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AccueilNuméros8Foucault est-il utilitariste ?

Résumés

La question des liens de Michel Foucault et de l’utilitarisme agite les esprits depuis la publication de l’ouvrage de Foucault, Surveiller et punir (1975), où il consacre un chapitre à ce qu’il nomme le panoptisme. La récente publication des cours au Collège de France, et plus particulièrement de la Naissance de la biopolitique (2004), a permis de relire la relation de Foucault à l’utilitarisme classique à la lumière de ses derniers écrits. La vie et l’œuvre de Foucault dévoilent un positionnement semblable à celui des utilitaristes classiques. La question de l’utilitarisme de Foucault apparaît pertinente, bien qu’elle n’ait pas été soulevée jusqu’à présent. La Revue d’études benthamiennes, avec son expertise sur les questions utilitaristes et son intérêt marqué pour Foucault, depuis la première heure, se propose d’être le lieu de rencontre de la pensée utilitariste et foucaldienne.

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Texte intégral

1Les articles présentés dans ce numéro spécial sur « Foucault et l’utilitarisme » sont issus d’une journée d’étude intitulée « Foucault est-il utilitariste ? »,  qui s’est tenue à l’université Paris 2-Panthéon-Assas le 21 janvier 2011. Cette rencontre a été soutenue par le Centre Bentham, grâce à un financement ANR (2007-2011) pour un projet intitulé « Bentham-Pol ».

  • 1  M. Foucault, Surveiller et punir, Paris : Gallimard, 1975. Voir plus particulièrement son chapitre (...)

2« Foucault est-il utilitariste ? » : le caractère provocateur de l’intitulé de la journée d’étude n’échappera pas au lecteur averti et je me propose ici d’expliquer les raisons pour lesquelles cette introduction le conserve. Si le premier objectif est d’aiguiser la curiosité de la communauté universitaire, le second objectif, plus scientifique et moins stratégique, est de mesurer le chemin intellectuel parcouru depuis la publication de Surveiller et punir1.

3Si cette journée d’étude avait été organisée au moment de la création du Centre Bentham, en 2003, non seulement cet intitulé aurait été impensable, mais les travaux se seraient centrés sur le Panoptique. Huit ans plus tard, grâce à la publication des derniers Cours au collège de France de Foucault – et il faut espérer grâce aux travaux du Centre Bentham – toutes les interventions ont « sauté au dessus »2 du moment disciplinaire, pour penser la relation Bentham-Foucault à la lumière des ses derniers écrits3. Jusqu’à présent le Panoptique avait été un obstacle infranchissable dans la théorisation de cette relation. Cet obstacle est maintenant dépassé et ouvre la voie à de nouvelles recherches.

Réception de la lecture foucaldienne de Bentham

  • 4  Le Panoptique est à distinguer du panoptisme, concept inventé par Foucault, comme l’explique A. Br (...)
  • 5  J. Semple, « In Defence of Panopticism », The Bentham Newsletter, 11 (1987): 35-44.
  • 6  Voir les travaux des membres du Centre Bentham dans BeyondFoucault.

4Dans Surveiller et punir,la tradition interprétative s’est cristallisée autour d’un Bentham disciplinaire, au point que tout travail de recherche sur Bentham ne pouvait faire l’économie de l’analyse stratégique du panoptisme4. Le décalage entre l’interprétation foucaldienne et le Bentham théoricien du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre » a hanté les travaux universitaires, que ce soit pour le réfuter ou pour tenter de faire sens de ce hiatus. Dans le premier camp, Janet Semple5, membre du Bentham Project de Londres, a initié une tradition critique dans les études benthamiennes en montrant que Foucault avait une connaissance parcellaire et erronée de l’œuvre de Bentham. Dans le second camp, les spécialistes Français de Bentham, majoritairement réunis au Centre Bentham, qui, de par leur positionnement à la source de la pensée foucaldienne, ont tenté de faire sens de la manière dont Foucault a lu Bentham6.

