« Je me sens en parfait accord avec votre campagne contre les mesurages que les philosophes font de la science structurale, mais vos boutades contre la philosophie en général me semblent peut-être exagérées. Je pense comme Koyré que des présupposés philosophiques soutiennent et accompagnent les découvertes scientifiques que nous le voulions ou non - les vôtres autant que les autres ».
Jakobson R., lettre à Lévi-Strauss du 22 novembre 1971, in : Correspondance 1942-1982, Paris, éd. du Seuil, 2018, p. 297.
- 1 Il tient, dès 1975, des propos qu’il qualifie lui-même de « retardataires » sur l’enfant prétendume (...)
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- 4 C’est le titre de l’article que Lévi-Strauss a écrit le 17 octobre 1983 dans L’Express, après la mo (...)
1Nous sommes souvent étonnés par un paradoxe chez les sociologues et les ethnologues : ils sont, par leur métier et leurs recherches mêmes, tenus d’entrer avec précision dans le domaine politique ; et l’on apprend, par quelque ami, que le bulletin qu’ils déposent dans l’urne après être passés par l’isoloir dans telle ou telle circonstance est fort éloigné de celui que l’on imaginait de leur part, compte tenu de ce qu’on avait lu d’eux et des auteurs qu’ils citent. Dans le cas de Lévi-Strauss, on sait qu’il fut militant du parti socialiste et même qu’il en dirigea un des secteurs d’activités, qu’il est probablement resté « de gauche » après ces expériences de jeunesse, méfiant à l’égard du gaullisme et de la droite qui s’en revendiquait ; et pourtant, on le trouve sur des positions plus que réservées à l’égard du mouvement étudiant de mai 68, et qui seront confirmées longtemps après les événements. On le découvre à contre-courant de l’opinion majoritaire des enseignants et surtout des étudiants sur les questions concernant l’école1 ; il prend le contrepied de l’interprétation des libertés par le parti communiste comme de celle qu’en fait la droite de l’époque2. Ainsi, le conservatisme, d’abord étroitement appliqué aux seules sociétés dites « primitives » et opposé à la volonté de changement que nos propres sociétés voulaient et voudraient leur infliger, finit par être beaucoup plus extensif3 ; et l’ami de R. Aron chez qui il admire « le dernier des sages »4 adopte des positions que nous classerions volontiers « à droite ». Mais si le propos politique est contradictoire et se fait de plus en plus fuyant, ou rendu clair seulement après coup, qu’en est-il des considérations éthiques, si l’on veut bien les distinguer des opinions politiques et des idées morales, comme nous le faisons presque tous aujourd’hui depuis quatre ou cinq décennies ? Comment un auteur, à l’affût des oppositions de toutes sortes, par son travail même et par méthode, pourrait-il négliger l’opposition du bien et du mal ? À notre étonnement encore, le mot éthique est l’un des moins écrits par Lévi-Strauss qui semble ne pas se soucier de ce domaine qu’il désigne et qui nous apparaît, au moins idéologiquement, très important aujourd’hui dans sa dimension diplomatique de résolution des conflits, à l’ombre du droit, en marge des morales et des vocations de transcendance des religions ; il l’est à coup sûr moins que le mot de morale, dont Lévi-Strauss ne paraît guère le distinguer, et qui est lui-même beaucoup moins utilisé que le terme de politique. D’où vient ce relatif effacement de l’éthique, d’autant plus étonnant que Lévi-Strauss accorde de plus en plus d’importance, dans les questions pratiques, à la nécessité des brigues et des corps intermédiaires dans le domaine juridico-politique entre les lois générales et les individus ? Si le mot de brigue est tellement péjoratif sous la plume de Rousseau, il ne l’est nullement chez Montesquieu et il est même de façon privilégiée le lieu de l’éthique dans nos sociétés, lorsque des citoyens veulent éviter un procès, lorsqu’ils veulent accommoder une loi à une situation particulière ou pour toutes sortes d’autres raisons.
2On peut avancer une première raison de ce relatif silence sur l’éthique : le terme n’apparaît-il pas trop lié à « la philosophie » - par laquelle il a commencé sa carrière en devenant agrégé, en l’enseignant pendant un an, et à l’égard de laquelle il conçoit aussitôt une répugnance durable. Comme si « les philosophes » constituaient, du point de vue de son travail, une sorte de front monolithique et comme si les seuls lieux où il lui était possible d’intervenir sur leurs terres étaient précisément ceux où les philosophes ne s'aventuraient guère : ceux de la musique, d’un certain usage des mathématiques, d’une prise en compte de l’environnement dans nos actions, d’une considération du lointain néolithique pour poser les problèmes politiques qui résultent du passage entre un prétendu état de nature et l'état civil. L'éthique est sous l’emprise des philosophes et, s’il est encore quelque chose à en dire, ce ne peut être qu’à bas bruit, en se servant d’un petit nombre de philosophes classiques - Montaigne, Montesquieu, Rousseau, Diderot -, donc pas forcément anglo-saxons, à la différence des auteurs majoritairement cités dans les bibliographies de l’anthropologue. C’est à cette « philosophie silencieuse » que nous voulons nous intéresser, en étant contraints de reconstituer voire de construire une philosophie laissée en archipel sur la question éthique.
3Cette situation de l’éthique dans l’oeuvre de Lévi-Strauss est paradoxale pour une seconde raison. Lévi-Strauss appartient à une troisième génération de sociologues (si la première est celle de Durhheim), ou à une seconde génération d’ethnologues (celle qui suit la génération de Mauss) ; les sociologues et les ethnologues qui l’ont devancé n’hésitaient pas à se servir de leur savoir pour prétendre tirer des leçons de morale, d’éthique et de politique. Lévi-Strauss n’échappe sans doute pas complètement à la loi du genre ; mais il le fait en déplaçant les règles. Il ne s’agit nullement, pour lui, de donner des leçons de socialisme en économie ou en politique, après avoir analysé dans les petits groupes qu’il connaît directement ou par des documents, les systèmes de parenté, de langue, d’échange ; mais, si étrange que sonne le propos, l’objectif de Lévi-Strauss, dès Tristes Tropiques, est plutôt d’envelopper son propos ethnologique dans des considérations plus larges qui ne vont pas sans évoquer, dans la forme, sinon dans le contenu, la façon dont Bergson écrivait les conclusions des Deux Sources de la Morale et de la Religion. Certes nous savons trop ce qui éloignait Lévi-Strauss de Bergson, mais le souffle des derniers chapitres de ses grandes oeuvres consiste essentiellement à ouvrir aux recherches entreprises dans chaque livre un théâtre plus large qui leur donne une ampleur véritable, laquelle ne saurait se limiter à la simple déduction d’une morale à partir des chapitres précédents.
- 5 Lévi-Strauss a entendu la formule en juin 1963 au cours d’un débat relaté par Esprit, n° 11 de nov. (...)
- 6 Lévi-Strauss C., Myth and Meaning, Schocken Books, New York, 1995, p. 3-4. Le texte fut d’abord pub (...)
