition à obéir.

  • 3 Stephen G. Engelmann résume la position benthamienne de manière fort juste en écrivant : « ce que l (...)

9Le problème de Bentham n’est donc absolument pas l’opposition entre l’état de nature et la société politique, entre la liberté naturelle et l’ingérence de l’Etat. On a toujours affaire à des sociétés politiques structurées par des institutions, hiérarchisées, caractérisées par certaines pratiques et certains rapports de pouvoir. L’homme social est toujours déjà dans le politique comme il est toujours déjà dans la langue. La question politique n’est pas le respect de droits innés, c’est la façon concrète dont s’exerce le gouvernement, c’est la finalité de son action. La question qui se pose aux sujets politiques est la suivante : comment trouver les arrangements pour mieux être gouvernés 3 ?

  • 4 « The Law to produce Liberty in any body must act on somebody. To act on somebody it must coerce. T (...)

10Ce qu’on appelle liberté n’est pas une donnée naturelle, c’est plutôt l’effet d’une coercition ou l’envers d’une obligation. Dans un passage des Principes du droit civil, Bentham le montre très clairement4 :

  • 5 Jeremy Bentham, Œuvres, vol. I, p. 55. Nous utilisons ici l’édition d’Etienne Dumont publiée à Brux (...)

Les retranchements de liberté sont inévitables. Il est impossible de créer des droits, d’imposer des obligations, de protéger la personne, la vie, la réputation, la propriété, la subsistance, la liberté même, si ce n’est aux dépens de la liberté.5

11Penser ce qu’est la liberté dans une société organisée, c’est réfléchir sur la nature des droits et des obligations, c’est poser et dénouer l’apparent paradoxe selon lequel une loi est par nature coercitive bien que créatrice de liberté. La loi, en effet, impose des obligations aux uns en même temps qu’elle crée des droits pour d’autres. La loi est biface : les droits sont des avantages ou des bénéfices pour celui qui en jouit ; l’obligation est un devoir, une charge onéreuse pour celui qui doit les remplir :

Les droits et les obligations, quoique distincts et opposés dans leur nature, sont simultanés dans leur origine et inséparables dans leur existence. Dans la nature des choses, la loi ne peut accorder un bénéfice aux uns sans imposer en même temps quelque fardeau à d’autres. Ou, en d’autres termes, on ne peut créer un droit en faveur des uns, qu’en créant une obligation correspondante à d’autres.

12On pourrait définir cette conception dans une formule presque orwellienne : « la liberté, c’est la contrainte », mais en précisant bien que la liberté des uns se paye toujours de la contrainte s’exerçant sur les autres.

13Il n’y a de « libertés personnelles » que parce qu’il y a un système de lois qui interdit d’enfreindre certaines limites et qui produit ainsi de la sûreté. Mais selon quelle fin ? Selon quel principe ? Tout l’art du législateur, dans son souci d’économie de la coercition et de la sanction, consiste à ce que les bénéfices de la loi (les droits) soient plus élevés que les coûts (les obligations). Tout arrangement juridique ou organisationnel, toute contrainte, est un mal qui doit être mis au service d’un plus grand bien. La liberté, dans cet art économique de la législation, est une dérivée de la sûreté qui trouve sa justification non en elle-même mais par les effets qu’elle a sur le bonheur. Pour Bentham, rappelons-le, la fin suprême ou principale de la politique, c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre. Cet objectif se décline en quatre fins subordonnées qui sont des moyens d’atteindre la fin principale : la subsistance, l’abondance, l’égalité et la sûreté. Ce dernier objectif prime les autres :

  • 6 Œuvres, op. cit., vol. I, p. 57.

De ces objets de la loi, la sûreté est le seul qui embrasse nécessairement l’avenir : on peut avoir à considérer la subsistance, l’abondance, l’égalité pour un seul moment ; mais la sûreté exprime l’extension donnée, en fait de temps, à tous les biens auxquels on l’applique. La sûreté est donc l’objet prééminent ». Et il ajoute : « on s’étonnera peut-être que la liberté ne soit pas rangée parmi les objets principaux de la loi. Mais pour se faire des notions claires, il faut la considérer comme une branche de la sûreté : la liberté personnelle est la sûreté contre une certaine espèce d’injures qui affectent la personne. Quant à ce qu’on appelle liberté politique, c’est une autre branche de la sûreté : sûreté contre les injustices qui peuvent venir des ministres du gouvernement. Ce qui concerne cet objet n’appartient pas au droit civil, mais au droit constitutionnel.6

  • 7 C’est l’image que prend. Frederick Rosen dans Bentham, Byron and Greece, Constitutionalism, Nationa (...)

14Bentham introduit l’idée que la vie sociale est tout sauf un monde pacifié. La société est « travaillée » par la lutte permanente des intérêts, par la tentation généralisée de l’abus, de l’oppression, de la domination. L’homme vit sous l’empire de ses désirs pour le plaisir et de sa volonté de fuir les souffrances. « Naturellement », si le mot a un sens physiologique, il cherche à assouvir ses motifs intéressés au détriment d’autrui. Moralement et politiquement, tout doit donc être fait pour régler et canaliser les désirs qui peuvent être nuisibles aux autres. Ce qui implique que l’autorité politique et le système judiciaire assurent la sûreté de chacun vis-à-vis des intrusions des autres mais aussi, que les détenteurs de ce pouvoir politique soient empêchés de commettre à leur tour des abus contre les particuliers. L’œuvre de Bentham, dans ses aspects les plus pratiques, est une série de propositions portant sur des « sécurités », conçus comme des verrous et des alarmes que l’on disposerait dans une maison pour assurer la protection vis-à-vis d’intrus7. Le gouvernement utilitariste ne peut répondre à chaque demande individuelle, ni même prescrire ce qui serait bon pour son bonheur. Il peut assurer les sécurités minimales qui lui permettrent de poursuivre ses propres fins. Il fournit des cadres juridiques et politiques qui vont modeler les intérêts dans une société civilisée.

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15Comment gouverner l’intérêt individuel ? Comment est-il possible de le guider vers des fins favorables à tous ? Pour influencer l’action humaine, il faut en connaître les ressorts. La première tâche, selon Bentham, est de savoir ce qu’est l’intérêt. Pour cela, il faut comprendre la « dynamique psychologique ». Donnons quelques linéaments de cette théorie psychologique considérée comme un fondement de la science du gouvernement.

  • 8 Introduction to the Principles of Morals and Legislation, note, p. 2 et Springs of Action, éd. Amno (...)
  • 9 Table, p. 10.
  • 10 Ibid., p. 90.
  • 11 Table, p. 90.

16L’intérêt est un terme fictif forgé par les nécessités du discours8. C’est le nom que l’on donne à une entité psychologique que l’on feint de croire réelle. L’intérêt, comme le motif ou le désir, sont des termes directeurs (leading terms) de la science des « springs of action »9. Plaisirs et peines sont les fondations des motifs de l’action. Bentham distingue les sensations originelles de plaisir et de souffrance qui sont tirées de l’expérience directe et les images des plaisirs et les peines, qu’il s’agisse de souvenirs ou d’anticipations, qui sont les motifs effectifs de l’action. Bentham souligne ainsi que « ce n’est pas autrement que par le médium de l’imagination que tout plaisir et toute peine est capable d’opérer en tant que motif »10. C’est par une représentation dérivée de l’expérience première que l’on peut avoir une conscience de cette sensation. Ce point est décisif car c’est l’écart entre le réel et sa représentation qui donne au gouvernement, ou à une autre puissance, une influence possible sur la volonté et sur le comportement des sujets. C’est en jouant sur l’imagination des plaisirs ou des peines, que l’on pourra amener les sujets à agir comme il convient. Encore faut-il que le plaisir imaginé entraîne à l’action. Il est des plaisirs inertes, note Bentham, comme ceux du souvenir, qui laissent le sujet passif. Il faut que l’imagination du plaisir se lie à l’action qui pourra le satisfaire dans l’avenir. D’où le rôle essentiel des espérances, des expectations, que l’on met dans les résultats des efforts consentis. On peut faire le raisonnement symétrique pour la souffrance : il y a des craintes qui poussent à l’action et d’autres non11.

17Les motifs de l’imagination qui poussent à l’action sont très variés, ce peut être la faim ou le désir sexuel aussi bien que l’amour du pouvoir. De chaque sorte de motif découle un intérêt pour un élément particulier ou un événement déterminé du monde qui nous environne. Avoir un intérêt pour une chose, une personne, un acte, c’est attendre sur le plan imaginaire un plaisir respectivement de son usage, de son service ou de son accomplissement, plus grand que le coût anticipé qu’il faudra consentir dans ce but. C’est cet intérêt pour une source imaginée de plaisir qui détermine en grande partie la volonté et déclenche l’acte. De sorte qu’il n’y a pas de sens à parler d’acte volontaire qui soit désintéressé, puisque tout acte de ce genre a un motif qui est l’attente d’un bien ou la fuite d’un mal que l’on anticipe. Ce qu’on appelle faussement un « acte désintéressé » est un acte qui ne relève pas de la classe des intérêts self-regarding, mais d’intérêts sociaux, semi-sociaux, qui restent, par définition, « intéressés » mais dont le bénéfice résultant de l’action est partagé. Dans tous les cas, la raison d’agir, la force motrice élémentaire, est la recherche d’une quantité plus grande de bien ou l’exemption d’une souffrance. Le jeu de l’intérêt est analogue à l’attraction dans le monde physique.

