Éditorial
Texte intégral
1Qu’il me soit permis de commencer par un souvenir personnel. Qu’il est loin le temps où, venant de découvrir la théorie des fictions dans la version qu’en donne Ogden, je consacrais un samedi matin du Séminaire d’Olivier Bloch sur le matérialisme pour tenter d’expliquer ce que j’avais lu, les problèmes logiques que posait l’introduction systématique de la fiction dans le raisonnement philosophique, mais aussi scientifique, juridique, éthique. Ce jour-là, à la fin de cet exposé qui devait être assez enthousiaste, une main s’est levée dans le public, au moment des questions, celle d’un individu qui apprit à tous qu’il avait écrit et venait de soutenir un travail universitaire sur Bentham. Une discussion s’ensuivit, bien au-delà du Séminaire ; une amitié avec Christian Laval était née qui nous a conduits à signer des livres ensemble, à faire des conférences à deux voix, à multiplier les travaux de traduction, avec l’objectif de redresser la conception qu’on se faisait alors d’un Bentham qu’on ne lisait guère directement et qu’on croyait pouvoir circonscrire à travers deux textes de Foucault - une réédition du Panoptique et Surveiller et punir – alors que ce dernier est l’auteur de pages beaucoup plus intéressantes sur Bentham. Pendant quelques années, nous avons eu le sentiment à la fois pénible et exaltant d’être à peu près seuls à traduire Bentham, écrire sur lui, voire écrire à partir de lui en s’inspirant librement de sa philosophie, en droit et en éthique, bien sûr, mais aussi –ce qui est plus inattendu- sur la perception, sur les mathématiques, sur l’expérience ; la théorie des fictions nous servant de fil conducteur. Je crois que, sans cette rencontre imprévue, la présente revue n’aurait probablement pas vu le jour.
2Le deuxième événement, c’est la volonté de Christian Laval de constituer un groupe de jeunes chercheurs qui, essentiellement absorbés dans l’écriture de leur thèse sur Bentham, ont donné un deuxième élan et une amplification considérable à ce qui n’a d’abord reposé que sur deux individus qui ont pu compter sur le courage d’un certain nombre d’éditeurs et de directeurs de collection. De cette volonté dérive la création de cette revue dont nous allons expliquer présentement la finalité. Les études benthamiennes ont été soumises à une accélération extraordinaire sous l’effet de quatre travaux de recherche soutenus de façon presque contemporaine, et par chance d’un niveau tout à fait exceptionnel. L’un, soutenu par Marie-Laure Leroy, sous la direction de Robert Damien, représentait la somme la plus parfaite des travaux sur Bentham qu’il était possible de faire en France au début du présent siècle ; le deuxième, écrit par Emmanuelle de Champs, sous la direction de Franck Lessay, portait l’intérêt sur la langue de Bentham, en commençant à systématiser les difficultés de traduction et en élevant très haut l’exigence de précision ; le troisième, rédigé par Guillaume Tusseau, sous la direction de Michel Troper, portait l’attention sur des aspects très mal connus de la philosophie du droit de Bentham, puisque son auteur, mettant l’accent sur le droit constitutionnel, proposait une interprétation globale de l’utilitarisme juridique. Anne Brunon-Ernst, avant tous les autres, avait soutenu, lors de sa thèse, sous la direction de Suzy Halimi, un texte qui renouvelait puissamment la perception que l’on pouvait avoir de l’attitude de Bentham à l’égard de la pauvreté, en gardant ses distances par rapport à Foucault, mais sans verser dans l’encensement thuriféraire, qui –il faut l’avouer- était une tentation pour arracher le père de l’utilitarisme aux simplifications malveillantes. Quant à Malik Bozzo-Rey, le benjamin du groupe, qui est en même temps notre spécialiste d’informatique, il poursuit une thèse autour de Les Lois, ouvrage dont il assure en même temps une traduction ; son travail, dont il nous fait bénéficier, est extrêmement prometteur. Christophe Chauvet a dernièrement rejoint le Centre et prépare une thèse sous la direction de Nathalie Sigot sur « Les apports de Jeremy Bentham à l’analyse économique de l’Etat et de la vie politique ».
3Les compétences complémentaires de ces individus qui, en dépit de leurs différences d’âge et de formation, et sans doute grâce à elles, ont la chance d’être des amis, ont permis de fédérer un Centre Bentham qui, sur le plan universitaire du moins, a décidé de se rattacher au groupe de recherche Sophiapol, codirigé, à Paris X – Nanterre, par C. Lazzeri et A. Caillé. Le Centre y mène une vie libre et heureuse : ce n’est toutefois pas le moindre paradoxe de trouver son lieu d’existence dans une équipe de recherche dont l’un des directeurs fut, au sein du MAUSS, l’un des auteurs les plus actifs à mettre en garde, au moins jusqu’à une date récente, contre l’invasion des sciences humaines par l’utilitarisme. Belle image de tolérance et de réelle république de la recherche ! Le puissant groupe de recherche au sein duquel nous travaillons assure l’assise universitaire du Centre, essentielle au travail que nous comptons mener ; les exigences que nous nous fixons, pour un certain nombre de nos activités, sont évidemment celles de la tradition universitaire, pourvu qu’on n’entende pas, méchamment ou malicieusement, par là le droit de se passer de toute originalité. Le Centre laisse évidemment chacun libre d’œuvrer et de publier sur ce qu’il estime pertinent ; il n’impose aucun axe de recherche, sinon, pour ce qui est de son affiliation à l’Université, celui, très général, défini dans le cadre de Sophiapol.
