Anne Brunon-Ernst, Le panoptique des pauvres
Anne Brunon-Ernst, Le Panoptique des Pauvres. Jeremy Bentham et la réforme de l'assistance en Angleterre, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, 271p.
Notes de la rédaction
Cet article est reproduit ici avec l'aimable autorisation de la Revue de la Société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles.
Texte intégral
1Parmi les nombreuses inventions du philosophe Jeremy Bentham, le panoptique est sans doute celle qui a fait couler le plus d'encre. On croit en connaître le principe: un univers carcéral où les prisonniers sont observés (ou observables) à tout instant par les gardiens situés dans une tour centrale.
2Elle est emblématique des structures carcérales et des principes de contrôle issus de la face sombre des Lumières pour Michel Foucault (Surveiller et punir, 1975), elle annonce de tous les totalitarismes pour Gertrude Himmelfarb (Victorian Minds, 1968) et pour Charles Bahmueller (The National Charity Company, 1980). Ces lectures ont été discutées au cours des dernières décennies, notamment par des chercheurs associés à l'équipe éditoriale du Bentham Project (University College London) grâce la redécouverte des manuscrits (Janet Semple, Michael Quinn, Lea Campos-Boralevi).
3Ce livre d'Anne Brunon-Ernst s'inscrit dans les recherches les plus récentes en présentant la spécificité du dispositif panoptique appliqué au problème de la pauvreté. Il n'y a pas un panoptique, mais des panoptiques, il s'agit d'un outil de gestion sociale et politique dont le but est d'augmenter « le plus grand bonheur du plus grand nombre », l'objectif constant du législateur utilitariste. Panoptique-prison, panoptique-parlement, ou panoptique-hospice répondent à des demandes bien distinctes.
4L'auteure inscrit la réflexion de Bentham dans le contexte des débats sur la pauvreté et l'indigence qui agitent la Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle. En proposant un maillage du territoire par des hospices sur le modèle panoptique, Bentham cherche à éradiquer la pauvreté. Les questions de contrôle et de réhabilitation individuelle sont au cœur de sa réflexion comme de celle de ses contemporains Arthur Young ou Frederick Morton Eden, pour ne citer qu'eux (chapitres 1 & 2).
5Pour Bentham, la misère découle tout autant des conditions sociales que d'une défaillance personnelle. Le panoptique des pauvres, workhouse utilitariste, a une double fonction: faire que la société permette à chacun d'assurer sa subsistance par son travail et donner aux indigents les moyens d'accéder à l'autonomie. Bentham échappe donc aux lectures les plus moralisantes de certains de ses contemporains, sans pour autant négliger le rôle capital de l'Etat. Le statut de ces hospices, établissements privés sous contrôle public, illustre cette double contrainte: l'assistance aux pauvres doit être rentable si l'on veut qu'elle contribue à augmenter le plus grand bonheur du plus grand nombre.
6L'accent est mis sur les moyens que fournit la structure panoptique pour permettre la réhabilitation individuelle: forger l'habitude du travail productif, imposer une nouvelle hygiène de vie. Anne Brunon-Ernst décrit en détail ce dispositif « orthopédique » (p.204): modalités d'entrée et de sortie, horaires de travail, place de la religion et de l'instruction, distractions autorisées, relations entre hommes et femmes, statut des enfants, repas, etc..
7Le panoptique est un dispositif politique. Anne Brunon-Ernst l'analyse dans le cadre d'une réflexion plus générale sur l'autorité chez Bentham: autorité de la loi, autorité du regard d'autrui, autorité du verbe. Pour le philosophe, le dispositif panoptique est un outil décisif dans l'administration sociale, il doit pas reposer sur la peur de la sanction, mais sur l'espérance d'atteindre l'indépendance économique. S'agit-il pour autant d'émanciper les individus? L'ambiguïté de la réponse de Bentham est caractéristique: « Les lois d'un ordre supérieur mènent les hommes par des fils de soie noués à leurs sentiments, et les font leurs pour toujours » (cité p.85).
8Ainsi, il n'est pas toujours possible de sauver Bentham de lui-même, de ne faire voir que l'aspect éducatif des hospices panoptiques. Anne Brunon-Ernst se garde bien de tout panégyrique et met en lumière les contradictions de la pensée du philosophe et les aspects qui en sont aujourd'hui les plus choquants: un système dont la rentabilité repose sur le travail des enfants (p.82) et sur le contrôle absolu des corps, des esprits et des paroles. La mission émancipatrice que Bentham se fixe (donner aux plus pauvres les moyens d'accéder au bonheur) achoppe sur les tentations totalisantes dont il fait montre.
9Avec une post-face de Jean-Pierre Cléro (qui comporte de nombreux renvois au texte de l'ouvrage), des notices biographiques sur les principaux personnages cités, un index des noms propres et des sujets, le livre d'Anne Brunon-Ernst est une étude indispensable et nuancée d'un aspect de la pensée de Bentham qui restait trop souvent présenté jusqu'ici de façon caricaturale.
Pour citer cet article
Référence électronique
Emmanuelle de Champs, « Anne Brunon-Ernst, Le panoptique des pauvres », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 3 | 2007, mis en ligne le 01 novembre 2007, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/164 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.164
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