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  • 12 Ibid., p. 112.
  • 13 Ibid., p. 113.
  • 14 Jeremy Bentham, Manuel des sophismes politiques, p. 358 in Fragment sur le Gouvernement, Manuel de (...)

18Bentham constate que les motifs les plus variés agissent comme ressorts de l’action. On agit généralement sous l’influence de plusieurs motifs qui coopèrent ou entrent en conflit12. C’est presque toujours un composé de motifs et d’intérêts correspondants qui opèrent simultanément dans le même sens ou dans des sens contraires. C’est toujours un rapport de forces entre motifs qui décide de la conduite sans qu’on le sache toujours. La représentation qu’on peut en avoir et que l’individu lui-même en a n’est pas celle d’un composé. On retient en général un seul motif, le meilleur lorsqu’on veut du bien à la personne, le pire quand on lui veut du mal. Ce motif que l’on retient est souvent un motif de substitution n’ayant qu’un rapport de connexion lointain avec le motif réel, lequel n’apparaît pas à la conscience. C’est ce que Bentham appelle le « covering motive », le motif de couverture13. C’est ainsi, pour reprendre l’un de ses exemples favoris, que l’amour déclaré pour la nation couvre bien souvent l’amour du pouvoir. A la mesure du jugement d’autrui, la plupart des hommes ne veulent pas savoir quels sont les motifs qui les font agir, ils refusent « l’inconfort » qui accompagne cet examen14. Ce n’est pas qu’il y ait quelque sens qui pousserait au mensonge et à la vérité. Tout est affaire de forces, là encore, entre les motifs. S’il y a des forces qui agissent dans le sens du mensonge, il y a des forces qui agissent dans l’autre sens :

  • 15 Ibid., p. 394-395.

dans une machine, le mouvement ou le repos dépendront de la proportion entre la somme des forces d’impulsion et les forces de retenue : dans l’esprit humain le résultat sera le même. Tout dépend des proportions.15

19L’intérêt et le motif sont toujours déjà pris dans la langue que l’on parle et donc sous influence des jugements que les mots enferment plus ou moins consciemment. Les rapports de force s’exercent par les mots, ce sont eux qui permettent de faire agir les individus, comme veut le montrer cette « logique de la volonté » qui est, selon Bentham, aussi importante sinon plus que la logique de l’entendement. Les volontés agissent sur les volontés par le biais des mots et de la forme grammaticale des propositions.

  • 16 Table, p. 96.

20Bentham montre que ce sense of interest, qui est pour chacun le guide de l’action, peut tromper, dans la mesure même où l’opinion d’autrui, qui est elle-même le produit d’un intérêt ou un composé d’intérêts, ne cesse d’agir sur la volonté. Les intérêts s’influencent et se leurrent par le médium du langage. Si l’intérêt est possiblement trompeur, on a vu plus haut que cela était dû au fait qu’il est toujours saisi par l’individu dans la dimension imaginaire. C’est bien aussi pourquoi ce dernier est si sensible aux mots qui comportent un jugement implicite, voire inconscient pour celui qui les utilise, jugement soit approbateur (eulogistique) soit désapprobateur (dyslogistique). De nombreuses expressions et désignations contiennent en réalité une proposition entière qui juge l’objet, la personne ou l’acte, sans nécessairement que cela apparaisse clairement. Quand on parle de « gourmandise » ou de « gloutonnerie », on utilise des termes qui contiennent des pré-jugements. Telles sont les expressions, nombreuses et très diverses, des formes de désir qu’il recueille dans sa Table of the Springs of Action. Tels sont aussi les termes qui désignent les pratiques sexuelles non conformes ou les pratiques économiques longtemps condamnées par les autorités religieuses ou politiques. Comme il le dit de façon très remarquable, ces termes « passionnés » sont autant de munitions utilisées dans la « guerre des mots »16. S’exprimer par l’un de ces termes stratégiques et polémiques, c’est exercer une force, celle de l’opinion publique, c’est appliquer une sanction morale prononcée par une opinion assimilable à un tribunal. Ce jugement pèse sur les ressorts de l’action, donc sur la conduite, il agit sur l’intérêt même que l’on a pour une chose ou un acte. L’individu est le lieu d’application d’un rapport de forces en tant que jouent sur lui la force des jugements et la force des désirs, forces tantôt coopérantes tantôt contraires.

  • 17 La Table des ressorts de l’action est l’un des textes les plus importants de Bentham. Il témoigne d (...)

21La société politique est traversée d’une guerre des intérêts, d’une guerre des mots et d’une guerre des images des plaisirs et des peines. L’un des enjeux de la science des ressorts de l’action est précisément de les remplacer par des termes neutres, dépassionnés qui permettront de mettre en balance de façon lucide et explicite le bon et le mauvais qu’il y a à attendre d’un acte ou d’un objet17. Par une purge de la langue, le législateur intervient au cœur du jeu de forces entre des mots et des images, qui est aussi un jeu de forces entre des groupes sociaux plus ou moins capables d’influencer la désignation et la qualification morale des motifs, la manière de juger les différents intérêts, selon les ressources dont ils disposent (argent, pouvoir, prestige). L’enjeu n’est rien d’autre que la capacité des individus de calculer exactement leurs intérêts, c’est-à-dire de se rapprocher méthodiquement de l’expérience réelle des sensations.

  • 18 La fin du XVIIIe siècle voit naître toute une économie des peines et des récompenses, reposant sur (...)

22Gouverner économiquement, c’est donc faire en sorte que les sujets calculent de façon optimale pour eux-mêmes et pour la collectivité ce qui leur est le plus avantageux. La loi, en créant des droits et en fixant des punitions, intervient dans le calcul, le corrige, le détermine, l’oriente. Ce qui suppose que la loi elle-même soit « économique », soit quantifiée et quantifiable, puisse être interprétée comme l’élément d’un calcul18. Le législateur de ce point de vue est le grand calculateur, celui qui dispose des lois qui sont, pour chaque sujet, les étalons de mesure qui lui permettent de comparer le gain que laisserait espérer le délit et la perte que représenterait la punition.

23Apprendre à calculer son intérêt, c’est être capable de manier intellectuellement des techniques et des paramètres qui permettent de mesurer effectivement les effets réels de l’action. Cela suppose une certaine uniformisation linguistique et conceptuelle. Rendre le calcul possible et le plus exact, c’est rendre les actions commensurables dans leurs coûts et dans leurs effets, c’est constituer les intérêts dans une temporalité longue, c’est permettre d’étendre le calcul non seulement au temps long mais aussi au nombre le plus grand de ceux qui pourraient bénéficier des résultats de l’action.

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24La tâche du gouvernement et du législateur peut se décliner en trois grandes directions : la connaissance, la formation et l’orientation des intérêts.

  • 19 Jeremy Bentham, Plan for Parliamentary Reform, in Works, éd. John Bowring, vol. III, 1838-1843, p.  (...)
  • 20 Ibid., p. 526.

25- Le législateur a besoin d’une règle pour comprendre comment les individus vont agir. Le principe qu’il doit suivre est simple : ils agissent selon « l’état des intérêts » correspondant à la situation dans laquelle ils sont placés, qui est aussi un « état de tentation »19. L’intérêt est la seule clé du monde politique dont on dispose. Bentham propose deux règles d’analyse, l’une positive, l’autre négative. La première consiste à analyser l’état des intérêts qui caractérise la situation dans laquelle un individu est placé afin de connaître ce que sera sa conduite à l’avenir. La règle négative prescrit de ne tenir aucun compte, si l’on veut connaître la conduite qu’il suivra, des déclarations d’intention et des protestations de bonne foi20. Ces règles doivent présider à l’organisation démocratique du pouvoir, lequel est fait pour garantir « l’ascendant démocratique » du plus grand nombre. Ce principe, Bentham entend le mettre en œuvre de façon systématique dans l’analyse de la contrariété fondamentale entre les intérêts des hommes publics et l’intérêt du peuple, à partir de son « virage démocratique » des premières années du XIXe siècle. Si l’homme public, l’homme de loi, le fonctionnaire ont par certains côtés un intérêt commun avec le peuple et avec l’humanité, ils ont en même temps un intérêt particulier en tant que membre d’un corps et en tant qu’individu particulier. C’est en arrachant par le contrôle populaire l’homme de pouvoir à ses intérêts sinistres et en l’attachant à l’intérêt du grand nombre que l’on fera avancer le bonheur public.

  • 21 Sur ce point, voir P.J. Kelly, Utilitarianism and Distributive Justice : Jeremy Bentham and the Civ (...)
  • 22 Table, p. 94.
  • 23 Table, p. 69.
  • 24 Cette distinction est exposée dans Institute of Poitical Economy, in Jeremy Bentham’s Economic Writ (...)

