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Dossier

La généalogie de l’utilitarisme européen

ou Des préventions de Foucault à l’encontre des formes libérales de l’utilitarisme contemporain
Jérôme Ferrand

Résumés

La généalogie foucaldienne de l’utilitarisme européen offre la possibilité de mettre à jour les ressorts d’un nouvel art de gouverner qui émerge au XVIIIe siècle et qui est plus que jamais le nôtre. Elle fournit ainsi une grille de lecture opératoire pour caractériser l’évolution de la politique criminelle en France. On peut alors considérer que la loi du 25 février 2008 sur la rétention de sureté, expression néolibérale de l’utilitarisme pénal contemporain, relève moins d’une rationalité juridique que d’une rationalité économique. De ce point de vue, elle procède donc moins de l’utilitarisme de Beccaria que de celui de Bentham.

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Notes de l’auteur

Afin de ne pas rompre la dynamique d’une intervention construite dans la perspective d’une discussion, la forme orale de l’exposé a été conservée.

Texte intégral

  • 1   Nietzsche, Friedrich, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, I, 13.

À l’aide, gens secourables et de bonne volonté, une tâche vous attend : débarrasser le monde du concept de punition qui l’a infesté tout entier ! Il n’est pire infection. On n’a pas seulement placé ce concept dans les conséquences de nos actes – et pourtant, quelle monstruosité, quelle déraison il y a déjà à considérer cause et effet comme cause et punition ! – on a fait plus et, grâce à l’infâme sophistique du concept de punition on a entièrement dépossédé de son innocence la pure contingence de ce qui advient. On a même poussé la frénésie jusqu’à enjoindre d’éprouver l’existence elle-même comme une punition, – on dirait que l’éducation de l’humanité a été dirigée jusqu’à présent par l’imagination déréglée de geôliers et de bourreaux1.

  • 2  Ce vous est avant tout collectif car il s’adresse aux membres du centre Bentham. Il se décline aus (...)
  • 3  « Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions » (...)

1Lorsque vous m’avez proposé2 d’intervenir sur le thème Foucault est-il utilitariste ?, je dois avouer que mes yeux se sont arrondis de surprise, car si quelqu’un d’autre que vous m’avait posé cette question, j’aurais répondu par la négative, avec ce confort suffisant qui accompagne les convictions drapées dans le manteau de l’évidence. Je vous remercie par conséquent de m’avoir permis de conjurer une certaine paresse d’esprit3 en me poussant à m’interroger sur la pertinence d’un tel rapprochement.

  • 4  Laval, Christian, « Foucault lecteur de Bentham », in Enfermement et sécurité pénale (Paris, Dallo (...)
  • 5  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 200.
  • 6  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 213.
  • 7  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 213. Cet auteur conclut son développement sur la na (...)
  • 8  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 212.

2Si Christian Laval a justement souligné les lectures réductrices et parfois injustes4 qui ont voulu enfermer Foucault dans la posture d’un commentateur qui aurait réduit l’œuvre de Bentham « à un principe d’architecture carcérale »5, il est l’un des premiers à avoir tenté de penser « la proximité » des deux auteurs6. En écrivant que Foucault avait vu en Bentham, « non pas seulement le technologue des disciplines [mais] aussi le théoricien d’un pouvoir », Christian Laval fait valoir que « Foucault ne constate pas seulement l’existence de cette conception du pouvoir, il y adhère, il la fait sienne »7. Et celui-là d’avancer « une hypothèse qui paraîtra peut-être provocatrice. Ce n’est pas dans Surveiller et punir que Foucault accorde à Bentham la place qui lui revient dans l’histoire des réflexions sur le pouvoir, mais dans ses cours »8.

3Il me paraît pertinent de tester cette hypothèse et de relever le challenge de cette journée, en s’intéressant à la manière dont Foucault piste les premières manifestations de l’utilitarisme européen pour mieux traquer les formes de son expression contemporaine. La politique criminelle actuelle porte en effet les stigmates d’une rationalité gouvernementale que Foucault origine dans l’utilitarisme libéral du siècle des Lumières. Il s’agit de voir comment celui-ci caractérise son émergence et de déterminer quelle place cette entreprise généalogique dans l’économie générale de sa réflexion.

  • 9  Je partage, de ce point de vue, la position de Christian Laval qui suggérait qu’il fallait « aller (...)
  • 10  Michel Foucault est coutumier de ce genre de geste, et l’obstacle qu’il surmonte ainsi est souvent (...)

4D’un point de vue méthodologique, il m’est apparu que je ne pouvais maximiser l’effet de la démonstration qu’à condition de sauter par-dessus Surveiller et punir, ouvrage grevé par une kyrielle d’interprétations contrastées et qu’on ne peut plus désormais commenter sans évoquer le fameux panoptique sur lequel tant de regards se sont portés9. Certains d’entre vous penseront que j’ai agi en utilitariste, c’est-à-dire par économie de moyens, mais je n’ai fait en l’occurrence qu’exécuter un geste typiquement foucaldien : le saut par-dessus l’obstacle, figure de style connue encore sous le nom de steeple-chase du collège de France10.

  • 11  Foucault, Michel, Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975, Tel Gallimard, 1995),pp. 9 et s.
  • 12  Foucault, M., Surveiller et punir, pp. 12 et s. Foucault réalise un pareil saut dans La société pu (...)
  • 13  Dispensé au collège de France en 1973, ce cours n’est pas encore édité. Son résumé est toutefois d (...)
  • 14  Dispensé au Collège de France en 1979, ce cours est accessible au public depuis 2004.

5Aussi, à l’instar du renard sautant par-dessus la Révolution dans Surveiller et punir, ouvrage   que Foucault inaugure avec la description minutieuse du supplice de Damiens en 175711, avant de transporter le lecteur, trois quarts de siècle plus tard et sans transition, dans la maison des jeunes détenus de Paris12, enjamberai-je Surveiller et punir afin d’examiner comment Foucault aborde la question de l’émergence d’une rationalité utilitariste dans La société punitive13, étude qu’il parachève dans Naissance de la biopolitique14.

6Sans autre prétention que celle de vouloir faire valser les idées, je procèderai sur un tempo lent, à l’anglaise et en trois temps.

Premier temps

  • 15  Gros, Frédéric, « Foucault et la société punitive », Pouvoirs, 135 (2010), p. 6.
  • 16  C’est moi qui souligne.
  • 17  Foucault, M., « La société punitive », Dits et écrits, II, p. 461.
  • 18  « C’est du petit traité de Beccaria sur les délits et les peines que je tirais (...) la première a (...)
  • 19  La première édition française des délits et des peines paraît sous la forme d’un traité recomposé (...)
  • 20  Bentham déclare avoir trouvé dans cette formule de Beccaria « le principe de l’utilité » et le fon (...)

7La lecture des cours de 1973 et de 1979 laisse l’impression d’une profonde unité de vue chez Foucault. La société punitive préfigure Surveiller et punir15 que la Naissance de la biopolitique transfigure. Dès 1973, Foucault fait valoir que « les réformateurs, dans leur grande majorité, à partir de Beccaria16, ont cherché à définir la notion de crime, le rôle de la partie publique et la nécessité d’une punition, à partir du seul intérêt de la société et du seul besoin de la protéger »17. Il projette ainsi les réformateurs dans le giron de l’utilitarisme qui émerge alors dans l’Europe des Lumières. Comment lui en tenir rigueur quand on sait que Bentham a fait de Beccaria l’un des pionniers de l’utilitarisme européen18 et que leurs deux noms furent très vite associés en raison de l’importante réédition par P.-L. Roederer, en 1797, du Traité des délits et des peines19, accompagnée des notes de Diderot et suivie d’une théorie des lois pénales de Bentham ? Véritables missi dominici de la nouvelle religion utilitariste, le Britannique et le Lombard s’en iront prêcher la bonne parole dans toute l’Europe en psalmodiant la formule fameuse du plus grand bonheur du plus grand nombre20.

  • 21  Cléro, Jean-Pierre, « Un tournant dans la pensée des preuves : Beccaria et Bentham », L’IRASCible, (...)
  • 22  Cette présentation est très répandue chez les juristes, pour qui le délinquant est le « violateur (...)

8L’association des noms de Bentham et de Beccaria est aujourd’hui si courante que l’un des enjeux de la recherche consiste précisément à pointer les différences entre les deux grands papes de l’utilitarisme européen21. Si la réflexion de Foucault n’a fait que renforcer les liens entre ces deux auteurs, elle a aussi contribué à sceller le débat sur les conséquences qu’il faut tirer du principe général d’après lequel le criminel, en rompant le pacte social, lèse la société et se constitue ainsi comme un ennemi intérieur22.

9Pour Foucault, ces conséquences sont au nombre de trois :

1. chaque société, selon ses besoins propres, devra moduler l’échelle des peines. Puisque le châtiment ne dérive pas de la faute elle-même née du tort causé à la société ou d’un danger qu’ellelui fait courir, plus une société sera faible, mieux elle devra être prémunie, plus il lui faudra se montrer sévère. Donc, pas de modèle universel de la pénalité, relativité essentielle des peines.

