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Universalité et particularité : Aux origines du calcul benthamien

Bentham a-t-il résolu le problème posé par Pascal ?
Can Mathematics provide a Universal Moral Language? 
Jean-Pierre Cléro

Résumés

Dans l’utilitarisme benthamien, le calcul n’assure-t-il pas l’universalité que les langues paraissent compromettre en raison de leur relativisme ? Quand bien même il théoriserait le langage, l’utilitarisme benthamien, parce qu’il s’exprime dans la langue vernaculaire - anglais, français, espagnol ...-, est relativement dépendant de ces langues dans sa conceptualisation. Ce qu’une langue appelle bonheur, plaisir, jouissance ... n’est pas ce qu’une autre appelle happiness, pleasure, enjoyment, joycence. Ces différences ne sont pas sans effets sur la pensée du droit, de l’économie, de la société. Bentham les a considérées à plusieurs reprises, mais tout particulièrement dans les Springs of Action et dans les Tables qui les accompagnent. L’idée d’approfondissement de ces effets et de leur systématisation, ainsi que de leurs rapports aux divers secteurs de l’activité humaine, s’est esquissée, sinon pleinement développée, dans la Nomographie. Mais une difficulté apparaît lorsqu’on prend en compte que Bentham a autant insisté sur l’aspect « calcul » de sa doctrine que sur son aspect « plaisir ». Si l’on veut bien reconnaître que les affects sont radicalement dépendants des langues, faut-il dire qu’ils dépendent de la même façon des calculs et qu’il existe des façons de calculer anglaises, françaises, espagnoles, russes, allemandes ... ? Il semblerait que, de ce côté « calcul », nous avons les moyens de mettre en question le relativisme que nous rencontrons dans l’écriture des lois, en éthique, en politique, lesquelles cherchent plutôt à s’en accommoder. Toutefois, Bentham n’en reste jamais à une antinomie et, s’il écrit, d’un côté, les Springs of Action, la Nomographie, de l’autre côté, les Pannomial Fragments (qui sont peut-être allés le plus loin possible dans la mathématisation de l’utilité), il écrit aussi un « Appendice » à ses Chrestomathia, le VIIIe qui, s’il n’apporte une « solution » à notre antinomie, n’en est pas moins une façon de la réduire en la mettant franchement en scène dans sa complexité. Il n’y a pas de mathématiques sans symbolismes, qui ne dépendent pas de la diversité des langues ; il n’y en a pas non plus sans langue vernaculaire pour dire ces symbolismes qui ne se comprendraient pas sans elle. Il existe donc un mouvement hélicoïdal, dont Bentham est familier, entre les langues vernaculaires et les symbolismes (algébriques, arithmétiques, géométriques, topologiques, vectoriels, probabilistes...), sans oublier cette représentation que Bentham voulait que l’on cultivât, sans écriture ni dessin et par simple effort mental, afin de développer l’intuition, l’acte de garder en mémoire et celui de projeter, tous deux essentiels aux démonstrations mathématiques. Il est très possible que les schématismes entre les plaisirs et les calculs passent par là. Nous chercherons à faire quelques pas dans cette direction. Peut-être le secret de ces schématisations réside-t-il dans une mathématique universelle qui n’est pas sans rappeler celle de Leibniz ? Même si la mathématisation benthamienne, en dépit de la bonne information de son auteur sur les divers secteurs de cette discipline, reste un vœu pieux et certainement trop peu développé.

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Texte intégral

  • 1 Les choses qui s’accordent mathématiquement concordent de la même façon entre elles.

« Mathematice accordantia simile concordant inter se »1

Bentham J., La Table des ressorts de l’action, Cahiers de l’Unebévue, Paris, 2008, p. 112.

Réflexions préliminaires

  • 2 Laf. 720, Br. 912. Il est curieux que la traduction en anglais de ce fragment ait conduit son tradu (...)

1Le problème qui va nous retenir a déjà été parfaitement envisagé et dans toute son ambiguïté par Pascal dans ses Pensées. Voici le fragment qui concentre toutes nos interrogations, que Bentham ait connu ce fragment ou qu’il l’ait ignoré : « Universel. Morale et langage sont des sciences particulières mais universelles »2

2Le fragment est par lui-même énigmatique. Est-ce une franche affirmation, celle d’un savoir ? Est-ce une pensée programmatique ? Il faudra alors montrer comment se lient dans le langage les éléments de singularité et les éléments d’universalité sans qu’ils ne se nuisent les uns aux autres et n’entrent en contradiction ? Est-ce, posée à la façon d’une énigme, une proposition qui, en dépit de son caractère provisoirement affirmatif, laisse encore une place au scepticisme, au doute pyrrhonien ?

  • 3 Les Pensées, Br. 45 : « Les langues sont des chiffres, où non les lettres sont changées en lettres, (...)

3De toute façon, il est une difficulté qu’il faut affronter : comment est-il possible que, du sein des langues qui sont prodigieusement différentes les unes des autres - et qui le sont jusqu’à l’hétérogénéité -, dans leurs manières de se référer à des choses et à des objets, et dans leurs modes de les signifier, puissent jaillir quelque savoir universel, quelque morale, quelque éthique, quelque politique, quelque droit qui aient valeur universelle ? Peut-on produire, dans le langage, c’est-à-dire, dans les diverses langues, telles qu’elles existent de par le monde, quelque chose qui, dans un poème ou dans quelque autre usage particulièrement réussi, fasse plaisir presque unanimement à un grand nombre de femmes et d’hommes qui le (ou qui les) parlent ? Comment une telle contingence dans la diversité sémantique, syntaxique des mots et de leurs compositions en chaque langue peut-elle se concilier avec les éléments de nécessité que l’on s’accorde à attribuer aux sciences et à quelques autres usages ordinaires du langage ? D’autant que Pascal ne nie pas que les langues sont des sortes de chiffres qui semblent pouvoir se traduire de chiffres en chiffres3 ; mais comment de ces traductions de chiffres en chiffres produirait-on de l’universel ? Quand bien même cette question se poserait dans tous les usages du langage, elle semble se poser de façon cruciale dans les sciences. Et l’on peut comprendre pourquoi : c’est que, dans tous les usages du langage, fût-ce dans les usages religieux, il faut être capable d’expliquer ce que l’on fait, faute de quoi on ne peut faire ni étudiants, ni disciples, ni adeptes, ni émules, ni convaincre quiconque, que ce soit par persuasion, ou par démonstration ; autant d’exigences qui, lorsqu’on les prend au sérieux, engagent des modes du savoir. Mais, dira-t-on, le fait que la persuasion et la démonstration viennent s’abriter et se loger dans des signes particuliers n’est-il pas l’indice que le langage, gagnât-on en lui les savoirs dont on a besoin, peut précisément se traduire dans des chiffres ou des signes universels ? C’est précisément là où nous rencontrons une ultime difficulté : aucun régime de signes, pas même les mathématiques ou la langue des calculs, ne peuvent se passer de la langue vernaculaire. Les plus hautes mathématiques, celles par lesquelles on gagne les entités universelles de haut niveau, requièrent toutefois un usage de langues vernaculaires ; faute de quoi elles ne seraient pas comprises et ne parviendraient jamais à leurs résultats. Comment cet aspect usuel des langues vient-il compléter - sans qu’on sache trop si c’est pour les amplifier ou pour les dégrader - par sa propre symbolique et son propre imaginaire, que l’on tiendrait difficilement pour universels - des symboliques qui semblent, elles, de plain-pied avec l’universel ?

4Nous pensons que cette question, qui hante les mathématiques pascaliennes, et peut-être toutes les mathématiques à quelque degré que ce soit, traverse aussi la rationalité benthamienne qui est indissolublement celle des langues, dans leur disparité et celle des calculs dont on aurait bien tort de croire qu’ils puissent se retrancher de tout pacte avec le vernaculaire. Voyons comment les problèmes se posent chez Bentham, avant de les articuler et peut-être d’apercevoir une solution, s’ils n’occasionnent encore une aggravation des difficultés déjà soulevées par Pascal. En tout cas, Bentham a poussé beaucoup plus loin leur analyse ; essayons de le montrer.

En croyant résoudre deux problèmes, Bentham rencontre et fait rebondir, par la solution même qu’il leur donne, des difficultés du type des deux problèmes précédents.

  • 4 « Un plaisir ne pouvant agir comme ressort de l’action que pour autant que, dans la direction parti (...)

5Les difficultés qu’il croit résoudre sont les suivantes. La première est que là où Hume avait cru réduire tous les problèmes qui se posent dans les sciences humaines à des enchevêtrements de passions, Bentham a cru, lui, montrer, non sans raison, que l’on a intérêt à substituer le langage aux passions et à tenir les passions pour des entités fictives sur ce socle de signifiants constitués par le langage. C’est, comme nous allons le montrer, une grande partie de la problématique des Springs of Action. Mais il y en a une seconde, concourante de cette première : croyant avoir, en démantelant le socle passionnel de Hume, réussi à vaincre les éléments sentimentalistes ou émotionnels dans les questions pratiques et avoir ainsi réduit à néant leur nocivité, Bentham pense pouvoir substituer le calcul à tous les éléments sentimentalistes qui, selon lui, encombrent les questions pratiques - la sympathie, le sens moral, le goût esthétique ou moral - ; et il entend nettement donner à ce calcul tous ses aspects mathématiques ; sans métaphores. Mais, ce faisant, il bute sur une difficulté insidieuse : comment ce calcul, qui n’a donc rien de métaphorique, peut-il se concilier avec un socle linguistique qui se substitue aux passions et qui, par sa particularité, risque de se trouver en porte-à-faux avec le calcul ? Car, à supposer que l’on parvienne à substituer une sorte de syntaxe linguistique à la logique des passions4, cette syntaxe serait inévitablement celle de l’anglais, du français, de l’allemand, de l’espagnol, etc. -. Bentham ne cherche, en tout cas, pas à nous en dissuader - ; mais alors pourquoi le nouvel objet qui apparaît à travers chacune de ces sémantiques et de ces syntaxes auxquelles Bentham s’est vivement intéressé se trouverait-il à l’unisson de quelque calcul que ce soit ?

6Sur chacun de ces points, nous voudrions apporter, pour les faire signifier ensemble, des textes décisifs de Bentham.

De la passion humienne à la fiction benthamienne

  • 5 Deontology together with a Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism, éd. Amnon (...)

7Le chapitre des ‘Hume’s Virtues’, dans la Deontology, p. 350, fait ressortir que : « Hume does not see the connection between passion, and pleasure and pain. […]. Passion is a fictitious entity »5. Cela ne veut pas dire que la passion doit être traitée comme quantité négligeable, mais cela signifie plutôt qu’il faut se garder d’expliquer nos actes à partir des passions ; il existe des éléments plus profonds et plus consistants susceptibles d’expliquer nos comportements ; ces éléments se trouvent du côté du langage. C’est un renversement par rapport à Hume qui était plutôt sensible au fait - à ce qu’il estimait être un fait - que si les langues étaient différentes les unes des autres et si nous pouvions, malgré tout, nous entendre les uns avec les autres en apprenant les langues des uns et des autres, c’était parce que ces langues reposaient sur des éléments sentis, imaginés, ressentis de même. Nous découpons nos objets de la même façon, même si nous ne recourons pas aux mêmes sons standardisés pour les désigner. Et probablement, si nos passions ont quelque consistance, c’est sans doute parce que le langage y contribue et que l’on peut parler de colère, de haine, d’amitié, d’amour, de crainte, etc., mais aussi parce qu’elles sont structurées de même en chacun de nous et que ces structures qui s’enracinent dans les impressions que nous pensons recevoir du monde donnent lieu à des réflexions - qui ne sont pas forcément à prendre dans un sens intellectuel mais - auxquelles il faut plutôt donner un sens mécanique et linguistique. Ainsi ce qu’on appelle colère ici, wrath là, et ire ailleurs, est liée à une même structuration sous des noms différents.

  • 6 Ipsédixitisme : ce que je dis a de la valeur - est vrai, par exemple - parce que c’est moi qui le d (...)
  • 7 La Table des ressorts de l’action, p. 110.
  • 8 Bentham pense probablement à son « sens commun ».
  • 9 La Table des ressorts de l’action, p. 108.
  • 10 Il ne tiendra pas parole puisqu’il lui arrive de consacrer des séminaires entiers à l’amour ou à l’ (...)

8Hume pense suffisant de s’appuyer sur ce jeu structurel des passions pour que l’on puisse rendre compte des processus psychologiques, sociaux, historiques. Son « sens moral », son « goût » ont aussi des structures affectives, ainsi que Bentham le déplore : « Hume reconnaît la domination de l’utilité, mais il en fait de même avec le sens moral, qui n’est rien de plus qu’une fiction de l’ipsedixitisme6 »7 ; un peu plus loin : « Le sens moral s’est désormais déporté en Écosse : Hume, Reid8, Smith, etc. se sont efforcés de le cultiver. Il n’est pas étonnant qu’il n’ait convenu à chacun et qu’il ait servi de preuve à tous les desiderata sans habileté ni pratique »9. Bentham va donc, à son tour renverser ce système, conserver des passions, des éléments minimaux - les plaisirs et les douleurs -, garder les éléments structuraux, mais les arc-bouter sur le langage, estimé livrer les seules entités réelles de l’affaire, délaissant le « vécu » affectif comme certains auteurs du XXe siècle l’ont fait - je pense à Lacan qui demandait aux membres de ses premiers séminaires de rayer le mot affectivité de leurs modes d’explication10 : c’est par là, plutôt que par le Panoptique qui focalise l’attention dans les années 50 et 60, que Lacan, à la différence de ses contemporains, s’intéressera à Bentham. Ce renversement est parfaitement réalisé par la notion d’entité fictive, qui ne signifie pas du tout que la passion ne soit rien, mais que la réalité de son fonctionnement passe du côté du langage.