26- Le législateur exerce également une action sur la formation des intérêts. Le droit assure la stabilité des espérances, et par là les constitue comme telles21. Tout l’art du moraliste et du législateur est de prolonger temporellement les perspectives et l’extension des intérêts au plus grand nombre. Le problème à résoudre est qu’il ne suffit pas de percevoir un objet ou une personne pour que l’action intéressée ait lieu. Il faut distinguer, dit Bentham, l’effet du motif sur la volonté et son effet sur l’entendement. Pour passer de la « velléité » à la « volition », il faut encore que l’entendement puisse peser le bon et le mauvais qui ressortira de l’action, ainsi que les moyens à utiliser22. Mais le temps qu’il faut pour que l’entendement opère est aussi un temps offert aux influences les plus diverses qui peuvent encourager ou dissuader d’agir. L’un des buts de la législation est de permettre à l’action de se décider à partir des perspectives les plus lointaines quant à ses conséquences, la civilisation s’identifiant à la garantie de l’avenir, seule condition pour que les individus acceptent de « sacrifier le présent au futur »23. Dans l’analyse économique de l’action gouvernementale, cette réflexion joue un rôle décisif. L’État doit rester tranquille (sa maxime est : Be quiet) en matière économique parce que ce qu’il ferait ne serait que peu de choses par rapport « à ce qui est fait couramment et comme sans y penser par le juge et son assistant le ministre de la police ». Il y a un rapport étroit entre l’action du législateur, la stabilité des espérances et la production du bien-être. C’est seulement par la sûreté que l’on peut définir un « plan général de conduite », c’est seulement par l’anticipation la plus certaine possible des effets de son travail et de son investissement que l’on peut se décider à agir de façon réellement efficace. En matière économique, Bentham distingue trois sortes d’action : les sponte acta des individus, les agenda et les non agenda de l’Etat24. On pourrait penser que les sponte acta, ce que les sujets font sans prescription politique, est le fruit d’une « nature ». En réalité, l’action spontanée n’est pas indépendante des effets de coercition qui pèsent sur l’individu. Être libre et être sous contrôle, c’est à un certain degré la même chose. On est d’autant plus « libre » d’agir que l’on a saisi que les sanctions sont attachées aux actes, tout le problème pour le législateur étant de faire que ces sanctions ne freinent pas aussi les actions utiles, mais qu’elles les suscitent au contraire.

  • 25 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, p. 119, cité par Michel Foucault, in Surveiller et punir(...)
  • 26 Table, p. 18.
  • 27 Ibid., p. 110.
  • 28 Rationale of Evidence, in Works, vol. VII, p. 258. Bentham propose le mot dexter comme l’opposé de (...)

27- Le législateur et le gouvernement peuvent agir sur la direction de l’intérêt. L’intérêt agit comme la force de gravitation mais elle est sujette à des déviations. Le gouvernement et la législation cherchent à corriger « la tendance au biais », à réorienter l’intérêt. Après Claude Adrien Helvétius, Cesare Beccaria avait déjà comparé l’intérêt à la force d’attraction : « Semblable à la gravitation des corps, une force secrète nous pousse toujours vers notre bien-être. Cette impulsion n’est affectée que par les obstacles que les lois lui opposent. Toutes les actions diverses de l’homme sont les effets de cette tendance intérieure »25. Bentham reprend cette idée en analysant la direction des intérêts. Les intérêts sont dits « sinistres » quand ils poussent à une conduite qui n’est pas droite, quand ils conduisent à l’immoralité et à la délinquance. L’intérêt « sinistre » à combattre, c’est l’intérêt qui prend une mauvaise direction, qui sert un intérêt étroit, d’une moindre extension numérique et d’un effet moindre pour l’individu car trop immédiat26. Un intérêt « sinistre » est un intérêt qui selon Bentham « opère ou tend à opérer dans une direction sinistre »27 ; ou encore dans une direction du mal, qui entraîne à faire mal, à une mauvaise conduite28. Cette analyse de l’intérêt sinistre, qui prend toute son étendue à partir de la période démocratique de la pensée de Bentham, dans les premières années du XIXe siècle, vise principalement les oligarchies au pouvoir qui se partagent les différents éléments de la « matter of good », les accumulant à leur seul profit :

  • 29 Works, vol. III, p. 438.

le pouvoir, l’argent, la dignité artificielle – dont l’existence et l’omnipotence sont déterminées par une force d’attraction de façon aussi indiscutable que l’est le cours des corps célestes –, chacun de ces éléments de la matière du bien [...] opère comme une matière d’influence corruptrice qui attire et entraîne à lui les deux autres : plus l’on possède une quantité importante de l’un des éléments, plus sont faciles les efforts pour s’approprier les deux autres en proportion de ses désirs qui, dans la nature humaine, n’ont aucune limite.29

28Que l’on comprenne bien. Il n’y a pas de bons ou de mauvais intérêts. Il y a des actes qui produisent plus de bien que de mal et d’autres plus de mal que de bien. C’est par l’effet, non par la source, l’intention, ou la nature du désir que l’on doit juger. Condamner l’intérêt self-regarding est une aberration puisque boire, manger, copuler sont des nécessités vitales pour l’individu et l’espèce. Le législateur doit guider les intérêts vers les buts sociaux les plus avantageux pour tous. C’est, à vrai dire, la seule chose qu’il a à faire.

***

29L’art du gouvernement et de la législation repose sur l’influence que les arrangements et les lois peuvent produire sur les motifs et les intérêts. Comment ces créations artificielles peuvent-elles détourner les individus des mauvais objets et les attirer vers les bons, c’est-à-dire conformes à l’intérêt du plus grand nombre ?

  • 30 Ibid.,p. 93-94.
  • 31 Œuvres, vol. I, p. 186. La traduction et l’arrangement du manuscrit fait partie des Traités de légi (...)

30Bentham semble considérer parfois que le législateur ne peut pas grand-chose, qu’il y a une telle abondance d’aiguillons qui poussent l’individu à l’action, face à une telle rareté des brides qui peuvent le retenir, que l’intervention gouvernementale est nécessairement très limitée. Mais ce n’est pas le seul propos à considérer. Le législateur dispose de deux grands instruments, la sanction politique et la sanction morale de l’opinion publique (la sanction physique et la sanction religieuse agissent aussi, mais le législateur et le moraliste n’en disposent pas), dans ce qui se donne comme une guerre générale et permanente contre les mauvais intérêts30. Le gouvernement a deux grands dispositifs à manier, la législation directe (codifiée par le droit pénal et civil), et la législation indirecte ou préventive ( contenue dans une grande variété de règlements et de technologies spécifiques)31. La législation directe consiste à punir, la législation indirecte consiste à prévenir et à susciter « en agissant principalement sur les inclinations des individus afin de les détourner du mal et de leur imprimer la direction la plus utile à eux-mêmes et aux autres ».

  • 32 Œuvres, vol. I, p. 379.
  • 33 On aurait tort de trop séparer l’aspect critique et polémique de Bentham de son aspect constructeur

31Voyons cela en détail. Toute législation est une tactique, à entendre exactement, selon Bentham, comme un terme qui « peut servir à désigner l’art de conduire les opérations d’un corps politique aussi bien que l’art de diriger les évolutions d’une armée »32. Dans Son Essai sur les tactiques politiques, Bentham avait précisé que ce mot de tactique désigne une disposition, un arrangement ou une mise en ordre en vue d’une fin. Il s’agit de disposer les moyens de façon à surmonter des obstacles, à vaincre des ennemis33. Un arrangement est précisément une tactique pour défaire un ennemi. Cet ennemi, il est partout, il est en chacun, il est dans tout groupe : c’est le sinister interest, dont on vient de parler.

32Il y a deux grands types de tactique, on l’a dit : la législation directe et la législation indirecte. A la fin de Of Laws, Bentham compare la législation à une guerre dont l’ennemi serait le « tort politique ». Il écrit ainsi :

  • 34 Jeremy .Bentham, Of Laws in General, éd H.L.A Hart, London : The Athlone Press, 1970, p. 245-246. S (...)

le législateur est le commandant : les sanctions morales et religieuses ses alliés, les punitions et les récompenses ses forces : la législation directe est une attaque formelle faite avec les forces principales en terrain découvert (open field) ; la législation indirecte est un plan secret d’opérations liées et depuis longtemps concertées que l’on doit exécuter à la manière d’un stratagème ou d’une petite guerre [en français dans le texte].34

  • 35 Principles of Penal Law, Part III, in Works, vol. I, p 533 et sq.

33Expliquons ce passage. Le gouvernement en faisant des lois crée des intérêts, ne serait-ce qu’en mobilisant la menace de la « sanction politique ». On punit les délits par la législation directe35. Mais cela ne suffit pas. La législation est aussi un art et une science (art-and-science, comme la médecine ou l’éducation) qui vise à jouer sur les incitations en se servant des sanctions morales et religieuses. Dans la législation directe, insiste Bentham, le mal est attaqué directement , tandis qu’il est attaqué obliquement dans la législation indirecte :

  • 36 Œuvres, vol. I, p. 186. Principles of Penal Law, Part III, B, vol. I, p. 538.