2. Si la peine était expiation, il n’y a aurait pas de mal à ce qu’elle soit trop forte ; en tout cas, il serait difficile d’établir entre elle et le crime une juste proportion. Mais s’il s’agit de protéger la société, on peut la calculer de manière à ce qu’elle assure exactement cette fonction : au-delà, toute sévérité supplémentaire devient abus de pouvoir. La justice de la peine est dans son économie.

  • 23  Foucault, M., « La société punitive », p. 462.

3. Le rôle de la peine est entièrement tourné vers l’extérieur et vers l’avenir : empêcher que le crime ne recommence. Un crime dont on saurait à coup sûr qu’il est le dernier n’aurait pas à être puni. Donc, mettre le coupable hors d’état de nuire et détourner les innocents de toute infraction semblable. La certitude de la peine, son caractère inévitable, plus que toute sévérité, constitue ici son efficacité 23.

10Ainsi par-delà le rappel des principes qui ont fait la fortune de Beccaria (principe de légalité, principe de proportionnalité, principe de certitude de la peine) et par lesquels il achevait son ouvrage, Foucault spécifie le champ lexical de l’utilitarisme : « tort causé à la société », « danger qu’elle lui fait courir », « protéger la société », « calculer », « économie », « avenir », « empêcher que le crime ne recommence ». Le vocabulaire de l’utilitarisme est bien celui de la prévention. Nous y reviendrons.

  • 24  Gros, F., « Foucault et la société punitive », p. 13.
  • 25  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, pp. 3-4.
  • 26  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 13.
  • 27  Cet art de gouverner plonge ses racines dans le cœur du moyen âge chrétien et sa rationalité trouv (...)
  • 28  Le supplice de Damiens par lequel Foucault ouvre Surveiller et punir en est une belle illustration
  • 29  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 15.

11Si l’on saute à pieds joints par-dessus Surveiller et punir, on retrouve ce champ lexical à l’œuvre en 1979 dans la Naissance de la biopolitique. Le propos a toutefois pris du volume : il ne s’agit plus de s’interroger sur les raisons qui ont pu conduire la prison à s’imposer comme un « dispositif punitif généralisé »24, mais de faire une « histoire de l’art de gouverner [c’est-à-dire] la manière réfléchie de gouverner au mieux et aussi et en même temps la réflexion sur la meilleure manière possible de gouverner »25. Foucault observe l’émergence d’une nouvelle raison gouvernementale dont les écrits de Bentham sont les signes26. L’ancien art de gouverner, art d’allure pénale qui sanctionnait durement l’atteinte à la loi comme un défi27 au souverain28, est en passe d’être supplanté par une forme nouvelle de rationalité. Le nouvel art ne consiste plus à se poser la question du comment gouverner plus « durement », mais « comment ne pas trop gouverner. Ce n’est plus l’abus de la souveraineté que l’on va objecter, c’est l’excès du gouvernement. Et c’est à l’excès du gouvernement, ou à la délimitation en tout cas de ce qui serait excessif pour un gouvernement, que l’on va pouvoir mesurer la rationalité de la pratique gouvernementale »29.

  • 30  Archives parlementaires, 2e série, t. 7, p. 442/2.
  • 31  Martin, Xavier, « Target, Bentham et le Code civil », in Mythologie du Code Napoléon. Aux soubasse (...)

12Les observations de Foucault ne sont pas infondées d’un point de vue historique : Malleville, l’un des quatre commissaires chargé par Bonaparte de préparer la rédaction du Code civil, déclarait en 1803 que « le meilleur de tous les gouvernements [n’est-il pas] celui qui, sachant arriver à son but par les causes secondes, paraît gouverner le moins »30. Alors que la Révolution avait cédé à l’inflation législative, le Consulat et l’Empire entendent procéder par économie de moyens en fabriquant cinq codes et, même s’il peut paraître surprenant de penser que la rationalité gouvernementale à l’œuvre sous l’empire relève de l’autolimitation, personne ne peut douter que le ferment utilitariste a trouvé sur le sol politique de l’Empire un terrain propice à sa diffusion31.

  • 32  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 15.
  • 33  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 17.

13Foucault insiste en faisant valoir que ce qui a contribué à faire émerger ce nouvel art de gouverner, l’instrument intellectuel qui a pu porter cette « forme de calcul et de rationalité et qui a pu ainsi permettre l’autolimitation d’une raison gouvernementale comme autorégulation de fait »32, ce n’est pas le droit, mais l’économie politique. Il écrit en effet que l’économie politique interroge les pratiques gouvernementales « non pas en droit pour savoir si elles sont légitimes ou pas, mais du côté de leurs effets »33. Or, et je crois qu’il est essentiel d’insister sur ce point, le lieu, ainsi que la temporalité du droit, c’est le passé. Quand la Révolution surgit, elle interroge la légitimité des pratiques antérieures : la critique des abus de l’ancien art de gouverner fait le lit de la Révolution. Une fois l’ancienne raison gouvernementale anéantie, il lui faut conquérir un nouveau territoire, et trouver les outils idoines pour achever le mouvement. Le territoire, c’est l’avenir. L’instrument de sa conquête, c’est l’économie politique.

  • 34  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 18. Il faut toutefois préciser qu’il n’y a pas subs (...)

14Vous me pardonnerez ce truisme, mais le passé est, par définition, connu, alors que ce qui est à venir est, de manière tout aussi nécessaire, inconnu. Le défi doit donc consister à le rendre au moins « connaissable », prétention aussi vaine qu’orgueilleuse, mais qui était déjà à l’œuvre dans une société animée d’une profonde foi scientiste inscrite dans le sillage de la révolution newtonienne. Pour tenter de connaître l’avenir, il faut se doter des outils de l’anticipation : on peut ainsi faire appel au calcul mathématique des probabilités et réduire le champ des possibles. Le critère de l’action gouvernementale est alors celui de la « réussite » plutôt que celui de la « légitimité »34.

  • 35  Une telle politique criminelle est l’expression du paradigme classique. Elle se manifeste dans le (...)

15Appliquées à ce que les juristes connaissent sous le nom de prévention, ces observations impliquent que, dans le cadre de la nouvelle rationalité gouvernementale qui prend forme au XVIIIe siècle, la politique criminelle n’est plus seulement arraisonnée au passé. Elle n’est plus pensée simplement comme une réponse à un acte contraire à la loi et réprimé comme tel35, mais elle est censée raisonner le virtuel afin de résonner au mieux dans l’océan informé d’un futur probabilisé. Elle est donc résolument tournée vers l’à venir et son objet est de pré-venir, littéralement de venir avant, l’acte susceptible de tomber sous le coup de la loi.

  • 36  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 256.

16Cette nouvelle rationalité qui émerge ainsi au XVIIIe siècle, Foucault la redécouvre dans la manière dont les néolibéraux américains (Ehrlich, Stigler, Gary Becker) posent la question de la criminalité. L’exemple topique de ce nouvel art de gouverner se retrouve sans conteste dans la définition que Becker donne du crime comme « risque d’être condamné à une peine »36. On ne saurait en effet mieux illustrer la pensée d’une peine séparée de son support physique qu’est l’acte incriminé comme étant contraire à la loi, la pensée d’une peine tout entière tournée vers le futur et n’ayant par conséquent qu’une réalité hypothétique, qu’une existence probable.

  • 37  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 257.
  • 38  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 258.
  • 39  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 258.

17On mesure le hiatus entre les deux rationalités, l’ancienne par laquelle le droit pénal sanctionne un acte contraire à la loi, et la nouvelle qui considère moins l’auteur d’une infraction qu’une personne dangereuse37. Dans cette optique le criminel n’est plus l’infracteur volontaire à la loi pénale, appréhendé à travers la logique du contrat social, mais celui qui « accepte le risque d’une perte »38, c’est-à-dire celui que l’on saisit au moyen de la logique utilitariste procédant d’un calcul coût/avantage. La politique criminelle aura donc désormais à s’occuper « d’une série de conduites qui produisent des actions, lesquelles actions, dont les acteurs attendent un profit, sont affectées d’un risque spécial »39. Ce risque, que Foucault qualifiait en 1979 de risque pénal, est aujourd’hui recouvert en grande partie par la notion de dangerosité.

  • 40  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 259.
  • 41  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 253.

18Avec Becker, « on est tout près de Beccaria ou de Bentham »40 et il est dès lors pertinent pour Foucault de considérer que l’analyse économique appliquée au problème de la criminalité par les néolibéraux américains est un « retour à Beccaria et surtout à Bentham »41. La démonstration est d’une efficacité d’autant plus redoutable que Foucault fait remarquer au lecteur qui l’ignore que tous les réformateurs (Beccaria, Bentham, Smith) étaient à la fois juriste et économiste.

  • 42  Audegean, Philippe, La philosophie de Beccaria. Savoir punir, savoir écrire, savoir produire (Pari (...)
  • 43  Cléro, Jean-Pierre, « Les contradictions de l’emprisonnement dans la conception utilitariste class (...)