9C’est ainsi que, dans les Springs of Action, on trouve des tables de désignations de ressorts de nos actions, dont le côté « vécu » intéresse moins Bentham que la sémantique des noms qui y figurent et leur façon de s’insérer dans une syntaxe, en tenant compte de la valorisation qui s’installe à travers ces noms, selon qu’ils sont péjoratifs, neutres ou élogieux.

10Les passions sont devenues des fictions en ce que celles-ci ont un fonctionnement réversible : on peut s’intéresser aux passions comme produisant du langage, mais on peut aussi considérer ce langage même comme produisant des entités fictives. Bentham porte l’attention à ces deux membres de l’alternative, au lieu même que Hume désignait du nom de passion et traitait comme un phénomène de double, voire de triple associations, liant impressions de sensation, impressions de réflexion, langage.

  • 11 Deontology together with a Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism, Amnon Gold (...)
  • 12 Cela rappelle à ceux qui ont lu Lacan le discrédit d’une langue dont il est coutumier, de l’anglais (...)

11On sait, par la lettre de J. Mill à E. Dumont datée du 14 août 1815, que le propos que je viens de citer n’est pas resté un simple conditionnel dont l’horizon eût été indéterminé, mais qu’il a donné lieu à une consigne ou à une perspective de travail très précise : la traduction des tables dans diverses langues. Dans cette lettre, il dit en effet : « Désormais Genève est un lieu où l’on trouve en abondance des personnes qui écrivent non seulement en français, mais aussi en italien et en allemand. Je suis très désireux de vous suggérer que la traduction de cette table avec ses appendices, et cela, en autant de langues qu’il est possible, serait un événement des plus désirables. L’auteur est conscient qu’il contient tellement de termes extraordinaires, en partie nouveaux, en partie anciens, que le caractère tatillon (fastidiousness) du français rendra très difficile d’habiller à la française, mais je pense que l’italien conviendrait mieux et que l’allemand y parviendrait à merveille. J’en suis donc à vous demander de déposer un exemplaire de l’ouvrage entre les mains d’un Italien, et un autre entre celles d’un Allemand pour voir (si vous en connaissez qui soient susceptibles d’entreprendre le travail) ce qu’ils pensent d’une telle production ; et si vous-même étiez trop accaparé par des tâches plus importantes, de proposer quelqu’un qui maîtrise la langue française »11. Il est étrange que James Mill se soit autant dévoué pour un ouvrage (dont il voyait la portée, comme le montre ce projet de traduction, alors que son fils John-Stuart, a voulu le rejeter avec tant d’animosité et une si totale incompréhension de son importance, quelques décennies plus tard. On notera aussi la disqualification du français - non exclusive toutefois - pour dire ce qui sous-tend l’affectivité dans toute sa diversité12. Son sort est réglé en un mot : sa fastidiousness ; mais il convient tout de même de soumettre la Table rédigée en anglais à une traduction en français.

  • 13 The Works of Jeremy Bentham, 11 vol. , J. Bowring, Édimbourg, 1838-1843, vol. III, p. 275.
  • 14 Bowring, III, 275. Cité et traduit dans La Table des ressorts de l’action, p. XXVII.
  • 15 La Table des ressorts de l’action, p. 11.

12Nous avons des témoignages selon lesquels Bentham n’a pas attendu Mill pour s’intéresser à ces problèmes de traductions - d’autant plus redoutables à résoudre qu’ils concernent des traductions de mots dissociés des propositions -. En effet, par cette dissociation, les mots ne laissent pas, au traducteur, la possibilité ou le recours que connaissait déjà Pascal : celle (ou celui) de se servir de la balance des phrases entières pour les traduire et jouer ainsi sur la répartition et la redistribution des sens et des fonctions syntaxiques. Il n’a toutefois pas traîné pour s’intéresser à ces questions de particularités de chaque langue dans la structuration des objets, des choses, des affects dont elle s’empare ou auxquels elle donne lieu. On lit, par exemple, à l’avantage de l’anglais sur le français, dans son traité de Nomographie, que cette supériorité est due, en particulier dans les questions de législation, à « sa simplicité de structure, à sa ductilité et à sa capacité à agglutiner »13. La langue anglaise « offre des facilités pour utiliser de nouveaux dérivés sur le modèle des anciens. Elle permet d’utiliser tout substantif comme un adjectif - par exemple, en l’utilisant simplement comme préfixe à un autre substantif auquel on le relie de telle sorte qu’il devienne un adjectif. [...] Elle permet aussi de combiner deux mots en un seul. Quand ils sont ainsi unis, si on utilise l’un d’eux comme substantif, il devient le représentant d’un objet susceptible d’être pris comme sujet dans une prédication - une entité fictive, par laquelle une action ou une qualité peut être décrite. Elle contient aussi une multitude d’affixes - susceptibles de s’appliquer à toute racine pour former des dérivés »14. Il est vrai que, plutôt que d’opérer un choix entre les langues, il serait possible de « construire, en différentes langues, une table de telle sorte qu’elle fournisse un spécimen intéressant de leur richesse et de leur expressivité »15.

Le passage benthamien de la passion à la fiction ne résout pas tous les problèmes

13Certes, il est plus facile d’intégrer à des calculs de plaisirs et de peines des éléments linguistiques que des éléments - les fameux « tunes » - purement sentis des passions, eussent-elles, comme Hume le leur accorde, une structure logique. Mais la langue vernaculaire, quelle qu’elle soit, présente des difficultés d’assimilation à des calculs et à des pratiques mathématiques.

  • 16 Même si Hume a le mérite d’avoir tenté d’aller un peu plus loin que « ces nombreux auteurs de moral (...)
  • 17 Halévy Élie, La formation du radicalisme philosophique. La jeunesse de Bentham (1776-1789), en 3 vo (...)
  • 18 Laplace raconte très bien cela dans sa Correspondance avec quelques savants amis sur le secret et l (...)

14Bentham juge que le calcul est une dimension essentielle du travail du philosophe, du juriste, de l’économiste dans les sciences humaines. Il doit partout prendre la place des estimations sentimentales dont Hume avait cru pouvoir montrer, par la raison même, de façon toutefois un peu téméraire, qu’il est impossible qu’elles soient ou deviennent raisonnables. Bentham veut, par-delà Hume16, restituer le caractère calculatoire de l’éthique, de la morale, et de questions juridiques. Chacun a sans doute dans l’oreille le texte de l’Appendice II sur le calcul des plaisirs et des peines qui termine le premier volume du Radicalisme philosophique d’Élie Halévy et que nous rappelons simplement ici : « Je demande une trêve à notre homme du sentiment, pour le temps où, par nécessité et seulement par nécessité, je parle et j’exhorte l’humanité à parler un langage mercenaire. Le thermomètre est l’instrument qui sert à mesurer la chaleur du temps ; le baromètre, l’instrument qui sert à mesurer la pression de l’air. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de ces instruments devront en trouver d’autres qui soient plus exacts, ou dire adieu à la philosophie naturelle. L’argent est l’instrument qui sert de mesure à la quantité de peine ou de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de cet instrument devront en trouver quelque autre qui soit plus exact, ou dire adieu à la politique ou à la morale »17. Bentham ne prend évidemment pas au hasard cette comparaison de l’argent avec quelques instruments de mesure ; ces derniers font, à cette époque, qui est celle de l’Empire en France, l’objet d’une course éperdue pour gagner des marchés, en imposant par leur moyen, aux savants de tous les pays et de toutes les disciplines, des systèmes de mesure18.

  • 19 La Table des ressorts de l’action, p. 103 : « À l’intérieur des limites de la chimie le charlatan e (...)

15Sur la nécessité du calcul, les textes abondent, soit pour démasquer l’imposture éthique et politique19, soit pour s’y substituer plus directement :

  • 20 La Table des ressorts de l’action, p. 84.
  • 21 Ibid.
  • 22 La Table des ressorts de l’action, p. 85.

16« Celui qui, en quelque sujet ou en quelque occasion que ce soit, écarte le calcul <calculation>, c’est-à-dire la raison, pour suivre la passion anti-sociale <dissocial passion> est un ennemi de l’humanité, pas moins que le sauvage qu’il prend pour modèle »20. Et, au paragraphe suivant de la Table des ressorts l’action : « L’utilitarisme, qui travaille par calcul, est consistant et favorable à la bienveillance. Le sentimentalisme, pour autant qu’il est indépendant de l’utilitarisme, est, en effet, un masque de l’égoïsme ou de la malignité <selfishness or malignity> ou les deux pour le despotisme, l’intolérance et la tyrannie »21. Il n’y a pas de bon sentimentalisme, pas de bonne évaluation des situations morales par simple sentiment, du moins si ce sentiment n’est pas éduqué par le calcul : « Supprimez le calcul et vous relâchez les affections, antisociales aussi bien que sociales »22.

  • 23 La Table des ressorts de l’action, p. 94.

17Fort bien ! Mais que faut-il appeler calcul ? certes on peut faire une réponse très nominale et rhétorique : il se tient dans « les raisons qui s’appliquent au sujet de la façon qui lui soit la mieux adaptée »23. Toutefois, si le calcul n’est pas un slogan, il lui faut montrer ses opérations et ses résultats qui ne pourraient être obtenus autrement. Car les textes qui font glisser le discours des passions vers un discours des fictions n’entrent-ils pas en contradiction avec ceux qui précèdent immédiatement ma présente remarque ? En d’autres termes, le logos qui se substitue désormais aux passions - dénoncées comme fictions - et qui semble bien appartenir aux langues vernaculaires et à leurs intuitions s’accommode-t-il de la symbolique qui est ordinairement celle d’un calcul dès qu’il devient un peu plus savant ? En d’autres termes encore, le fait d’avoir réduit le jeu des passions à des jeux de langage suffit-il à rendre ces jeux de langage homogènes et aptes à des calculs ?

Les fictions auxquelles les passions ont été réduites sont-elles commensurables avec « l’ensemble des fictions » qui ont été, pour reprendre les mots de Bentham, « inventées et mises en œuvre » en mathématiques ?

  • 24 L’origine de la géométrie, PUF, Épiméthée, Paris, 1974, p. 179-180.
  • 25 Ce que Husserl appelle, avec plus de pertinence, la « persistance perdurante » des objets idéaux da (...)

18Quiconque a lu L’Origine de la géométrie de Husserl a appris à prêter attention à la prétendue distinction de deux types d’idéalités : d’une part, les idéalités que l’on pourrait qualifier de linguistiques, celles qui sont mises en jeu lorsque des signifiants qui sont prononcés et écrits à peu près de la même façon par ceux qui parlent la langue renvoient à des objets, des choses, des êtres, des entités dont on peut supposer qu’ils aient à peu près la même identité en ce qu’ils sont passés par les signifiés dont on peut présumer qu’ils sont eux aussi à peu près les mêmes pour tous les locuteurs ; mais, d’autre part, aussi un second type d’idéalités : les idéalités proprement mathématiques ou géométriques. Car Husserl ne pense pas du tout que le premier processus d’idéalisation ou cette première grappe - ce « cluster » - d’idéalisations suffise pour que l’on soit au niveau de l’espèce attendue d’idéalisation qui a cours dans les sciences, en mathématiques ou en physique. Il faut, pour atteindre ce niveau, cette espèce d’idéalisation ou son essence requise d’universalité, une visée particulière, spécifique. Husserl insiste sur ce point que « la géométrie est identiquement la même dans la « langue originale » d’Euclide et dans toutes les « traductions » ; elle est, encore une fois, la même en chaque langue, si souvent soit elle, à partir de son énonciation orale, ou de sa notation écrite originale, exprimée sur le mode sensible dans les innombrables expressions orales ou consignations écrites et autres. Les expressions sensibles ont une individualisation spatio-temporelle dans le monde comme tous les événements corporels ou comme tout ce qui est inséré comme tel dans des corps, mais cela n’est pas vrai de la forme spirituelle elle-même, qu’on appelle ici ‘objectivé idéale’ »24. Dans ce texte de L’origine de la géométrie, comme dans d’autres concordants, on voit bien ce qui est visé par Husserl : l’universalité des mathématiques, comme celle des autres sciences d’ailleurs, n’est pas de même nature que la généralité des mots des langues usuelles, laquelle implique toutefois déjà un certain niveau d’universalité ; mais l’universalité des mathématiques requiert, pour être constituée, des actes particuliers qui ne sont pas requis par le langage usuel. Les vérités, même transportées par le langage usuel, ne sont pas de même nature que la généralité des mots au sein d’une même culture. Husserl ajoute, dans la même page, de crainte que l’on ne l’ait pas compris : « les idéalités des mots et des propositions géométriques, les théories - considérées purement en tant que formations linguistiques - ne sont pas les idéalités qui, dans la géométrie, constituent ce qui est énoncé et accrédité comme vérité : les objets, les états-de-chose géométriques idéaux, etc. ». Entendons que le langage ordinaire peut bien parler de triangle, de cercle, et - même en s’emparant du discours du spécialiste - d’intégrale, d’ensembles nuls ou d’ensembles flous : je n’ai pas besoin d’un second niveau d’universalisation tant que je ne fais pas de mathématiques avec ces expressions qui le requièrent, en revanche, selon Husserl, pour gagner leur éternité25, dès que je cherche à atteindre des vérités mathématiques par leur moyen.