Dans la législation directe, on attaque le mal de front ; dans l’indirecte, on l’attaque par des moyens obliques. Dans le premier cas, le législateur déclare ouvertement la guerre à l‘ennemi, le signale, le poursuit, le prend corps à corps et monte ses batteries en sa présence. Dans le second cas, il n’annonce pas tous ses desseins, il ouvre des mines, il se ménage des intelligences, il cherche à prévenir les desseins hostiles, à maintenir dans son alliance ceux qui auraient des intentions secrètes contre lui.36

34C’est une tactique de prévention composée de mesures et de règles qui visent à diriger les désirs en affaiblissant les motifs séducteurs qui poussent au mal et à renforcer les motifs tutélaires qui poussent au bien.

  • 37 Ibid., p. 187.

35Les « moyens indirects sont donc ceux qui, sans avoir les caractères de la peine, agissent sur le physique ou le moral de l’homme, pour le disposer à obéir aux lois, pour lui épargner les tentations du crime, pour le gouverner par ses penchants et par ses lumières »37.

36Dans l’introduction aux « Of Indirect means of preventing crimes », manuscrit qui présente la législation indirecte, Bentham file la métaphore militaire. A propos du travail du législateur qui doit prévenir le délit principal en prohibant les délits accessoires qui pourraient conduire au premier, (on prohibe les armes pour empêcher des meurtres), il écrit ceci :

  • 38 Ibid., p. 219.

C’est ainsi qu’un législateur prévoyant, semblable à un habile général, va reconnaître tous les postes extérieurs de l’ennemi, afin de l’arrêter dans ses entreprises. Il place dans tous les défilés, dans tous les détours de la route, une chaîne d’ouvrages diversifiés selon la circonstance, mais liés entre eux, en sorte que son ennemi trouve à chaque pas de nouveaux dangers et de nouveaux obstacles.38

37Ces « méthodes obliques », souligne Bentham, n’ont jamais encore été analysées alors que tous les traités de droit ont longuement parlé de la législation directe. Elles constituent une terra incognita lors même qu’elles sont essentielles. La loi pénale intervient en effet trop tard, quand le crime est déjà commis, et chaque crime commis démontre son insuffisance. Quant à la punition elle-même, elle est un mal qui s’ajoute à un autre mal.

38L’opposition entre les deux types de législation doit sans doute être relativisée. Le système de lois modifie le système des intérêts, il en crée et il en dissuade. Une loi, c’est toujours une façon d’introduire des intérêts, donc de modifier le champ constitué des forces. Il n’empêche : il y a un domaine spécifique de l’art politique qui consiste à jouer sur les désirs, non pas en les réprimant mais en les déviant, en les canalisant par des mesures politiques et des techniques sociales dignes du jardinage :

  • 39 Op. cit., p. 194.

il ne s’agit donc de déraciner aucune des affections du cœur humain, puisqu’il n’en est aucune qui ne joue son rôle dans le système de l’utilité. Tout doit se réduire à travailler sur ces inclinations en détail, selon la direction qu’elles prennent et qu’on en prévoit. On peut encore établir une balance convenable entre ces inclinations, en fortifiant celles qui sont sujettes à manquer de force et en affaiblissant celles qui en ont trop.39

  • 40 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris : Gallimard, p. 108-109.
  • 41 Œuvres, vol. I, p. 228.

39Cultiver les désirs est cet art que Bentham entreprend précisément de penser et de faire. C’est en cette matière surtout qu’il dessine les contours d’une politique d’un nouveau genre, que Foucault a appelée la biopolitique. Foucault a bien repéré, dans Surveiller et Punir tout spécialement, qu’avec la nouvelle économie des punitions, il ne s’agissait plus de s’approprier un corps mais de corriger un sujet de calcul, de calculer une peine pour qu’elle vienne jouer dans un calcul40. Plus tard, dans d’autres travaux, il a insisté sur le fait que l’âge bourgeois ne cherchait pas tant à réprimer les désirs qu’à les faire servir à un but social de nature productive. On comprend que Bentham de ce point de vue soit un auteur charnière, lui qui donne cette définition du pouvoir : « Commander, c’est donner aux sujets un intérêt factice à obéir »41.

  • 42 Stephen G. Engelmann résume excellemment le propos de Bentham : « L’idée qui préside à tous ces moy (...)

40La répression est un mal en soi, un signe d’échec et un coût. Mieux vaut prévenir en détournant « des motifs séducteurs qui excitent au mal et en renforçant les motifs tutélaires qui excitent au bien ». Agir sur la volonté, agir sur les désirs, faire concourir tous les motifs à l’action souhaitée, c’est cela la nouvelle « gouvernementalité » dont Bentham est un théoricien emblématique. C’est dans ce cadre que prend place le mode « indirect » de gouvernement, à propos duquel Stephen Engelmann a justement dit que l’œuvre entière de Bentham en avait fait un objet majeur de réflexion42.

***

41Le législateur doit employer avec habileté les moyens indirects de l’opinion publique considérée comme un tribunal suprême capable d’appliquer des censures morales à l’encontre de ceux qui se conduisent mal et de récompenser par des jugements laudateurs et des récompenses symboliques ceux qui se conduisent bien, c’est-à-dire conformément à l’utilité générale.

  • 43 Elie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, 1900, 3 volumes, Paris, PUF, 1995.
  • 44 Œuvres, vol. I, p. 230.

42Quel est le principe de cette législation oblique ? Non pas réprimer l’intérêt, mais faire en sorte que l’intérêt privé et l’intérêt général se conjoignent selon une méthode que l’on appelle depuis Elie Halévy « l’identification artificielle des intérêts »43. Il ne s’agit plus de sacrifier son intérêt à un quelconque devoir social, mais de lier l’intérêt personnel à l’intérêt plus large de la société. C’est tout l’art du gouvernement qui consiste à faire que ce soit l’intérêt même de l’individu d’accomplir une action bénéfique aux autres. C’est le principe de la loi, d’ailleurs, et c’est aussi ce que cherche à faire la déontologie privée. Dès l’éducation du jeune âge, il faut implanter dans les esprits les « motifs sociaux » de l’action individuelle, c’est dès cette « époque des impressions vives et durables », que le législateur peut « diriger le cours des inclinations vers les goûts les plus conformes à l’intérêt public »44. Il y a en effet beaucoup de maux qui ne sont pas des délits ou qui n’en sont pas encore et que le gouvernement doit éviter.

43Bentham, comme il le dit lui-même, ne cherche pas à établir un catalogue universel et définitif de cette déontologie publique. Il fait là encore œuvre de méthode en ne faisant qu’indiquer les différentes sortes possibles d’action que peut mener un gouvernement efficace. Bentham distingue trois objets ou cibles d’intervention pour modifier les intérêts et les actions : la volonté, la connaissance, le pouvoir. Le gouvernement peut agir sur la volonté en déviant les inclinations, en proposant de nouveaux objets de désir. Il peut aussi augmenter la connaissance que l’on a des objets, de leurs effets, ou encore la connaissance que l’on a des personnes avec lesquelles on est amené à agir ou interagir. Il est en mesure également d’influencer le pouvoir d’agir, ne serait-ce qu’en retirant les moyens de mal faire.

  • 45 Stephen G. Engelmann, art. cit., p. 377. Cet auteur utilise le manuscrit de Bentham qui diffère que (...)

44Prenons quelques exemples dans la liste assez désordonnée et hétéroclite que nous propose Bentham. L’économie est le domaine par excellence d’application de ses « expédients en dehors des chemins battus »45. La science de l’économie montre qu’il y a beaucoup de souffrances et de coûts qui sont liés à des pratiques que l’économie politique comme « art du gouvernement » distinct de la législation doit combattre, tels que les pratiques de monopole, les fraudes diverses, le manque d’harmonisation des systèmes de mesure. La concurrence est l’un de ces moyens indirects particulièrement efficaces :

  • 46 Œuvres, vol. I, p. 187.

laisser un libre cours à la concurrence de tous les marchands, de tous les capitalistes, se fier à eux du soin de se faire la guerre, de se supplanter, de s’arracher les acheteurs par les offres les plus avantageuses, voilà ce moyen.46

45Cette concurrence offre une récompense à ceux qui livrent sur le marché les meilleurs biens au plus bas prix, elle diminue la contrainte, ne coûte rien au contribuable, avantage les consommateurs.

  • 47 Ibid., p. 193.
  • 48 Ibid., p. 195.
  • 49 Ibid., p 195.
  • 50 Ibid., p. 199.
  • 51 Ibid., p. 200. Jeremy Bentham, Défense de la liberté sexuelle, Ecrits sur l’homosexualité, trad. Ev (...)
  • 52 Œuvres, vol. I, p. 206.