19La démonstration est si rondement menée qu’elle affiche un caractère imparable. Emporté par le prodigieux élan d’une pensée qui embrasse les siècles, Foucault laisse pourtant en suspend un problème qui n’a pas échappé aux meilleurs exégètes de Beccaria et de Bentham. Si la bannière de l’utilitarisme flotte sur le XVIIIe siècle européen, il faut toutefois en souligner le caractère équivoque ou « ambigu »42. Il faut pouvoir reconnaître avec Jean-Pierre Cléro les « deux versants » de l’utilitarisme : « on a, dans un cas, une attitude radicale, interventionniste et normative, qui entend changer l’équilibre global des plaisirs et des douleurs ; on a, dans l’autre, une attitude, réformatrice tout au plus, d’accommodement à un équilibre de plaisir et de douleur tel qu’il est »43.

  • 44  Le terme utilitarisme « désigne d’abord une doctrine philosophique formée d’une métaéthique et d’u (...)
  • 45  « Le modèle anthropologique utilitariste de Beccaria s’accorde ainsi avec une conception de la jus (...)

20À en croire Philippe Audegean, le premier versant de l’utilitarisme serait personnifié par un Bentham qui aurait su tirer le plus grand profit des nouveaux outils offerts par l’économie politique44. Beccaria incarnerait quant à lui le second versant car, sans ignorer le formidable potentiel de l’économie politique, le lombard aurait continué à raisonner dans le cadre d’un modèle essentiellement juridique. Pionnier de l’utilitarisme, Beccaria demeurerait ainsi tributaire d’une vision qui, quoiqu’originale et irréductible au modèle jusnaturaliste, demeure avant tout façonnée par l’outil juridique45. En d’autres termes, alors que la pensée de Bentham épouse à merveille la logique de la nouvelle rationalité émergente au XVIIIe siècle, Beccaria raisonne encore pour l’essentiel avec les mots et dans les formes de l’ancienne rationalité. Le Lombard est donc un penseur d’un autre temps que celui dans lequel l’Anglais s’ébroue. Il est temps à présent, d’en prendre la mesure.

Deuxième temps

  • 46  Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 126.
  • 47  F. Rosen, Classical Utilitarianism from Hume to Mill, Londres, Routledge, 2003.
  • 48  Escamilla, Manuel, « Le droit pénal benthamien à la lumière des théories modernes de la punition » (...)

21Comme la très grande majorité des auteurs, Foucault réunit Beccaria et Bentham sous la bannière d’un utilitarisme pénal qui repose essentiellement sur « l’argument de la fonction préventive et dissuasive des peines »46. L’association des termes de prévention et de dissuasion invite à penser que l’anglais et le lombard partagent les mêmes vues. On s’accorde généralement pour penser que « Bentham suit la voie que [Becccaria] a tracée lors de l’élaboration de sa théorie des sanctions : la punition a pour but de prévenir d’autres crimes ». Selon Rosen47, la théorie benthamienne des sanctions consiste à parer le droit du langage de l’économie politique : le législateur pénètre l’esprit du citoyen qui a la tentation de commettre un crime. Le criminel potentiel est considéré comme un homo oeconomicus, c’est-à-dire un agent rationnel qui se livre à un calcul coûts/bénéfices dont l’objectif est de maximiser les profits et de minimiser les pertes. Si une telle démarche était couronnée de succès, alors la législation pénale conduirait aux effets désirés – éviter les crimes – tout en produisant le minimum de souffrance. Selon Rosen, Bentham choisit la prévention48.

22Si l’on veut bien considérer en outre que dans L’introduction aux principes de morale et de législation, Bentham présente les trois fins principales de la sanction pénale, alors il faut admettre que l’homo oeconomicus criminalis serait un être capable, dans ce moment critique que les criminologues appellent le passage à l’acte (ou dans les actes préparatoires qui pourrait le conduire à accomplir ce dernier geste), de procéder à un calcul et de se déterminer lorsque les bénéfices escomptés sont supérieur au coût estimé pour les réaliser. Dans ce calcul, le fait de connaître la sanction encourue permettrait de le dissuader d’agir (prévention). L’efficacité préventive serait en outre décuplée par le fait qu’il aura pu voir des délinquants sanctionnés pour des crimes et délits semblables à celui qu’il envisage de commettre (dissuasion par l’exemple).

  • 49  On voit mal en effet comment des hommes « mus par la nécessité » (Audegean, P., La philosophie de (...)
  • 50  Francioni, G., « Beccaria, filosofo utilitarista », cité par  Audegean, P., La philosophie de Becc (...)

23À considérer que l’on puisse attribuer de telles vues à Bentham, il est en revanche plus facile de démontrer qu’on ne les rencontre pas chez Beccaria. Si ce dernier mobilise bien une argumentation utilitariste pour combattre la peine de mort, il ne considère nullement l’homo criminalis comme un être rationnel et libre de ses actes49. « Il serait erroné de rechercher chez notre auteur des caractères que l’utilitarisme ne présentera qu’à partir de Bentham, avant de signaler éventuellement ensuite comme une lacune l’absence chez Beccaria de principes qui sont exclusivement benthamiens »50. Cette précaution épistémologique ne suffit toutefois pas à contrarier la tendance qui consiste à associer nos deux auteurs aussi naturellement que l’on associe les termes de prévention et de dissuasion.

  • 51  Foucault, M., « La société punitive », p. 461.
  • 52  Foucault, M., « La société punitive », p. 462.

24Pour tenter de prendre la mesure de la récurrence d’une telle tendance, il peut être utile de revenir sur deux citations que nous avons déjà utilisées. Dans la première, Foucault fait état de ce que les réformateurs ont raisonné « à partir du seul intérêt de la société etdu seul besoin de la protéger »51 ; dans la seconde, Foucault fait valoir que le châtiment dérive « du tort causé à la société ou du danger que [le délinquant] lui fait courir »52.

25La juxtaposition de ces deux citations appelle une série de remarques qui reposent sur le statut ambigu de la conjonction de coordination utilisée pour relier les deux propositions qu’elles contiennent. « Intérêt de la société » et « besoin de la protéger » (première citation) d’une part, et « tort causé à la société » et « danger qu’elle lui fait courir » (seconde citation) d’autre part, forment deux groupes de propositions qui, d’après Foucault, portent la marque de l’utilitarisme. Il faut pourtant se garder de les considérer comme des propositions équivalentes car elles révèlent deux points de vue antagonistes et relèvent de deux ordres de temporalité différents.

  • 53  Le passé est connu car Beccaria envisage la question de l’imputation à un auteur d’un acte contrai (...)
  • 54  Selon la terminologie d’Alvaro P. Pires, « Beccaria, l’utilitarisme et la rationalité pénale moder (...)

26« Intérêt de la société » et « tort causé à la société » sont deux propositions qui marquent l’instant, le moment présent, et qui peuvent être à la fois des critères d’appréciation pour le législateur (Beccaria), ou pour le juge (Servan). Ce qui est l’objet de leur préoccupation ici c’est encore l’acte dans ce qu’il a de contraire à la loi. Il s’agit donc d’un présent tourné vers le passé, d’un présent qui regarde le passé, passé qui par définition est connu53. C’est donc bien le délit, comme acte contraire à la loi, qui est la pierre angulaire de la réflexion. C’est particulièrement clair chez Beccaria, et encore plus chez Servan. Lorsqu’on envisage la question de ce point de vue, c’est la liberté de l’action54 qui est déterminante, et donc, dans ce contexte, la question libre arbitre ou du déterminisme est la seule qui se pose.

  • 55  C’est dans sa fameuse lettre à Morellet qu’il se reconnaît débiteur de ces auteurs (Franco Venturi (...)
  • 56  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 15. Toutes les citations de Beccaria que j’utilise sont (...)
  • 57  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 15.
  • 58  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 16.
  • 59  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 71.
  • 60  Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 72-73. Sur ce même registre, il va jusqu’à écrire que (...)

27Or il est une spécificité de la pensée de Beccaria que beaucoup de commentateurs négligent dans leur empressement à vouloir engager sa réflexion sous la bannière de l’utilitarisme. Ces hommes pressés font généralement abstraction de l’anthropologie qui sert de fondement à la réflexion du Lombard. Beccaria est un auteur qui épouse volontiers le vocabulaire de la philosophie déterministe portée entre autres par Helvétius, Diderot ou, avec plus de nuance, par Condillac55. Dès la première page de son introduction, Beccaria stigmatise « les impressions toutes faites », avant de comparer à la gravitation la force irrésistible « qui nous incite à rechercher notre bien-être »56. Il fait également de « la sensibilité inhérente à l’homme », l’origine de tous ses maux57, « le plaisir et la douleur [étant] les mobiles des êtres sensibles »58. Il saura à l’occasion en tirer des conséquences utiles en écrivant ici, que « sur des hommes moutonniers et esclaves de l’habitude, les sensations ont plus de pouvoir que le raisonnement »59, et là que, par voie de conséquence, « ce serait avoir une fausse idée de l’utilité que de (...) prétendre commander aux sentiments au lieu de les stimuler »60.

