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Compte-rendus / Book reviews

Jennifer Pitts, A Turn to Empire : The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France

Princeton : Princeton University Press, 2005
Armand Guillot
Référence(s) :

Pitts, Jennifer, A Turn to Empire: The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France, Princeton, Princeton University Press, 2005, 382 p.

Texte intégral

1Dans ce livre, Jennifer Pitts étudie un tournant décisif dans l’histoire de la pensée libérale. Elle s’appuie sur le constat suivant : dans les années 1780, tous les grands théoriciens du libéralisme combattent l’idéologie impérialiste et les politiques qu’elles engendrent, or, dans les années 1830, ils formuleront les arguments les plus forts en faveur de celles-ci. Ce sont les raisons et les modalités de cette conversion à l’impérialisme que l’auteur s’efforce de mettre en évidence.

2Le libéralisme implique la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains, ainsi, sa relation avec l’expansion impériale, qui implique que différentes normes soient appliquées à différents peuples, apparaît d’emblée problématique. Dans ce contexte, l’auteur refuse, à la fois, la solution consistant à invoquer la distance entre théorie et pratique, comme si le libéralisme en lui-même interdisait les politiques impériales menées en son nom, et celle qui consiste à présenter l’impérialisme et la colonisation comme des développements inévitables de la doctrine libérale. Le dépassement d’une telle alternative est réalisé par l’attention aux différents contextes historiques dans lesquels la pensée libérale se formule.

3Les premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’étude des arguments par lesquels les penseurs libéraux, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, dénoncent l’impérialisme. Les principaux auteurs étudiés, en tant que représentants de cette critique, sont Adam Smith, Edmund Burke puis Jeremy Bentham. Pour la France, l’auteur consacre ses plus longs développements à la critique de l’impérialisme formulée par Benjamin Constant. Les successeurs de ces penseurs, qui retiennent l’attention de l’auteur, et dont les arguments en faveur de l’expansion impériale constituent l’objet des chapitres suivants, sont James et John Stuart Mill, puis Alexis de Tocqueville.

4L’auteur montre tout d’abord qu’Adam Smith parvient à interpréter l’évolution des sociétés comme un progrès, sans pour autant établir une hiérarchie entre celles-ci, et que son œuvre, tout en rendant possibles les jugements interculturels, contient les conditions d’un respect mutuel des différentes cultures. En effet, elle établit que dans la perspective adoptée par Adam Smith, les différences de normes et de valeurs entre les sociétés ne sont que l’expression d’un unique procédé de jugement, appliqué à différentes circonstances, tandis que le développement lui-même est déterminé avant tout par la diversité et le changement des conditions matérielles, et non par une différence de capacité entre les peuples. La théorie d’Adam Smith permet alors d’affirmer qu’une pensée du progrès n’implique pas nécessairement une dévalorisation des sociétés et des peuples qui se situent à un stade antérieur de développement, relativement aux sociétés les plus « avancées », donc qu’elle n’implique pas non plus l’expansion impériale de ces dernières. Pour Adam Smith, toutes les sociétés sont fondamentalement des réponses rationnelles à des circonstances différentes, et, à ce titre, elles sont toutes également dignes de respect. Toutefois, ces réponses, parce qu’elles sont l’œuvre de la raison, peuvent être évaluées, par ce biais, Adam Smith associe l’affirmation de valeurs universelles et le respect de la diversité culturelle. Jennifer Pitts identifie par la suite cette même association dans la philosophie de Burke.

5L’insistance de Burke sur le rôle de la sympathie et de l’imagination morale, dans les relations internationales, doit beaucoup à la philosophie morale d’Adam Smith. Or, Burke utilise ces notions pour combattre les injustices engendrées par l’impérialisme britannique. Il dénonce en effet l’étroitesse de la communauté morale britannique, c’est-à-dire l’incapacité des citoyens de métropole à sympathiser avec les sujets de l’empire. Une telle communauté morale constitue alors un petit nombre, qui utilise l’expansion impériale dans son propre intérêt, au détriment de celui du plus grand nombre. Jennifer Pitts s’attache alors à montrer la spécificité de l’universalisme de Burke. Pour ce dernier, c’est, paradoxalement, le sentiment national qui est le fondement de l’universalisme. Ce sentiment est construit, et il devrait donc, selon Burke, être constitué de façon à aboutir à une justice universelle, c’est-à-dire qu’il devrait permettre aux membres d’une même nation, de sympathiser avec le plus grand nombre possible de membres d’autres communautés. Il convient alors de noter, comme le fait l’auteur, qu’un tel sentiment réunit les riches et les pauvres d’une même nation. Les plus riches auraient en effet, dans les limites de leur nation, une capacité de sympathie avec les plus pauvres, qui interdirait de les considérer comme un petit nombre aux intérêts et aux pratiques opposés à ceux du reste de la population. Ainsi, le sentiment national doit, selon Burke, évoluer pour inclure progressivement les membres de groupes illégitimement exclus, toutefois, ce sentiment réunit les différentes classes d’une même nation, au point d’autoriser une représentation virtuelle des citoyens les plus pauvres par les plus riches. C’est donc par l’interprétation de ce sentiment, que l’on peut saisir la richesse et la spécificité de la philosophie morale et politique de Burke, qui est à la fois une théorie produisant une hiérarchie entre les classes sociales, et une certaine forme d’exclusion des classes les plus pauvres, et une théorie qui développe une conception ouverte de la nation, qu’elle utilise pour garantir le respect mutuel des cultures.