19C’est très exactement ce deuxième niveau d’éternité et d’universalité dont Bentham conteste la prétendue spécificité, comme nous allons le voir avec un peu d’attention. Bien sûr, il ne connaît pas les objections de Husserl ; en revanche, Husserl a connu les travaux de J.S. Mill qui défend avec moins de franchise et de netteté (sur ce point) à peu près les mêmes idées que Bentham. Pour Bentham, ce sont les reprises linguistiques très diverses qui nous donnent, lorsqu’elles sont achevées, l’illusion d’avoir atteint un niveau spécifique de l’universel en mathématique. Sans doute, chaque reprise peut bien être finalisée, téléologisée, mais elle n’est pas d’une nature différente de chacune de celles qui constituent le langage ; ces reprises sont extrêmement variées et se rapportent selon des modes très différents à toutes sortes d’étapes du travail du langage sur lui-même. Ainsi, il n’y a pas seulement deux niveaux de généralité ou d’universalité ; mais beaucoup plus, et si l’on voulait pluraliser ces niveaux et les démultiplier, il faudrait alors en distinguer un nombre indéfini. Toutefois cela doit s’apprendre comme l’un des buts fondamentaux de l’éducation mathématique.

  • 26 Chrestomathia, éd. de l’Unebévue, Paris, 2004, p. 392-393. Le texte est traduit à partir de l’éditi (...)
  • 27 Bentham souligne lui-même la pointe de cette pratique qui consiste à « substituer un mode d’express (...)
  • 28 Chrestomathia, p. 394.

20C’est ainsi que, par la conception (de tête) des figures, accompagnée d’aucun diagramme dessiné, l’élève généralise presque sans le remarquer dès que l’on donne des lettres aux points caractéristiques de ces figures ; et que, loin de devoir être dessinées mentalement, des figures très diverses peuvent être produites sans devoir passer par une induction généralisante qui ne nous ferait pas atteindre l’universalité visée, mais un algorithme désigné par les lettres, qui se substituent aux figures, se présente comme faisant l’affaire, sans qu’on ait besoin de parler de quelque transcendance de l’universalité par rapport aux figures tracées.26 La généralité obtenue par le jeu des lettres nous situe, par elle-même, très loin de la particularité du tracé27. Bien entendu, il ne s’agit pas d’en rester là et l’on peut se livrer à l’opération inverse pour particulariser quelque chose que l’on entend de manière générale mais il s’agit surtout de faire éprouver que chaque mode d’expression, en se liant avec d’autres, est susceptible de nous faire gagner des avantages dans le dessein et l’aventure de démontrer28.

  • 29 Le moment le plus clair de Chrestomathia à ce sujet se trouve p. 399 où il expose trois moments pré (...)
  • 30 Nous employons le mot dans la double acception hégélienne de « sich Entfremdung » [se rendre étrang (...)

21En mathématiques, il n’y a pas à proprement parler de transcendance du langage : le locuteur fait jouer le langage avec lui-même ; ou, plutôt, les fonctions de celui-ci jouent entre elles de façons extrêmement diverses jusqu’à atteindre le point estimé ultime pour apporter une solution, mais ce point n’est pas situé dans un domaine ou une sphère qui se distinguent complètement de ceux, indéfiniment complexes, dans lesquels le langage joue avec lui-même. Plus exactement encore, les diagrammes comme les styles de discours sont mis en jeu de telle sorte qu’on les éprouve comme des manques les uns par rapport aux autres en donnant le désir de les remplir : l’éducation les apporte du moins à ce titre29. Nous avouons notre grande sympathie pour cette façon de penser les mathématiques, d’autant que, quand on regarde d’un peu près les modes de démonstrations d’un auteur comme Pascal, qui tenait le langage « pour une science particulière mais universelle », on voit bien à l’œuvre cette mosaïque mobile du langage, qui permet à chaque résultat partiel de s’amplifier, de s’aliéner30, c’est-à-dire de se remettre en jeu ou en posture d’être considéré autrement. Il se pourrait bien que les Chrestomathia fassent l’épistémologie de modes de démonstrations de ce genre ; c’est du moins ainsi que nous les lisons et que nous leur trouvons une profondeur tout à fait spécifique et originale, qui nous sort d’un platonisme, lequel fait miroiter les solutions des problèmes plus qu’il ne les résout ; alors que les volutes et les enveloppements linguistiques nous permettent de gagner une meilleure perception du travail scientifique.

22On sait que Bentham a effectué une réduction des passions à la structure de la langue anglaise dans les Springs of Action, et qu’il a envisagé de pareilles réductions à toutes les autres langues vernaculaires ; la question est désormais de savoir si cette (ces) langue(s) vernaculaire(s) est (sont) aussi capable(s) d’être utilisée(s) par les mathématiques, langue privilégiée des calculs, de telle sorte qu’elles puissent s’appliquer aux plaisirs et aux douleurs - ou les exprimer -. Sans doute rencontrons-nous des contradictions entre ces langues vernaculaires auxquelles aboutit la réduction des passions et celles qui jouent avec les aspects symboliques des mathématiques. Mais nous ne pensons pas que, chez Bentham, la contradiction entre la généralité à laquelle le langage ordinaire parvient, au terme de sa réduction des passions, et les langues enveloppantes des calculs soit trop importante ; il faut toutefois nous en expliquer plus avant car on doit convenir que la structure du socle linguistique des passions, laquelle est fortement contingente, paraît, de prime abord, s’opposer radicalement aux mathématiques qui interviennent de façon privilégiée dans les calculs utilitaristes lesquels, d’une part, récuseraient tout élément intuitif et remplaceraient tout élément senti par des langues symboliques - ce qui est faux -, mais lesquels, d’autre part, aussi ne voudraient pas entendre parler d’universalité - ce qui n’est pas moins faux, car ce n’est pas parce qu’on récuse une universalité prétendument spécifique aux mathématiques que celles-ci en manqueraient totalement -. Certes l’universalité ne prend plus en mathématiques la figure d’une norme surplombant toutes les langues et les transcendant toutes ; mais que la proposition deux plus deux égale quatre soit affaire de langage - en d’autres termes que cette proposition ne soit pas à proprement parler l’énoncé d’une question de fait mais seulement une façon d’utiliser des mots - n’est pas une proposition aussi inepte qu’elle le paraît aux esprits formés par Platon ou par Husserl puisque son universalité peut être gagnée par le jeu des langues, soit de chacune d’entre elles, soit des langues entre elles.

  • 31 Il arrive aussi à Bentham de parler d’instrument (Chrestomathia, p. 420).
  • 32 « Dans le cas de la géométrie, c’est au jugement et à l’attention que le service serait rendu ; dan (...)
  • 33 Il est clair qu’ils ont rêvé tous deux d’une science qui se développe dans les termes et la syntaxe (...)
  • 34 Nous demandons au lecteur la commodité provisoire de ce mot d’application, lequel est, pour l’heure (...)
  • 35 Nous avons tenté de le montrer dans notre communication au Collège de France lors du Colloque sur P (...)

23En effet, l’Appendice VIII des Chrestomathia qui est, peut-être, avec les Pannomial Fragments, l’apogée de la réflexion et de l’usage par Bentham des mathématiques, nous apporte une toute autre idée de cette discipline ou plutôt de cette collection de disciplines (que sont les mathématiques) qui deviennent, à peu près comme chez Pascal d’ailleurs, quoiqu’il ne soit guère question de lui, une ramification complexe de méthodes, laquelle ne donne de résultats qu’à condition d’envelopper des méthodes les unes dans les autres et d’en utiliser toute la gamme ou toute la multiplicité jusqu’à ce que l’algorithme ou la machine31 ainsi construite soit si proche de la situation à laquelle il ou elle se substitue que l’on peut dire de lui ou d’elle ce qui peut être dit de cette situation même qu’il s’agit de penser ou de résoudre. Arithmétique, algèbre, géométrie, topologie, théorie du probable, peuvent, s’il est besoin, être utilisées sur chaque fragment de chemin jusqu’à la destination finale, chacune remplissant sa mission propre32. Sans doute est-il nécessaire, à toute mathématique et à toute mathématisation que ce soit, d’utiliser des symbolisations propres sans lesquelles aucun résultat fort ne pourrait être obtenu ; mais Bentham, exactement comme le fait Pascal, même si c’est sans jamais se référer à lui, explique constamment la nécessité d’user de la langue vernaculaire dans le travail scientifique car c’est en elle seule que nous pouvons « réaliser » ce que nous faisons33 sans toutefois oublier que, à rebours, en nous en tenant à elle seule, non seulement nous n’irions pas bien loin, mais qu’elle embrouillerait encore tous les énoncés si elle ne cédait, très tôt et souvent, la place aux symboles et ne s’appuyait sur leur aide. Ce rêve - d’énoncer les sciences en langues vernaculaires - est venu buter sur la production de phrases correctes sémantiquement et syntaxiquement, mais aussi, au bout du compte, et au terme de très peu de divisions et de maillons envisagés, complètement incompréhensibles sans vertébration par le symbolique. Là encore, il nous faut regarder le jeu que nous pourrions appeler celui de l’imaginaire, du symbolique et du réel, sans qu’aucun d’entre eux ne puisse ni ne doive manquer pour obtenir un résultat correct. C’est ainsi que nous comprendrons le mieux comment, loin de faire obstacle au calcul, la langue vernaculaire rend tout au contraire possible une application34 du mathématique à des domaines qui lui sont, en apparence, radicalement et spontanément étrangers, car c’est elle qui se trouve, livrée à elle-même sans le secours ni le recours au symbolique, dans un état de blocage complet35. Le chemin est donc difficile entre des symboles avec lesquels on besogne sans qu’ils ne soient « intelligibles » ; et la croyance illusoire que l’on peut se donner de l’intelligible sans s’en donner les moyens symboliques quand ce n’est pas la croyance, non moins illusoire, que le symbolique peut tenir tout seul en mathématiques, sans l’appui d’un entrelacement vernaculaire.

  • 36 « du point de vue pratique, aucune séparation n’a lieu [entre la géométrie et l’algèbre] et, pour o (...)
  • 37 Bentham J., Rationale of judicial evidence, London, Hunt & Clarke, 1827, vol. III, p. 274. On trouv (...)

24Les mathématiques ne s’envisagent pas autrement que comme un entrelacement de symbolismes dont ceux des langues vernaculaires ne sont pas les moindres et elles n’ont pas même d’autres objets que ceux qui apparaissent en leurre à travers ces entrelacements. Entrelacements liant la géométrie et l’algèbre36 ; mais aussi ceux liant l’arithmétique et chacune des disciplines déjà citées et puis les entrelacs liant chacune d’elles et la langue vernaculaire. Bentham n’hésite pas à dire - comme nous nous le sommes remis dans l’oreille - que 2 + 2 = 4 est un fait de langage. Plus exactement: « The proposition in question - two and two make four - is not properly speaking, the enunciation of a matter of fact, only a manner of employing words »37. Est-ce à dire que « deux plus deux égale quatre » pourrait être vrai dans notre langue comme dans de multiples autres et faux dans d’autres langues ? Mais peut-être posons-nous très mal le problème, car nous isolons ainsi une opération idéale qui paraît en soustraire l’énoncé du jeu des signifiants et des signifiés alors que les notions de « vérité » et de « fausseté », comme toutes celles qui les accompagnent, n’ont de sens que dans un contexte verbal particulier, même s’il est reproductible jusqu’à un certain point dans de multiples langues.

25Voyons donc comment Bentham pose le problème. Car il lui est nécessaire - ne l’oublions jamais - de montrer deux choses pour que la notion de calcul utilitariste des plaisirs et des peines prenne son sens : il faut certes que l’on puisse réduire les passions à un logos - qui peut se trouver dans chaque langue vernaculaire -, mais il faut aussi que les mathématiques dont il est besoin soient, de leur côté, exprimables et opérationnelles dans la langue vernaculaire. C’est cette opération de schème entre les passions et les mathématiques par la langue vernaculaire qui rend possible le calcul utilitariste.

  • 38 En particulier, à partir de la page 233 et ss. ; puis, p. 240-241, sous une forme plus intéressante (...)
  • 39 Certes, on pourrait trouver d’autres interprétations de la formule algébrique ; mais il faudrait le (...)
  • 40 Chrestomathia, p. 440. <L’acte de prendre négativement une quantité négative détruit la propriété même de la négation et est la conversion de nombres négatifs en nombres positifs>. Cet appel à des gérondifs dans des énoncés mathématiques de la langue vern</L> (...)
  • 41 Qui est, comme par hasard, une petite opération monétaire. Voir la note 17 ci-dessus.