  • 61  Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 17-18.

28Appliquée à ses préoccupations, la philosophie sensualiste permet à Beccaria de caractériser les erreurs communes, la plus funeste d’entre elles résidant sans doute dans la façon de déterminer la mesure des délits et des peines : « Les réflexions qui précèdent m’autorisent à affirmer que la vraie, la seule mesure des délits est le tort fait à la nation et non, comme certains le pensent par erreur, l’intention du coupable. Celle-ci dépend de l’impression momentanée causée par les objets et de l’état d’esprit antérieur ; or l’une et l’autre varient chez tous les hommes et en chacun d’eux, au gré de la succession rapide des idées, des passions et des circonstances »61.

29Si Beccaria évoque bien le « tort causé à la nation », c’est parce que, contrairement aux doctrines qui font dépendre la mesure du délit de l’intention car elles sont fondées sur le postulat chrétien du libre arbitre, Beccaria considère que la volonté étant déterminée par une série de facteurs variables, incertains et par conséquent impossibles à mesurer, elle ne saurait servir de pierre d’achoppement lorsqu’il s’agit d’élever un édifice législatif digne de la philosophie des Lumières.

  • 62  Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 17-18.

30L’arrière fond déterministe de sa pensée le conduit également à poser la question de la prévention sous un tout autre angle que ne l’avaient fait les rétributivistes avant lui, et les utilitaristes après lui. Lorsque Beccaria aborde la question de l’infanticide, il utilise une sémantique qui ne trompe pas :« l’infanticide est le résultat inéluctable de l’alternative où est placée une femme qui a succombé par faiblesse ou qui a été victime de la violence. Entre la honte et la mort d’un être incapable d’en ressentir les atteintes, comment ne choisirait-elle pas ce dernier parti, plutôt que d’être exposée, avec son malheureux enfant, à une misère certaine ? »62.Inéluctabilité, faiblesse, victime, violence, misère : tout le champ lexical du déterminisme est ici mobilisé afin de suggérer qu’on ne peut envisager de punir ce genre de délits que si la société a, au préalable et par ses lois, mis tout en œuvre pour faire cesser les causes sociales du délit, à savoir la misère et la pauvreté.

  • 63  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 60.
  • 64  Le vol « n’a d’ordinaire pour cause que la misère et le désespoir ; il est le fait de cette classe (...)

31La solution ne relève donc pas  du droit pénal comme on le pense communément, mais bien de l’économie politique. Autrement dit, on ne peut rejeter sur la mère infanticide une faute qui n’est, en réalité, que le résultat de l’incapacité d’une société à prévenir la misère. L’infanticide étant fille de la nécessité, on ne saurait imputer une quelconque responsabilité à celle qui en est la principale victime. « La meilleure manière de prévenir [l’infanticide] serait de protéger par des lois efficaces la faiblesse contre la tyrannie, qui accuse bien haut les vices qu’on ne peut pas couvrir du manteau de la vertu (...) On ne peut appeler juste (ou nécessaire, ce qui revient au même) la punition d’un crime, tant que la loi n’a pas eu recours, pour le prévenir, au meilleur moyen possible, étant donné les circonstances où se trouve la nation »63. Punir ne peut dès lors être juste que si chaque individu se trouve, de fait et au préalable, en situation de ne pas enfreindre la loi. Un système de législation qui ne remplirait pas cette fonction essentielle serait profondément injuste car il conduirait à faire supporter à des individus tout le poids d’une responsabilité qui, en définitive, est le fruit de l’imprévoyance de leurs dirigeants. Il ne fait pas de doute pour Beccaria que la multiplication des vols est corrélative à l’extension de la propriété privée. Aussi trouve-t-il particulièrement indécent que les illégalismes consécutifs à cette orientation économique soient aussi sévèrement réprimés, alors qu’elle contraint nombre de nécessiteux à assurer leur survie par tous les moyens64.

  • 65  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 74.
  • 66  « Plus on augmente le nombre des délits possibles, plus on accroît les chances d’en commettre. La (...)
  • 67  De même « que les lois simples et constantes de la nature ne peuvent éviter les perturbations qui (...)
  • 68  Il faut admettre avec Christian Laval que ce genre de considération pointe parfois sous la plume d (...)

32Beccaria peut ainsi écrire qu’il « vaut mieux prévenir les crimes que d’avoir à les punir ; tel est le but principal de toute bonne législation, laquelle est l’art de rendre les hommes le plus heureux possibles ou, disons pour tenir compte également des biens et des maux de la vie, le moins malheureux possible »65. Si l’axiome utilitariste est ici convoqué, c’est avant tout pour rappeler le législateur à ses responsabilités66, car Beccaria sait bien que la politique la plus prévoyante et la plus avisée ne pourra jamais contenir tous les individus67. Une fois de plus l’anthropologie réaliste de Beccaria le préserve de l’utopie qui consiste à penser que les lois peuvent gouverner les mœurs et les passions humaines68.

  • 69  Ferrand, Jérôme, « La philosophie de la réforme criminelle dans l’œuvre de Michel Joseph Antoine S (...)
  • 70  On trouve là l’une des principales justifications en faveur de la douceur des peines. L’autre tien (...)

33Ces remarques préalables sur l’économie générale de la pensée de Beccaria permettent de préciser sur quel terrain le Lombard entend situer la question de la prévention. S’il écrit que la prévention des délits passe par les lois, il n’écrit jamais qu’elle passe par la loi pénale. À l’instar de Servan69, Beccaria considère que seules les lois dans leur ensemble, autrement dit les lois civiles, peuvent utilement prévenir les délits ; les lois pénales, comme leur nom l’indique, n’ont d’autres fonctions que de punir, la punition n’étant en définitive que l’échec d’une politique de prévention générale70.

  • 71  C’est cette question que Foucault révèle dans la Naissance de la biopolitique, en associant étroit (...)
  • 72  C’est ce phénomène que les juristes qualifient de prévention spéciale.

34En revanche, quand on parle « du besoin de protéger la société » et du « danger que [le délinquant] lui fait courir », on interroge le futur, on se tourne vers l’à venir, et là encore cette question peut être aussi bien celle du législateur (quelle est la meilleure loi pour prévenir les crimes, ou en termes utilitaristes comment prévenir les crimes avec une économie de moyens ?)71 que celle du juge (quelle peine appliquer pour éviter que l’auteur ne récidive ?)72.

  • 73  Toujours pour utiliser la terminologie d’Alvaro P. Pires, « Beccaria, l’utilitarisme et la rationa (...)

35Ici le présent interroge le futur qui, par définition, est inconnu. L’objet de préoccupation n’est plus alors l’acte, mais la personne. Ce n’est plus le délit qui est la pierre angulaire de la réflexion, mais la peine. Ce n’est plus la pensée de Beccaria et de Servan qu’on mobilise, mais celle de Bentham. La question ne se pose donc plus du point de vue de la liberté d’action, mais du point de vue de la liberté politique73. Il ne s’agit plus d’imputer un acte à un individu et de le punir pour ce qu’il a fait, il s’agit de considérer la personne pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle représente : un danger pour la société.

  • 74  Si la frontière entre ce qui relève du droit civil et ce qui relève du droit pénal est aujourd’hui (...)

36Dès lors, la question de la dangerosité est au cœur de ce nouveau paradigme et les outils pour l’appréhender sont ceux du marché, à savoir le calcul, les statistiques, les probabilités, outils utilitaristes par excellence ! La prévention par les lois civiles telle que la concevaient Beccaria et Servan cède la place à la dissuasion opérée par la loi pénale chez Bentham74.

  • 75  Bentham distingue en effet la législation directe qui consiste à punir les délits, de la législati (...)
  • 76  Ce glissement présente d’ailleurs quelque analogie avec la distance qui sépare un Rousseau d’un Vo (...)
  • 77  Il ne faut jamais oublier que Foucault s’exprimait à l’oral et que la parole n’a pas toujours la p (...)
  • 78  Ce n’est pas le lieu de s’attarder ici sur l’intérêt qu’il y a à bien distinguer la rationalité d’ (...)

37En dépit de son incontestable mérite didactique, cette opposition force en partie les subtiles combinaisons d’une pensée benthamienne rétive à toute tentative de réduction75. Cette distinction (prévention par les lois civiles/dissuasion par la loi pénale) permet toutefois de caractériser un glissement, marqué par la distance qui sépare Beccaria de Bentham, déplacement comparable à celui que Foucault établit entre l’ancienne rationalité punitive et la nouvelle76. Le OU de coordination peut certes valoir le ET dans son esprit77, mais ce détail78 ne nuit pas à la pertinence de l’analyse qu’il propose.

  • 79  Foucault, M., « La vérité et les formes juridiques », p. 603.