4Le discours sans « je » ni « moi » de l’éthique lévi-straussienne s’oppose à celui de la phénoménologie, qu’elle soit celle de Hegel, de Sartre, de Ricoeur ou de Michel Henry ; en tout cas, il ne lui doit rien. Lorsque Ricoeur veut attaquer de façon cinglante chez Lévi-Strauss un « kantisme sans sujet transcendantal », il a probablement la surprise de voir que la formule est détournée à son avantage par l’intéressé5. Nous n’avons pas l’expérience d’un « je »6 et nous n’avons pas lieu de supposer des « je » censés donner seuls une signification à l’éthique. Ce sont les situations dans leur infinie diversité qui désignent des centres mobiles et variables de passivité et d’activité lesquels permettent le devenir de celles-là jusqu’à une résolution. Mais il n’y a nulle donnée immédiate d’un moi, ni nécessité de construire à jamais et pour toujours un sujet qui donnerait universellement ses règles dans tous les cas où quelque problème se poserait ; que ce sujet soit pensé comme individuel ou qu’il soit pensé collectivement à la façon dont l’histoire prend elle-même des allures de sujet chez certains penseurs.
- 7 Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 51.
- 8 Hare R. M., Penser la morale, Paris, Hermann, 2019, tout particulièrement au chapitre VII.
5À vrai dire si, dans le feu de la polémique, Lévi-Strauss admet la formule ricoeurienne pour embarrasser son adversaire, la récusation du terme « transcendantal » est un peu regrettable car si l’on peut poser en chaque situation des centres pratiques, Lévi-Strauss admet très bien, qu’il s’agisse d’entendre ou de fabriquer des mythes, voire de se livrer à quelque activité sociale que ce soit, qu’il n’y a pas de jeu social sans que chacune des parties, ou seulement quelques-unes peut-être, se mette(nt) à la place d’une autre ou d’autres partie(s). Généreusement, Lévi-Strauss attribue ce genre d’identification à Rousseau7 en étendant le rôle que cet auteur fait jouer à la pitié ; il croise alors, peut-être sans s'en rendre compte - puisqu’il ne le cite nulle part -, le travail de R. M. Hare qui définit une telle subjectivité, temporelle, variable et dont la sympathie n’est que de méthode puisqu’elle concerne des positions que nous n’adopterons jamais ou dans lesquelles nous n’avons aucune chance de nous trouver8.
- 9 « C’est, à proprement parler, celui que nous appelons sain d’esprit qui s’aliène, puisqu’il consent (...)
6Les conséquences de ces positions sont innombrables. Nous n’en retenons que quelques-unes que nous regroupons sous deux titres. Sous le premier, il est recommandé de pas abuser du terme d’aliénation qui implique la déploration que le sujet se trouve dans des situations où il est étranger à lui-même9. Or pour être étranger à soi-même, il faudrait disposer d’une essence - ce qui n’est pas le cas du sujet de l’éthique ni d’aucun autre sujet d’ailleurs, qui ne consistent jamais qu’en rôles -. Nous sommes constitués par les autres au point que notre statut ne peut différer de celui d’être l’autre de l’autre, sans que, pour définir l’autre, nous n’ayons à partir d’un prétendu « nous-mêmes ». On note ici que, si la philosophie du « care » s’est tournée de préférence vers Foucault, non sans malentendu d’ailleurs, elle aurait pu étrangement tirer avantage des aspects « méthodiques » de l’éthique lévi-straussienne. Faisant peu de cas de la notion de « je », surtout si on la considère comme principe d’autonomie, la réflexion de Lévi-Strauss autoriserait la notion d’un foyer qui accepte radicalement sa dépendance d’autrui, sa précarité, et qui en fait la matière même d’une pratique de prudence, non conquérante, sans aucune prééminence des valeurs masculines sur les féminines. S’il est une éthique de Lévi-Strauss, elle prend le contrepied de l’invasion de toutes les sphères de la pratique et de la théorie par la notion de personne qui, loin d’expliquer quoi que ce soit, parasite, avec ses notions acolytes, l’ensemble des discours qu’elle pénètre.
- 10 C’est même sur le mode emphatique qu’il célèbre ce couplage dans Lévi-Strauss C., La pensée sauvage(...)
7Quant au second titre, si nostalgique que Lévi-Strauss ait pu se montrer de la vie simple de certains « sauvages » dont il sait bien qu’elle ne sera jamais, pour la nôtre, un modèle qu’il serait possible de suivre, il ne cède pas pour autant à une technophobie qui opposerait l’individu aux techniques et l’homme à la machine. Sans doute se montre-t-il très critique à l’égard de certaines techniques, comme celles qui sont nécessaires à la production de l’énergie nucléaire, mais il ne récuse nullement le couplage des « hommes » - si l’on peut continuer à parler ainsi - avec les ordinateurs et toute la technologie informatique10. Il croit si peu à la stabilité de ce qu’on appelle un « homme » que l’association de l’ « homme » avec les techniques est parfaitement recevable et qu’elle n’a ni plus ni moins de conséquence que l’association de l’ « homme » avec l’ « homme », sinon qu’elle peut se révéler parfois plus puissante et plus utile que l’association des hommes entre eux. Cette idée de prolongement technologique de l’homme - pourvu qu’il ne soit pas exagérément destructeur de lui-même, des autres vivants et de la terre - se rapproche du propos de Diderot qui nous apprend que l’aveugle du Puiseaux, avant de se marier, était lié à un sourd-muet auquel il empruntait l’avantage de la vue contre le don d’une ouïe et d’une voix. Voilà un centre affectivo-pratique dont l’éthique a besoin. Certes il ne s’agit pas de réduire l’éthique de Lévi-Strauss à quelque utilitarisme ; la structure de la parenté, celle des langues et celle des mythes n’a rien à voir avec l’utilité, mais elle requiert la même contestation du primat de la personne et la même ductilité dans la définition des limites des centres actifs dont on a besoin théoriquement et pratiquement.
- 11 Pascal B., Les Pensées, frag. Sellier 567.
- 12 Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, op. cit., p. 844- 845.
8Cette seconde conséquence peut être tournée encore autrement, en faveur de Pascal et contre Montaigne qui a pourtant généralement la préférence de Lévi-Strauss. Si nous sommes en cérémonie dans les trois-quarts de nos actions, il n’y a pas lieu d’ironiser à l’encontre de ceux qui s’identifient à leur fonction sociale11, pourvu qu’ils ne le fassent pas exclusivement, pour la raison que ce qui nous apparaît comme individu n’est pas autre chose qu’un entrecroisement, ici et maintenant, de systèmes effroyablement compliqués de rôles sociaux. Pascal a eu raison de ne pas se froisser que des hommes incluent dans leur définition leurs rôles sociaux puisqu’ils forment la plus grande partie de ce que nous sommes. Et l’on comprend aussi que, en dépit des critiques qui lui ont été adressées à ce sujet, Lévi-Strauss, qui a eu largement sa part d’honneurs dans la société, ne les ait refusés que très rarement quand on les lui offrait et qu’il les ait même délibérément recherchés. C’est ainsi que son éthique fait grand cas de la politesse qui impose qu’on ne prenne pas la parole le premier en présence d’une personne de rang plus élevé que le sien ou que l’on ne s’approche pas d’elle de trop près ; c’est de cet ensemble de règles que participe ce que Lévi-Strauss appelle le « tabou des beaux parents », lequel ne s’exerce pas, dans certains cas, sans contradictions avec d’autres rôles sociaux12. C’est aussi l’ensemble des relations et des règles telles qu’elles se nouent en un point et en un moment qui est vécu sous la forme d’une individualité sentante et voulante ou d’un tabou qu’on aurait bien tort de prendre pour principiels.
