Bartlett, Roger. The Bentham Brothers and Russia. The Imperial Russian Constitution and the St Petersburg Panopticon. Londres: UCL Press, 2022
Londres: UCL Press, 2022, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.14324/111.9781800082373.
Notes de l’auteur
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Texte intégral
1Dans The Benthams in Russia, 1781-1791 (Oxford, Berg, 1993), Ian R. Christie racontait avec allant les dix ans passés par Samuel Bentham (1757-1831), jeune ingénieur naval au service du prince Potemkine en Russie. Il suivait également les traces de son frère ainé Jeremy, philosophe et juriste (1748-1832), qui rédigea à Kritchev, la Défense de l’usure et les Lettres sur le panoptique à la fin des années 1780, ainsi que les volumineux brouillons du Projet d’un corps de lois complet. Le livre de Roger Bartlett, historien de la Russie impériale, reprend le récit quelques années plus tard et couvre le règne d’Alexandre Ier (1801-1825). Il suit la trace des foisonnants projets d’ingénierie de Samuel et celle des espoirs qu’entretient Jeremy de promouvoir ses plans de réforme auprès de l’empereur qui engage un vaste programme de codification du droit russe dès son accession au trône. Une trace concrète de leurs réalisations subsistera quelques années: un établissement panoptique construit à Saint-Pétersbourg, sur les rives de la rivière Okhta, construit en 1807 et qui disparaîtra dans un incendie en 1818.
2La victoire contre l’armée de Napoléon permet à la Russie de s’imposer comme grande puissance européenne, réalisant ainsi le projet politique de ses souverains depuis Pierre Ier. Roger Bartlett esquisse dans un premier chapitre les ambitions russes et la quête de modernité des gouvernements impériaux de l’époque des Lumières, tandis que le système social reste dominé par une aristocratie d’Ancien-régime et un régime tsariste autocratique. A Saint-Pétersbourg comme à Moscou, des ressortissants français, suisses, allemands et britanniques sont encouragés par le pouvoir à aider au développement économique et industriel du pays. Ces communautés fournissent des précepteurs, éducateurs, médecins, agronomes et ingénieurs – parmi lesquels on retrouve également la famille maternelle d’Etienne Dumont, émigrée de Genève. Ce sont ces perspectives d’une carrière et d’un enrichissement rapides qui ont attiré Samuel Bentham à Moscou dès 1780. Ses talents ont été repérés par le prince Grigori Potemkine qui lui confie l’administration de son domaine à Krichev en 1784, où Jeremy lui rend visite. En 1787-1788, Samuel s’illustre lors de la guerre russo-turque à Kherson, toujours sous les ordres de Potemkine. De retour en Angleterre en 1791, il conserve un réseau solide en Russie et une connaissance des rouages de la société. Ces relations lui sont utiles lorsqu’il est à nouveau envoyé en Russie par l’Amirauté britannique entre 1805 et 1807 dans ses fonctions d’Inspecteur général des constructions navales (Inspector-General of Naval Works, une fonction créée pour lui de 1795 à 1808) – elles seront aussi mobilisées par son frère pour diffuser ses projets de réforme juridique.
- 1 En français, voir Bernard G., (2004). « Dire et codifier le droit selon Michel Spéransky (1772-1839 (...)
- 2 Martin, X. « Target, Bentham et le Code Civil ». Revue d’histoire des facultés de droit, vol. 21, 2 (...)
3Le chapitre 2 est consacré aux espoirs de Jeremy Bentham de participer au mouvement de codification des lois impériales. Dès son arrivée sur le trône, Alexandre Ier ravive les travaux de compilation et de modernisation des lois engagés par ses prédécesseurs. Inspiré par les idées libérales de son précepteur La Harpe, mais aussi par ses voyages en Angleterre, Alexandre Ier entreprend de réformer un système judiciaire seigneurial, confus et autoritaire. La Commission des Lois est ainsi chargée de recenser et d’organiser les lois du pays, en préalable à leur modernisation et à la codification – un mouvement engagé dans les décennies précédentes à la fois par la Prusse et par la France. Roger Bartlett retrace très précisément les travaux de cette commission et les luttes personnelles et politiques qui la traversent. On voit notamment comment s’oppose une école historiciste, dirigée par l’influent G.A. von Rosenkampff et une méthode plus philosophique, défendue par Michel Spéransky1. L’expertise de savants et de juristes étrangers n’est pas écartée. En 1802, le prince Adam Czartoryski est chargé de solliciter « les plus savants jurisconsultes de l’Europe » (p. 47). Apprenant cette nouvelle par le Moniteur, Jeremy Bentham envoie dès leur parution en France (juin 1802) les Traités de législation civile et pénale à l’ambassadeur de Russie à Londres. En voyage à Saint-Pétersbourg en 1803, Etienne Dumont fait également une promotion active de l’ouvrage. A la demande de Spéransky, les Traités sont traduits en russe: le tome 1er paraît en 1804, le 2ème en 1806 et le 3ème en 1811. Pourtant, Bentham n’est pas sollicité officiellement, et les pistes de réforme publiées en 1804 dans les Transactions of the commission for the compilation of laws restent très conservatrices. Le nom de Bentham est connu des élites juridiques russes. La correspondance du philosophe renseigne sur ses contacts ponctuels avec des responsables politiques. Pourtant, plus clairvoyant, Etienne Dumont le met en garde contre la difficulté à obtenir les relais nécessaires à la cour du tsar, ainsi que sur le conservatisme des milieux aristocratiques. On retrouve ainsi un schéma proche de celui de la réception des idées de Bentham en France pendant la période de codification napoléonienne: un succès d’estime, des soutiens, quelques mentions dans les travaux périphériques, mais pas d’influence directe sur le processus de rédaction ni sur les principes directeurs2.