6Tout comme elle s’efforce de rectifier les interprétations partielles de la pensée de Burke, Jennifer Pitts dénonce l’assimilation courante de l’utilitarisme à une théorie impérialiste, en s’appuyant sur la philosophie de Bentham. C’est également dans le constat de la séparation des communautés morales, formées respectivement par les citoyens de métropole et par les sujets de l’empire, que s’enracine la critique benthamienne. En effet, elle repose sur l’affirmation selon laquelle les colonisateurs ne peuvent pas connaître les intérêts réels des colonisés, ainsi que sur la reconnaissance du fait que tout être humain est capable de comprendre son propre intérêt, si bien qu’aucune mission civilisatrice n’est possible ou souhaitable. Ainsi, bien que Bentham ait proposé des réformes pour des sociétés étrangères, parfois soumises à l’empire britannique, Jennifer Pitts souligne que ces réformes ne sont pas conçues comme un moyen de civiliser des peuples barbares, qu’elles définissent toujours les modalités de la participation politique des peuples auxquels elles s’adressent, participation qui est requise, dès lors que Bentham n’abandonne jamais l’idée selon laquelle un peuple est le meilleur juge de ses propres intérêts. Par exemple, dans les réformes qu’il propose pour la société indienne, Bentham souligne que le niveau d’éducation de la population indienne est généralement trop faible, pour autoriser la formation de jurys issus de l’ensemble de cette population. Toutefois, il propose la formation de jurys restreints, aux pouvoirs limités, qu’il convient d’interpréter, à la fois, comme le moyen de la formation et de l’expression d’une opinion publique, et comme une forme d’éducation politique pour la population indienne. Ainsi, cette population est engagée, même d’une manière limitée, dans le processus de décision publique, et il ne s’agit jamais pour Bentham, à la différence de ses successeurs, de civiliser une société arriérée ou barbare. Cependant, l’auteur souligne que la méthode de Bentham, dans les ouvrages où celui-ci étudie la possibilité, pour un législateur, de proposer des mesures adaptées à des cultures différentes de la sienne, qui consiste à définir des codes généraux, puis à les adapter à la diversité des circonstances, reste problématique. En effet, si Bentham a maintenu l’exigence de prendre en compte l’opinion publique des peuples pour lesquels il s’agit de légiférer, c’est-à-dire la compréhension qu’ils ont de leurs propres intérêts, il a suffi que ses disciples abandonnent la conviction que tous les peuples sont capables d’une telle compréhension, pour que l’utilitarisme permette de justifier une forme dictatoriale du gouvernement impérial.

7Selon Jennifer Pitts, le fait que l’utilitarisme de Bentham n’implique en rien la justification d’un gouvernement impérial et dictatorial, permet de donner toute son importance à la pensée de James Mill. Selon ce dernier, l’utilité est le seul critère de la rationalité. Or, il l’associe à une théorie du progrès social qui aboutit à une distinction figée, entre les sociétés civilisées, où règne le principe d’utilité, et les sociétés barbares, dans lesquelles ce principe est absent. John Stuart Mill ne remettra jamais en cause cette théorie d’une manière significative, si bien qu’il se trouve associé à son père, notamment, dans la justification d’un gouvernement impérial et despotique en Inde, démarche que Jennifer Pitts propose d’interpréter comme une rupture dans l’histoire de la pensée utilitariste. Selon celle-ci, lorsque John Stuart Mill reproche à Bentham son incapacité à comprendre la nature humaine, c’est-à-dire les « caractères » individuels et nationaux, il lui reproche moins d’ignorer la diversité des êtres humains, que de ne pas parvenir à ordonner correctement les nations sur l’échelle du progrès social. Elle montre alors qu’une telle critique revient à réduire la diversité des sociétés humaines, à des différences de position, sur une échelle unique de développement. Alors que Bentham reconnaissait aux individus et aux peuples, la capacité et le droit de définir pour eux-mêmes leurs désirs et leurs intérêts, John Stuart Mill comprend ces désirs et ces intérêts comme autant d’éléments constitutifs des caractères individuels et nationaux, caractères qu’il est possible, par ailleurs, de connaître d’une manière scientifique, et d’organiser de façon hiérarchique. Le gouvernement et les lois apparaissent alors comme les moyens privilégiés de perfectionner les caractères nationaux, et, parallèlement, l’expansion impériale devient le moyen de promouvoir, partout où cela est possible, le « meilleur » caractère. Ainsi, les sujets de l’empire britannique sont perçus comme les objets de l’administration coloniale, plutôt que comme des sujets impliqués dans les processus politiques les concernant. Jennifer Pitts établit ce point, notamment, en insistant sur l’utilisation normative que John Stuart Mill développe du concept de nationalité, en refusant, dans certains passages de son œuvre, le statut de nation aux sociétés qu’il qualifie de « barbares ». L’aboutissement de ce moment, dans l’histoire de la philosophie politique, est qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, pour la grande majorité de la population en Grande-Bretagne, la supériorité britannique et la justice du gouvernement impérial sont presque des évidences.