9Puisque le fondement de l’éthique est, comme nous le verrons, moins « psychologique » que « cosmologique », par l’intérêt qu’il porte au non-humain, les animaux, les plantes, les choses font partie de ce qui peut nous donner des devoirs éthiques ; les hommes ne sont pas seuls à les fonder.
10L’éthique est plus proche de la diplomatie que de l’énoncé dogmatique de grands principes ou de la promotion de grandes valeurs, qu’elles soient celles de la liberté, de l’histoire, des droits de l’homme, ou d’un prétendu sens ultime de nos actes.
- 13 Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Mouton & Co, Maison des Sciences de l’H (...)
- 14 Il n’y a pas plus de prohibition de l’inceste qu’il n’y a de prohibition des tâches dans la divisio (...)
- 15 Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 et 1974, p. 560.
11Dès le départ, le travail de Lévi-Strauss sur les structures de parenté évite de considérer la prohibition de l’inceste - laquelle revêt d’ailleurs une très grande diversité -, exclusivement comme une sorte de sentiment d’effroi et d’extrême danger qui s’attacherait, sans être capable de donner ses raisons et de façon arbitraire, à l’idée et, plus encore, à la réalité de relations sexuelles à l’intérieur de certains liens familiaux. La prohibition de l’inceste, loin de se réduire à cette dimension de transcendance irrationnelle, ne fait qu’exprimer, la plupart du temps à l’insu de ceux qui l’éprouvent et sur un mode négatif, un jeu d’échanges très positif13 en constante complication qui fait que chacun reçoit sa femme d’un groupe extérieur à sa famille tandis que les femmes de sa famille sont offertes aux hommes de ce groupe ou de quelque autre groupe14. La nécessité et le devoir d’échanger, dans le risque et l’angoisse15, font que les familles ne peuvent pas s’enkyster en elles-mêmes et qu’elles produisent, peut-être malgré elles, des sociétés dans lesquelles elles sont comprises et s’enveloppent par cette règle d’échange fondamental à laquelle nul ne peut déroger sans que ce système de production ne se grippe. La loi d’exogamie est le principe éthique fondamental qui produit l’échange sans lequel la société ne serait pas et ne constituerait que des brigues qui, pour le coup, la détruiraient.
- 16 Lévi-Strauss le souligne dans Lévi-Strauss C., L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 576 -577.
12Ce qui importe ici est que l’essentiel éthique n’est pas une production des personnes ; qu’il n’est que rarement conscient chez les individus qui s’y livrent dans un jeu d’aversions et de désirs dont ils n’ont pas la clé ; mais qu’il n’en est pas pour autant obscur, puisque cet inconscient a sa logique et sa grammaire aussi rigoureuses et implacables que les langues peuvent avoir les leurs. L’obligation d’échanger a ses raisons que les partenaires de l’échange ne connaissent pas sans un travail - celui-là même de l’ethnologue - qui, ne s’arrêtant pas aux affects, construit la symbolique, aveugle et peu intuitive, qui est censée la sous-tendre. On pourrait voir ici un point d’accord majeur avec Lacan : l’inconscient est d’essence structurelle ; il n’est pas quelque chose de caché et de complètement illogique. Il fonctionne comme une langue. L’imprudence scientifique commence quand on veut désigner quelle est cette langue parmi les langues vernaculaires existantes. Ce mauvais tour est arrivé à Lacan qui ne s’en est guère sorti. Lévi-Strauss s’est bien gardé de tomber dans le piège, lorsqu’il montre que la dépendance des productions inconscientes que sont les mythes et les divers usages sociaux à l’égard des langues s’exerce, non pas à l’égard d’une langue particulière, mais de multiples langues, elles-même prises à différents moments de leur histoire. Une langue n’existe pas en soi et, même si chacune paraît se défendre contre ses voisines, elle n’existe jamais que comme un jeu de limites, de lisières avec d’autres langues. La stabilité substantielle d’une langue n’est qu’une illusion de locuteur : elle n’est qu'une réalité. Ainsi, si l’on veut bien que « l’inconscient soit structuré comme un langage », le piège est de désigner telle ou telle langue comme étant ce langage. Si l’on peut accuser Lacan de linguisticisme, on ne saurait en accuser de même Lévi-Strauss pour qui un mythe n’appartient jamais à une langue sans avoir été et être indéfiniment traduit dans d’autres langues16 ; il en va ainsi de tous les autres aspects des sociétés, dès lors que la règle en est, incessamment et sous toutes ses formes, l’échange. On comprend ici que la vérité de l’éthique ne se tient pas dans l’invocation de valeurs censées régler les différends parce qu’elles les domineraient, mais, comme une diplomatie, aux frontières et avec des partenaires sans cesse différents.
- 17 Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, op. cit., p. 418-419.
13Si l’on croyait pouvoir plaider la cause d’une nécessaire transcendance en éthique, en protestant que, si l’on veut bien que les problèmes éthiques résident dans les confrontations d’altérités, comme peuvent l’être les mythes, leur solution requiert, quant à elle, un arbitrage entre les parties confrontées, ce dont les mythes n’ont nul besoin. Sans doute ; mais cet arbitrage n’implique pas la mise en oeuvre de principes et de valeurs qui viendraient surplomber les différends. Ce n’est pas en en appelant à la liberté, aux droits de l’homme, à la personne, à l’histoire et à leur cacophonie que l’on résout les conflits. Invité par E. Faure à l’Assemblée nationale le 19 mai 1976 pour donner son avis sur des projets de loi en vue de parfaire le système des libertés des citoyens, Lévi-Strauss renvoie dos à dos la gauche communiste et la majorité de droite dans leur effort pour définir la liberté, en montrant aux députés que cette prétendue valeur de liberté n’a aucun sens quand elle est déconnectée du hic et nunc des circonstances ; que ce qui apparaît comme liberté dans certaines situations peut devenir un piège dans d’autres et que l’on ne résout pas des problèmes juridico-politiques avec une notion aussi dialectique ou avec ses consoeurs. Son plaidoyer sur les libertés circonstancielles consonne avec les propos de Hume et ceux de Burke ou de Bentham qui préféraient encore la quête précise et fine de libertés ponctuelles de la Magna Carta à la transcendance abstraite et sans grande portée pratique des Droits de l’homme. Une fois de plus, on voit que son admiration pour Rousseau ne dépasse pas souvent le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes dont l’auteur ne commet pas les erreurs de Diderot sur le « bon sauvage »17 ; du moins, ne s’étend-elle guère à tous les aspects du Contrat social. Sans doute peut-on interpréter le discours contre les brigues comme une volonté de désenkystement destinée à contrecarrer le désir de « vivre entre nous » et à favoriser les échanges, mais la philosophie politique de Rousseau consiste fondamentalement dans la promotion de grands principes à laquelle Lévi-Strauss ne saurait acquiescer.