5En 2006, Christian Laval7 a permis de repenser la relation entre Bentham et Foucault. Laval a mis en lumière des liens inexplorés entre les deux auteurs dans les cours au Collège de France. En effet, Naissance de la biopolitique s’intéresse aux sources et aux modes opératoires du libéralisme contemporain. Ces sources se trouvent dans l’utilitarisme anglais classique, si bien représenté dans la figure de Bentham. Ce cours montre dans quelle mesure Foucault a lu les écrits économiques et constitutionnels de Bentham et s’en est inspiré dans sa théorisation des formes contemporaines que prend le libéralisme. Laval, dans ce travail pionnier, a fait revenir sur leur opinion défavorable de Foucault les spécialistes de Bentham et, plus particulièrement, ceux d’origine anglophone, qui étaient les plus virulents à l’encontre de l’interprétation foucaldienne. Le signe le plus marquant de cette réconciliation a été la présence de Michael Quinn, du Bentham Project de Londres, à la journée d’étude et sa collaboration à ce numéro spécial8.

  • 9  « It remains that Foucault […] ended up signing up to a theory which is very close to that of Bent (...)

6Pour Laval, Foucault « a fini par adopter une théorie finalement très proche de celle de Bentham, laquelle ne limite pas le pouvoir à la sphère politique, mais le considère comme inhérent à l’ensemble des rapports humains »9. L’hypothèse est donc que la pensée foucaldienne sur le libéralisme puise une de ses sources d’inspiration chez Bentham. Cet énoncé ouvre une nouvelle voie pour envisager la filiation intellectuelle entre les deux auteurs, qui comprend toute leur œuvre et qui ne se limite pas au projet panoptique.

Perspectives de recherches

7Les travaux du Centre Bentham, s’inscrivent donc dans cette tentative de dépassement et proposent une relecture de Foucault, à la lumière de l’utilitarisme benthamien, qui pourrait apporter de nouveaux concepts opératoires à certaines disciplines des sciences humaines, telles que les surveillance studies, qui exploitent déjà les concepts foucaldiens de « panoptisme ». La discussion est maintenant sortie du cercle restreint des benthamiens, pour intéresser les économistes, historiens, philosophes et sociologues, comme le montrent les horizons disciplinaires divers dont étaient issues les communications à la journée d’étude « Foucault est-il utilitariste ? ».

8Si les études benthamiennes sont passées de l’autre côté du Panoptique, pourquoi ne serait-il pas possible que les disciplines, qui utilisent le concept de « panoptisme », repensent aussi les outils conceptuels que Bentham peut apporter, à travers une interprétation foucaldienne qui ne se focalise plus sur le moment panoptique, mais qui relit Bentham à la lumière du dernier Foucault. C’est l’ambition, certainement démesurée, de ce numéro spécial.

Quelques axes de réflexion sur la question de Foucault et de l’utilitarisme

  • 10  S. Legrand, « Foucault et l’économie du pouvoir », intervention à la journée d’études sur « Foucau (...)

9En préliminaire à toute discussion, le sens dans lequel le terme « utilitarisme » est entendu se doit d’être précisé10. En effet, le concept peut-être abordé à partir de différentes perspectives et, si l’on veut répondre à la question liminaire avec exhaustivité, il faut prendre en compte chacun de ces sens, qu’il soit anthropologique, épistémologique, éthico-normatif ou techno-politique. Le calcul utilitariste est un critère soit descriptif, soit prescriptif du réel. Il s’instaure en critère de validation. Il peut ainsi devenir opérationnel dans l’action politique.

10Une fois ces distinctions préliminaires posées, ce numéro peut s’ouvrir sur un article de Michael Quinn. Quinn utilise sa connaissance approfondie des textes de Bentham, dont il édite les œuvres complètes depuis plus d’une décennie, pour comparer les approches benthamiennes et foucaldiennes sur les questions relatives à la vérité, l’histoire, le langage, la morale, les normes et le pouvoir. L’esprit façonné à la rigueur systématique benthamienne, Quinn pointe avec justesse et délectation les contradictions dans la pensée de Foucault.

11Christian Laval s’intéresse non pas au Bentham que Foucault a lu, mais au Bentham qui entretient une proximité intellectuelle avec Foucault. Par delà les mécanismes disciplinaires, Bentham apparaît en théoricien du pouvoir dans ses écrits sur la législation indirecte et le code constitutionnel. Cependant la force du travail de Laval est de pointer, dès Surveiller et punir, une analyse des techniques de pouvoir qui vont au-delà des dispositifs disciplinaires.