38Les préventions théoriques que Foucault aurait pu entretenir, en associant trop étroitement Beccaria et Bentham dans le but de rendre plus tangible la logique utilitariste, sont en effet jugulées par les précautions de sa méthode qui consiste à montrer comment les pratiques, plus que les idées, travaillent le corps de la société et portent en elles tous les possibles de son évolution. Après avoir fait observer combien la pratique des lettres de cachet était porteuse d’une rationalité administrative et policière très compatible avec le développement de l’utilitarisme d’une part, et de la prison comme moyen de redressement, d’autre part, il écrit que « l’idée d’une pénalité qui a pour fonction non pas d’être une réponse à une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, d’un danger qu’ils représentent, au niveau de leurs virtualités possibles. Cette forme de pénalité appliquée aux virtualités des individus, de pénalité qui cherche à les corriger par la réclusion et par l’internement n’appartient pas, à vrai dire, à l’univers du droit, ne naît pas de la théorie juridique du crime, n’est pas dérivée des grands réformateurs comme Beccaria »79.

  • 80  Toute son œuvre s’inscrit en effet contre le caractère performatif d’une pensée produisant par ell (...)
  • 81  « Comment la grande leçon de Beccaria a-t-elle pu être oubliée, reléguée et finalement étouffée pa (...)

39Ce dernier extrait pourrait laisser penser que si cette forme de pénalité ne doit rien à Beccaria, elle doit son développement au succès des thèses de Bentham. Foucault se garde pourtant bien de l’affirmer80 et il ne faut pas en extrapoler la portée. Ce passage n’avait pas en effet pour objet d’exonérer Beccaria d’une quelconque responsabilité dans l’avènement d’une forme de pénalité tournée vers le futur et la correction des natures dangereuses.Il avait pour objectif de marquer l’étonnement de Foucault de voir la prison s’imposer comme une peine, alors que Beccaria avait souligné qu’elle ne devait jamais en devenir une, sous peine de voir l’articulation des délits et des peines, telle qu’il l’avait pensée, être complètement anéantie81.

  • 82  Si on peut dire cela à propos des ouvrages qu’il publie, les conférences, interviews, et cours qu’ (...)
  • 83  Dans son article consacré à la société punitive, Frédéric Gros précise le sens que Foucault attrib (...)
  • 84  C’est à l’occasion de conférences données à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro (...)

40Toutefois, et alors que Foucault laisse rarement transparaître ses jugements de valeur82, cet étonnement est la forme contenue d’une aversion profonde qu’il nourrit à l’encontre des possibles que le nouvel art de gouverner utilitariste porte dans ses flancs. On ne peut pas passer sans dommage d’une rationalité punitive tournée vers le passé, et dont l’objet est de punir une infraction à la loi, à une rationalité pénitentiaire83 tournée vers le futur, et dont l’objet est de prévenir et de corriger de simples virtualités84. Ces préventions sont au cœur de Surveiller et punir et elles trouvent en 1979 une forme d’expression plus contenue et plus maîtrisée dans la Naissance de la biopolitique.

  • 85  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 36.
  • 86  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 36.

41Dans cet ouvrage d’une grande maturité intellectuelle, il fait valoir en effet que la nouvelle rationalité utilitariste fait prévaloir des outils de véridiction sur les outils anciens que mobilisait le processus de juridiction. Dans les lieux et les instances « où la pratique juridictionnelle était majeure et autocratique »85, « une certaine pratique véridictionnelle commençait à se mettre [en place] – avec l’accompagnement, bien sûr, et ce n’est pas certainement l’essentiel, de la criminologie, de la psychologie, etc. – cette question véridictionnelle qui est au cœur même du problème de la pénalité moderne, jusqu’à l’embarras même de sa juridiction, et qui était la question de la vérité posée au criminel : qui es-tu ? À partir du moment où la pratique pénale substitue à la question : qu’as-tu fait ?, la question : qui es-tu ? –, à partir de ce moment là, vous voyez bien que la fonction juridictionnelle du pénal est en train de se transformer ou est doublée par, ou éventuellement est minée par, la question de la véridiction »86.

42Foucault réalise alors en quelque sorte la quadrature du cercle : après avoir exposé les deux formes de rationalité gouvernementale en des termes antagonistes, il réalise le tour de force de penser leur cohabitation, leur coexistence. C’est le temps fort de sa réflexion.

Troisième temps

  • 87  Cet auteur caractérise le coercitif dans un passage éloquent : « Crèche, internat, caserne, hôpita (...)
  • 88  Gros, F., « Foucault et la société punitive », p. 12.
  • 89  Besse, Guy, « Philosophie, apologétique, utilitarisme », p. 131-146.
  • 90  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 22-23.

43Dès 1973, Foucault s’emploie à démontrer que l’émergence et le développement d’un nouvel art de gouverner ne parvient pas à se substituer entièrement à l’ancien. Frédéric Gros en témoigne quand il écrit que le propre du coercitif87 est finalement d’établir ce qu’il appelle « l’extension du punitif [qui] est simplement l’idée qu’au fond être surveillé ou être évalué, c’est être puni »88. Aussi la nouvelle rationalité punitive ne chasse-t-elle pas l’ancienne, mais l’agrège. C’est en effet l’une des grandes forces de l’utilitarisme que de se nourrir de forces antagonistes et de parvenir à les combiner89. Foucault ne s’y est pas trompé. Après avoir mis en valeur l’économie générale de l’art de gouverner utile, il fait rapidement valoir que « l’auto-limitation de la raison gouvernementale », ce type de « projection et de calcul », c’est cela « en gros que l’on appelle le libéralisme »90.

  • 91  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 35.

44Il peut ainsi établir que si la constitution du marché fonctionne comme « une instance de véridiction »91, celle-ci n’exclut pas les formes classiques de régulation juridique, mais au contraire les appelle. La demande contemporaine de régulation par le droit consécutif à la crise financière ne saurait lui donner tort.

  • 92  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 166.
  • 93  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 169.

45Il faut donc savoir gré à Foucault de ne pas s’être contenté de distinguer d’une manière didactique la constitution et les progrès d’une rationalité gouvernementale de type économique qui se serait, ou aurait vocation à se substituer à une rationalité gouvernementale de type juridique, mais d’avoir posé le problème de « la redéfinition de l’institution juridique et des règles de droit dans une société réglée par l’économie concurrentielle du marché »92. Il faut, écrit encore Foucault, « considérer historiquement qu’on a affaire à une figure, et une figure singulière, dans laquelle les processus économiques et le cadre institutionnel se sont appelés l’un l’autre, appuyés l’un l’autre, modifiés l’un l’autre, modelés dans une réciprocité incessante »93.

  • 94  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 24.
  • 95  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 24.

46Nul doute qu’en se livrant à cette démarche, Foucault entendait se poser en vigie, non pour tenter d’endiguer un mouvement qu’il savait sans doute irréversible, mais pour mettre à jour les ressorts permettant de comprendre les dérives gouvernementales de son temps. « C’est une fois qu’on aura su ce que c’était que ce régime gouvernemental appelé libéralisme qu’on pourra saisir ce qu’est la biopolitique »94. Aussi pouvait-il considérer que « parler des d’Argenson, Smith, Bentham et autres utilitaristes anglais (...) c’est un problème qui nous est contemporain »95.

  • 96  C’est sans doute là que résident les raisons du malentendu persistant entre les historiens et lui.
  • 97  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 68.
  • 98  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 67.

47On mesure ici combien Foucault ne faisait pas de l’histoire pour faire de l’histoire. Il avait adopté la posture intellectuelle du généalogiste traquant les origines et les conditions d’apparition d’une forme de rationalité, doublée de celle d’un archéologue averti que les pratiques se superposent les unes aux autres, sans qu’aucune ne parvienne à s’imposer aux autres96. Cela lui permettait de faire émerger les liens puissants qui unissent le libéralisme au risque au moyen d’un axiome éloquent : « pas de libéralisme sans culture du danger »97. Il pouvait ainsi souligner combien la dialectique liberté/sécurité structurait le paradigme libéral : « Le libéralisme s’engage dans un mécanisme où il aura à chaque instant à arbitrer la liberté et la sécurité des individus autour de cette notion de danger. Au fond, si d’un côté le libéralisme c’est un art de gouverner qui manipule fondamentalement les intérêts, il ne peut pas – et c’est là le revers de la médaille –, il ne peut pas manipuler les intérêts sans être en même temps gestionnaire des dangers et des mécanismes de sécurité/liberté, du jeu sécurité/liberté qui doit assurer que les individus ou la collectivité seront le moins possible exposés aux dangers »98.

48Le moins que l’on puisse écrire et que ce passage trouve une résonance particulière dans l’actualité avec la loi du 25 février 2008 relative à la rétention sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. On ne saurait en effet trouver plus belle illustration de la compénétration des deux rationalités, économique et juridique.

49Les destinataires de cette loi sont des criminels – auteurs de meurtre, d’assassinat, de torture ou actes de barbarie, de viol, d’enlèvement ou de séquestration sur mineur, ou des mêmes crimes avec circonstance aggravante sur un majeur – condamnés à une peine de longue durée (15 ans) sur la base du système classique de la responsabilité pénale. À ce titre, ils subissent une peine car ils ont été reconnus auteurs d’un acte contraire à la loi. La rationalité qui gouverne le mode d’application de la sanction est de nature juridique : elle les interpelle sur le mode du qu’as-tu fait ?