8Lorsqu’elle étudie l’évolution de la pensée libérale en France, l’auteur insiste sur la critique de l’impérialisme et de la colonisation développée par Benjamin Constant, pour l’opposer ensuite à la justification de ceux-ci par Tocqueville. Elle souligne que dans De l’esprit de conquête, Constant affirme que les nations devraient être protégées contre toute tentative de conquête de la part d’une nation étrangère, et contre les efforts que celle-ci pourrait entreprendre pour lui imposer la liberté, ou un meilleur système de lois. Il accorde en effet une dimension normative à l’attachement d’un peuple à ses lois et coutumes particulières, dans la mesure où elles sont un élément de son indépendance, par rapport aux Etats étrangers, mais également par rapport au pouvoir grandissant de l’Etat central, et dans la mesure où elles seront toujours davantage respectées que d’autres, peut-être meilleures en elles-mêmes, mais imposées par la force et contraires aux traditions. On pourrait s’attendre, comme le souligne l’auteur, à ce que Tocqueville fasse siennes ses critiques, notamment parce qu’elles visent à préserver l’autonomie de groupes sociaux particuliers, vis-à-vis du pouvoir centralisé. Cependant, il contredit directement les raisonnements de Constant, en reconnaissant dans la colonisation un instrument privilégié du renforcement, dans les démocraties modernes, du dévouement des citoyens au bien commun. La promotion d’une gloire nationale suffisamment brillante pour capter l’attention des citoyens, et obtenir leur coopération, est présentée par Tocqueville comme un moyen de combattre le repli sur les intérêts privés, le désengagement de la vie collective, qui accompagnent l’individualisme des sociétés modernes. Par bien des aspects, le processus de colonisation exige des citoyens, qu’ils sacrifient leurs intérêts particuliers à l’intérêt général, il peut donc apparaître comme un moyen privilégié d’entretenir la vertu indispensable à la liberté politique, à l’indépendance du citoyen vis-à-vis de l’Etat central.

9Les analyses de Jennifer Pitts montrent que l’impérialisme et la colonisation n’entrent pas en contradiction avec les principes de la théorie libérale. Dans le cas de John Stuart Mill et de Tocqueville, notamment, ils apparaissent même comme des exigences liées à la démocratie telle qu’ils la conçoivent. John Stuart Mill, en effet, défend une extension significative du droit de vote, mais, pour définir les limites de la communauté nationale et politique, il oppose les peuples européens aux peuples colonisés et non européens, qui devraient demeurer exclus de ce droit. Aux yeux de John Stuart Mill, cette démarche est le moyen de prouver que la réforme qu’il propose reste « raisonnable ». Tocqueville, quant à lui, voit dans la colonisation, un élément indispensable à l’unité et à l’autonomie des citoyens français, qui, faute d’un tel projet collectif, seraient privés de tout engagement significatif dans les processus politiques qui les affectent. L’auteur parvient donc à démontrer que le libéralisme n’exclut pas par principe l’impérialisme et la colonisation, et qu’il ne peut pas être adéquatement compris, en dehors des engagements politiques concrets de ses théoriciens. Mais, elle entend également prouver que l’impérialisme et la colonisation ne sont pas davantage impliqués par les principes du libéralisme, qui n’est en aucun cas par lui-même un obstacle au respect mutuel, à la coexistence pacifique des différentes cultures. A la fin de son ouvrage, elle souligne que le projet de garantir, entre des nations indépendantes, le respect mutuel des droits, n’est toujours pas achevé. Elle souligne qu’une solution a été esquissée dès les premières formulations de la pensée libérale, notamment par Adam Smith, selon lequel ce respect passe par un équilibre des forces des différentes nations, par la crainte mutuelle qu’elles pourraient s’inspirer. Cependant, les moyens de réaliser un tel équilibre ne sont pas évoqués, bien que l’auteur insiste sur la « mobilisation politique » indispensable à sa formation.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Armand Guillot, « Jennifer Pitts, A Turn to Empire : The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 3 | 2007, mis en ligne le 01 novembre 2007, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/162 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.162

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Auteur

Armand Guillot

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