14Et pas plus qu’il ne faut compter sur la liberté et sur ses notions satellites pour donner la clé des difficultés éthiques, on ne peut faire appel à l’Histoire et à son prétendu « sens » pour se l’octroyer. L’histoire n’a de sens et n’apparaît comme projet qu’après coup, pour des besoins présents ; elle ne réalise une unification que par nécessité idéologique. En réalité, il n’y a guère de telos pour nous guider et, que ce soit à l’échelle des individus ou à celle des sociétés, grandes et petites, les actions n’ont de sens que local et provisoire, cherchant - même si elles s’accompagnent de propos immodestes - une issue possible qui ne fait que transporter indéfiniment les acteurs d’une situation vers une autre. Cet acte de transposition qui déplace les choses pour les rendre un peu plus vivables constitue l’essentiel de l’éthique, s’accompagnât-elle ou non de fantasmes de transcendance.
- 18 Lévi-Strauss C., L’homme nu, op. cit., p. 596.
- 19 Ibid.
15Tout le long de son oeuvre, mais surtout dans les derniers livres - car il n’est que trop évident que l’écriture de son premier grand livre Tristes Tropiques, qui baigne dans une atmosphère de nostalgie, échappe à cette critique -, Lévi-Strauss a dû se défendre contre l’accusation de faire fi de toute passion et de n’accorder aucune place à l’émotion quand il s'agit de rendre compte de la « pensée sauvage » ; l’attaque venant parfois du côté où on l’attendrait le moins puisque Milner, dont l’intérêt pour l’oeuvre de Lacan fut et demeure constant, s’en est fait l’écho. La défense de Lévi-Strauss est toujours la même. Elle se fait soit en attaquant ce qu’il appelle - reprenant le mot de Russell - le mysticisme des philosophes « qui proclame le caractère intuitif et ineffable des sentiments moraux et esthétiques et prétend parfois qu’ils illuminent la conscience indépendamment de toute appréhension de leur objet par l’intellect »18 ; soit, et c’est le biais le plus intéressant, en précisant que, sans méconnaître l’importance de la vie affective, il « refuse seulement de démissionner devant elle et de s’abandonner en sa présence au mysticisme »19 dont on vient de parler. En d’autres termes, Lévi-Strauss n’accorde pas aux affects d’être le point ultime des explications :
- 20 Ce qui était, par exemple, la position de M. Henry, particulièrement développée dans L’essence de l (...)
- 21 Lévi-Strauss C., L’homme nu, op. cit., p. 596.
Il est vrai, dit-il dans la même page, que je m’attache à discerner derrière les manifestations de la vie affective, l’effet indirect d’altérations survenues dans le cours normal des opérations de l’intellect, plutôt que de reconnaître, dans les opérations de l’intellect, des phénomènes seconds par rapport à l’affectivité20. Car ce sont ces opérations seules que nous pouvons prétendre expliquer, parce qu’elles participent de la même nature intellectuelle que l’activité qui s’exerce à les comprendre. Une affectivité qui n’en dériverait pas serait rigoureusement inconnaissable au titre de phénomène mental. En le postulant pour fonder des opérations intellectuelles vis-à-vis desquelles elles jouiraient d’un privilège d’antériorité, nous ne ferions rien d’autre que nous payer de mots vides de sens21.
16On n’explique rien par le sentiment, lequel n’est qu’une expression du jeu structurel ou plutôt, comme Lévi-Strauss le montre quand il analyse la passion de l’amour, il se trouve à la croisée ou au passage d’une structuration d’événements à une autre. Et là encore, même si Lévi-Strauss ne cite que très rarement Hume, l’ethnologue se situe dans une approche très anglo-saxonne des passions, dont chacune se caractérise par une structure propre quoique en constante évolution, c’est-à-dire en constant passage dans d’autres passions ; et cela indéfiniment, car il n’y a pas de passions originaires ni de passions ultimes, tout simplement parce que la structuration est toujours déjà-là, qu’elle ne vient pas se rajouter à des choses qui pourraient être senties sans elle ou à des sentiments qui pourraient avoir leur propre teneur sans elle.
- 22 Lévi-Strauss C., Myth and meaning, op. cit., p. 52.
17Il n’y a aucune raison, aux yeux de Lévi-Strauss, de tenir l’affectivité - ou ce qui est ressenti comme ayant un sens sans qu’on puisse dire lequel - comme ultimement explicative. Il n’y a décidément pas de données immédiates, qu’on la cherche du côté du « je », du côté de la sensation ou du côté de l’affect, comme les philosophes se sont répartis selon leur préférence. Ce qui se joue au travers de ces structurations qui s’interpénètrent et en créent constamment d’autres, intégrant dans des totalités qui peuvent coexister les mêmes éléments, c’est le problème qu’a bien posé Diderot et dont il donne une méthode de résolution dans ses deux fameuses Lettres : quels sont les effets qui résultent de l’ajout ou du retrait d’une opération dans une structure ou dans une structuration donnée ? Ce qui est ressenti peut être fort trompeur et il doit pouvoir être rapporté au jeu syntaxique ; il n’est pas impossible que ce soit du sentiment qu’il faille partir pour élaborer des structures, mais sa puissance d’explication est alors très faible. La diversité des affections ou de ce qui est ressenti comme ayant un sens est dû à des modifications dans le jeu structurel, comme Lévi-Strauss l’a montré en agissant sur son feuilletage et retranchant à loisir au langage ses phonèmes - opération qui nous fait passer au niveau mythique - ou en isolant les sonorités des mots et en les cultivant sans eux - opération qui nous fait passer à la musique22. Il est clair que Lévi-Strauss nous livre par là une méthode qui nous permet de penser comme autant de structurations formelles ou symboliques, ayant seulement des propriétés spécifiques, le religieux, l’éthique, le moral, qui sont ainsi des modalités d’un même jeu structurel comportant souvent les mêmes éléments différemment appréhendés. Il n’y a ni essence religieuse, ni essence éthique, ni essence morale : c’est toujours le même jeu structurel qui est à l’oeuvre et dont les mathématiques dans leur diversité parviennent à rendre compte.
- 23 Entretiens de G. Charbonnier avec C. Lévi-Strauss, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 54.