  • 99  Aux termes de cette loi, la rétention de sûreté peut être prononcée s’il est établi, à l’issue d’u (...)

50Leur peine exécutée, ils peuvent toutefois être soumis à une mesure de rétention de sûreté99. Les destinataires ne subissent plus dès lors une sanction pénale, mais une mesure de police administrative. La rationalité qui gouverne ce nouveau mode d’application de la sanction est de nature économique. Elle est fondée sur la dangerosité présumée de son auteur. Elle l’appréhende sur le mode du qui es-tu ?

  • 100  Foucault, M., « La vérité et les formes juridiques », p. 593.

51Au regard de ce qui précède, il n’est guère besoin de faire la généalogie d’une telle hydre : il procède sans conteste de la rationalité gouvernementale qui émerge au XVIIIe siècle et qui fera le succès de l’utilitarisme. Et il n’est pas difficile non plus de dire ce que Foucault en aurait pensé : outre le fait qu’une telle loi vienne valider en quelque sorte ces hypothèses, le fait qu’elle consacre juridiquement la reconnaissance de la notion de dangerosité rappellera peut-être à ses lecteurs ce qu’il écrivait en 1973 : « la grande notion de la criminologie et de la pénalité, vers la fin du XIXe siècle, a été la scandaleuse notion, en termes de théorie pénale, de dangerosité. La notion de dangerosité signifie que l’individu doit être considéré par la société au niveau de ses virtualités, et non pas au niveau de ses actes ; non pas au niveau des infractions effectives à une loi effective, mais au niveau des virtualités de comportement qu’elles représentent »100.

  • 101  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 285.
  • 102  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 286.
  • 103  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 286.

52Toutefois, si la filiation avec la rationalité utilitariste apparaît ici de manière implacable, Foucault aurait sans doute fait observer qu’il s’agissait d’un utilitarisme dévoyé, d’un utilitarisme qui aurait en quelque sorte copulé avec une autre rationalité. De manière assez convaincante, il écrit que « l’économie est une discipline athée »101, « une discipline sans totalité animée, ce qui implique l’impossibilité d’un point de vue souverain »102. En d’autres termes, et toujours pour le dire avec les mots de Foucault, « l’homo oeconomicus ne dit pas ça. Il dit bien aussi au souverain : tu ne dois pas, mais il dit au souverain : tu ne dois pas, pourquoi ? Tu ne dois pas parce que tu ne peux pas. Et tu ne peux pas au sens de ‘tu es impuissant’ et pourquoi tu es impuissant, pourquoi tu ne peux pas ? Tu ne peux pas parce que tu ne sais pas et tu ne sais pas parce que tu ne peux pas savoir »103.

  • 104  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 285.
  • 105  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 285.

53Voilà ce que Foucault aurait sans doute objecté aux promoteurs de la rétention de sûreté qui pensent – ou plutôt font mine de penser car le dessein politique et sécuritaire qui la justifie ne trompe personne – qu’ils sont en mesure d’évaluer la dangerosité d’un individu et de sceller ainsi son à venir à grands coups d’expertise et d’évaluation. L’impossibilité de maîtriser le groupe social, de prévenir ou de prévoir ce que sera l’avenir d’un groupe humain, devrait pourtant les inciter à la modestie. Foucault montre en effet combien cette forme de projection économique n’est qu’un « îlot de rationalité »104 dans l’océan du devenir humain. La rationalité économique utilitariste suppose bien « l’inconnaissabilité du processus »105, et c’est pourquoi la théorie de Smith ne saurait tenir sans un coup de pouce, celui de la main invisible bien entendu.

  • 106  Laval, C., « La chaîne invisible ». Jérémy Bentham et le néo-libéralisme », p. 16.
  • 107  Une précaution épistémologique élémentaire interdit de considérer que la pensée d’un auteur, aussi (...)
  • 108 Voir dans ce numéro l’article de M. Bozzo-Rey, « Le droit comme système de contrôle social. La ques (...)

54Au terme de ces développements, il apparaît que la généalogie de l’utilitarisme européen donne la possibilité à Foucault de mettre à jour les ressorts d’un « gouvernement économique qui est plus que jamais le nôtre »106 et contre lequel il nourrit quelques préventions. Ces dernières ne sont toutefois pas dirigées contre l’utilitarisme comme tel, mais contre les formes contemporaines qu’il peut revêtir ça et là. La loi relative à la rétention de sûreté en est une manifestation topique, car elle procède moins d’une rationalité juridique beccarienne que d’une rationalité économique benthamienne. Sans doute est-il inopportun de faire reposer le poids du pêché originel sur les épaules du penseur anglais107 et j’ignore, à vrai dire, si Bentham est coupable. Mais de cela, Mesdames et Messieurs les jurés, ses avocats ici présents vous en convaincront mieux que moi108.

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Bibliographie

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Notes

1   Nietzsche, Friedrich, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, I, 13.

2  Ce vous est avant tout collectif car il s’adresse aux membres du centre Bentham. Il se décline aussi au singulier, à destination d’Anne Brunon-Ernst qui a orchestré cette journée d’étude avec autant de cordialité que de rigueur.

3  « Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions » (Nietzsche, Friedrich, Humain, trop humain, IX, 637).

4  Laval, Christian, « Foucault lecteur de Bentham », in Enfermement et sécurité pénale (Paris, Dalloz 2007), pp. 199-200.

5  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 200.

6  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 213.

7  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 213. Cet auteur conclut son développement sur la nature du pouvoir en écrivant que Foucault « désireux surtout de se débarrasser de la conception juridique du pouvoir, a fini par adopter une théorie finalement très proche de celle de Bentham » (Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 214). Cette dernière affirmation appelle quelques réserves car si Foucault a bien repéré deux rationalités gouvernementales à l’œuvre dans le XVIIIe siècle européen, il n’a fait sienne aucune d’entre elles. Les contributions de ce numéro le feront sans doute apparaître.

8  Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 212.

9  Je partage, de ce point de vue, la position de Christian Laval qui suggérait qu’il fallait « aller au-delà de Surveiller et punir pour avoir une vue complète de l’importance que Foucault a attribuée à Bentham » (Laval, C., « Foucault lecteur de Bentham », p. 215).

10  Michel Foucault est coutumier de ce genre de geste, et l’obstacle qu’il surmonte ainsi est souvent la Révolution française.

Cette figure lui permet d’éviter l’historicisme (Foucault, Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Seuil/Gallimard, 2004), p. 5), c’est-à-dire de tomber dans le bourbier d’une histoire linéaire appréhendée au moyen d’universaux qui lui auraient sans doute permis « d’expliquer » les conditions de l’apparition de la prison, mais pas de la « comprendre ». Il est en effet aisé de constater ce que l’extension de la prison comme peine doit à la Révolution et au Code pénal de 1810, mais cela ne permet pas de comprendre pourquoi elle s’est imposée comme une modalité générale et quasi exclusive de la sanction pénale. Cette figure lui permet également de ne pas entrer dans le débat très idéologique des lectures de la Révolution française, débat dont l’historiographie s’est emparée à la suite de l’ouvrage de François Furet.

11  Foucault, Michel, Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975, Tel Gallimard, 1995),pp. 9 et s.

12  Foucault, M., Surveiller et punir, pp. 12 et s. Foucault réalise un pareil saut dans La société punitive en faisant passer son lecteur de l’ouvrage de Serpillon (1767) à l’intervention devant la chambre de Rémusat en 1831.

13  Dispensé au collège de France en 1973, ce cours n’est pas encore édité. Son résumé est toutefois disponible dans les Dits et écrits, II (1970-1975) (Paris, Gallimard, 1994), n° 131, pp. 456-470. Il vient également de faire l’objet d’un article de Frédéric Gros reproduit dans le numéro 135 de la revue Pouvoirs paru en novembre 2010 sous le titre « Foucault et la société punitive », pp. 5-14.

14  Dispensé au Collège de France en 1979, ce cours est accessible au public depuis 2004.

15  Gros, Frédéric, « Foucault et la société punitive », Pouvoirs, 135 (2010), p. 6.

16  C’est moi qui souligne.

17  Foucault, M., « La société punitive », Dits et écrits, II, p. 461.

18  « C’est du petit traité de Beccaria sur les délits et les peines que je tirais (...) la première allusion à ce principe [le principe de l’utilité] grâce auquel la précision, la clarté et le caractère incontestable du calcul mathématique sont introduits pour la première fois dans le champ de la morale » (cité par Audegean, Philippe, Introduction à la nouvelle traduction Des délits et des peines de Cesare Beccaria (Paris, ENS ed., 2009), p. 97).