46Le gouvernement peut diriger les sujets vers de nouveaux désirs, substituts d’inclinaisons dangereuses ou nuisibles, il peut « détourner le cours des désirs dangereux et diriger les inclinations vers les amusements plus conformes à l’intérêt public »47. Les occupations innocentes qui détournent de la paresse et des boissons alcoolisées sont très variées : la gastronomie en est une, tout comme les modes vestimentaires, les embellissements de la maison, mais aussi les jeux de carte, la musique, la culture des arts, des sciences et de la littérature, mais aussi les boissons comme le thé et le café que le gouvernement doit encourager en les rendant moins chères. Bentham note à ce propos que certains esprits superficiels pourraient s’étonner de trouver le thé et le café parmi les « objets moraux », mais ils ne feraient qu’oublier leur fonction éminemment sociale qui est de détourner des liqueurs enivrantes48. Or c’est cet effet moral qui seul compte pour « rendre les citoyens plus unis entre eux, plus heureux, plus industrieux, plus honnêtes »49. L’action sur les désirs et les intérêts peut passer par tous les mécanismes qui permettent le développement de la prévoyance et la lutte contre l’indigence en instaurant des caisses d’épargne par exemple50. Dans le même esprit d’éducation de la main d’œuvre, Bentham s’illustrera au milieu des années 1790 par sa proposition de National Charity Company et de Houses of Industry destinés à accueillir les indigents et à les mettre au travail en leur procurant les moyens de gagner honnêtement leur vie. De façon plus surprenante pour ceux qui voient en Bentham un puritain endurci, il prône le divorce, le mariage à durée limitée, l’autorisation de la prostitution, la décriminalisation de l’homosexualité et des autres formes de « sexualité irrégulière »51. D’un point de vue utilitariste, il n’y a aucune raison de proscrire des objets de plaisir qui ne nuisent pas à la communauté sociale ou, en tout cas, dont les avantages l’emportent sur les inconvénients. Là aussi tout un travail d’éducation est à faire pour modifier jusqu’à la sensibilité de la population, l’habituer à considérer comme normales des pratiques que le préjugé réprouve et, à l’inverse, créer ou accroître l’opprobre sur celles qui sont potentiellement dangereuses. Il convient ainsi de fortifier l’impression des châtiments sur l’imagination par des simulacres, des costumes, des rituels qui effraient et maximisent la peur de la punition sans pourtant augmenter le mal réel de la peine infligée : « l’humanité consiste dans le semblant de la cruauté »52. Dans un autre sens, le gouvernement doit contribuer à l’adoucissement des mœurs, en condamnant toute forme de cruauté contre les enfants, les femmes et les animaux. Chasse, pêche et combat d’animaux doivent être à cet effet prohibés :

  • 53 Ibid., p. 221.

il viendra un temps où l’humanité étendra son manteau sur tout ce qui respire. On a commencé à s’attendrir sur le sort des esclaves : on finira par adoucir celui des animaux qui servent à nos travaux et à nos besoins.53

  • 54 Ibid., p. 205.
  • 55 Ibid., p. 213.

47Il convient pour un gouvernement efficace de diminuer la sensibilité à l’égard de la tentation corruptrice, en donnant par exemple un salaire suffisant aux employés publics à la hauteur des charges, des honneurs, du milieu fréquenté54. Le gouvernement doit aussi retirer le plus possible les moyens de mal agir : toute la tactique vise à rendre l’accès difficile aux objets dangereux, alcool, armes à feu, poisons ; à mettre à l’écart les individus susceptibles de nuire aux autres ; à combattre les préjugés et la rhétorique haineuse à l’encontre de certaines catégories de population. Tous ces exemples ont pour point commun de jouer sur le ressort de l’imagination et de la sensibilité pour modifier les normes, pour transformer les anticipations. Il en est d’autres qui visent à accroître plus spécialement la connaissance des objets et des individus avec lesquels on entre en rapport lorsqu’on poursuit ses intérêts. Bentham voudrait établir un système de transparence et de publicité étendu à l’ensemble des rapports sociaux, économiques, politiques, juridiques. Tout ce qui accroîtra la sûreté des échanges en particulier sera bénéfique. L’écriture doit devenir la règle dans les transactions pour faciliter la connaissance du corps du délit éventuel ; il faut instituer un système régulier et uniforme de poids et de mesures, il faut évidemment veiller à empêcher la fausse monnaie, il faut instruire le peuple sur les différents moyens employés par les voleurs et les filous. La publicité la plus grande doit être faite sur les pratiques et les prix douteux pour éclairer les consommateurs, et, ce qui est très novateur, l’établissement d’étalons de qualité et de critères divers doit permettre d’évaluer « la qualité et la valeur d’une multitude d’objets qui sont susceptibles de diverses épreuves » sanctionnées par des certificats d’authenticité sous la forme de timbres et de marques qui attestent de la quantité réelle ou de la qualité des produits55.

48Connaître, c’est pouvoir agir « en connaissance de cause », bien sûr, mais c’est aussi pouvoir exercer un contrôle, c’est accroître la responsabilité de ceux dont l’identité et les actes sont connus. On a dit plus haut qu’il s’agissait de faire en sorte que l’intérêt et le devoir se conjoignent par des arrangements artificiels. Parmi ces derniers, il faut compter avec tous les dispositifs qui visent à faire que les individus soient de plus en plus responsables de leurs actes à mesure qu’ils sont plus exposés à la tentation de nuire. C’est le cas du fonctionnaire dont la situation est décrite ainsi :

  • 56 Ibid., p. 232.

il ne partage avec personne l’honneur de ses actions, il porte de même tout le fardeau du blâme ; il se voit seul contre tous, n’ayant d’autre appui que l’intégrité de sa conduite, d’autre défense que l’estime générale. Quand il ne serait pas intègre par inclination, il le devient, pour ainsi dire malgré lui, en vertu d’une position où son intérêt est inséparable de son devoir.56

49Mais cette responsabilisation est un effet à rechercher de façon beaucoup plus générale. L’un des projets les plus intéressants de Bentham, et par certains côtés, l’un des plus actuels consiste à faciliter les moyens d’identifier et de retrouver les individus. Arrêtons-nous un instant sur cette proposition exemplaire. Il faudrait pouvoir connaître à tout instant l’identité des hommes pour qu’il n’y ait jamais fraude sur l’individu, pour que l’on sache à qui l’on a vraiment affaire. Il faudrait en somme inventer pour la connaissance des hommes l’équivalent du « certificat d’authenticité » qu’il préconise pour les produits.

  • 57 Ibid., p. 215.

La plupart des délits ne se commettent que par la grande espérance qu’ont les délinquants de rester inconnus. Tout ce qui augmente la facilité de reconnaître les hommes et de les retrouver ajoute à la sûreté générale.57

50Il ne suffit pas que les individus aient un toit, une famille, une propriété et d’ailleurs tous n’en ont pas. A cet égard, il importe évidemment que la police puisse consigner en lieu de sûreté ceux qui n’ont ni revenu ni occupation. Il importe également de pouvoir enregistrer les individus dans des livres ou des tables qui consignent leurs caractéristiques :

  • 58 Ibid., p. 215.

Les tables de population dans lesquelles on inscrit la demeure, l’âge, le sexe, la profession, le mariage ou le célibat des individus sont les premiers matériaux d’une bonne police.58

51Mais cela ne suffit pas encore car ils peuvent toujours tromper aisément sur leur nom. C’est l’identité nominative même des hommes qu’il faut pouvoir évaluer selon le plus haut degré de certitude. Une simplification des noms propres s’impose comme un besoin nouveau des sociétés urbaines et nombreuses qui favorisent la fraude :

Il est fâcheux que les noms propres des individus soient sur un pied si irrégulier. Ces distinctions inventées dans l’enfance des sociétés pour subvenir aux besoins d’un hameau, ne remplissent qu’imparfaitement leur objet dans une grande nation.

52C’est qu’il y a une « confusion nominale » qui favorise la dissimulation, l’erreur judiciaire et le crime. La réforme des noms propres doit répondre à un souci d’identification immédiate des individus : un nom, une personne.

  • 59 Ibid., p. 215.

On pourrait procéder à une nomenclature nouvelle de manière que dans toute une nation chaque individu aurait un nom propre qui ne serait porté que par lui seul.59

53Bentham sait bien que ce serait une réforme coûteuse, contraire aux habitudes, peut-être impossible du fait de l’état d’esprit de la population. Il suggère néanmoins que cette mesure commence à s’appliquer dans les nouvelles colonies. Mais ce n’est pas encore assez d’être doté d’un nom unique. Il faut que ce dernier soit visible à tout instant et par quiconque. D’où l’idée du tatouage de ce nom propre sur le bras ou sur le poignet à la manière des marins anglais qui veulent que leur cadavre puisse être reconnu en cas de naufrage :

  • 60 Ibid., p. 216.

S’il était possible que cette pratique devînt universelle, ce serait un nouveau ressort pour la morale, une nouvelle force pour les lois, une précaution presque infaillible contre une multitude de délits, surtout contre toute espèce de fraude, où l’on a besoin pour réussir d’un certain degré de confiance. Qui êtes-vous ? à qui ai-je affaire ? La réponse à cette question ne serait plus susceptible de prévarication.60

  • 61 Ibid., p. 215.
  • 62 Ibid., p. 216.