18Le débat que Lévi-Strauss a eu avec ceux qu’il appelle collectivement, mais un peu rapidement, « les philosophes » a souvent ponctué le cours de l’histoire ; si nous laissons de côté les méthodes facétieuses de Diderot qui s’essaie, par elles, au jeu des pleins et des manques en se bouchant les oreilles au théâtre ou au concert, on connaît la polémique fort anglo-saxonne engagée contre Bentham par Stuart Mill qui proposait de rayer de l’oeuvre un de ses joyaux, les Springs of action, dont le jeu structurel, qui ne traite l’ego que comme un paramètre, le heurtait profondément comme une méconnaissance et une amputation de la nature humaine ; encore aurait-il fallu qu’il y en eût une ! Nous retrouvons toujours le même contresens à l’encontre des penseurs qui s’efforcent de comprendre et de construire la logique symbolique des manifestations « humaines »23 : il repose sur l’incapacité de comprendre comment les formations symboliques permettent, comme le montrent les Axiomes de pathologie, diverses interprétations, dont une lecture affective qu’il est possible de privilégier. Une partition musicale, toute structurelle qu’elle est, n’empêche évidemment pas une lecture affective ; mais il serait dommage de se contenter de l’émotion sans savoir comment elle s’écrit.
19On pourrait se demander si, à l’histoire pour remplir des intérêts et des besoins présents que repère Lévi-Strauss et qu’il tourne à l’encontre de ceux qui divinisent l’histoire, ne correspond pas une éthique sans téléologie, aussi déshumanisée qu’elle est dédivinisée puisqu’elle prétend se passer de tout repère absolu, dans un scepticisme si radical qu’on peut se demander s’il ne va pas jusqu’à un apragmatisme. C’est sans doute ce qui explique que, lorsque la revue Esprit relate dans son numéro 11 de novembre 1963 les échanges critiques mais d’abord menés sans esprit partisan, d’une table ronde qui réunissait Lévi-Strauss avec quelques intellectuels, on a la surprise de voir Ricoeur sortir de ses gonds dans la conclusion et jeter, avec quelque acrimonie, à la tête de l’auteur invité :
Je vois (dans votre travail) une forme extrême de l’agnosticisme moderne ; pour vous, il n’y a pas de « message » : non pas au sens de la cybernétique, mais au sens kérigmatique ; vous êtes dans le désespoir du sens ; mais vous vous sauvez par la pensée que, si les gens n’ont rien à dire, du moins ils le disent si bien qu’on peut soumettre leur discours au structuralisme. Vous sauvez le sens, mais c’est le sens du non-sens, l’admirable arrangement syntactique d’un discours qui ne dit rien. Je vous vois à cette conjonction de l’agnosticisme et d’une hyperintelligence des syntaxes. Par quoi vous êtes à la fois fascinant et inquiétant (p. 653).
20Il n’y aura pas de réponse à cette aigreur, qui nous paraît relever à la fois de l’injustice et du malentendu, c’est-à-dire d’une lecture seulement à moitié faite. Ricoeur voit ce qui lui apparaît comme des « manques » par rapport à l’humanisme sûr de lui des années 60 et il n’entend pas les affirmations émises à très basse fréquence par l’auteur des Mythologiques et de La pensée sauvage. Regardons de plus près un certain nombre d’accusations et, après avoir tenté de leur répondre, on devinera sans peine comment il est possible de contrevenir aux autres griefs.
- 24 Tristes Tropiques l’avait déjà dit dans sa conclusion : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’ (...)
- 25 Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, op. cit., p. 444. Est-ce le contact de Lvi-Strauss avec Lacan o (...)
- 26 Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, ibid.
21Que le nihilisme, c’est-à-dire l’absence de sens de nos actions, tant individuelles que collectives, soit notre lot, qu’aucun sens providentiel ou transcendant ne soit inscrit dans notre existence terrestre, signifie simplement que tout ce que nous pouvons faire sur la terre ne peut guère prétendre à plus qu’à prolonger un peu sa durée d’existence, en étant le moins possible réducteur et destructeur des autres vies, qu’on les considère comme des vies individuelles ou comme la vie collective des espèces. Encore une fois : la terre est apparue et disparaîtra sans nous et la vie « humaine »24 - si l’on désigne quelque chose en en parlant - n’aura été qu’un tout petit instant dans sa durée et dans celle de l’univers. De cette conscience dérivent toutes sortes de devoirs, à commencer par celui d’agir en évitant de précipiter et d’accentuer la nécessaire dégradation que (presque) toutes nos actions impliquent sur cette terre. Dans un jeu de mots d’allure lacanienne, Lévi-Strauss proposait d’écrire anthropologie sous la forme d’entropologie25, soulignant par là que rien d’humain ne se faisait qu’au détriment de tout ce qui l’environne26 ; mais, bien entendu, cette dégradation contient du « plus » et du « moins » et il est possible de n’inventer et de ne choisir que les actions qui sont les moins blessantes pour la terre et les innombrables systèmes qui la composent et qui sont d’une extrême fragilité. Le vouloir-vivre qui travaille tous les êtres doit, d’une façon qui n’est pas sans rappeler Schopenhauer, pour ne pas se perdre top vite lui-même, à défaut de pouvoir se sauver, apprendre à se limiter, en y mettant toute son intelligence.
- 27 Il est une phrase de La pensée sauvage (1962) dont Foucault va s’emparer : « Le but dernier des sci (...)
- 28 L’homme n’est pas forcément le plus beau spectacle à lui-même. Lévi-Strauss parle, tout à la fin de (...)
22Cette éthique, qui adopte un profil bas, faite essentiellement d’abstinence, rencontre évidemment de toutes parts les objections d’un humanisme prométhéen, qu’elles soient d’ordre politique ou religieux. En politique, que l’on considère que l’entreprise doive être la première valeur, quelle que soit la nature de ce que l’on entreprend, ou que l’on considère que c’est plutôt le partage de ses profits et de ses bénéfices qui doive l’être, le choix du premier ou du second membre de l’alternative ne change pas grand-chose au résultat ; et, en religion, on peut bien rendre l’homme dépendant de Dieu : il suffit de faire de l’homme le partenaire privilégié de Dieu pour que le religieux ne se distingue guère ou que dans les mots d’un humanisme athée. Les divisions ordinaires du débat politique - droite ou gauche -, et celles du débat entre les croyants et les incroyants ne sont pas les plus importantes. Dans tous les cas, l’intelligence humaine tend à se placer au centre du dispositif total et croit - ou feint de croire - que l’ensemble de l’univers peut s’organiser autour de cette croyance ; or le propos lévi-straussien est de s’interroger sur le droit de cette chétive agitation de nos cerveaux à se prendre pour le centre des choses qu’elle imagine toutes appelées à la servir. C’est tout le contraire qui est vrai : l’intelligence humaine, qui certes est puissance d’ordre, doit par elle-même se mettre à sa place dans une organisation qui est plus importante qu’elle, mais pas forcément plus puissante à moyen et à long terme. L’orientation de l’intelligence - et particulièrement de l’intelligence humaine - doit essentiellement être de modestie suprême, voire d’effacement, puisqu’il se pourrait que l’homme ait à se proposer la tâche de se dissoudre27 ; du moins l’inscription de son existence dans le monde ne peut se faire que par des moyens qui n’accentuent pas l’entropie du monde où elle s'insère. Elle doit laisser un espace aux autres êtres de telle sorte qu’elle se comprenne comme autre des autres sans prendre plus de place que celle qui apparaît à partir de ce décentrement éloigné, qui est notre vraie position et notre vraie nature. Moins encore doit-elle prétendre édicter au monde entier l’ensemble des lois qui la régissent. L’homme n’est pas le sens du monde ; le monde n’a pas à s’aligner sur le sens que l’homme prétend lui imposer selon quasiment toutes les idéologies de nos sociétés. La prétendue destination de l’homme n’a pas à se faire la non moins prétendue destination du monde. L’homme peut d’ailleurs en avoir le sentiment vif dans ses émotions esthétiques28. On commence à apercevoir que le nihilisme ou l’agnosticisme lévi-straussien ont leur positivité qui prend son sens dans une sorte de sagesse écologique selon laquelle l’intelligence sait qu’elle est enveloppée par d’autres ordres qui sont aussi bien voire mieux fondés que le sien.