26Certaines pages de Chrestomathia portent sur le passage difficile de l’algébrique au vernaculaire38. Pour comprendre que - (-1) = 1, il ne faut pas me contenter de lire la formule, mais il faut que je lui substitue un récit de cet ordre, finalement très particulier39 : la dette (que l’on peut figurer par -1) peut m’être retirée (ou soustraite), et de perte de 1, figurée par -1, cette perte ou cette dette devient alors un gain (et doit être noté par +1). Le vernaculaire ne peut pas porter l’algébrique sans conditions extraordinairement étroites et périlleuses, car l’effacement d’une dette pourrait bien se figurer en langue vernaculaire par 0 (zéro). Mais, parvenu ici, Bentham fait une remarque géniale et éclairante à de multiples titres pour notre propos, auquel nous ne sommes plus tentés de donner la forme d’une antinomie entre la particularité contingente des langues et l’universalité des calculs. Il se sert du travail d’Euler qui écrit et affronte en allemand la difficulté ; puis il explique que l’anglais permet de mieux comprendre ce qu’Euler voulait dire en allemand et que le point d’appui du levier de la difficulté est assuré par l’anglais mieux que par toute autre langue ; et comme par hasard, il fait valoir la forme du gérondif dont dispose pleinement l’anglais, dont le français ne dispose pas du tout et dont l’allemand ne dispose pas aussi entièrement que l’anglais : « The taking of a negative quantity negatively destroys the very property of negation, and is the conversion of negative into positive numbers »40. Il faut toutefois qu’une langue vernaculaire permette le récit d’une histoire très particulière pour que cette petite opération41 - qui se trouve toutefois à la base de l’algèbre - puisse gagner l’universalité algébrique, si toutefois on se refuse à ce que cette base soit purement arbitraire et conventionnelle.

  • 42 Bentham cite Euler qui mêle, pour expliquer ce paradoxe, moins d’algèbre à la langue vernaculaire q (...)
  • 43 Je ne sais si Lacan connaissait ce texte de Chrestomathia ; mais curieusement, il rejoint son auteu (...)
  • 44 Stendhal met le doigt sans peine sur la difficulté à laquelle ses maîtres de mathématiques supérieu (...)
  • 45 Ce qu’on n’est pas forcé d’être.

27Mais compliquons un peu la chose comme il nous est possible de le faire désormais : j’apprends en algèbre que (-2) (-3) = + 6. Par quel repli ou par quel secret de la langue vernaculaire est-ce compréhensible ? Si j’ai pour dette une dette de dette, cela revient à avoir la somme positivement ; ainsi - (-3) = 3 ; mais si j’ai deux fois cette dette de dette, comment alors aurais-je -2 (-3) = 6 ? Si j’essaie de réaliser dans ma langue vernaculaire la symbolique algébrique, je suis arrêté partout. En fait, il faut comprendre, d’un point de vue vernaculaire, cette opération comme une réitération de la précédente de type inductif : si l’on accorde l’opération précédente, -1(-3), et si l’on fait deux fois de suite cette opération, alors on a 2 [-1 (-3)] ; ce qui fait positivement 6. CQFD. Ce qui fait obstacle ici, comme l’explique Bentham, c’est que l’on croit comprendre que, dans la multiplication, le moins et le moins viennent s’ajouter l’un à l’autre et fassent deux fois plus de moins, si l’on ose dire, alors qu’ils font plus de retranchements de moins ; or, il faut comprendre le moins de moins, non pas comme un ajout des retraits mais comme on comprend, en grammaire, un génitif et alors avoir moins de moins, c’est vraiment avoir affaire à un plus42. Par l’addition subrepticement glissée, (l’opération [- 2 (- 3)] étant comprise comme deux retraits successifs ou qui s’empileraient comme s’ils s’ajoutaient l’un à l’autre), le vernaculaire est un frein à l’algébrique ; inégalement selon les langues où ces opérations sont parfois incompréhensibles43. Ces opérations semblent plus transparentes dès que je suis passé en coordonnées cartésiennes. Si je multiplie + 2 en ordonnée par + 3 en abscisse, j’accepterai très bien que (+ 2) x (+ 3) fasse + 6 ; j’accepterai tout aussi bien que + 2 en ordonnée et - 3 en abscisse fasse - 6 ; ou l’inverse quand - 2 est en ordonnée et + 3 en abscisse. Mais alors comment justifier que, lorsque tous les termes de l’opération sont négatifs, et par la surface même qu’ils paraissent définir, j’obtienne un +6 aussi positif que s’il avait été obtenu par deux termes positifs ?44 Le point de départ même de ces opérations est parfaitement obscur et pourtant l’algèbre va me permettre de résoudre des problèmes que je ne saurais résoudre sans elle. Stendhal, qui avait mis beaucoup d’espoir dans les mathématiques, avait buté sur ces difficultés-là et avait été rebuté, dès le départ, par cette discipline en dépit de la prétendue rigueur de leurs raisons. La transcription du vernaculaire en algèbre ou l’inverse implique une tout autre logique qui n’est pas réciproquement compréhensible. Toutefois le point qui importe ici à Bentham est qu’il n’est pas besoin d’une règle platonicienne platonicienne ou husserlienne transcendante, par-delà les langues et les dépassant toutes, pour attribuer une universalité aux mathématiques : le jeu des langues suffit, mais il faut alors tenir compte du fait que, pour gagner cette universalité, le jeu des langues vernaculaires est inégal, que certaines langues réussissent mieux que d’autres dans cette quête d’universalité. Il est un point tout aussi important et très lié au précédent qui est que les langues vernaculaires ne sont pas du tout sensibles au même endroit les unes que les autres à leur point d’articulation avec les mathématiques. Les exemples choisis par Bentham sont certes frustes - volontairement frustes - pour que nous voyions bien le lieu de la difficulté et que, si rebutante que soit cette affirmation pour un esprit platement rationaliste45, les calculs s’effectuent dans une langue mieux qu’ils ne s’effectuent dans une autre. Si hétérogénéité il y a, en toute langue, entre le logos des passions et les calculs, les points de disjonction ne se situent pas en chacune de la même façon.

Le passage d’un discours à l’autre s’effectue par fiction

  • 46 Bentham le rappelle dans Chrestomathia, p. 431 : « Dire que, dans le discours, on ne doit jamais, e (...)
  • 47 Chrestomathia, p. 431.

28D’abord parce qu’il n’y a pas de langage qui n’utilise des fictions46 ; ensuite, parce que parler de vérité mathématique ne peut se faire sans mettre en œuvre un certain type de fausseté auquel Bentham donne le nom de fiction. Il prend, de manière privilégiée, l’exemple des fluxions newtoniennes : « on dit qu’on a laissé fluer un point, une ligne, une surface lorsque, en vérité, il n’y a pas eu de fluctuation ». Et il se demande aussitôt : « Comment se peut-il que cette vérité mathématique, qui passe pour être la vérité par excellence [il renvoie ici à la notoriété du puissant calcul newtonien], soit compatible avec cette fausseté ? »47. Enfin, puisque les fluxions ne sont pas les seules fictions, il faudrait pouvoir se livrer, sinon exactement à un inventaire de celles-ci, mais au moins à des regroupements de leurs modes de fonctionnement.

29Prenons quelques exemples qui feront sentir ces difficultés et leur mode benthamien de résolution.

  • 48 Chrestomathis, p. 442 ss.
  • 49 Chrestomathia, p. 447.
  • 50 Chrestomathia, p. 413. Ce principe est constamment répété : « La langue ordinaire est l’espèce de v (...)

30Bentham montre que l’obstacle que rencontre le vernaculaire en mathématiques est que l’imaginaire qu’il contient, quand il n’est pas franchement hostile à celui du symbolique des mathématiques et qu’il ne le contrecarre pas, épuise très vite son crédit et ne peut pas suivre la puissance du symbolique qui permet d’aller beaucoup plus loin à condition que l’on ne pose pas trop de questions qui ne tiennent pourtant leur sens que dans la sphère vernaculaire. Bentham prend l’exemple du jeu des racines et des puissances48. On ne ressent pas square-root comme on ressent racine carrée. Et ce schème imaginaire pèse de tout son poids sur l’usage que nous en faisons en mathématiques. Il montre, à leur propos, que la langue vernaculaire, avec son imaginaire des racines et des puissances, paraît suivre, dans un premier temps, la symbolique des opérations qui sont ainsi désignées ; mais ce n’est là qu’une apparence, car les branches de l’arbre ne croissent précisément pas en puissance, mais seulement en nombre - à la différence de ce que nous appelons des grandes puissances en politique internationale, par exemple49 -, alors que les racines s’amenuisent dans le bon sens. L’arbre n’est symétrique qu’en apparence. De plus, la représentation géométrique des puissances - les carrés en surfaces, les cubes en volumes - s’arrête très vite, alors que l’arithmétique et l’algèbre ne connaissent pas cette limitation tout en conservant (avec quel intérêt ?) un imaginaire géométrique. En outre, une simple ligne peut, en géométrie analytique, représenter des puissances différentes d’1 et, à coup sûr, supérieures à 1. Aucun acte des mathématiques ne cheville l’imaginaire et le symbolique de la même façon ; il est des actes qui accordent leur symbolique plus ou moins longtemps avec l’imaginaire (qui semble lui être solidement lié) et qui finissent par avouer la distension de l’un avec l’autre ; du coup, on n’obtient pas, de part et d’autre, la même « morsure » sur le réel. La diversité des rapports des symboliques et des imaginaires est absolument nécessaire, faute de quoi on ne ferait pas un pas en mathématiques, mais elle est aussi absolument incompréhensible ; et pourtant il faudra bien en revenir au vernaculaire à la fin des opérations pour « réaliser » ce qu’on a fait par les voies du symbolique. C’est l’un des principes de Chrestomathia qu’ « on ne peut rien envisager d’exprimer par [des] signes spéciaux et arbitraires [ceux de l’algèbre principalement] qui ne soit susceptible d’être exprimé par des signes ordinaires ; [on ne peut] rien [envisager] à l’expression de quoi les signes dont la langue ordinaire se compose ne puissent s’appliquer »50.

  • 51 Nous pensons au haut de la page 415, qui énonce une erreur manifeste : « l’effet, s’il en est un, d (...)

31Ce principe nous paraît parfois mal entendu par Bentham à qui il arrive de tenir cette langue vernaculaire comme support d’une sorte de compréhension-plancher à laquelle il s’agirait de revenir. Toutefois il suffit de considérer un problème un peu compliqué pour saisir qu’on ne saurait revenir constamment à ce niveau-plancher, mais à un niveau inévitablement et à chaque fois plus élevé qu’on ne saurait expliquer en quelques minutes, sauf à vouloir s’en tenir à des propos volontairement sommaires qui, dans quelques cas, peuvent suffire. Prenons l’exemple du problème des partis chez Pascal. La langue vernaculaire suffit dans les cas simples où l’un des joueurs aurait pu être le gagnant en une partie alors qu’il en aurait fallu au moins deux à l’autre, par exemple. Mais il serait déjà beaucoup plus difficile d’expliquer avec des mots usuels combien le joueur qui est en train de gagner et qui n’a plus qu’une partie à emporter pour gagner est en droit de demander à l’autre qui en a encore n (quand n > 2, 3, ...n) parce qu’il faudrait, pour y parvenir, en passer par tous les autres cas d’abord (de 2 à n-1). Et il serait décidément impossible - quoique théoriquement rien ne l’empêche - de régler des situations plus difficiles encore quand il y a, par exemple, deux parties qui séparent le probable vainqueur de la victoire totale, tandis que l’autre a cinq parties de retard. Il faut disposer d’un algorithme qui mette en scène, comme dans une cartographie très simple et très réglée, l’indéfini des situations. Ce n’est pas que, par tronçons, on ne puisse expliquer ce que l’on fait par la langue vernaculaire ; mais, contrainte de se mêler au symbolique et supposant le symbolique, elle reprend toujours les choses de trop haut pour être directement convaincante, voire seulement concevable pour qui n’a pas compris le schème symbolique. La sophistication est liée à l’inévitable pluralité des algorithmes qui se prennent et se reprennent en charge les uns les autres, à un niveau toujours plus élevé, dans les résolutions des problèmes mathématiques. C’est ce que la formulation malheureuse de Bentham paraît parfois oublier51 ; c’est aussi, comme nous le verrons, ce que Husserl a embrouillé en introduisant le corps et le monde rendus complices, sans beaucoup d’explications, du langage vernaculaire, cette triple alliance servant de fond absolu, alors qu’il ne saurait y avoir une telle alliance mais seulement un jeu indéfini et permanent de la langue vernaculaire avec toutes sortes de langues symboliques. C’est aussi ce que Lacan n’a, malgré sa critique de bon augure de la phénoménologie husserlienne, jamais vraiment compris ; en effet ses « mathématiques », sa « petite algèbre » comme il l’appelle, ne sont ni une mathématique, ni une algèbre car les premières ne décollent pas du niveau des définitions et, du coup, ne donnent jamais lieu qu’à une piètre et pédante répétition de ce qui peut très bien et « mieux » se dire en langue vernaculaire. Pour qu’on ait affaire à des mathématiques, il faut atteindre le niveau de théorèmes que l’on puisse énoncer en langue vernaculaire, si l’on veut certes, mais que l’on ne saurait gagner sans symbolisme particulier.