19  La première édition française des délits et des peines paraît sous la forme d’un traité recomposé par les soins de l’abbé Morellet en 1766. C’est donc un Beccaria apocryphe qui est porté à la connaissance du public français, Morellet s’étant empressé de convertir en acte l’approbation privée que Beccaria lui avait donné dans une lettre du 26 janvier 1766 (Audegean, P., Introduction à la nouvelle traduction Des délits et des peines de Cesare Beccaria, pp. 61-72).

20  Bentham déclare avoir trouvé dans cette formule de Beccaria « le principe de l’utilité » et le fondement de sa doctrine qu’il énonce dès 1776 sous sa forme devenue célèbre : « c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre (the greatest hapiness of the greatest number) qui est la mesure du juste et de l’injuste » (Audegean, P., Introduction à la nouvelle traduction Des délits et des peines de Cesare Beccaria, p. 306). Dans le corps de sa traduction, Philippe Audegean traduit cette formule par « le bonheur le plus grand partagé par le plus grand nombre » (p. 143). Sur les origines et le développement de cette formule, Audegean, P., Introduction à la nouvelle traduction Des délits et des peines de Cesare Beccaria, pp. 306-308).

21  Cléro, Jean-Pierre, « Un tournant dans la pensée des preuves : Beccaria et Bentham », L’IRASCible, Revue de l’Institut Rhône-Alpin de Sciences Criminelles, 3 (2011), à paraître.

22  Cette présentation est très répandue chez les juristes, pour qui le délinquant est le « violateur lucide du pacte social : un bonus pater familias qui a volontairement mal tourné en choisissant délibérément de faire un mauvais usage de sa liberté » (Merle et Vitu, Traité de droit criminel. Problèmes généraux de la science criminelle. Droit pénal général, 7e éd. (Paris, Cujas, 1997), p. 115), ainsi que chez les criminologues (Pires, Alvaro P., « Beccaria, l’utilitarisme et la rationalité pénale moderne », in Histoire des savoirs sur le crime et la peine, 2 La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, eds C. Denuyst, F. Digneffe, A.P. Pires (Bruxelles, Larcier, 2008), pp. 128-143). Elle repose toutefois sur le postulat, discutable et d’ailleurs discuté (Audegean, P., Introduction à la nouvelle traduction Des délits et des peines de Cesare Beccaria, pp. 97-100) de l’efficience du paradigme contractualiste chez Beccaria. Quand on sait par ailleurs que Bentham avait rejeté les thèses du contrat social, le moins que l’on puisse écrire est que cette présentation est sujette à caution... Foucault s’incline pourtant devant ce poncif dans La société punitive, puis dans une série de conférences de l’été 1973 (« La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, II,p. 590).

23  Foucault, M., « La société punitive », p. 462.

24  Gros, F., « Foucault et la société punitive », p. 13.

25  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, pp. 3-4.

26  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 13.

27  Cet art de gouverner plonge ses racines dans le cœur du moyen âge chrétien et sa rationalité trouve son expression la plus aboutie dans le terme de contemptus. « L’attitude pécheresse de celui qui commet un péché criminel est désignée par un mot nouveau contemptus qui, bien que jamais défini, fut employé pour évoquer le mépris de la règle, l’ironie, le défi, l’obstination, la présomptuosité, ou [d’un] autre point de vue, l’orgueil ou l’exaltation de soi. Ainsi le péché d’Adam avait été cette exaltation de soi, traduite dans le défi présomptueux de la loi de Dieu »(H.J. Berman, Droit et Révolution, (Aix-en-Provence, 2002), p. 205).

28  Le supplice de Damiens par lequel Foucault ouvre Surveiller et punir en est une belle illustration.

29  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 15.

30  Archives parlementaires, 2e série, t. 7, p. 442/2.

31  Martin, Xavier, « Target, Bentham et le Code civil », in Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne (Bouère, DMM, 2003), pp. 287-337. Du même auteur et dans le même ouvrage, voir également « Aux sources thermidoriennes du Code civil », p. 43.

32  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 15.

33  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 17.

34  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 18. Il faut toutefois préciser qu’il n’y a pas substitution d’un critère à l’autre (cf infra, troisième temps).

35  Une telle politique criminelle est l’expression du paradigme classique. Elle se manifeste dans le cadre de cette forme ancienne de gouvernementalité que Foucault fixe dans l’esprit du lecteur de Surveiller et punir par l’exemple topique du supplice de Damiens.

36  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 256.

37  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 257.

38  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 258.

39  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 258.

40  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 259.

41  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 253.

42  Audegean, Philippe, La philosophie de Beccaria. Savoir punir, savoir écrire, savoir produire (Paris, Vrin, 2010), p. 126.

43  Cléro, Jean-Pierre, « Les contradictions de l’emprisonnement dans la conception utilitariste classique ou la revanche de Foucault ? », in Enfermement et sécurité pénale (Paris, Dalloz, 2007), p. 159. Et l’auteur d’ajouter : « le vrai problème qui est posé par cette double interprétation, c’est précisément que l’utilitarisme paraît admettre les deux attitudes, sans trancher. Dans le premier cas, on fait reproche à un plaisir d’être un plaisir et l’on prétend substituer une façon de sentir à une autre. Dans le second on ne touche à rien et l’on agit avec les affects comme s’ils étaient de fait ».

44  Le terme utilitarisme « désigne d’abord une doctrine philosophique formée d’une métaéthique et d’une théorie morale et politique normative : en ce sens, il n’y a cependant pas d’utilitaristes avant Bentham, sinon des « précurseurs » ou des « avant-coureurs » » (Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 126).

45  « Le modèle anthropologique utilitariste de Beccaria s’accorde ainsi avec une conception de la justice fondée sur le consentement et donc avec le modèle juridique du contrat » (Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 127. Il faut toutefois se garder de penser que Beccaria épouse les thèses jusnaturalistes ou fait sien le modèle théorique développé par Rousseau dans le Contrat social). Philippe Audegean fait en effet remarquer que « Beccaria se réfère [ici] moins à une obligation juridique qu’à une loi physique, à cette force de l’intérêt ou cet amour de la vie qui nous attache par un « inextinguible amour-propre » à la conservation de notre être : cette tendance spontanée de l’être est la source des consentements qui forment le critère de la justice » (Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 127-128).

46  Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 126.

47  F. Rosen, Classical Utilitarianism from Hume to Mill, Londres, Routledge, 2003.

48  Escamilla, Manuel, « Le droit pénal benthamien à la lumière des théories modernes de la punition », in Enfermement et sécurité pénale (Paris, Dalloz, 2007), p. 202.

49  On voit mal en effet comment des hommes « mus par la nécessité » (Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 68), poussés à rechercher leur « bien être » (lequel peut passer par la commission d’un acte contraire à la loi) par une « force semblable à la gravitation » (Des délits et des peines, § VI, p. 161, cité par Audegan, P., p. 87), des hommes pour qui la passion prime la raison calculatrice (Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 88), et dont la volonté est « proportionnée à la force de l’impression sensible qui en est la source » (Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 88 note 2),pourraient incarner un quelconque homo oeconomicus deliberans.

50  Francioni, G., « Beccaria, filosofo utilitarista », cité par  Audegean, P., La philosophie de Beccaria, p. 125.

51  Foucault, M., « La société punitive », p. 461.

52  Foucault, M., « La société punitive », p. 462.

53  Le passé est connu car Beccaria envisage la question de l’imputation à un auteur d’un acte contraire à la loi et de la détermination corrélative de la peine idoine. Il raisonne en législateur et ne se soucie pas de la question de la culpabilité qui consiste à établir l’existence d’un fait contraire à la loi et de déterminer si la personne poursuivie est ou non l’auteur de ce fait

54  Selon la terminologie d’Alvaro P. Pires, « Beccaria, l’utilitarisme et la rationalité pénale moderne »,  pp. 146-158.

55  C’est dans sa fameuse lettre à Morellet qu’il se reconnaît débiteur de ces auteurs (Franco Venturi, Introduction et notes à l’ouvrage de C. Beccaria, Des délits et des peines (Genève, Droz, 1965),p. 14.

56  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 15. Toutes les citations de Beccaria que j’utilise sont tirées de la traduction qu’en a proposée Franco Venturi (Genève, Droz, 1965).

57  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 15.

58  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 16.

59  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 71.

60  Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 72-73. Sur ce même registre, il va jusqu’à écrire que ce serait également faire erreur de « dire à la raison : soit esclave » (Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 73). On aura tôt fait de compléter la phrase de la façon suivante : stimuler la raison en lui faisant croire qu’elle est libre et autonome, voilà la vraie utilité. Héritant cette pensée des philosophes, Napoléon et les idéologues sauront s’en souvenir (Martin, X., Nature humaine et Révolution française. Du siècle des Lumières au Code Napoléon (Bouère, DMM, 1994), pp. 23 et 94-95 ; Martin, X., « De Newton au Code civil », Mythologie du code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne (Bouère, DMM, 2003), p. 371).

61  Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 17-18.

62  Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 17-18.

63  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 60.