54On dira, prévient Bentham, qu’une telle mesure paraît attentatoire à la liberté. Point du tout. C’est même le contraire. S’assurer d’une personne pousse, en cas d’ambiguïté et de doute, à exagérer les contrôles et les vérifications. C’est par là autant de risques d’abus. Pour préserver les libertés, pour éviter les contrôles permanents, les soupçons, « la police ne doit pas être minutieuse et inquiète au point d’exposer les sujets à se trouver en faute ou à être vexés en leur imposant des règles difficiles et nombreuses »61. Le tatouage nominal « par son énergie même, deviendrait favorable à la liberté personnelle en permettant à la procédure de se relâcher de sa rigueur. L’emprisonnement, qui n’a pour objet que de s’assurer des individu, deviendrait plus rare quand on les tiendrait pour ainsi dire par une chaîne invisible »62.

55Ce thème de la « chaîne invisible », source de liberté personnelle accrue selon Bentham, est essentiel, il résume à lui seul ce qui est au cœur de la pensée politique de Bentham, une pensée tramée par les rapports étroits entre la sûreté garantie par l’armature des lois, la visibilité des actes et des individus assurée par des dispositifs de contrôle social et enfin le degré de certitude obtenu quant aux résultats de l’action, aux agissements d’autrui, à l’environnement en général dans lequel se produisent la décision et l’action. Cette « chaîne invisible », on risquerait évidemment de trop vite l’identifier à un centre panoptique dans lequel « l’œil du pouvoir » surveillerait chaque sujet. Sans doute, le gouvernement joue-t-il un rôle décisif en manœuvrant la sanction morale de l’opinion publique et en développant toutes les méthodes possibles de publicité et de transparence, dont, en premier lieu, la liberté de la presse et d’expression, mais justement, par là, il ne fait pas tout et n’entend pas tout faire. Il diffuse, il distribue le plus largement possible les moyens de contrôle des individus sur les autres. En réalité, le type de société qu’anticipe de manière très remarquable Bentham est plutôt une société du contrôle mutuel généralisé dont l’effet est de normaliser les intérêts, de garantir les attentes respectives des uns vis-à-vis des autres, de maximiser enfin le produit des actions.

  • 63 Ibid., p. 223.

Il y a un art secret de gouverner l’opinion sans qu’elle se doute, pour ainsi dire, de la manière dont on la mène.63

56Le plus fort dans l’établissement de cette « chaîne invisible », c’est que le peuple lui-même est à la fois l’observateur et l’observé, le contrôleur et le contrôlé. Il ne s’agit pas de multiplier les bureaux de contrôle mais de mettre en place les dispositifs de surveillance les plus adaptés à la maximisation du bien-être général par la mobilisation des forces qui ont intérêt à cette maximisation. Le contrôle n’est pas assuré par des fonctionnaires mais par l’opinion, les consommateurs, les lecteurs de journaux, les électeurs, les subject many, c’est-à-dire tous ceux qui ont précisément intérêt au contrôle. Faire contrôler les intérêts de tous, et spécialement de ceux qui, du fait de leur fonction et position, risquent fort de dévier de l’intérêt général par ceux qui y ont intérêt, c’est-à-dire le plus grand nombre, voilà l’essence du projet. D’où l’importance de la liberté d’opinion, de réunion, d’expression, de communication, et le « suffrage quasi universel » au moment du virage radical de Bentham. Ce n’est pas seulement le travail du législateur qui est concerné mais aussi ceux du déontologue, du journaliste, de l’économiste, de l’éducateur. Il s’agit d’éduquer la capacité morale de l’opinion par des écrits, des journaux, des contes, des romans, des pièces de théâtre, de l’élever à une compétence de jugement moral telle que la répression pénale et la culpabilité religieuse verront leur fonction décroître. Au fond, le but est de faire en sorte que les sujets se gouvernent le plus possible par eux-mêmes grâce à une surveillance qu’ils exerceront mutuellement les uns sur les autres. Et c’est par l’habitude de juger les autres dans ce « tribunal de l’opinion publique » que l’on apprend aussi à se surveiller soi-même.

  • 64 Foucault dit du panoptique qu’il est « une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, l (...)

57Quel rapport cela a-t-il avec « l’idée simple d’architecture » de la prison panoptique ? Ce mécanisme de pouvoir associe la nécessité d’intégrer dans un calcul la probabilité d’être surveillé à la non possibilité de vérifier si on l’est effectivement. Le panoptique est donc un dispositif maximisateur qui, avec des moyens limités, produit de très grands effets. Car sa force est mentale, elle est imaginaire, elle tient dans son pouvoir de pénétration dans la tête des individus en instaurant une relation permanente entre ce qu’on pourrait faire et ce qu’on risquerait à le faire. Et cela du seul fait qu’il introduit une dissymétrie entre le regardant et le regardé, entre le caractère radicalement incertain de l’observation effective (l’inspecteur est caché dans sa tour par des persiennes) et le sentiment permanent, insidieux, régulier qu’on peut l’être64. C’est un dispositif qui automatise le pouvoir, dit justement Foucault, c’est-à-dire qui fait du pouvoir un exercice spontané et automatique. Le panoptique constitue par là une « maison de certitude » (a fabric of certainty). Cette qualification, dans ses échos probabilistes, est essentielle. Le panoptique est « une maison de sûreté et de bonheur » (a fabric of security and of happiness) précisément parce qu’il est une maison où tout dans l’environnement et le comportement doit approcher de la certitude.

  • 65 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 207.

58Foucault de ce point de vue a été mal lu. Il ne fait explicitement pas du Panopticon « l’édifice onirique » d’un enfermement parfait65. C’est plutôt le modèle abstrait de toute relation de pouvoir dans la nouvelle forme de société « disciplinaire »,

  • 66 Ibid., p. 207.

c’est le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale ; son fonctionnement, abstrait de tout obstacle, résistance ou frottement, peut bien être représenté comme un pur système architectural et optique : c’est en fait une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique.66

  • 67 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique, Cours au collège de France, 1973-1974, p. 78.

59Le panoptique, trop rapidement identifié à un régime de coercition généralisée par un pouvoir centralisé, est plutôt la figure du contrôle de tous par tous. Foucault avait eu cette formule heureuse dans son cours du 28 novembre 1973 (Le pouvoir psychiatrique) selon laquelle le panoptique était d’abord la « démocratisation de l’exerce du pouvoir ». Il avait bien repéré alors que la doctrine de la douceur des peines était liée à l’intérêt du plus grand nombre : n’importe qui peut être surveillant et surveiller n’importe qui, tout le monde peut venir dans la tour centrale : c’est un pouvoir anonyme de chacun sur tous et de tous sur chacun, c’est un pouvoir radicalement désindividualisé, radicalement désincorporé, au sens où chaque individu peut occuper la position de l’œil et exercer la fonction du surveillant67. On pouvait alors bien repérer que l’important dans le pouvoir qui se définissait chez Bentham tenait à l’emprise visuelle, si l’on peut dire, sur les intérêts, les motifs, les désirs, emprise non pas du seul gouvernement mais de tous en tant que tous, comme somme des unités, constituant précisément et logiquement la nouvelle autorité dans un régime individualisant fondé sur un appareil de connaissance et de publicité à la disposition de tous les individus. Dimension qui sera d’ailleurs théorisée de la manière la plus grandiose et la plus rigoureuse par Bentham au soir de sa vie dans son Code constitutionnel.

60On comprend alors que Foucault, quelques années plus tard, dans les cours consacrés à la « naissance de la biopolitique », ait été en mesure de relier, bien que cela ne fût nullement évident, le panoptisme au libéralisme. Quand Foucault soutient que « le panoptique, c’est la formule même d’un gouvernement libéral » ou encore que « le panoptisme, pour Bentham, c’est bien une formule politique générale qui caractérise un type de gouvernement », il ne fait aucune provocation. Tout juste, peut-être, tente-t-il de corriger les interprétations qui ont été faites de Surveiller et punir.

61Il importe, on le voit, d’articuler plus étroitement que cela n’a été fait jusque-là la question du pouvoir et des intérêts et de se demander pourquoi le libéralisme a la forme du panoptisme. C’est d’abord l’objet même du panoptique qui nous l’indique. Pour Bentham, le dispositif est un moyen économique d’assurer l’éducation ou la réforme des individus qui ne sont pas encore de bons calculateurs ou qui ont prouvé qu’ils en étaient de mauvais. C’est une maison d’éducation et de redressement des intérêts, où l’on habitue les prisonniers à anticiper, c’est-à-dire à imaginer le lien entre une action et son résultat à long terme, le lien entre l’effort et sa récompense. Le panoptique a pour but l’exemple et la réformation :

  • 68 Œuvres, vol. I, p. 246-247.

oisiveté-intempérance-liaisons vicieuses : voilà les trois causes principales de corruption dans les classes pauvres. Lorsque ces habitudes sont devenues assez fortes pour surmonter les motifs tutélaires, et pour produire des crimes, on ne peut espérer de les corriger que par une éducation nouvelle ; éducation qui consiste à placer les individus dans des circonstances où il leur soit impossible de se livrer à leurs penchants, et où tout concoure à faire naître des habitudes opposées.68

  • 69 Ibid., p. 249.
  • 70 L’administrateur, dont le profit dépend du travail des prisonniers, a intérêt à bien les traiter et (...)