  • 52 Hume parlait plutôt de « concevoir » plutôt que de « compréhension ».
  • 53 Ce procédé fait penser à celui qui sera celui de Rawls qui l’utilisera en philosophie politique sel (...)
  • 54 Chrestomathia, p. 414.
  • 55 Chrestomathia, p. 450.

32Les conditions d’articulation de toutes ces opérations ne sont pas les mêmes dans toutes les parties des mathématiques. Parfois, dans un secteur, on essaiera de faire que quelques-unes soient de connivence et on y parviendra, tandis que, dans un autre domaine, elles ne joueront pas le même rôle et ne seront plus requises que dans un rapport de condition. Encore une fois : on a besoin de ces disjonctions, mais on ne sait pas les résoudre. C’est pourtant parce qu’on ne sait pas les résoudre - parce qu’on ne « comprend »52 pas leur résolution - qu’on résout les problèmes. On ne peut résoudre des problèmes qu’à condition d’envelopper ces problèmes dont on ne tient pas encore la solution par une suite d’enveloppes hétérogènes. Est-ce à dire que la compréhension ne soit jamais qu’un déplacement de l’incompréhension ? Non, car elle est plutôt sublimée. Ce que Bentham cherche dans son Appendice VIII de Chrestomathia, ce sont des exemples de points d’hétérogénéité qu’on ne manque pas de rencontrer quand on passe d’un système enveloppant à un autre. Il faut tirer tout ce qu’on peut d’une enveloppe ; mais il existe bien un moment où tout ce qu’on a produit grâce à elle doit être traduit dans les termes d’un autre système enveloppant, qui va permettre d’aller un cran plus loin dans une démonstration53. L’obscurité sur l’hétérogénéité n’est pas une dissuasion mais elle est une absolue nécessité. Ainsi ne peut-on jamais vraiment réaliser ce que l’on fait en mathématiques sans l’aide de la langue vernaculaire ; les autres symbolismes ne se comprennent qu’en étant dits par la langue vernaculaire qui sert de « pivot de compréhension ». Mais, seule, la langue vernaculaire ne permet pas de gagner des vérités qui vaillent ; et, quand elle y parvient, elle ne peut pas s’expliquer autrement qu’en usant de symbolismes. L’algèbre me permet de savoir ordinairement ce que je dis en langue vernaculaire, sans s’y substituer ; elle se fait nervure et colonne vertébrale de ce que j’ai à dire, peut-être en raison de son nombre relativement petit de signes54, mais - et peut-être pour la même raison - elle ne tient pas seule, de même que, à rebours, la langue ordinaire ne suffit pas pour rendre compte de circonstances un tant soit peu raffinées. Ainsi sommes-nous, même en mathématiques, beaucoup plus dépendants de la langue que nous parlons ordinairement, que nous ne l’imaginons. Et, parfois même, ne nous apercevons-nous pas que, à l’intérieur de la même langue, cette disjonction concernant le rapport entre les éléments symboliques et les éléments imaginaires joue entre les savants et ceux qui ont une culture beaucoup plus commune, celle que chacun commence par avoir avant de s’instruire didactiquement ? « Lorsque, sans avertissement suffisant, peut-être même sans avertissement du tout, de l’impropriété de l’application qui en est faite, les expressions en question sont utilisées par les professeurs pour délivrer leur enseignement concernant l’art ou la science, la conséquence est que, au lieu de leur attribuer le sens latent et fort divergent que le professeur a appris à leur attacher, par une longue pratique et une longue familiarité, le sens que l’étudiant leur attache quant à lui, n’est pas autre chose que celui qui leur a été fixé par l’usage de la langue ordinaire »55.

L’affaire étant réglée dans le principe, il suffit désormais de la gérer : à quoi pourrait ressembler un calcul utilitariste ?

  • 56 La Table des ressorts de l’action, p. 99.

33Bentham note, non sans pertinence que, « si quelqu’un, en application du principe d’utilité, fait un calcul erroné, il donne des armes à ses ennemis, qui iront jusqu’à mettre en cause le principe même, non pas sa mauvaise application. [Même si pratiquer ainsi, c’] est, ajoute-t-il, comme si on condamnait un rasoir parce que quelqu’un s’est coupé en se rasant »56. Autrement dit, agir de la sorte serait évidemment injuste.

34Voyons donc, pour finir, un échantillon benthamien de calcul qui, tout en utilisant des séries arithmétiques ou algébriques en mathématiques lesquelles ressemblent fort aux suites de Fibonacci, fait d’une pierre deux coups en ordonnançant les phénomènes économiques, sociaux, et en laissant « mordre » sur eux les affects dont Bentham connaît la logique et qu’il réhabilite sous la dénomination de fictions. Ne retenons que les deux exemples des pages qui ferment les Pannomial Fragments dans lesquels on voit les mathématiques des séries qui sous-tendent la logique des passions se rapporter au logos de cette « logique », dans deux cas canoniques, si je puis dire : celui des impôts et celui de l’immigration dont le thème même n’est pas très éloigné des origines de notre recherche sur la façon dont se relient l’universalité et la particularité et lui fait écho.

35Dans un ensemble d’axiomes qui font suite à son Pannomion et qui ont été rédigés tout le long de sa vie, puisqu’on en découvre quelques pièces datées de juin 1831 - alors que Bentham mourra en juin 1832 -, on trouve une curieuse remarque sur laquelle nous voudrions attirer l’attention. Bentham montre que, lorsqu’on perd quelque chose qui nous est cher, on est plus malheureux qu’on est heureux en gagnant une chose qui, pour nous comme pour tous les autres, est pourtant de même valeur. À valeur égale, il est plus douloureux de perdre une chose qu’il n’est heureux de la gagner. À cet énoncé qui s’accorde avec l’intuition, Bentham apporte une sorte de démonstration plus symbolique - une figuration serait peut-être le mot le plus juste -, qui nous intéresse ici. Regardons comment s’esquisse la mathématisation qui s’effectue, encore une fois, dans l’imaginaire de l’argent.

  • 57 Il est assez remarquable que le mot « happiness » n’a pas, en anglais de symétrique comme le mot « (...)

36En effet, si je possède une somme S et si je perds une somme, évidemment plus petite que S et que j’appellerai ΔS, je ne puis m’empêcher de rapporter ce ΔS à la somme qui me reste et qui s’écrit désormais (S - ΔS). En revanche, quand je gagne la même somme ΔS, et ne puis manquer de la rapporter à la somme que je possède désormais et qui donc peut se représenter par (S + ΔS), je remarque que le rapport qui signifie ma tristesse, mon désappointement ou mon désagrément, soit [ΔS / (S - ΔS)], est plus grand que le rapport censé signifier ma joie, mon bonheur, ou mon agrément d’avoir gagné, soit [ΔS / (S + ΔS)]. On a là la forme qui exprime et qui même explicite et consolide la rationalité de l’axiome pathologique énoncé par Bentham que j’ai commencé par énoncer dans les caractères de la langue vernaculaire pour m’adresser plus directement à l’intuition. Nous venons de montrer, par une structure grossièrement formalisée, pourquoi un affect de désagrément ou de douleur psychique est, toute chose égale par ailleurs, plus cuisant, plus sensible, lorsqu’il est procuré par la perte d’un objet que n’est agréable un affect suscité par le gain d’un objet de même valeur. Cette dissymétrie, qui fait que nos réjouissances sont moins sensibles que nos désespoirs, explique - au moins partiellement - la raison de la vulnérabilité des êtres humains, sans se contenter du statut de simple remarque de fait et de caractère psychologique, telle qu’on la trouve par exemple dans les Dialogues sur la religion naturelle de Hume et qui est censée montrer qu’on ressent plus de mal dans le monde qu’on n’y ressent de bien, avec pour résultat de mettre à mal l’idée d’une Providence divine qui pourvoirait au bonheur des hommes. Les hommes auraient structurellement moins de dispositions au plaisir et au bonheur qu’au déplaisir et au malheur ; et le destin du bonheur serait plus souvent et plus facilement de dégénérer en malheur57 que le destin du malheur de se renverser en bonheur.

37La finesse de ce genre de calcul dont nous voyons ici les points de départ, tient à l’intégration, dans le calcul même, des éléments objectifs - production, échange, consommation, que l’on pourrait peut-être mettre sous le signe de l’intérêt -, et des éléments passionnels, que l’on croit ordinairement plus « subjectifs », mais qui peuvent en réalité, aussi facilement que les premiers, grâce à leur préparation logico-langagière, être mis en équations. Quand bien même Bentham distinguerait les passions de ce qui motiverait principalement nos comportements, et quand bien même il placerait ses réflexions plutôt dans le sillage des philosophies de l’intérêt - comme peut l’être celle d’Helvétius - que dans celui des philosophies des passions, il n’oublie pas les passions dans ses calculs et il les arrime radicalement aux motivations plus profondes. En revanche, la difficulté de cet argument est directement liée au fait que je puis lui trouver une interprétation qui lui fasse dire globalement le contraire. Supposez que, dans un océan d’ennuis, que j’appellerai S, je puisse bénéficier de la résolution d’un de mes ennuis que je puis noter par ΔS, le schème de l’opération peut s’écrire [ΔS / (S - ΔS)], puisqu’un ennui m’est ôté. Symétriquement, si à une foule d’ennuis S, vient s’ajouter un autre ennui ΔS, le schème de l’opération pourra s’exprimer par [ΔS / (S + ΔS)]. Or le schéma qui exprime le soulagement se note par un rapport qui est plus grand que celui qui est censé figurer l’enfoncement dans les ennuis ou dans le désespoir. Ainsi obtient-on un résultat inverse du précédent qui apparaissait pourtant bien fondé et qui se trouve conforme à l’intuition souvent remarquée qu’une accumulation de catastrophes rend moins désespéré qu’elle ne fait rire ; tout se passe comme si l’on n’y croyait pas. Mais ce n’est pas un rire de joie. Nos confrontations de rapports [ΔS / (S - ΔS)] et [ΔS / (S + ΔS)] sont loin d’expliquer dans tous les cas que, en raison de leur allure mathématique, à valeur égale, les bonheurs sont plus fuyants que les malheurs. Cela discrédite-t-il complètement toute tentative de mathématisation des processus affectifs, au moins dans la direction désignée par Bentham, et, par voie de conséquence, cela met-il en cause la formalisation que nous tentions de la vulnérabilité ? Nous ne le croyons pas, mais il faut nous expliquer sur deux registres.

38Le premier nous permet d’expliciter pourquoi il faut parler de schème explicatif. Un schème est une sorte d’intermédiaire entre ce qui paraît nous être livré par l’expérience et les concepts par lesquels nous voulons penser cette expérience. Un schème ne peut pas se guider tout seul sans qu’une idée méthodique n’y préside, cette préséance étant très exactement la fonction du concept et du jugement qui use de ce concept. Autrement dit, le moment précieux du schème, dont nous empruntons la chose à Bentham et le nom à Kant, est la figuration d’une nécessaire dissymétrie entre les éléments plaisants et les éléments déplaisants, que l’on se contente souvent de noter sans avoir son principe explicatif. Or la mathématisation, même exposée à grands traits, comme nous venons de le faire, permet de faire fonctionner ce « moteur explicatif », quels que soient ses ratés ou ses dysfonctionnements. Le second registre tient dans la gestion du petit élément mathématique que nous venons de mettre en œuvre. L’accompagnement affectif dont nous venons d’exprimer par-là la symbolique n’est pas directement à l’unisson du fonctionnement et du développement de ce qui le déclenche ; il est en rapport avec elle mais il suit une autre voie qu’elle, en décalage par rapport à elle ; ce qui ne veut pas dire que l’un puisse aller sans l’autre. On pourrait dire, en termes humiens - Hume exprimait, rappelons-le, le phénomène des passions par une double association -, que l’accompagnement affectif d’actes réels, économiques, politiques, a lui-même sa réalité, et qu’il n’en est pas le simple reflet fantasmatique. C’est cette liaison en décalage qui nous intéresse et que les mathématiques nous permettent d’exprimer, pourvu qu’une méthode intelligente les y aide.