4Pourtant, l’espoir d’intervenir en Russie est ravivé en 1813 par le prince Czartoryski (qui a croisé les frères Bentham dans les années 1790, sans doute chez Lord Lansdowne) et renoue avec eux lors d’une visite diplomatique à Londres. Deux ans plus tard, au congrès de Vienne, Czartoryski présente effectivement l’offre de Bentham à Alexandre Ier. Cette lettre, publiée en 1817 par Bentham dans Papers relative to codification and public instruction constitue, explique Bartlett de façon convaincante, un moment important dans l’évolution de la pensée constitutionnelle du philosophe. Bentham fustige les entreprises de codification portées par un petit groupe de conseillers et propose à l’Empereur un appel ouvert, où l’opinion éclairée examinerait les projets en compétition. Il se montre également confiant sur la possibilité d’allier une réforme utilitariste du droit avec le respect des usages nationaux et d’une constitution autocratique. Si Bentham reste attaché, au cours des années suivantes, à la méthode de mise en concurrence des projets, l’échec de ses tentatives auprès du pouvoir russe – il n’obtient du tsar qu’une lettre polie et une bague honorifique qu’il renvoie – joue certainement un rôle dans la radicalisation de ses vues politiques (p. 112). La question de l’adaptation du projet utilitariste à des nations et à des cultures différentes préoccupe Bentham depuis les années 1780 et l’essai « Place and Time ». Cependant, contrairement à ses aspirations et aux aspects universalistes de l’utilité, la codification reste historiquement un processus national.
5Dans un troisième chapitre, Roger Bartlett revient sur la carrière de Samuel et sur son second séjour en Russie en 1805-1807. Par le traité de Saint-Pétersbourg d’avril 1805, la Russie et l’Angleterre s’allient contre la France napoléonienne. Peu de temps après, Samuel est envoyé construire en Russie des navires de guerre pour le compte de la Navy – le bois se faisant rare dans les Iles britanniques. Cependant, la mission s’enlise: faute du soutien actif du gouvernement russe, il ne parvient pas à réunir les matériaux nécessaires. En 1806, l’Empereur dénonce l’accord passé avec l’Angleterre et demande à Samuel Bentham de se destiner exclusivement aux besoins de la marine russe. L’Empereur lui commande 1. Des navires; 2. Un établissement panoptique pour la formation aux métiers navals; 3. Une manufacture de voiles; 4. Une manufacture de cordes (p. 161). Dans les textes qu’elle consacre à la carrière de son mari, Mary Bentham insiste sur son patriotisme et sur son attachement à la Grande-Bretagne – de façon plus nuancée, Roger Bartlett signale les hésitations de Samuel et sa tentation de rester au service de l’empereur. Pourtant, rappelé par l’Amirauté, il choisit de retourner en Angleterre en 1807 – quelques semaines avant que les accords de Tilsitt entre la Russie et la France ne marquent un reversement temporaire des alliances.
- 3 Steadman, P. (2012). « Samuel Bentham’s Panopticon. » Journal of Bentham Studies, 14(1). https://do (...)
6C’est bien à Saint-Pétersbourg que le seul bâtiment panoptique dont la construction est supervisée par l’un de ses inventeurs est réalisé – rappelons que Jeremy a toujours attribué l’invention du panoptique à Samuel. L’année qui précède son retour, Samuel Bentham dessine les plans et engage la construction du « Panoptical Institute » ou « Okhta College of Arts ». L’établissement qui reçoit ses premiers étudiants en 1809 est construit en fer, brique et bois. Il accueille des apprentis (rémunérés), sans doute des élèves privés et des orphelins qui sont formés aux métiers nécessaires à la construction navale, des instruments de précision à la confection des voiles. Une forge et une machine à vapeur sont installées dans des bâtiments annexes. S’appuyant sur les archives et sur les travaux de Philip Steadman, Roger Bartlett publie des ébauches de plans qui montrent la façon dont Samuel Bentham met en œuvre le programme panoptique3. La structure s’organise autour d’un plan en anneau, sur cinq étages, dans la périphérie duquel les ateliers sont situés. Au centre, un « pilier d’observation » permet à l’inspecteur, assis sur une plateforme en bois, de se hisser à l’aide de poulies d’un étage à l’autre – il peut ainsi examiner les travaux en cours dans chacun des ateliers qui réclament son intervention directe. En cas de besoin, il peut s’adresser directement aux étudiants de chaque atelier en utilisant des « tubes de conversation ». A l’extérieur de ce premier anneau d’ateliers, 5 branches partent en rayon, abritant les activités qui nécessitent moins besoin de supervision centrale. De nombreuses vitres permettent la circulation du regard. Autres préoccupations hygiénistes sur lesquels insistent Jeremy et Samuel dès 1787: la température est maintenue par un efficace système de chauffage central, et l’arrivée et l’évacuation de l’eau sont assurées. On y retrouve aussi les considérations économiques qui sont si importantes dans la structure benthamienne: les frais d’inscription des élèves payants et la vente du produit de leur industrie doivent minimiser les coûts pour le commanditaire.