62Le travail y prend une place centrale : pour éviter les inconvénients du travail forcé, les prisonniers sont récompensés par une participation aux bénéfices, ce qui leur permet d’accumuler un pécule et de se réadapter au monde du travail : « les idées d’instruction et de profit légitime remplaceront peu à peu celles de licence et de gains frauduleux »69. L’idée de réinsertion est pensée comme telle : après leur séjour en prison panoptique, les prisonniers libérés sont reçus s’ils le veulent dans un établissement auxiliaire, qui constitue une sorte d’étape entre la prison et la vie sociale, au cours de laquelle ils ont la possibilité de toucher leur salaire, de sortir sous caution, mais sans subir les marques infamantes de la prison. Tout dans le panoptique peut ainsi être considéré comme un lieu où les intérêts de l’administrateur-gérant, des prisonniers et de la population s’associent pour fabriquer de nouveaux sujets capables d’espérance, condition de l’effort et du travail70. Le panoptique est l’antichambre de l’économie de marché au moyen de l’éducation des intérêts.

63Le lien entre panoptisme et intérêt peut se lire dans un autre sens. Sans doute, le dispositif d’enfermement est-il lié à un déficit constaté ou anticipé de la capacité de calculer. Mais on ne peut pas ne pas remarquer que toute la législation indirecte, toutes les technologies, toutes les réformes du droit, du langage, des institutions politiques, toutes ces façons de s’assurer du cadre de l’action et des paramètres du calcul, n’ont jamais qu’un seul objet chez Bentham, qui est de permettre le contrôle par l’individu de ce qu’il a intérêt de faire, ce contrôle n’étant jamais indépendant du regard que l’on porte sur lui et qui est, en quelque sorte, incorporé en lui du fait de son éducation et des multiples influences qui s’exercent sur son jugement. Le régime libre des intérêts, qu’est-ce d’autre que cette automatisation et cette universalisation du pouvoir comme autocontrôle ? Le pouvoir libéral, qu’est ce d’autre qu’un « laisser faire » rendu possible du seul fait que les intérêts sont eux-mêmes sous l’influence rectrice des dispositifs mis en place et corrigeables au fur et à mesure des nécessités ?

64La société libérale est bien une société du spectacle, mais pas du tout au sens où on l’entend dans certains discours critiques. Le regard d’autrui, le contrôle d’autrui, l’influence d’autrui, la volonté d’autrui que l’on fait siens lorsqu’on mesure les conséquences de l’action sont les puissances anonymes de l’opinion publique, du marché, de la loi, des règles. Pouvoir rationnel, régulier, ne dépendant plus des caprices subjectifs mais de règles claires connues de tous. Monde où, pour agir, il faut connaître la norme d’action, univers où l’on suit son propre intérêt mais à condition que « son » intérêt soit bien conforme à l’intérêt social. Monde certain où les choses et les êtres, les rapports et les mots sont fixés, définis, codifiés. Bentham, l’homme du Pannomion, du « corps complet des codes de lois », est le grand doctrinaire de la norme reposant sur ses seuls effets évaluables et donnant son cadre, sa forme et ses limites au « libre jeu » des intérêts humains. Be quiet : le gouvernement ne peut en effet tout diriger, il doit compter avec la société elle-même, avec l’opinion, avec l’individu comme sources et contrôles de normativité.

***

65On s’est demandé depuis presque deux siècles où « ranger » Bentham dans le grand courant libéral et même s’il fallait le considérer comme un penseur libéral. On s’est demandé s’il était aussi libéral en politique qu’en économie, s’il était partisan de l’intervention de l’Etat ou non, et jusqu’à quel point, s’il était un promoteur audacieux de l’action humaine spontanée ou un « constructiviste » particulièrement acharné, s’il était plutôt le doctrinaire de l’égoïsme ou le théoricien de l’utilité publique. Le moins que l’on puisse dire est que, à force de vouloir raccorder Bentham à des courants ou à des camps bien séparés, on perd de vue la cohérence de son orientation propre, et, par là, ce qui fait son actualité et son intérêt politique et philosophique. Cela tient souvent à une focalisation, non dénuée elle-même de dogmatisme, sur le problème de la liberté chez Bentham. On voudrait ainsi pouvoir le situer, comme pour se rassurer, sur l’une ou l’autre des grandes rives de l’idéal libéral. Mais c’est très précisément ce qu’interdit de faire Bentham, ce qu’il dénonce même avec la dernière virulence dans les philosophies whig ou dans les doctrines des révolutionnaires français. Toute sa pensée est plutôt tendue vers l’idée qu’il faut abandonner sans regret le monde des idéaux et s’en tenir à l’analyse et à la régulation des seuls jeux de force dans lesquels sont pris les individus. La rationalisation des institutions conduite selon le principe d’utilité est censée permettre l’économie de toute idéalisation dans la vie sociale. Sans doute, n’est-ce point pour laisser cet univers sans but et sans direction, bien au contraire. Mais « le plus grand bonheur du plus grand nombre », objectif prééminent du gouvernement utilitariste, n’est pas un « idéal » justement. C’est une conséquence, mieux, une résultante des forces du plus grand nombre, quand celles-ci ne sont pas déviées vers d’autres buts par les oligarchies dirigeantes. On dira, non sans raison, que ce finalisme réintroduit l’idéalisation de façon clandestine, comme c’est souvent le cas dans les doctrines qui se prétendent sinon matérialistes, du moins empiristes ou sensualistes. On n’en retiendra pas moins que Bentham a ouvert une brèche quand il a fait du monde moral, politique et social une affaire non d’adéquation à une fin naturelle de l’homme et de la cité mais une question de production efficace de résultats mesurables, d’effets comptabilisables et totalisables. Ce qui revient à se poser la question décisive de l’articulation entre les pratiques gouvernementales, le marché et les libertés individuelles.

66Comme on l’a vu plus haut, la conception benthamienne du pouvoir s’inscrit dans un projet plus général de transparence et de comptabilité dans lequel la capacité morale et politique appartient au plus grand nombre. On est loin de l’opposition simpliste entre interventionnisme ou non interventionnisme de l’Etat. Le gouvernement apparaît comme un chef de guerre qui manœuvre et actionne des forces, les unes qui sont directement à sa disposition et les autres qui ne sont qu’indirectement disponibles mais sur lesquelles il peut jouer. Mais surtout, il s’agit de faire jouer les sujets politiques comme des contrôleurs d’eux-mêmes et des autres.

67C’est là, entre autres choses, ce qui fait son actualité. Foucault voit bien le déplacement qu’il faut faire par rapport à la « question fondamentale du libéralisme » si l’on veut comprendre le mode de gouvernement qui depuis les années 1970 domine les pays occidentaux. On n’y comprendrait rien, en effet, si l’on se contenait de n’y voir qu’une application étendue au niveau des politiques du programme des droits de l’homme après l’échec du communisme, ou, encore, si l’on n’y voyait qu’une revanche cynique des possédants sur les classes populaires. La nature des politiques néo-libérales repose sur l’efficacité comme principe de conduite des individus et des institutions, dans un univers social dominé par les règles de l’accumulation privée. Et cette efficacité, elle est recherchée dans une gestion généralisée des intérêts privés comme moteurs essentiels de l’activité efficace. Le programme néo-libéral est assez explicite sur ce point : « donner de plus en plus aux individus le contrôle sur leur propre vie », « donner plus de choix et de chances à chacun », « donner confiance en soi », devenir « responsable de soi même », le tout pour que chacun se rende plus performant et compétitif dans un univers du risque et dans une culture du danger.

68Les sources de normativité du comportement ne sont pas, ou plus seulement, dans la souveraineté étatique. La normativité attendue n’est plus la conformité d’une conduite à une loi par respect pour elle, pour son universalité ou pour l’autorité d’où elle émane. Elle est un principe interne du « gouvernement de soi » par le biais du calcul des plaisirs et des peines. De la même façon, dans le domaine public, elle tient à la mesure des effets de l’action comme on le voit à la puissance normative du management dans l’administration au nom de l’efficacité. Il n’y a pas opposition entre État et individu, entre pouvoir et liberté, mais un jeu beaucoup plus compliqué dans lequel l’État ne prétend pas tout diriger mais faire par ses « tactiques » que les individus se gouvernent eux mêmes dans un cadre défini et selon des orientations qui restent du ressort du gouvernement.