39On peut comprendre, par exemple, qu’une politique fiscale de redistribution des surplus des plus riches aux plus pauvres est sans doute du meilleur intérêt en démocratie, en tout cas ce qu’il y a de plus conforme à sa dimension d’égalité. Une démocratie est en danger lorsque les extrêmes, en matière de richesse, de pouvoir, d’avantages, écartent trop les uns des autres ceux qui en profitent le plus de ceux qui en profitent le moins. On pourrait, dès lors, être tenté, si l’on dispose du pouvoir politique et si l’on a le désir de faire advenir réellement la démocratie, cela dans un esprit réaliste et pragmatique, d’organiser de façon abrupte l’égalité économique des citoyens. On aurait pourtant toutes les chances d’échouer politiquement en imposant la mesure soudainement et brutalement. S’il faut sans doute tendre à cette égalité, il faut aussi en négocier habilement la réalisation en blessant le moins possible ceux qui sont obligés ou contraints de donner les sommes aux plus pauvres, dès lors que l’on a pris conscience qu’il est plus pénible de donner une somme qu’il n’est agréable de la recevoir. Il faut prendre garde à ne pas vexer ou désespérer ceux qui, dans une situation, ont gros à perdre et qui sont donc les plus faciles à chagriner, d’autant que, en démocratie en particulier, il n’y aura guère de gain, électoral par exemple, à attendre, pour celui qui prend la mesure, de la part de ceux que l’on ne contente jamais que modérément. Les lois des passions ne sont pas celles des intérêts ; il faut se garder de les confondre, même s’il faut aussi bien entendre les unes et les autres ainsi que leur corroboration. Bentham est si attentif à ce dernier point qu’il renouvelle le conseil mutatis mutandis quand il s’agit de démettre du pouvoir et non plus seulement de partager la richesse. Sans doute est-il sain de « sortir » les gens qui n’ont pas su conduire la politique qui serait la plus utile au plus grand nombre ; mais il ne s’agit pas non plus de vexer les sortants en les privant brutalement de ce qui était, jusqu’à présent, leurs moyens de vivre. Il convient de lisser le désagrément de leur départ. Toujours au nom de ce même axiome qui doit guider la pratique. On voit, par les exemples, même sommaires, que nous venons de donner, que la ligne d’utilité qui doit courir tout le long des actes politiques, juridiques, administratifs, des actions économiques, résulte en réalité du tressage ou de la torsade de deux lignes, l’une qu’on attribuerait volontiers au « réel » ou aux « choses elles-mêmes », l’autre, aux affects qui obéissent à d’autres lois et qu’on aurait tort de tenir pour irrationnels ou insignifiants en toute situation donnée. Les affects sont aussi importants que ce que l’on a appelé les choses mêmes et l’on ferait la plus mauvaise besogne qui soit en les négligeant et en prétendant s’en tenir aux choses mêmes. J-S. Mill se trouvera sur la même ligne que Bentham sur ce point, et il fera le procès des révolutionnaires et de ceux qui, parmi les réformateurs, veulent imposer sans nuance ce qu’ils croient juste et qui prétendent punir sévèrement les individus qui furent défectueux dans leur fonction ou qui menèrent une autre politique que celle que, eux, les réformateurs, estiment bonne. On voit ici que ce n’est pas parce que l’utilitarisme considère les affects comme des entités fictives, qu’il n’en tient aucun compte dans ses calculs ; simplement, ils ne jouent pas dans ces calculs le même rôle que les productions, les échanges, les consommations qu’ils accompagnent et n’opèrent pas comme eux. Le souci du plus grand bonheur du plus grand nombre n’est pas forcément le mépris de la douleur qui affecte les individus minoritaires. La déchéance du puissant ou de celui qui le fut doit être aménagée pour que sa chute ne soit pas trop violente. La vulnérabilité trouve donc sa prise en compte et son expression dans ces lignes qui se font contrepoint ou, pour prendre une autre métaphore, qui se comportent, l’une envers l’autre, à la façon d’une double hélice. Le calcul est la mise en relation de ces deux lignes cursives, l’une d’elles figurant cette tendance lourde des passions à devenir tristes ou désagréables, à accabler leur acteur ou celui qui les ressent ; l’autre étant la représentation des changements des choses mêmes qui provoquent cet accablement ressenti. Au politique, à l’administrateur, à l’entrepreneur, au médecin, d’avoir la finesse de savoir jouer de cette double hélice quand, sans doute aussi, il a la chance - et a saisi sa chance - de pouvoir en jouer ou d’avoir la latitude d’en jouer, en sachant qu’il faut agir si l’on veut enrayer quelque peu le destin des affects qui est globalement de privilégier les désagréments sur les agréments. Il y a, à coup sûr, dans l’entrelacement des voix, qu’elles se veuillent celle du réel ou celle des affects, matière à des récits qui inventent leurs personnages plutôt que leurs événements n’arrivent à des personnages tout faits. Ce n’est pas parce que le récit est d’allure mathématique qu’il n’en est pas un. Le récit n’est pas seulement littéraire ; il est, dans les problèmes mathématiques et leur solution, une tension qui est de l’ordre du récit : un problème qui ne « raconte » rien n’est pas intéressant. Il est, en mathématiques, des courbes accompagnatrices, des lignes fictives de toutes sortes, comme il en est en architecture ou en musique où, sans être matérialisée par aucune note, une voix médiane peut venir jouer sa partie.

40Bentham traite de l’immigration de façon moins regroupée dans son texte du Pannomion ; mais la logique qu’il suit est la même que pour l’impôt, puisqu’il s’agit, pour certains États plus riches, ou considérés tels, de prendre en charge une partie de la population fuyant des États en situation de plus grande pauvreté, déclenchant à la fois des problèmes objectifs de partage des richesses, des affects et des réactions qui ne sont pas toutes d’accueil à l’égard des plus pauvres en raison de l’inconfort que cet accueil procure à leurs membres mieux nantis.

41Il y a si peu de contradiction entre le calcul et la langue à laquelle s’intéresse la littérature et dans laquelle travaillent le droit, la politique et la philosophie, que cette double hélice dont nous avons parlé pourrait assez facilement se comparer à un phénomène d’écho, l’une étant construite comme en écho de l’autre. Peut-être l’écho est-il l’essence du langage, en ce sens que, sans lui, la parole paraîtrait toujours émise par un sujet et non pas comme ce qui n’appartient à aucun sujet en particulier, gagnant ainsi son objectivité. Comme l’œuvre du poète et de l’architecte, la tâche du politique, de l’administrateur, de l’entrepreneur, est de constituer cet écho qui est pourtant ce qui est le plus difficile à contrôler.

42Pour réussir son calcul dans le principe, il fallait à Bentham constituer une sorte d’arc entre les passions réduites à leur logos et le nœud des fonctions proprement mathématiques via la langue vernaculaire. Je crois que cet arc est assez réussi, même si les mathématiques qui conviennent à l’utilitarisme sont désormais moins celles des séries de Fibonacci que les mathématiques de la théorie contemporaine des jeux. Ce résultat est important pour le lien de l’utilitarisme avec les autres sciences humaines et pour l’apport original qu’il peut fournir en droit, en éthique, en politique.

Conclusions

  • 58 Chrestomathia, p. 405 : « Sauf dans la mesure où elles s’appliquent à la physique, les mathématique (...)
  • 59 L’origine de la géométrie, p. 181.
  • 60 Nous avons examiné ce point de très près pour le colloque du Collège de France sur Pascal intempest (...)

43Si L’origine de la géométrie a le mérite de poser le problème du fonctionnement en mathématiques de ce qu’on pourrait appeler une sorte de transcendance de l’universel par rapport au langage, l’auteur s’égare, à nos yeux, lorsqu’il croit trouver du côté du monde ou du corps, plus ou moins complices de la langue vernaculaire - comme si elle avait, elle aussi, une densité substantielle plutôt qu’une existence de relation, comme tous les êtres -, des clés de ce dépassement. La recherche benthamienne ou l’effectuation pascalienne montrent mieux ce qui est en question en parlant d’entrelacement de langages dont les uns nous sont familiers, les autres pas ; c’est l’hétérogénéité de leurs branchages et de leurs progressions qui est le véritable lieu où se joue l’universalité, qui est une notion différentielle qui n’apparaît qu’au moment où on change d’algorithme, c’est-à-dire de familles de concepts. C’est à travers ces branchages que nous croyons voir luire un objet, alors que, d’objets mathématiques, il n’y a probablement pas ; ce qui fait qu’il n’y a pas de vérité mathématique si l’on entend par là quelque adéquation du discours des mathématiques avec un objet qu’elles ne produisent pas par elles-mêmes58. Nous construisons les mathématiques comme nous construisons l’éthique et le droit et voilà pourquoi il n’y a pas de vérité mathématique. La transcendance des mathématiques n’est pas susceptible de vérité. Parler, comme le fait Husserl, de « chair linguistique »59 est une expression métaphorique qui ne permet guère de faire avancer la recherche ; en tout cas, moins que si l’on dit de quelle langue il s’agit, de quels systèmes on parle. Quant à la plus grande familiarité de la langue vernaculaire, par rapport aux langues des symboles, avec le monde et notre corps, elle n’est rien de plus qu’un préjugé : Pascal le montre très bien lorsque, travaillant le plus qu’il peut avec et dans la langue vernaculaire, vient toujours un point où il doit l’abandonner - où il doit en abandonner l’exclusivité pour être plus précis - ; le projet de clarté et de détermination de la langue vernaculaire s’embrouille et ne retrouve cette clarté et cette détermination qu’accouplée à un symbolique qui ne présente aucun de ces deux caractères60.

44Le paradoxe, ici, est que l’intraductibilité réelle des systèmes symboliques entre eux doit nécessairement se combiner et se conjuguer avec la nécessité de traduire, laquelle, si elle était négligée, ne donnerait aucun résultat. De plus, cette nécessité de traduire passe nécessairement par cette impossibilité même. Il faut, pour constituer des solutions universelles aux problèmes qui se posent, s’appuyer sur cette impossibilité. Pascal s’en explique ordinairement par des avertissements assez légers, presque badins, écrits à la façon de modes d’emploi, alors qu’il s’agit - comme il le sait - de points essentiels.

  • 61 Chrestomathia, p. 455.
  • 62 « Ainsi, d’une part, les hommes en tant qu’hommes, la co-humanité, le monde - le monde dont les hom (...)
  • 63 Bentham y insiste à la fin de l’Appendice VIII : « Pour forger l’expression sur le mode purement ve (...)

45On demandera pourquoi cette attitude plutôt leibnizienne - puisque Leibniz a expliqué cette façon de procéder dans ses Méditations sur la connaissance et la vérité -, a quoi que ce soit à faire avec l’utilitarisme. Ce bouquet changeant des méthodes avec un retour périodique obligé au vernaculaire est la situation même dans laquelle le calcul est utile pour régler les problèmes sociaux, économiques, juridiques. Aucun problème ne se donne en affichant sa nature et ses limites ; c’est aux acteurs de déterminer celles-ci. Un problème ne se donne d’emblée ni comme algébrique ; ni comme arithmétique ; ni comme géométrique. Ni comme un jeu entre tous ces systèmes, ni dans quelles proportions ils répartissent ces qualités. Le moment proprement mathématique, celui dont l’utilitariste a besoin, c’est le moment du choix de la méthode appropriée, de sa création peut-être, de sa forge, de la proportion qui convient entre les méthodes. L’utilitariste produit la machine la plus appropriée à la structuration et à la solution de son problème ; une machine s’introduit dans le monde et se couple avec des corps, sans limites fixées ni fixables à l’avance. Les Chrestomathia ont bien montré que ce qui est à apprendre en mathématiques, à quelque niveau que ce soit, c’est la façon de poser les problèmes et d’en esquisser les solutions, puis de construire celles-ci jusqu’à ce qu’elles soient pertinentes. Aucune circonstance ne se donne comme étant, d’entrée de jeu, géométrique, algébrique, vectorielle ou arithmétique : ni le monde, ni les langues vernaculaires ne sont faits par la philosophie ni pour elle afin de la servir ; c’est à celui qui vit cette circonstance de savoir comment la penser et comment rapprocher sa réalité empirique et singulière de tel ou tel traitement méthodique plutôt que de tel autre. Et, le plus souvent, de se demander comment la prendre dans un jeu de singularité et d’universalité. « C’est ainsi que le mode d’expression qui, dans le mode géométrique, par ses références au diagramme individuel, et dont la portée se trouve par là-même réduite (réduite au minimum ou, comme on pourrait dire, au maximum d’étroitesse), se voit, au contraire, et pour la raison opposée, généralisé, dans le mode algébrique, ou, pour user d’une expression plus conforme au langage des logiciens, universalisé ; et, de ce fait, sans que nous n’en soyons toujours pleinement conscients, on peut souvent peut-être trouver la cause, qui n’en est pas moins réelle pour être ainsi imparfaitement appréhendée, de la peine que l’on prend à traduire la partie démonstrative et préparatoire de la proposition de sa forme géométrique en sa forme algébrique »61. C’est pourquoi Bentham multiplie les exercices de calcul mental, pour développer la rapidité et la fulguration de l’intuition, l’insight de la transformation d’une situation - laquelle ne se donne pas directement ainsi - en problème et de l’esquisse de sa solution, comme si je l’avais reçue en mon corps du monde lui-même, pour répondre à une exigence de l’existence. Mais je dis bien « comme si » ; car cette apparence du « comme si » s’apprend, comme le reste, et elle est le dépôt et la stratification d’une multitude d’exercices. Et c’est bien par là qu’une conception utilitariste se démarque d’une conception husserlienne du monde et du corps. Les méthodes ont ceci de particulier qu’elles sont bonnes à tout sauf à dire dans quelles circonstances on a besoin d’elles, de l’une plutôt que de l’autre ; en d’autres termes, elles ne dispensent pas du jugement, lequel ne réside pas dans les méthodes mais dans le choix entre elles. Bentham ne tient pas l’intuition en très haute estime puisqu’il ne distingue pas le moment proprement mathématique du retournement symbolique de la position des problèmes en langues vernaculaires ; en revanche, le retour au vernaculaire s’impose partout comme une sorte de principe de réalité, qui n’est que médiocrement et insuffisamment appréhendé dans les termes husserliens de corps et de monde, associés de façon très relâchée à la notion de langue vernaculaire, dans ses fonctions les plus immédiates et les moins théoriquement productives62. Cette insertion dans un monde par un corps ne nous est pas donnée ; elle demande un effort particulier63, même par rapport à l’écrit qui paraît en demander davantage ; elle doit être apprise, très tôt si l’on veut qu’elle devienne le réflexe qu’elle n’est pas du tout spontanément : celui de modéliser rapidement en apercevant les aspérités présentées par toute situation à toute représentation. C’est en tout cas le premier principe des exercices proposés par Bentham dans l’éducation mathématique préconisée par les Chrestomathia.