12La question de la théorie juridique de Bentham est le socle de l’argumentation de Laval. Malik Bozzo-Rey, dans l’article qui lui fait suite, se penche sur la théorie du droit de Bentham et s’intéresse à la notion de législation indirecte, qui est fondamentale pour comprendre une conception du pouvoir qui s’inscrit au delà de la loi, mode de la souveraineté, dans la gestion des population, propre à la biopolitique.

13L’angle d’attaque de Jean-Pierre Cléro sur la comparaison entre les deux auteurs est différent. S’il reprend la question de la vérité et de l’utilité, qui est abordée dans d’autres articles, ici Cléro distingue aussi les concepts de plaisir et de douleur chez Bentham et Foucault. Il pointe que les deux auteurs emploient les mêmes termes, mais sans leur faire porter un sens équivalent. Cléro attire l’attention sur les comparaisons hâtives entre les deux auteurs, qui ne prendraient pas en compte les différences sémantiques de termes, qui peuvent paraître identiques à première lecture.

14Jérôme Ferrand clôt le numéro en ouvrant la discussion sur les sources utilitaristes classiques auxquelles Foucault a puisé. Au delà des liens entre Bentham et Foucault, c’est bien la question de la relation de Foucault à l’utilitarisme classique qui se pose dorénavant.

Conclusion

15Pour répondre donc à la question liminaire : « Foucault est-il utilitariste ? », les collaborateurs à ce numéro spécial s’accordent pour répondre par la négative. L’étude de l’utilitarisme ne fait pas de Foucault un utilitariste. Cependant, les liens qui se tissent entre la pensée utilitariste et Foucault sont nombreux et complexes et méritent, à ce titre, que nous leurs consacrions un volume.

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Notes

1  M. Foucault, Surveiller et punir, Paris : Gallimard, 1975. Voir plus particulièrement son chapitre sur le panoptisme.

2  http://etudes-benthamiennes.revues.org/292

3  M. Foucault, Naissance de la biopolitique,  Cours au collège de France 1978-1979, Paris : Gallimard, 2004.

4  Le Panoptique est à distinguer du panoptisme, concept inventé par Foucault, comme l’explique A. Brunon-Ernst, « Les métamorphoses panoptiques : de Foucault à Bentham », Cahiers critiques de philosophie, 4 (2007) : 60-71; « Foucault Revisited », The Journal of Bentham Studies, 9 (2007): 1-10, http://www.ucl.ac.uk/Bentham-Project/journal/jnl_2007.htm; « From Panopticism to the Plural Panopticons », BeyondFoucault, New Perspectives on Bentham’s Panopticon, Aldershot: Ashgate. [à paraître].

5  J. Semple, « In Defence of Panopticism », The Bentham Newsletter, 11 (1987): 35-44.

6  Voir les travaux des membres du Centre Bentham dans BeyondFoucault.

7  Laval a d’abord présenté son travail au premier colloque international du Centre Bentham sur « Bentham et la France », Université de Nanterre, Paris, 2-4 novembre 2006. Son intervention a été publiée en français dans E. de Champs et J.-P. Cléro (dirs), Bentham et la France. Fortune et infortunes de l’utilitarisme, Oxford : SVEC, 2009 et dans une version remaniée en anglais dans BeyondFoucault, New Perspectives on Bentham’s Panopticon,  A. Brunon-Ernst (dir.), Aldershot: Ashgate [à paraître].

8  http://etudes-benthamiennes.revues.org/245

9  « It remains that Foucault […] ended up signing up to a theory which is very close to that of Bentham, where power relations are not limited to the field of politics but inherent to human relations », Laval, Beyond Foucault.

10  S. Legrand, « Foucault et l’économie du pouvoir », intervention à la journée d’études sur « Foucault est-il utilitariste? », organisée par le Centre Bentham à l’université Paris 2, le 21 janvier 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Brunon-Ernst, « Foucault est-il utilitariste ? »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2011, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.335

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Auteur

Anne Brunon-Ernst

Maître de conférences à l’université Paris 2 (Panthéon-Assas)

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