69On peut se demander si Bentham n’est pas, en un certain sens, plus moderne que Hayek, lequel s’appuie sur une conception extrêmement classique de la liberté et de l’ordre spontané (une conception old whig selon son propre aveu) qui l’empêche de concevoir la technologie sociale qui permet de faire fonctionner une société dirigée par les intérêts. Bentham, à l’inverse, permet de saisir combien les intérêts et leurs directions sont le fait d’interventions artificielles que l’on a fini par penser naturelles, comme c’est le cas, par exemple, de la fixation nominale de l’identité personnelle. Il donne surtout à considérer une économie générale de la conduite privée et publique structurée par l’efficacité et l’utilité, qui elle aussi, a fini par paraître naturelle et éternelle. C’est dans ce cercle que nous sommes enfermés, comme l’avait vu Max Weber quand il parlait de la « cage de fer » du capitalisme dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Ce cercle est celui de l’utilité et de l’efficacité obligatoire, c’est celui d’institutions qui pressent les sujets d’être utiles et efficaces, c’est celui de sujets qui pressent les gouvernements d’être utiles et efficaces. Ce cercle est celui du gouvernement économique qui est plus que jamais le nôtre.

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Bibliographie

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Autres ouvrages cités

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Rosen Fred, Bentham, Byron and Greece, Constitutionalism, Nationalism and Early Liberal Political Thought, Oxford, Clarendon Press, 1992

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Notes

1 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Paris : Gallimard-Seuil, 2004, p. 40-41.

2 Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Eloge de la liberté, Paris : Presses Pocket, note 7, p. 268.

3 Stephen G. Engelmann résume la position benthamienne de manière fort juste en écrivant : « ce que le gouvernement benthamien gouverne est toujours déjà un produit de gouvernement », Stephen G. Engelmann, « ‘Indirect Legislation’ : Bentham’s Liberal Government. » in Polity, vol. XXXV, n° 3, April 2003, p. 372. Je remercie Emmanuelle de Champs pour cette référence bibliographique.

4 « The Law to produce Liberty in any body must act on somebody. To act on somebody it must coerce. To coerce it must either restrain or constrain. Law therefore cannot produce liberty but that it must produce coercion at the same time. Where there is no coercion, there is no security [...] That which under the name of Liberty is so much magnified, as the invaluable, the unrivalled work of Law, is not Liberty, but security » (UC 169, 56), cité par Lea Campos Boralevi, in Bentham and the Oppressed, Berlin ; New York : W. de Gruyter, 1984.

5 Jeremy Bentham, Œuvres, vol. I, p. 55. Nous utilisons ici l’édition d’Etienne Dumont publiée à Bruxelles en 1829.

6 Œuvres, op. cit., vol. I, p. 57.

7 C’est l’image que prend. Frederick Rosen dans Bentham, Byron and Greece, Constitutionalism, Nationalism and Early Liberal Political Thought, Oxford : Clarendon Press, 1992, p. 34.

8 Introduction to the Principles of Morals and Legislation, note, p. 2 et Springs of Action, éd. Amnon Goldworth, in Deontology, Oxford : Clarendon Press, 1983, p. 5 et sq. Pour une présentation de la Table of the Springs of Action, voir Allison Dube, The Theme of Acquisitiveness in Bentham’s Political Thought, Londres ; New York : Garland Publishing, 1991, p. 75 et sq.

9 Table, p. 10.

10 Ibid., p. 90.

11 Table, p. 90.

12 Ibid., p. 112.

13 Ibid., p. 113.

14 Jeremy Bentham, Manuel des sophismes politiques, p. 358 in Fragment sur le Gouvernement, Manuel de sophismes politiques, trad. Jean-Pierre Cléro, Paris : LGDJ, 1996.

15 Ibid., p. 394-395.

16 Table, p. 96.

17 La Table des ressorts de l’action est l’un des textes les plus importants de Bentham. Il témoigne du sens de la critique benthamienne des mots qui servent à juger des actions et donc à les entreprendre ou non selon le poids et l’influence des incitations ou des contraintes qu’ils enferment. La Table se présente comme des tableaux des termes dont on se sert pour désigner les motifs qui nous font agir. Les désignations sont eulogistiques, dyslogistiques ou neutres. Ces termes renvoient tous à certains types de plaisirs ou de peines. Cette Table ressemble à un tableau des éléments chimiques et elle constitue un instrument de traduction. Voir aussi Les ressorts de l’action, trad. et éd. Jean-Pierre Cléro, Paris : Cahiers de l’Unebévue, 2006.

18 La fin du XVIIIe siècle voit naître toute une économie des peines et des récompenses, reposant sur une théorisation des châtiments divisibles, commensurables, proportionnels comme Bentham l’établira dans sa Théorie des peines et des récompenses.

19 Jeremy Bentham, Plan for Parliamentary Reform, in Works, éd. John Bowring, vol. III, 1838-1843, p. 499.

20 Ibid., p. 526.

21 Sur ce point, voir P.J. Kelly, Utilitarianism and Distributive Justice : Jeremy Bentham and the Civil Law, Oxford : Clarendon Press, 1990.

22 Table, p. 94.

23 Table, p. 69.

24 Cette distinction est exposée dans Institute of Poitical Economy, in Jeremy Bentham’s Economic Writings, éd. W. Stark, vol. III, Londres : Allen & Unwin, 1954.

25 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, p. 119, cité par Michel Foucault, in Surveiller et punir, Paris : Gallimard, p. 106.

26 Table, p. 18.

27 Ibid., p. 110.

28 Rationale of Evidence, in Works, vol. VII, p. 258. Bentham propose le mot dexter comme l’opposé de sinister.

29 Works, vol. III, p. 438.

30 Ibid.,p. 93-94.

31 Œuvres, vol. I, p. 186. La traduction et l’arrangement du manuscrit fait partie des Traités de législation civile et pénale, parus en 1802. La législation indirecte se trouve précisément dans la quatrième partie des Principes du code pénal.

32 Œuvres, vol. I, p. 379.

33 On aurait tort de trop séparer l’aspect critique et polémique de Bentham de son aspect constructeur.

34 Jeremy .Bentham, Of Laws in General, éd H.L.A Hart, London : The Athlone Press, 1970, p. 245-246. Sur ce point, on se reportera aux remarques de Stephen G. Engelmann dans « ‘Indirect Legislation’, Bentham’s Liberal Government », in Polity, XXXV n° 3 (2003), p. 374.

35 Principles of Penal Law, Part III, in Works, vol. I, p 533 et sq.

36 Œuvres, vol. I, p. 186. Principles of Penal Law, Part III, B, vol. I, p. 538.

37 Ibid., p. 187.

38 Ibid., p. 219.

39 Op. cit., p. 194.

40 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris : Gallimard, p. 108-109.

41 Œuvres, vol. I, p. 228.

42 Stephen G. Engelmann résume excellemment le propos de Bentham : « L’idée qui préside à tous ces moyens est de remettre entre les mains des individus des outils avec lesquels ils peuvent se gouverner les uns les autres. Cela produira un environnement de sécurité et de responsabilité mutuelle dans lequel des sanctions politiques judicieusement disposées ouvriront des réservoirs de confiance et de contrôle qui facilitent la poursuite vigoureuse des intérêts » (art. cit., p. 380).

43 Elie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, 1900, 3 volumes, Paris, PUF, 1995.

44 Œuvres, vol. I, p. 230.

45 Stephen G. Engelmann, art. cit., p. 377. Cet auteur utilise le manuscrit de Bentham qui diffère quelque peu des versions publiées.

46 Œuvres, vol. I, p. 187.

47 Ibid., p. 193.

48 Ibid., p. 195.

49 Ibid., p 195.

50 Ibid., p. 199.

51 Ibid., p. 200. Jeremy Bentham, Défense de la liberté sexuelle, Ecrits sur l’homosexualité, trad. Evelyne Meziani, Paris : Mille et une nuits, 2004.

52 Œuvres, vol. I, p. 206.

53 Ibid., p. 221.

54 Ibid., p. 205.

55 Ibid., p. 213.

56 Ibid., p. 232.

57 Ibid., p. 215.

58 Ibid., p. 215.

59 Ibid., p. 215.

60 Ibid., p. 216.

61 Ibid., p. 215.

62 Ibid., p. 216.

63 Ibid., p. 223.

64 Foucault dit du panoptique qu’il est « une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, la différence ».

65 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 207.

66 Ibid., p. 207.

67 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique, Cours au collège de France, 1973-1974, p. 78.

68 Œuvres, vol. I, p. 246-247.

69 Ibid., p. 249.

70 L’administrateur, dont le profit dépend du travail des prisonniers, a intérêt à bien les traiter et à les intéresser aux fruits de leur labeur. Jeremy Bentham, Théorie des peines et des récompenses, trad. Etienne Dumont, 1818, Paris : Bossange et Masson, p. 244-245. Voilà comment Dumont défend le projet de panoptique : « l’inspection continue le est le moyen d’admettre dans une prison plus d’aisance et de liberté, de supprimer les fers et les cachots, de faciliter la formation des petites sociétés par cellules, de prévenir les querelles, le tumulte et le bruit (ces sources amères de vexation), de protéger les prisonniers contre les caprices des geôliers et la brutalité de leurs compagnons, de les mettre à l’abri des négligences si fréquentes et si cruelles, en leur donnant un appel facile dans tous leurs besoins, un recours direct à l’autorité du chef. »

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Laval, « « La chaîne invisible » »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 01 septembre 2006, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/63 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.63

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Christian Laval

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