- 4 Stanziani A., (2020). Les métamorphoses du travail contraint. Paris, Presses de Sciences-Po, p.31.
7Dès les Lettres sur le Panoptique de 1787, Jeremy Bentham le présentait comme un principe convenant aux établissements d’éducation et aux maisons d’industrie. Le projet de Samuel en 1807 réalise ces fonctions: c’est une institution disciplinaire, mais pas une prison. Ainsi, on ne trouve pas d’insistance sur la surveillance constante et asymétrique, le trait du panoptique popularisé par l’analyse de Foucault. Roger Bartlett a du mal à reconnaitre ce panoptique d’Okhta dans les représentations anxiogènes que les « surveillance studies » ont diffusé. On peut ajouter que Samuel Bentham ne semble pas mettre au premier plan la nécessité d’une inspection extérieure (par le public ou par les autorités) pour limiter le pouvoir du directeur de l’établissement, qui est pourtant un point important du dispositif initial. On manque de témoignages, souligne Roger Bartlett, sur l’efficacité du bâtiment pour les fonctions de formation ou sur la force du contrôle exercé sur les apprentis. De son point de vue d’historien, il souligne avec pertinence la façon dont cette expérimentation s’inscrit dans la réception russe des nouvelles pédagogies européennes au début du XIXe siècle: afin de répondre aux très importants besoins de formation, les idées de Lancaster sur l’enseignement mutuel y trouvent un écho important dès les années 1810. Mais le panoptique, qui aurait pu être l’un des relais de la méthode de Lancaster (comme le propose Jeremy à Samuel, voir p. 146), n’intègre pas l’enseignement mutuel. En 2020, Alessandro Stanziani replaçait les panoptiques russes, utilisés à la fois pour discipliner des ouvriers libres et des populations contraintes (serfs, apprentis) dans le contexte des débats sur le travail à l’heure de la révolution industrielle européenne4. Ces deux analyses complémentaires ouvrent des pistes qui permettent aujourd’hui d’étudier le Panoptique autrement qu’au prisme des « surveillance studies ».
- 5 Causer, T., Finn, M. et Schofield, P. (éds). (2022) Jeremy Bentham and Australia: Convicts, utility (...)
8Cet ouvrage offre des éléments indispensables pour comprendre la place occupée par la Russie, par les possibles qu’ouvre la construction impériale russe dans les carrières respectives de Samuel et de Jeremy Bentham. Avec le livre de Ian R. Christie sur la période précédente, il offre les informations biographiques et historiques nécessaires pour comprendre les échanges entre les deux frères à ce sujet, ainsi que leurs relations épistolaires avec leurs correspondants russes. De même que le volume sur Bentham et l’Australie publié également par UCL Press, il confirme l’immense apport d’un regard décentré sur l’utilitarisme classique5. Bien qu’ils se heurtent chacun à l’autocratie et au conservatisme de la société russe, Jeremy et Samuel Bentham s’inscrivent dans le projet tsariste de construction d’un empire continental – un point qui mérite d’être souligné à l’heure où les liens entre l’utilitarisme et l’impérialisme suscitent de nouveaux travaux.
Notes
1 En français, voir Bernard G., (2004). « Dire et codifier le droit selon Michel Spéransky (1772-1839) » Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, (N° 19) (1), 39-88. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rfhip.019.0039.
2 Martin, X. « Target, Bentham et le Code Civil ». Revue d’histoire des facultés de droit, vol. 21, 2000, p. 121‑48 ;
de Champs, E. (2015), Enlightenment and Utility. Bentham in French, Bentham in France. Cambridge: Cambridge University Press, pp.139-160.
3 Steadman, P. (2012). « Samuel Bentham’s Panopticon. » Journal of Bentham Studies, 14(1). https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.14324/111.2045-757x.044. Des illustrations qui accompagnent cet article sont reproduites dans l’ouvrage de Bartlett, pp. 194-195.
4 Stanziani A., (2020). Les métamorphoses du travail contraint. Paris, Presses de Sciences-Po, p.31.
5 Causer, T., Finn, M. et Schofield, P. (éds). (2022) Jeremy Bentham and Australia: Convicts, utility and empire. Londres: UCL Press. Version pdf en open access: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.14324/111.9781787358188
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Référence électronique
Emmanuelle de Champs, « Bartlett, Roger. The Bentham Brothers and Russia. The Imperial Russian Constitution and the St Petersburg Panopticon. Londres: UCL Press, 2022 », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 30 août 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/11882 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/129mu
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