4Le Centre ne saurait imposer une doctrine sur l’auteur, ni exiger la moindre adhésion à l’utilitarisme sous quelque forme que ce soit. Le seul objectif qui lie ses membres est celui de contribuer à fournir des instruments susceptibles de faire connaître les œuvres de Bentham encore peu pratiquées en France et, il faut le dire, peu accessibles pour les personnes qui ne lisent pas l’anglais et, tout particulièrement, cet anglais issu de la plume de Bentham. Donc l’entreprise de traduire les textes, de les expliquer, d’en montrer la portée est essentielle. Le chantier collectif actuel est celui de la traduction de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation, qui sera publiée chez Vrin par les soins de M. Malherbe. Encore une fois, ce chantier central n’empêche nullement l’ouverture de chantiers annexes dont chacun des membres a l’initiative. Si l’activité centrale est de style universitaire, elle n’empêche pas non plus les membres du Centre d’intervenir collectivement dans une émission de France Culture sur Bentham dans le cadre d’Un homme Une œuvre, à l’invitation de C. Goemé, début 2006.
5Je ne sous-entends nullement que tout ce qui a été fait d’essentiel en France sur Bentham est du seul fait et de la seule activité du Centre. Il est loyal de dire que tout membre du Centre a contracté une dette envers de nombreuses personnes, qu’il s’agisse d’éditeurs ou de directeurs de thèse, qui n’en font pas partie ; mais il est non moins loyal de reconnaître que les travaux sur Bentham et sur l’utilitarisme, de façon plus générale, ont pris un tour plus vif et plus puissant par la création de ce Centre. Cette vitalité explique qu’il ait pu nouer des contacts privilégiés, depuis quelques années, avec le Bentham Project et, depuis le récent colloque de Londres sur Stuart Mill, avec quelques pays européens comme l’Espagne et l’Allemagne.
6Le seuil nous paraît donc désormais atteint pour constituer une revue susceptible d’informer et de réfléchir sur les activités que nous menons certes, en faisant connaître ces réflexions tout en les livrant à la critique du public par laquelle nos recherches gagneront une existence objective, pour la raison qu’elles existeront désormais sous le regard des autres ; en d’autres termes, le moment est venu de poser les fondements d’un dialogue avec toutes sortes d’attitudes théoriques dans les domaines très nombreux et entrelacés dont l’utilitarisme s’empare. Bien entendu, il est clair que cette revue ne se tournera pas narcissiquement vers les seuls travaux des membres du Centre Bentham : toute personne qui, à un titre ou à un autre, entend débattre avec l’utilitarisme, approfondir ou critiquer tel ou tel de ses aspects, est la bienvenue et verra nos colonnes ouvertes. Un comité scientifique indépendant du Centre jugera de la valeur théorique des articles, recensions ou comptes rendus d’ouvrages que les auteurs nous enverront. Notre souci est de combler un vide sensible dans toutes sortes de secteurs ; très particulièrement sur deux points. On est frappé, quand on met toutefois le droit à part, par la pauvreté de l’argumentation touchant aux questions éthiques, même chez les personnes qui traitent de ces questions et s’érigent en spécialistes, du moins quand ils s’expriment dans notre langue. Il faudrait, sans nul doute, leur ajouter les questions politiques. La conviction et l’affirmation sans preuve y sévissent ; or l’utilitarisme est d’abord la possibilité d’introduire la discussion, l’argumentation, peut-être la démonstration et le calcul dans les problèmes pratiques. Les Anglo-saxons ont pris une avance considérable dans ce domaine, sous l’aiguillon des recherches utilitaristes. Il est un deuxième point, plus ou moins dépendant du précédent, sur lequel l’urgence du débat se fait sentir. La réflexion sur les sciences et sur les questions pratiques a évité presque totalement, jusqu’à présent, tout usage rationnel de la notion de fiction, laquelle n’existe tout au plus que dans des intentions littéraires. Il s’agit non pas de récuser cette dernière application, mais de l’épanouir sur des terrains où, aujourd’hui, on ne l’attend guère. La revue pourra être un lieu qui permettra d’établir qu’un savoir des fictions est probablement et très souvent supérieur dans ses résultats à un certain style de philosophie critique procédant par antinomies qui n’enserrent que du vide. Les deux sujets que nous venons de poser, l’argumentation et l’approfondissement de la notion de fiction, relèvent de la logique au sens large et de la rhétorique.