64  Le vol « n’a d’ordinaire pour cause que la misère et le désespoir ; il est le fait de cette classe d’hommes infortunés à qui le droit de propriété (droit terrible et qui n’est peut-être pas nécessaire) n’a laissé qu’une existence dénuée de tout » (Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 40). Et le Lombard de poursuivre : « qui ne serait remué jusqu’au fond de l’âme par le tableau de ces milliers de malheureux que la misère, voulue ou tolérée par des lois toujours favorables au petit nombre et cruelles à la masse, a forcés de retourner à l’état de nature ? » (p. 47).

65  Beccaria, C., Des délits et des peines, p. 74.

66  « Plus on augmente le nombre des délits possibles, plus on accroît les chances d’en commettre. La plupart des lois ne représentent d’ailleurs que les privilèges et ne sont qu’un tribut imposé à tous en faveur du petit nombre » (Beccaria, C., Des délits et des peines, pp. 74-75).

67  De même « que les lois simples et constantes de la nature ne peuvent éviter les perturbations qui surviennent dans le cours des planètes, les lois humaines sont incapables d’empêcher le trouble et le désordre résultant des forces d’attraction innombrables et opposées du plaisir et de la douleur (Beccaria, Des délits et des peines, p. 7).

68  Il faut admettre avec Christian Laval que ce genre de considération pointe parfois sous la plume de Bentham. « Bentham semble considérer parfois que le législateur ne peut pas grand chose, qu’il y a une telle abondance d’aiguillons qui poussent l’individu à l’action, face à une telle rareté des brides qui peuvent le retenir, que l’intervention gouvernementale est nécessairement très limitée. Mais ce n’est pas le seul propos à considérer… » (Laval, Christian, « La chaîne invisible ». Jeremy Bentham et le néo-libéralisme », http://etudes-benthamiennes.revues.org/63).

69  Ferrand, Jérôme, « La philosophie de la réforme criminelle dans l’œuvre de Michel Joseph Antoine Servan », L’IRASCible, Revue de l’Institut Rhône-Alpin de Sciences Criminelles, 1 (2011), pp. 59-149.

70  On trouve là l’une des principales justifications en faveur de la douceur des peines. L’autre tient, bien entendu, à une anthropologie qui suppose le caractère déterminé de toute action individuelle.

71  C’est cette question que Foucault révèle dans la Naissance de la biopolitique, en associant étroitement le « moins punir » au « punir utile ». C’est ce que les juristes connaissent sous le nom de prévention générale.

72  C’est ce phénomène que les juristes qualifient de prévention spéciale.

73  Toujours pour utiliser la terminologie d’Alvaro P. Pires, « Beccaria, l’utilitarisme et la rationalité pénale moderne »,  pp. 146-158.

74  Si la frontière entre ce qui relève du droit civil et ce qui relève du droit pénal est aujourd’hui clairement établie, elle pose de sérieuses difficultés à Jeremy Bentham (Brunon-Ernst, Anne, « Délimiter la branche civile du droit : Bentham et la quête impossible », in Bentham juriste. L’utilitarisme juridique en question, p. 177-200).

75  Bentham distingue en effet la législation directe qui consiste à punir les délits, de la législation indirecte qui consiste à prévenir et à susciter « en agissant principalement sur les inclinations des individus afin de les détourner du mal et de leur imprimer la direction la plus utile à eux-mêmes et aux autres (…) Les moyens indirects sont donc ceux qui, sans avoir les caractères de la peine, agissent sur le physique ou le moral de l’homme, pour le disposer à obéir aux lois, pour lui épargner les tentations du crime, pour le gouverner par ses penchants et par ses lumières » (Laval, C., « La chaîne invisible ». Jeremy Bentham et le néo-libéralisme », p. 8).

76  Ce glissement présente d’ailleurs quelque analogie avec la distance qui sépare un Rousseau d’un Volney : « Pour J.-J. Rousseau, l’acte vertueux, cri du cœur, ne se calcule pas. Pour Volney, l’acte vertueux est le produit d’une évaluation rationnelle de nos intérêts ; il n’est pas don, il est escompte » (Besse, Guy, « Philosophie, apologétique, utilitarisme », XVIIIe siècle, 2 (1970), p. 132).

77  Il ne faut jamais oublier que Foucault s’exprimait à l’oral et que la parole n’a pas toujours la précision de l’écrit. Il est en revanche presque certain que, pour le lecteur contemporain, le OU et le ET sont deux conjonctions de coordination équivalentes dans la mesure où aujourd’hui on associe spontanément le tort causé à la société et le danger qu’elle court. Aussi ce long développement n’avait-il pas d’autre objet que d’attirer l’attention sur cette association « naturelle » dont les conséquences sont plus décisives qu’il n’y paraît au premier examen.

78  Ce n’est pas le lieu de s’attarder ici sur l’intérêt qu’il y a à bien distinguer la rationalité d’une doctrine pénale fondée sur le déterminisme, comme peut l’être celle de Beccaria, et celle de la doctrine benthamienne qui semble indifférente à la lutte séculaire entre le libre arbitre et le déterminisme.

79  Foucault, M., « La vérité et les formes juridiques », p. 603.

80  Toute son œuvre s’inscrit en effet contre le caractère performatif d’une pensée produisant par elle-même des effets quantifiables dans la réalité.

81  « Comment la grande leçon de Beccaria a-t-elle pu être oubliée, reléguée et finalement étouffée par une pratique de la pénalité totalement différente, fondée sur les individus, sur leurs comportements et leurs virtualités, avec la fonction de les corriger ? » (Foucault, M., « La vérité et les formes juridiques », p. 603).

82  Si on peut dire cela à propos des ouvrages qu’il publie, les conférences, interviews, et cours qu’il donne lui permettent d’affirmer plus franchement ses positions.

83  Dans son article consacré à la société punitive, Frédéric Gros précise le sens que Foucault attribue à ce mot. Le pénitentiaire porte « l’idée d’un enfermement qui sanctionne moins l’infraction à une loi que les irrégularités de comportement (...) On enferme un individu non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est (sa nature vicieuse, ses mauvais penchants, etc. » (Gros, F., « Foucault et la société punitive », p. 9).

84  C’est à l’occasion de conférences données à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro en mai 1973, que Foucault fait observer que « toute la pénalité du XIXe siècle devient un contrôle, non pas tant sur ce font les individus - est-ce conforme ou non à la loi ? -, mais sur ce qu’ils peuvent faire, de ce qu’ils sont capables de faire, de ce qu’ils sont sujets à faire, de ce qu’ils sont dans l’imminence de faire » (Foucault, M., « La vérité et les formes juridiques », p. 593).

85  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 36.

86  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 36.

87  Cet auteur caractérise le coercitif dans un passage éloquent : « Crèche, internat, caserne, hôpital, hospice... Toutes ces institutions « coercitives » fonctionnent selon un même modèle : surveillance continue  des individus, assortie de micro-châtiments en cas de conduite déplacée ; examen régulier des aptitudes, sanctionnée par un système de châtiment-récompense, et produisant tout un savoir normatif des individus identifiés selon leur écart à une norme (d’éducation, de santé, de travail, etc.), savoir individuel qui se réalise en rapports, notations, dossiers, etc. ; enfin, organisation rigoureuse et pratiquement exhaustive de l’emploi du temps (activités, déplacements, repos, etc.) » (Gros, F., « Foucault et la société punitive », p. 11-12).

88  Gros, F., « Foucault et la société punitive », p. 12.

89  Besse, Guy, « Philosophie, apologétique, utilitarisme », p. 131-146.

90  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 22-23.

91  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 35.

92  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 166.

93  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 169.

94  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 24.

95  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 24.

96  C’est sans doute là que résident les raisons du malentendu persistant entre les historiens et lui.

97  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 68.

98  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 67.

99  Aux termes de cette loi, la rétention de sûreté peut être prononcée s’il est établi, à l’issue d’un réexamen de leur situation par une commission pluridisciplinaire intervenant à la fin de l’exécution de leur peine, qu’elles présentent une particulière dangerosité.

100  Foucault, M., « La vérité et les formes juridiques », p. 593.

101  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 285.

102  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 286.

103  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 286.

104  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 285.

105  Foucault, M., Naissance de la biopolitique, p. 285.

106  Laval, C., « La chaîne invisible ». Jérémy Bentham et le néo-libéralisme », p. 16.

107  Une précaution épistémologique élémentaire interdit de considérer que la pensée d’un auteur, aussi puissante soit-elle, puisse être à l’origine des grandes transformations sociales ou, a fortiori, d’une loi particulière. C’est une idée contre laquelle toute l’œuvre de Foucault s’élève !

108 Voir dans ce numéro l’article de M. Bozzo-Rey, « Le droit comme système de contrôle social. La question des normes chez Bentham et Foucault » (http://etudes-benthamiennes.revues.org/295)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Ferrand, « La généalogie de l’utilitarisme européen »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2011, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/292 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.292

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Auteur

Jérôme Ferrand

Maître de Conférences d'histoire du droit, chercheur au CERDHAP (UPMF-Grenoble II) et co-animateur de l'Institut Rhône-Alpin de Sciences Criminelles (IRASC) 

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