- 29 Fichte J.-G., La destination du savant, Cinquième Conférence, Paris, Vrin, 2016, p. 103.
- 30 Lévi-Strauss C., L’homme nu, Finale, op. cit., p. 570.
- 31 Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques parlait aussi de création, op. cit., p. 443.
- 32 Lévi-Strauss C., L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 422.
23L’admiration de Lévi-Strauss pour Rousseau n’a pas d’autre sens et l’on comprend le contresens que l’humaniste prométhéen commet ordinairement sur les valeurs épiméthéennes de Rousseau lesquelles sont prises par Fichte, par exemple, pour le signe d’une faiblesse psychologique qui laisserait l’affect dominer la raison jusque dans sa philosophie29 ; alors qu’il s’agit de tout autre chose et très exactement d’une intelligence qui calcule une position modeste lui permettant de perdurer dans la situation la moins instable possible où elle peut trouver son bonheur sans que celui-ci n’introduise trop de malheur pour les autres êtres voire simplement pour d’autres êtres. Le prométhéisme a tant aveuglé les modernes qu’il leur est devenu invisible. La notion de nature a tellement été rejetée par les modernes et le mouvement d’insérer la nature dans la culture été tellement valorisé que le simple projet d’inverser ces valeurs et de faire que ce soit à la culture de s’insérer par ses propres efforts à la nature n’est pas compris ou n’est ressenti que comme une violente contradiction. Il est émouvant, de ce point de vue, que Lévi-Strauss, qui donne les signes les moins équivoques d’agnosticisme dans son oeuvre et qui limite les religions à leur symbolisme sans paraître leur accorder la moindre croyance30, use souvent, lui qui pèse chacun de ses mots, du terme de création pour parler du monde ou de la nature comme ensemble des êtres31. Le mot alerte sous sa plume, d’autant qu’il ne s’agit pas de « notre création », et il marque bien la nécessité de notre part d’une certaine stratégie de soumission, même si nous avons à en trouver nous-mêmes les modalités. Ce ne sont pas seulement les êtres raisonnables que nous devons respecter, ni même seulement les hommes, ni les seuls êtres vivants, mais le monde qu’il convient de placer, en tout premier lieu, « avant la vie, la vie [étant placée] avant l’homme », le respect des autres vivants précédant celui de l’amour que les hommes se portent à eux-mêmes32.
- 33 Lévi-Strauss C., Le regard éloigné, op. cit., p. 78.
- 34 Lévi-Strauss C., De Montaigne à Montaigne, op. cit., p. 83.
24On pourrait tenir des propos semblables sur le compte du relativisme. Certes l’ethnologie, en nous ouvrant à une multitude de façons d’organiser les relations de parenté, en dressât-elle la cartographie générale des systèmes jusqu’à en produire la structure ultime à un moment donné, permet de mesurer la vanité des nôtres quand elles se prennent pour la mesure de ce qui doit être partout33. En nous montrant la multiplicité des apprentissages, des systèmes scolaires, des usages du corps, elle permet de mesurer la relativité des nôtres et à ne pas nous enorgueillir trop impulsivement de chacune de nos institutions comme si elles étaient forcément les meilleures et qu’elles dussent s’appliquer universellement. Les moeurs, les règles, les lois sont éminemment variables, contingentes à l’endroit et au moment où l’on se trouve ; elles ne justifient aucune imposition aux autres, sous le dérisoire prétexte qu’elles sont les nôtres. Mais cela ne veut nullement dire non plus qu’au nom de leur variabilité et de leur contingence, on puisse les mépriser à loisir au sein de nos propres cultures et les transgresser au lieu d’en tirer le meilleur parti. Précisément parce que les institutions sont fragiles et précaires, il ne faut pas les laisser se briser ou se dissoudre pour de futiles raisons. À la fin de sa vie, Lévi-Strauss met en garde contre l’effondrement graduel de notre système scolaire ; il ne préconise nullement un complet changement de nos modes de parentés. Il voit même s'avancer, derrière les manoeuvres de subversion des valeurs de laïcité de nos systèmes, des positions religieuses et politiques qui cherchent à profiter de la précarité de celles qui les entourent pour tenter de prendre la place. De ce point de vue, Lévi-Strauss se trouve sur la même ligne que Montaigne dont il connaît et défend les positions : un certain conservatisme s’accorde avec l’intelligence de la précarité des règles et des lois34. Pascal, Hume défendront cette même ligne mesurée et protectrice précisément parce qu’ils ont conscience de la relativité des valeurs. Il n’est pas rare, chez les classiques auxquels Lévi-Strauss se réfère presque constamment dès lors qu’il s’agit de philosophie, que le scepticisme à l’égard des valeurs humaines, loin d’encourager contre elles fronde, révolte et révolution, conforte un conservatisme protecteur. L’éthique n’a pas vocation d’ériger des transcendances pour résoudre des conflits ; elle ne ferait par là que les exacerber. Son rôle est plutôt de limiter et d’aménager d’inévitables entropies.
25Si prudent que nous semble Ricoeur dans la plupart de ses communications à l’adresse de ses adversaires, il nous apparaît plutôt céder ici à une colère contre une philosophie qui, pour être sous-jacente à un travail scientifique admiré très généralement, n’en est pas moins à contre-courant des philosophies ordinaires du temps - apparussent-elles entre elles, à d’autres points de vue, comme antinomiques.
- 35 Lévi-Strauss C., Tristes Tropiques, op. cit., p. 418-419.
- 36 Lévi-Strauss C., De Montaigne à Montaigne, op. cit., p. 37-38.
- 37 Lévi-Srauss a insisté sur ce point quand, dans De Montaigne à Montaigne, op. cit., p. 81-82, il cit (...)