7Si certains d’entre nous s’intéressent particulièrement à ces questions d’ordre « logique », d’autres personnes du Centre travaillent plutôt dans le domaine historique. Il apparaît, là aussi, que presque tout reste à faire sur les rapports de l’utilitarisme avec le socialisme, le communisme, le matérialisme, le radicalisme, l’anarchisme et le libéralisme dans les versions anglaises de ces doctrines, mais peut-être plus encore dans leurs versions françaises. L’éclipse de l’utilitarisme comme objet d’étude en France, après l’ouvrage magistral, mais aussi très incomplet –ne serait-ce que par le cadre délimité de son étude- d’E. Halévy, La Formation du radicalisme philosophique en Angleterre, est encore pour nous une énigme. Certains de ces sujets trouveront peut-être un commencement de traitement efficace dans le Colloque qui aura lieu, dans quelques semaines à l’Université de Paris X-Nanterre ; la revue est le lieu privilégié pour continuer le débat. Mais ce que nous décrivons là est déjà presque le passé et le véritable propos de la revue est d’ouvrir des champs de réflexion auxquels nous ne pensons pas encore ; un pas sera franchi quand nous parviendrons à expliquer le contenu et l’importance des ouvrages d’auteurs anglo-saxons qui prennent en compte, à des titres divers, l’utilitarisme. L’objectif étant d’entrer réellement dans les débats sans en rester témoins.
8Il arrivera peut-être un jour où le débat politique, éthique, moral, sera amélioré où l’on n’écoutera plus les simples convictions, parce qu’elles sont des convictions, sans qu’elles ne s’accompagnent de raisons ; où l’on ne s’accrochera plus comme à un point d’honneur à la faiblesse de son argumentation, comme si elle était une vertu pratique. La démocratie ne peut se passer du débat qui lui est consubstantiel. Peut-être, telle conviction est-elle bonne mais qu’en savons-nous tant qu’elle n’a pas été débattue ? De même, ne convient-il pas de rejeter une proposition comme mauvaise tant qu’on ne cherche pas à savoir pourquoi elle l’est ; selon quelles raisons, par quelle pesée. Le temps que Bentham appelait de ses vœux, à la fin de son puissant Manuel de sophismes politiques, n’est pas encore venu ; il paraît même parfois désespérément s’éloigner : « Avec le temps, quand ces esquisses imparfaites auront été achevées et polies par des mains plus expertes, il se pourra qu’un législateur suffisamment imprudent pour lâcher, par naïveté ou par habileté, un de ces arguments trompeurs et inopportuns, soit reçu non pas aux cris de « l’ordre ! l’ordre ! » mais par des voix qui crieront en chœur : « Passez ! Sans intérêt ! Sophisme de l’autorité ! Sophismes de la méfiance ! » ; et ainsi de suite. » Nous n’en sommes pas encore là. Mais la démocratie n’est pas un fait ; elle n’est pas une espèce de contrat préalable qui existerait au fond des sociétés sans qu’elles aient d’autre effort à faire que celui de s’en ressouvenir par on ne sait quelle réminiscence ; elle est une construction, laquelle passe par cette exigence d’argumentation.
9Un dernier mot, surtout à l’adresse des philosophes et de ses enseignants ; mais peut-être d’autres personnes reconnaîtront-elles des attitudes auxquelles elles se heurtent, elles aussi. L’institution scolaire et universitaire tend, par ce qu’elle imagine être les besoins des examens et des concours, à réserver le nom de culture à une sphère étroite d’auteurs, appelés, pour l’occasion, grands auteurs, rédacteurs de grands textes et, dans ces grands textes, de grandes pages, selon une mise en abîme dont les administrateurs ont le secret. Cette « culture » est d’autant plus fière d’elle-même que la sphère est étroite et d’autant plus arrogante qu’elle prononce davantage d’exclusions. Or, pour l’heure, on n’a jamais entendu personne définir ce qu’on pouvait légitimement appeler un grand auteur. Ce qu’on appelle un auteur mineur est souvent un auteur qui n’a pas eu l’heur d’être inscrit dans le programme d’un « grand » concours ou d’un prestigieux examen. La grandeur est une notion circulaire qui fonctionne selon le système de la pétition de principe. Nous nous honorons d’ouvrir une revue d’études benthamiennes et, plus largement, d’études utilitaristes. Il s’agira, dans cette revue, de montrer concrètement et activement que les auteurs dont il sera majoritairement traité ici, mais dont le nom ne s’étale guère dans les programmes scolaires et universitaires de ce pays, peuvent apporter des éléments décisifs dans les débats de morale, de politique, voire dans les questions épistémologiques. Confortés par ce que nous savons du monde anglo-saxon, frappés néanmoins par l’étanchéité que la différence de langue occasionne dans les recherches théoriques, nous espérons que ce résultat sera atteint très vite, à la satisfaction du lecteur.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Pierre Cléro, « Éditorial », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 01 septembre 2006, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/61 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.61
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page