46On notera que le traitement de l’intuition, trop évidemment dépassée par le symbolique, mais à laquelle il faut toutefois constamment revenir, comme si c’était elle qui détenait le principe de réalité, fera école au sein du mouvement utilitariste, même si elle est notoirement insuffisante. R.M. Hare, par exemple, sera sur le même registre à son égard, dans Penser la morale : il faut, certes, toujours être prêt à dépasser le niveau prima facie, en recourant à une conceptualisation plus symbolique ; mais il faut aussi ne pas appliquer trop mécaniquement les principes dont on est pourtant convaincu et savoir les adopter sans dogmatisme.

  • 64 « L’histoire n’est, d’entrée de jeu, rien d’autre que le mouvement vivant de la solidarité et de l’ (...)

47Une autre conclusion s’impose. Il nous paraît que ce que Pascal appelle une « histoire de la vérité » - tant dans le domaine religieux que dans le domaine mathématique d’ailleurs - tient à ce jeu d’enveloppements dont il partage l’idée et l’utilisation avec Bentham ; certes, Husserl ne dit pas que le vrai n’a pas d’histoire, mais cette « histoire », s’il en est une, se trouve, à ses yeux, dans une transcendance qui dépasse l’historicité des langues vernaculaires et semble toujours se faire en une fois, dans un seul telos qu’il s’agit de dévoiler graduellement64, tant sont manquants les enveloppements réciproques par les jeux symboliques. Il y a plus de vivacité et de sensibilité temporelle dans l’effectuation de l’universalité chez Pascal et chez Bentham que chez Husserl. Loin que la coupure de l’universalité nous fasse dépasser les langues vernaculaires, elle n’est rien d’autre que celle « qu’instaure dans la vie de l’homme le présent même du langage ».

48Enfin, puisque la question était à l’orée de la présente recherche, il ne m’apparaît pas que l’on puisse objecter le calcul comme un obstacle à la diversité que peuvent revêtir les principes utilitaristes dans l’écriture des droits et des éthiques pour des cultures et des civilisations différentes des nôtres, toutes et chacune étant tributaires de la diversité de leurs langues et de leurs mœurs. Bien comprise, l’universalité est aussi temporelle que les éléments qu’elle dépasse, mais elle ne l’est pas de la même façon, ne serait-ce que parce qu’aucun des éléments qu’elle entrelace ne l’est de la même façon.

Epilogue

49Notule sur Bentham et Berkeley

  • 65 Chrestomathia, p. 301, note 2.
  • 66 La Table des ressorts de l’action, p. 5.

50On pourrait croire que l’immatérialisme de Berkeley indispose fortement celui qui se revendiquera de l’utilitarisme ; contre toute attente, Bentham est plutôt bienveillant à l’égard de Berkeley. Il interprète l’immatérialisme de l’évêque de Cloyne dans les termes de sa propre théorie des fictions65. Les entités réelles n’ont, comme les entités fictives, d’existence que linguistique ; simplement, elles sont tenues pour réelles alors que les autres ne le sont pas (on sait, la plupart du temps, qu’elles sont fictives). Bentham fait cause commune, contre les matérialistes et les adversaires de la religion, avec Berkeley pour avoir « permis de percer, non sans une force remarquable d’argumentation, les quartiers ennemis en attaquant l’existence de tous les corps »66. Pour ce qui est des mathématiques, Bentham ne leur accorde pas plus d’objet transcendant que Berkeley ; seuls ceux qui sont victimes du langage leur attribuent une existence propre. Bentham n’appelle pas particulièrement matérialisme l’illusion qui nous porte à accorder, comme le langage, un objet à nos propositions ; mais il la dénonce avec la même énergie.

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Bibliographie

Bentham J., La Table des Ressorts de l’Action, Cahiers de l’Unebévue, Paris, 2008. Ce texte que nous avons traduit se trouve dans Deontology together with a Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism, éd. Amnon Goldworth, Clarendon Press, Oxford, 1983.

Bentham J., Nomography, in : The Works of Jeremy Bentham, 11 vol., J. Bowring, Édimbourg, 1838-1843, vol. III.

Bentham J., Chrestomathia, éd. de l’Unebévue, Paris, 2004, p. 392-393. Le texte est traduit à partir de l’éd. M.J. Smith et W.H. Burston, Clarendon Press, Oxford, 1993.

Bentham J., Rationale of judicial evidence, London, Hunt & Clarke, 1827, vol. III.

Bentham J., Pannomial Fragments, in The Works of Jeremy Bentham, , vol. III.

Halévy Élie, La formation du radicalisme philosophique. La jeunesse de Bentham (1776-1789), en 3 vol., PUF, Paris, 1995.

Husserl E., L’origine de la géométrie, PUF, Épiméthée, Paris, 1974.

Pascal B., Œuvres, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1954.

Tiercelin C., Plazenet L., Colloque au Collège de France sur Pascal intempestif, octobre 2023. Ce colloque sera publié aux Éditions Garnier avant la fin de l’année 2024.

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Notes

1 Les choses qui s’accordent mathématiquement concordent de la même façon entre elles.

2 Laf. 720, Br. 912. Il est curieux que la traduction en anglais de ce fragment ait conduit son traducteur à mêler des questions de « branches » qui n’y sont pas directement, mais dont verrons toute l’importance lorsque nous détaillerons notre propos. Il faut croire que ce fragment pascalien est bruissant comme un feuillage dans la tête d’un traducteur anglais.

3 Les Pensées, Br. 45 : « Les langues sont des chiffres, où non les lettres sont changées en lettres, mais les mots en mots, de sorte qu’une langue inconnue est déchiffrable ». Et, au sein de la même langue, les mêmes mots ordonnés différemment dans une proposition, pèsent autrement et n’ont pas le même sens : « Les mots diversement rangés font un divers sens et les sens différemment rangés font différents effets » (Br. 23).

4 « Un plaisir ne pouvant agir comme ressort de l’action que pour autant que, dans la direction particulière dont il s’agit, on considère l’action comme un moyen de l’obtenir ; une douleur que pour autant que l’on considère l’action comme un moyen de l’éviter » (La Table des ressorts de l’action, Cahiers de l’Unebévue, Paris, 2008, p. 13). Ce texte que nous avons traduit se trouve dans l’édition anglaise de la Deontology together with a Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism, éd. Amnon Goldworth, Clarendon Press, Oxford, 1983.

5 Deontology together with a Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism, éd. Amnon Goldworth, Clarendon Press, Oxford, 1983, p. 350.

6 Ipsédixitisme : ce que je dis a de la valeur - est vrai, par exemple - parce que c’est moi qui le dis.

7 La Table des ressorts de l’action, p. 110.

8 Bentham pense probablement à son « sens commun ».

9 La Table des ressorts de l’action, p. 108.

10 Il ne tiendra pas parole puisqu’il lui arrive de consacrer des séminaires entiers à l’amour ou à l’angoisse dont on ne saurait contester le caractère affectif.

11 Deontology together with a Table of the Springs of Action and Article on Utilitarianism, Amnon Goldworth, Clarendon Press, Oxford, 1983.

12 Cela rappelle à ceux qui ont lu Lacan le discrédit d’une langue dont il est coutumier, de l’anglais, par exemple, pour dire la psychanalyse, qu’il s’agisse du dire de l’analysant, comme du dire du théoricien anglophone qui cherche à rendre compte, dans sa langue, de ce qui se passe en analyse. Ici, chez Bentham, le français se voit discrédité pour sous-tendre le système des passions, leur logos.

13 The Works of Jeremy Bentham, 11 vol. , J. Bowring, Édimbourg, 1838-1843, vol. III, p. 275.

14 Bowring, III, 275. Cité et traduit dans La Table des ressorts de l’action, p. XXVII.

15 La Table des ressorts de l’action, p. 11.

16 Même si Hume a le mérite d’avoir tenté d’aller un peu plus loin que « ces nombreux auteurs de morale qui - dans les cabinets de lecture comme dans les amphithéâtres académiques - ont réprouvé l’application du calcul à la conduite morale avec toutes les marques du mépris » (La Table des ressorts de l’action, p. 95).

17 Halévy Élie, La formation du radicalisme philosophique. La jeunesse de Bentham (1776-1789), en 3 vol. , PUF, Paris, 1995, vol. I, p. 308-309. Bentham est souvent revenu sur ce sujet à peu de signes près dans les mêmes termes, par exemple dans La Table des ressorts de l’action, p. 93 : « Les conséquences du rejet du calcul en éthique et en politique sont les mêmes que [seraient] celles du rejet des poids et des mesures dans les médicaments : l’opium en livres, le bicarbonate en gouttes ».

18 Laplace raconte très bien cela dans sa Correspondance avec quelques savants amis sur le secret et l’appui desquels il peut relativement compter. La promotion du système de mesure français, comme dans quelques autres pays européens, s’effectue par la production, l’achat et la vente d’instruments de mesure. Mesurer n’est pas un acte commercialement aussi innocent et théorétiquement neutre qu’il peut le paraître. Et la science n’est pas aussi détachée des valeurs commerciales qu’il le semble et qu’elle le voudrait, pas forcément tout à fait innocemment.

19 La Table des ressorts de l’action, p. 103 : « À l’intérieur des limites de la chimie le charlatan est disqualifié. De même à intérieur de l’utilitarisme, le charlatan politique et éthique est mis au pilori <exposed> ».

20 La Table des ressorts de l’action, p. 84.

21 Ibid.

22 La Table des ressorts de l’action, p. 85.

23 La Table des ressorts de l’action, p. 94.

24 L’origine de la géométrie, PUF, Épiméthée, Paris, 1974, p. 179-180.

25 Ce que Husserl appelle, avec plus de pertinence, la « persistance perdurante » des objets idéaux dans les temps où l’inventeur et ses associés ne sont plus éveillés à un [tel] échange ou, en général, quand ils ne sont plus en vie » (L’origine de la géométrie, p. 185-186).

26 Chrestomathia, éd. de l’Unebévue, Paris, 2004, p. 392-393. Le texte est traduit à partir de l’édition M.J. Smith et W.H. Burston, Clarendon Press, Oxford, 1993.

27 Bentham souligne lui-même la pointe de cette pratique qui consiste à « substituer un mode d’expression ou de désignation diagrammatique et individualisante, le mode d’expression purement verbal, et, par là, général. (Chrestomathia, p. 393).

28 Chrestomathia, p. 394.

29 Le moment le plus clair de Chrestomathia à ce sujet se trouve p. 399 où il expose trois moments présentés soit comme vides soit comme se remplissant graduellement de la présence des autres : « 1. Tester si le mode purement verbal de désignation est intelligible sans diagramme. Dans ce but, le diagramme donné sans les lettres de référence, et le diagramme donné avec les lettres de référence, devraient tous deux être cachés. 2. Si [le mode proposé] n’est pas parfaitement ni aisément intelligible sans diagramme, découvrez le diagramme qui n’a pas de lettre de référence. 3. Si, même ainsi, il n’est pas parfaitement ni facilement intelligible, découvrez alors le diagramme qui comporte les lettres de référence ». On croirait, à lire ce texte, que Bentham est en train de décrire la façon dont Pascal résout le problème des partis ou celle dont il résout le centre de gravité de la cycloïde ou de quelques figures constituées à partir d’elle.

30 Nous employons le mot dans la double acception hégélienne de « sich Entfremdung » [se rendre étranger à soi] ou de « sich Entäusserung » [s’exprimer, se rendre extérieur].

31 Il arrive aussi à Bentham de parler d’instrument (Chrestomathia, p. 420).

32 « Dans le cas de la géométrie, c’est au jugement et à l’attention que le service serait rendu ; dans le cas de l’algèbre, c’est à la faculté de concevoir et d’inventer que la partie la plus immédiate du service serait rendue » (Chrestomathia, p. 429).