26Si l’on met à part son attachement empathique à Rousseau35, lequel va - au-delà de Tristes Tropiques - se nuancer de réserves dans le détail, Lévi-Strauss prend l’allure d’un sceptique qu’on aurait pu qualifier de « philosophique », s’il n’en avait si souvent décliné l’attribution. En tout cas, il tient le scepticisme en si haute estime qu’il considère le scepticisme grec comme « la première manifestation de l’esprit révolutionnaire »36. Son intérêt pour Montaigne va plus loin qu’une simple description d’historien de la philosophie qui se serait focalisé sur les pages concernant les anthropophages : derrière le masque de Montaigne, Lévi-Strauss adopte les principes d’une pratique qui corrobore le mieux un scepticisme touchant à peu près tous les aspects par lesquels les cultures que nous connaissons se distinguent des civilisations « sauvages ». Ce par quoi nos sociétés s’opposent à celles qu’analyse l’ethnologue n’est pas forcément à l’avantage de celles-là, contrairement aux apparences ; mieux : le traitement des oppositions consiste à faire méthodiquement contrepoids à tout ce qui paraît être à notre avantage par rapport aux sociétés que nous avons appelées « primitives » et que nous avons méprisées comme primitives. On reconnaît ici une des pratiques logiques des sceptiques : rééquilibrer les antinomies de telle sorte qu’elles rendent perplexes au moment de les dénouer ou de les dépasser37 ; car la pratique exige qu’elles soient dénouées ou dépassées.
- 38 L’article intitulé « La leçon de sagesse des vaches folles » a d’abord été confié à La Reppublica l (...)
27C’est bien le point où le scepticisme ne suffit plus et où, une fois faits les rééquilibrages, il faut adopter une attitude qui ne puisse rester de perplexité. C’est le point où le relativisme - touchant nos relations de parenté et toutes les autres mœurs -, qui paraît résulter des analyses théoriques ne peut être suivi d’un banal « tout se vaut » ou d’un « peu importe ce que l’on fait puisque tout semble possible ». C’est aussi le point où il faut pouvoir indiquer et dénoncer que des valeurs de nos sociétés sont en déclin, comme le sont aux yeux de Lévi-Strauss notre système éducatif, la laïcité de nos institutions fortement menacée par certaines attitudes religieuses intolérantes ou prosélytes. Pour ne rien dire des exterminations massives d’hommes dans des camps ou par des guerres pour lesquelles nous préparons toujours plus de puissance par l’énergie nucléaire ; et sans compter les destructions par troupeaux entiers d’animaux malades ou potentiellement malades, contre lesquelles Lévi-Strauss s’est insurgé38. La méthode déployée n’est alors pas celle du contrepoids sceptique ; elle nous paraît être plutôt celle de l’usage des fictions, même si Lévi-Strauss s’est très peu expliqué directement sur ce registre. Il nous semble que seule cette méthode puisse rendre compte de la complexité des attitudes éthiques de Lévi-Strauss dans lesquelles ses adversaires se sont souvent perdus faute de considérer leur ensemble. Il est vrai que l’auteur a mis quelque malice à les y perdre.
28Que l’on songe à l’usage si étrange qui est fait de Rousseau, à la fois convié pour fonder un humanisme à profil bas, un épiméthéisme face à un prométhéisme triomphant, voire pour justifier un anti-humanisme affiché en des termes très voisins de ceux qu’utilisera Foucault dans Les mots et les choses. Rousseau est habilement convoqué, dans le premier cas, pour cautionner un humanisme conscient que ses valeurs ne sont pas les seules et qu’il doit impérativement se tourner contre lui-même pour faire place à d’autres valeurs ; mais il est étrangement convié aussi, par-delà l’humanisme, à un dépassement des individualités humaines qui pourrait s’effectuer dans le sens de centres pratiques qu’il n’est pas indispensable de désigner comme étant des hommes. Lévi-Strauss songe alors à la pitié qui, chez Rousseau, transgresse largement les limites de l’ego et même celles de notre humanité pour s’étendre aux animaux envers lesquels nous éprouvons de la pitié et qui en éprouvent à notre égard dans des circonstances qui leur sont ou qui nous sont défavorables. Lévi-Strauss fait jouer à cet affect le rôle paradoxal d’indiquer que l’homme n’est ni le sujet ni l’objet privilégié de l’éthique. Ainsi Lévi-Strauss joue, non pas comme deux cartes séparées, mais comme les deux faces de la même carte, l’humanisme épiméthéen de basse fréquence et le dépassement du prométhéisme par une sorte de supraprométhéisme, qui ne se soucie plus de l’homme et qui ignore radicalement les limites dans lesquelles on a cru, un temps, pouvoir l’enfermer. Il n’est pas sûr que le dépassement de l’humanité se fasse chez Rousseau de la même façon que dans l’interprétation qu’en donne Lévi-Strauss, qui pense peut-être au couplage de l’« homme » avec un certain type de machines, et qui est certainement plus proche de Foucault, quand il énonce son anti-humanisme, que de l’auteur du second Discours. Est-ce une équivoque ou une culture systématique de l’ambiguïté ? Nous ne le pensons pas : Rousseau sert à faire une sorte de pli entre les contradictions qu’il s’agit de ne pas laisser séparées par quelque béance, mais d’envisager, au sein des thèses mêmes, comme des retours antithétiques.
- 39 Dans ses Réflexions sur la liberté, op. cit., p. 371 ; p. 373.
- 40 Tout se passe alors comme si l’exogamie fonctionnait comme une sorte de volonté générale, tandis qu (...)
29On pourrait prendre un autre exemple et montrer, en un premier temps, qu’il ne peut y avoir d’auteur plus mal choisi que Rousseau pour récuser l’idée que l’éthique consiste en l’application de lois a priori. Il semble en effet assez éclatant aux yeux du lecteur ordinaire du Contrat social que la volonté générale qui constitue le contrat primordial est le fondement des lois, lesquelles semblent dériver de ce socle de volontés enlacées. Mais ce n’est pas du tout la lecture que retient Lévi-Strauss : si le Contrat semble prendre le contrepied de ce qui se passe dans la Grande Charte, par exemple, dont l’ethnologue semble, à mots couverts, faire l’éloge39, Lévi-Strauss met toutefois entre parenthèses cet aspect pour ne plus voir que deux choses dans le Contrat social : la première est qu’il est l’épure d’un système radical d’échanges par lequel chacun est tenu par chacun de faire par lui-même ce qu’il a à faire40 ; la seconde est que le Contrat social bien lu, c’est-à-dire lu à partir de l’Émile, est l’énoncé de la voie d’issue pour que les sociétés modernes tentent de retrouver, à d’autres frais, l’équilibre qui a été perdu dans la phase où, selon le second Discours, l’homme fut le plus heureux. Deux lectures fortes et audacieuses qui surprennent le lecteur qui attendait, en cet endroit, un tout autre auteur que Rousseau - Hume ou Bentham, par exemple - parce qu’il les sent bien affleurer sous le propos. Mais paradoxalement, c’est du côté de Rousseau que l’on peut avoir l’effet de pli que l’on n’aurait pas eu si l’on s’était contenté de citer Hume, Burke ou Bentham. La loi que théorise Rousseau dans le Contrat social est une espèce de pis-aller dans une situation fortement compromise ; un remède de la dernière chance qui ne serait pas apparu si Lévi-Strauss avait directement cité les deux ou trois auteurs anglais auxquels je viens de faire allusion.