33 Il est clair qu’ils ont rêvé tous deux d’une science qui se développe dans les termes et la syntaxe de la langue vernaculaire, moyennant de modestes changements : « Tandis que les usages de la langue ordinaire se limitaient à exprimer des principes, c’est-à-dire des propositions d’une nature si générale et si étendue que, par chacune d’entre elles, de grands ensembles de détails, d’ensembles plus ou moins grands et fournis puissent être compris, la question de savoir si on ne pourrait pas gagner ainsi quelques degrés de progrès assez considérable pour produire un avantage sensible, est telle qu’il est possible de consulter l’expérimentation pour obtenir une réponse déterminée ; et, dans l’intervalle, de faire les conjectures, par des vues anticipatrices que les savants prennent du sujet, pour une réponse prévisionnelle. À mesure que, sous le titre de principes, un certain nombre de propositions, toutes exprimées en langue ordinaire, sont rendues manifestes, et toutes exposées au lecteur de façon synoptique, on peut s’attendre à trouver entre elles un tel degré de conformité et de disparité que l’esprit sera capable de lier certaines d’entre elles en faisceaux dont chacun peut être désigné par un terme de signification plus étendue, puis ces faisceaux en un nombre encore plus petit de faisceaux, et ainsi de suite ; le nombre de faisceaux diminuant à chaque étape du progrès de l’abstraction et l’extension de chacun recevant ainsi un accroissement. Jusqu’à quel point la nature de l’entreprise souffre-t-elle qu’on en poursuive le processus ? Son plus grand partisan ne se risquerait guère à le prédire. Mais personne ne disputerait que, plus loin on pourrait la mener, plus la vue qu’on en obtiendrait serait claire et complète ». Voilà donc le texte de Bentham et, si notre lecteur a du courage, qu’il compare ce paragraphe avec celui que Pascal a écrit dès les premières difficultés rencontrées dans le calcul des partis dont le début est façonné en langue vernaculaire. On a l’impression que c’est le schème du calcul des partis qui se trouve envisagé ici par le philosophe utilitariste. Ce qui n’est toutefois pas du tout sûr. Ce qui l’est en revanche, c’est que Bentham se montre très optimiste dans ses réponses, car, dans un texte mathématique, il ne faut pas attendre très longtemps avant de voir apparaître les premières difficultés dans lesquelles s’embarrasse la langue vernaculaire, tant qu’elle ne s’appuie pas sur le symbolique. Pascal, quand il expose la méthode à laquelle il est parvenu pour faire les partis pour deux joueurs dans tous les cas possibles, forge cette formule : « Si deux joueurs jouent à un jeu de pur hasard, à condition que si le premier gagne, il lui reviendra une certaine somme, et s’il perd il lui reviendra une moindre ; s’ils veulent se séparer sans jouer, et prendre chacun ce qui leur appartient, le parti est que le premier prenne ce qui lui revient en cas de perte, et de plus la moitié de l’excès dont ce qui lui reviendrait en cas de gain surpasse ce qui lui revient en cas de perte » (Œuvres, La Pléiade, p. 116). Il parle incontestablement une langue très précise ; cela ne l’empêche pas d’être incompréhensible. Il ne suffirait pas de quelques modestes changements pour que la langue vernaculaire - ce que Bentham paraît parfois croire - se comprenne elle-même : il lui faut être « tutorée » par le symbolique, en un aller-et-retour permanent.

34 Nous demandons au lecteur la commodité provisoire de ce mot d’application, lequel est, pour l’heure, approximatif quand il s’agit des mathématiques.

35 Nous avons tenté de le montrer dans notre communication au Collège de France lors du Colloque sur Pascal intempestif de 2023 qui sera publié aux Éditions Garnier avant la fin de l’année 2024.

36 « du point de vue pratique, aucune séparation n’a lieu [entre la géométrie et l’algèbre] et, pour obtenir un seul et même résultat, pour la solution d’un seul et même problème, pour trouver la réponse à une seule et même question, pour démontrer la vérité d’une seule et même proposition, comme, par exemple, dans la façon de résoudre le problème précédent [on ne saura jamais lequel !], on a eu recours à la fois à ces deux branches d’art et de science mathématiques » (Chrestomathia, p. 454). On pourrait dire de même que, dans la résolution du problème des partis, par exemple, il n’y a pas de passage très facile entre l’arithmétique (mêlée d’algèbre) dont se sert Pascal dans sa méthode des moyennes et la méthode plus comptable de Fermat. C’est même une difficulté assez fascinante pour le lecteur que de comprendre comment ces deux méthodes si différentes donnent le même résultat. Ce qui est déjà compliqué pour deux joueurs l’est bien davantage pour trois.

37 Bentham J., Rationale of judicial evidence, London, Hunt & Clarke, 1827, vol. III, p. 274. On trouve dans la même page une formulation équivalente : « The proposition, two and two make four, is neither more or less than a proposition concerning the import of words, seems evident enough, as soon as intimated ».

38 En particulier, à partir de la page 233 et ss. ; puis, p. 240-241, sous une forme plus intéressante encore pour nous.

39 Certes, on pourrait trouver d’autres interprétations de la formule algébrique ; mais il faudrait les chercher longtemps avant d’en trouver d’aussi plausibles alors que tant d’autres, en plus grand nombre, ne le sont pas. Par exemple, cette explication passerait mal dans le calcul des partis : le fait qu’un joueur ait contracté une dette à l’égard d’un autre joueur par un coup malheureux ne saurait être sauvé par le fait que le joueur perdant perde une autre partie : il s’enfoncerait bien plutôt par là dans le désastre.

40 Chrestomathia, p. 440. <L’acte de prendre négativement une quantité négative détruit la propriété même de la négation et est la conversion de nombres négatifs en nombres positifs>. Cet appel à des gérondifs dans des énoncés mathématiques de la langue vernaculaire reçoit son homologue du côté du logos des passions quand La Table des ressorts de l’action parle du « taking place » de tel ou tel événement ou état de choses. Voir La Table des ressorts de l’action, p. 15.

41 Qui est, comme par hasard, une petite opération monétaire. Voir la note 17 ci-dessus.

42 Bentham cite Euler qui mêle, pour expliquer ce paradoxe, moins d’algèbre à la langue vernaculaire que nous l’avons fait : « La multiplication, dit-il, a été faussement appelée une méthode abrégée d’effectuer l’addition ». (On peut l’appeler ainsi sans impropriété quand les quantités sont toutes deux positives) ; alors qu’elle est, continue-t-il, le fait de prendre ou de répéter un nombre donné autant de fois que le nombre par lequel elle doit être multipliée contient d’unités » (Chrestomathia, p. 441). On peut rapprocher ce texte d’un usage de l’algèbre chez Pascal qui se sert des quantités situées devant les coefficients du binôme dit ‘de Newton’ pour exposer l’ensemble des façons dont a et b se disposent dans le calcul des partis ; autrement dit, a2 est aa, 2ab est ab et ba, b2 est bb ; ou, si l’on préfère a1a2, ou : ab et ba, ou : b1b2 (quand le jeu sera tranché en deux parties au maximum).

Si Bentham paraît, ici, relativement convaincu par sa lecture d’ Euler, il sera, un peu plus loin, beaucoup plus circonspect et parlera même à ce propos d’ « absurdité patente » (p. 450), laissant dans l’esprit de son lecteur beaucoup de doute et d’hésitation.

43 Je ne sais si Lacan connaissait ce texte de Chrestomathia ; mais curieusement, il rejoint son auteur sur un point crucial de sa doctrine. On sait qu’il discréditait l’anglais et le japonais tant pour pratiquer que pour théoriser la psychanalyse. Bentham n’est pas loin de discréditer le français, quand il s’agit, pour des étudiants d’y faire des études de mathématiques.

44 Stendhal met le doigt sans peine sur la difficulté à laquelle ses maîtres de mathématiques supérieures pouvaient croire avoir échappé lorsqu’il la leur a présentée au risque de déclencher leur fou-rire ainsi que celui de leurs « meilleurs étudiants ».

45 Ce qu’on n’est pas forcé d’être.

46 Bentham le rappelle dans Chrestomathia, p. 431 : « Dire que, dans le discours, on ne doit jamais, en quelque occasion que ce soit, faire usage de la langue des fictions, reviendrait à dire qu’on ne doit jamais tenir de discours sur un sujet qui comporte les opérations, les affections ou autres phénomènes de l’esprit : car, puisqu’on ne peut jamais trouver d’idées qui n’aient leur origine dans la sensibilité, la matière est le seul sujet direct des unités de la parole ; à l’occasion et pour le but du discours, on considère, au départ, l’esprit et on en parle comme s’il était une masse de matière ; et ce n’est que sur le mode de la fiction que l’on peut appliquer à une opération ou à une affection de l’esprit quelque chose dont on dit qu’il est soit vrai soit faux » (Chrestomathia, p. 431).

47 Chrestomathia, p. 431.

48 Chrestomathis, p. 442 ss.

49 Chrestomathia, p. 447.

50 Chrestomathia, p. 413. Ce principe est constamment répété : « La langue ordinaire est l’espèce de véhicule, la seule espèce de véhicule qui ait la capacité d’être utilisée pour transmettre des idées à l’esprit » (p. 414).

51 Nous pensons au haut de la page 415, qui énonce une erreur manifeste : « l’effet, s’il en est un, des signes spéciaux, doit nécessairement être de retarder la conception, non pas de l’accélérer ; car tout d’abord, ils doivent manifester les signes ordinaires et, quand ils l’ont fait, c’est alors qu’ils sont, du point de vue de la promptitude, à égalité et pas mieux qu’à égalité, avec les signes ordinaires ». Nous pensons qu’il s’agit là d’une erreur car l’algèbre peut être aussi la langue de l’insight et précipiter une compréhension qui, sans elle, eût été très difficile et médiocre. Les triangles arithmétiques de Pascal - et précisément celui dont les hypoténuses successives classent les joueurs selon les parties qui restent à gagner (ou à perdre) par chacun d’eux pour l’emporter ou perdre définitivement - permettant de savoir en un clin d’œil où on en est dans telle ou telle phase du jeu et de dénouer des situations très vite inaccessibles pour la langue vernaculaire, alors qu’elles se résolvent aussi rapidement dans les cas complexes que dans les cas simples en algèbre.

52 Hume parlait plutôt de « concevoir » plutôt que de « compréhension ».

53 Ce procédé fait penser à celui qui sera celui de Rawls qui l’utilisera en philosophie politique selon sa méthode dite « lexicale » de filtres successifs que traversent les principes dans un ordre qui changerait très radicalement l’approche des problèmes si, par exemple, on filtrait la liberté par l’égalité plutôt que l’inverse ; avec une complication supplémentaire si on voulait introduire un troisième principe, comme la fraternité.

54 Chrestomathia, p. 414.

55 Chrestomathia, p. 450.

56 La Table des ressorts de l’action, p. 99.

57 Il est assez remarquable que le mot « happiness » n’a pas, en anglais de symétrique comme le mot « bonheur » en a un en français (malheur) ou comme il en a un en allemand (Unglück). Il serait bon de faire une étude sur les dissymétries dans le langage affectif au sein des langues et entre elles. Ce serait un autre travail que celui de conduire une recherche, comme le fait Bentham dans les Springs of action, sur les termes laudatifs, péjoratifs ou neutres. Cette étude et ce travail ne seraient toutefois pas aussi éloignés l’une de l’autre qu’ils le paraissent.

58 Chrestomathia, p. 405 : « Sauf dans la mesure où elles s’appliquent à la physique, les mathématiques [...] ne sont ni utiles ni vraies ».

59 L’origine de la géométrie, p. 181.

60 Nous avons examiné ce point de très près pour le colloque du Collège de France sur Pascal intempestif (en 2023). L’intempestif désigne bien cette fluctuation d’un régime symbolique dans un autre. Cet examen sera bientôt publié parmi d’autres dans le collectif édité chez Garnier par C. Tiercelin et L. Plazenet.

61 Chrestomathia, p. 455.

62 « Ainsi, d’une part, les hommes en tant qu’hommes, la co-humanité, le monde - le monde dont les hommes parlent et peuvent toujours parler, dont nous parlons et pouvons toujours parler - et, d’autre part, le langage, sont indissociablement entrelacés et toujours déjà certains dans l’unité indissociable de leur corrélation, bien que, d’habitude, ils restent seulement implicites et à l’horizon » (L’origine de la géométrie, p. 183).

63 Bentham y insiste à la fin de l’Appendice VIII : « Pour forger l’expression sur le mode purement verbal, tellement plus efficace si elle est forgée par une main de maître, qui instruit d’emblée l’étudiant, sont ordinairement requis une compréhension beaucoup plus complète et plus claire que celle qui est susceptible d’être atteinte par quiconque, autant qu’un surplus d’effort par rapport au travail que chacun est prêt à accorder » (Chrestomathia. 455).

64 « L’histoire n’est, d’entrée de jeu, rien d’autre que le mouvement vivant de la solidarité et de l’implication mutuelle de la formation du sens et de la sédimentation du sens originaires », p. 203. Il ajoute, dans la même page, que « toute histoire des faits demeure dans la non-intelligibilité tant que, concluant toujours directement et de façon simplement naïve à partir des faits, elle ne thématise jamais le sol de sens universel sur lequel reposent ensemble de telles conclusions, tant qu’elle n’a jamais exploré le puissant a priori structurel qui lui est propre ».

65 Chrestomathia, p. 301, note 2.

66 La Table des ressorts de l’action, p. 5.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Cléro, « Universalité et particularité : Aux origines du calcul benthamien »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 30 août 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/11773 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/129ms

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Auteur

Jean-Pierre Cléro

Emeritus professor at Rouen Normandie University, Centre Bentham, member of ERIAC (Equipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles)

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Droits d’auteur

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