- 41 Esprit, op. cit., p. 637.
- 42 Introduction de Lévi-Strauss au livre de Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige/PUF (...)
- 43 Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale deux, op. cit., p. 55-56.
- 44 La fin de Tristes Tropiques, p. 442-443, est noire comme de la sépia.
- 45 Lévi-Strauss C., Myth and meaning, op. cit., p. 13.
- 46 Lévi-Strauss C., Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966, p. 406.
30Les contradictions ne sont pas traitées chez Lévi-Strauss à la façon kantienne ou à la façon hégélienne ; elles sont constamment traitées en termes de problèmes inverses et donc en termes de fictions. Il ne choisit pas la syntaxe contre la sémantique41 ; il ne choisit pas le collectif contre l’individuel : son intérêt pour les structures ne l’empêche nullement de dire que c’est le Mélanésien qui compte42. Une partie de son animosité à l’égard des philosophes - en exceptant Rousseau - est qu’ils s’acharnent « à rendre incompatibles le moi et l’autre, ma société et les autres sociétés, la nature et la culture, le sensible et le rationnel, l’humanité et la vie »43 ; l’univers comme chaos44- puisque l’entropie est sa seule règle - et l’univers comme ordre dans lequel notre intelligence doit s’inscrire fugitivement45. Il ne s’agit pas de faire apparaître des abîmes entre ces notions opposées, mais de montrer qu’elles travaillent bord à bord dans une logique des formes plutôt que dans une logique des qualités : « vide et plein, contenant et contenu, interne et externe, inclus et exclu, etc »46.
- 47 Lévi-Strauss C., Le regard éloigné, op. cit., p. 85.
- 48 Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 560.
31Il ne serait pas très difficile de montrer que, plus généralement, la notion de structure a davantage le sens et la valeur d’une fiction que ceux d’un concept rigide. Elle semble en effet traversée par un double mouvement : celui d’une induction à partir d’une myriade de documents sur ce qui apparaît comme donné ; et puis un certain retournement autorisé par ce grand nombre et qui permet, dans une certaine mesure, de prudentes déductions, pourvu qu’on ne leur donne jamais le sens de catégories a priori et de dérive de l’empiricité à partir de ces catégories. C’est ainsi que cette logique symbolique qui trame ces catégories qui seraient restées inconscientes ou que l’on produit comme étant inconscientes est une construction sans valeur archétypale ; mais elles se comportent exactement comme si elles étaient réelles, quand on a établi cette logique par un travail difficile. De plus, contrairement à certaines affirmations de départ qui, chez Lévi-Strauss, opposent les structures aux probabilités47, comme la langue (structurale) s’oppose au flux probable la parole et du discours, l’auteur inclut souvent, avec une très grande finesse, les probabilités dans les structures mêmes, en insistant sur le risque pris par chacun au moment de l’échange et sur l’angoisse que génère son espérance, qui est autant mathématique qu’affective48.
- 49 Une décentralisation sur tous les plans ; une organisation du travail telle que les groupes soient (...)
- 50 Comme c’est le cas dans Tristes Tropiques, op. cit., p. 437, dans la confrontation des trois grande (...)
32Qu’il n’y ait toutefois pas d’ambiguïté sur mon propos : il ne s’agit nullement, à la faveur d’une proximité avec la théorie des fictions utilisée de main de maître, de tirer l’éthique de Lévi-Strauss du côté de l’utilitarisme qui, comme on sait, requiert pourtant la théorie des fictions. Lévi-Strauss n’est pas utilitariste et il combat plutôt une idéologie dont le but avoué est de maximiser les plaisirs au détriment des douleurs alors que l’entropie qui résulte de choix qui peuvent être heureux pour tous les individus constituant un groupe voire une génération entière peut disconvenir fortement à la terre qui est notre demeure et à ceux qui l’habiteront quand nous ne serons plus. Si, par l’idée de calculer les actes, Lévi-Strauss se rapproche de l’utilitarisme, il s’en éloigne délibérément et radicalement en inversant ses méthodes par cette idée de maximisation qu’il rejette. Pourtant, il y aurait peut-être moyen de réconcilier Lévi-Strauss avec l’utilitarisme en mettant constamment dans la balance, non pas - comme il se fait ordinairement en éthique - les acteurs que nous considérons comme faisant partie seuls de la situation qui est à prendre en compte, mais les centres de décision à l’échelle de la terre et de ce fragment de l’univers que nous habitons. On comprend pourquoi, à la manière de Bergson, Lévi-Strauss a développé des vues planétaires, dans plusieurs de ses livres, sur les régimes idéaux à la surface de la terre49, sur l’équilibre des religions qui aurait paru souhaitable en de vastes régions du monde50 : c’est en effet la seule échelle qui vaille pour l’éthique.
- 51 Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige/PUF, 1989, p. 273.
- 52 Comme l’établit bien L’Homme nu, en Finale : les apparences auxquelles nous conduisent les sciences (...)
33Mais il est clair que l’ethnologie, quand elle se livre à ce genre prophétique qu’affectionnaient les premières générations de sociologues, prend le risque de sortir de la prudence scientifique. Certes, on trouve cette propension à s’élever vers des considérations sur les vastes théâtres que sont l’homme, l’humanité, la terre, l’univers ; avec moins d’entrain chez Lévi-Strauss que chez ses prédécesseurs, Durheim et Mauss, qui ne pouvaient conclure un ouvrage sans prétendre « éclairer la route que doivent prendre les nations, leur morale en même temps que leur économie »51. Nous ne saurions être, par principe, hostiles au fait que l’ethnologie cherche à tirer des leçons d’éthique, d’économie, de politique, de philosophie des religions, de son travail ; mais l’extension universaliste en est dangereuse. Quand la vision perd de vue tout ancrage spatio-temporel précis, la science se fait mythe. Lévi-Strauss, qui a si bien su dénoncer ce défaut chez les autres, n’a-t-il pas lui-même succombé au même travers ? Les propos à la fois trop larges - car mal datés - et trop resserrés qu’il tient sur trois religions de nos contrées - pourquoi trois seulement ? - ne sont pas plus convaincants pour être empreints d’anti-humanisme que ceux de ses prédécesseurs post-kantiens. Il ne s’agit certainement pas que l’éthique ou la science prennent le pas sur les mythes et les supplantent de façon décisive, car leur entrenveloppement est indéfini52 ; mais il est des mythes plus intéressants que d’autres pour qu’ils agissent éthiquement et les grandes fresques vaguement historiques n’en font pas partie, que ce soit Sartre ou Lévi-Strauss qui s’y attèle.