Tim Causer, Margot Finn, et Philip Schofield, dirs., Jeremy Bentham and Australia: Convicts, utility and empire
Londres: UCL Press, 2022. 425p. ISBN: 9781787358188
Texte intégral
1Ce volume collectif accompagne, à quelques mois d’intervalle, la publication de l’édition critique des textes consacrés par Bentham à l’Australie (Panopticon versus New South Wales and other writings on Australia) chez UCL Press sous la direction de Tim Causer et Philip Schofield. Les versions numériques des deux ouvrages sont disponibles en accès ouvert sur le site de l’éditeur1.
2Bentham consacre un premier essai au système pénal en Australie en 1791, à peine six ans après le début des déportations de prisonniers vers la nouvelle colonie carcérale. Il s’oppose sans relâche à cette politique et tente de démontrer que son propre projet de prison panoptique est à la fois plus efficace et moins coûteux pour punir les criminels et conduire à leur réforme. En 1801, au moment où le ministère rejette définitivement la construction du panoptique près de Londres, Bentham érige les colonies australiennes en symboles de la corruption de la constitution et de la malhonnêteté des membres du gouvernement britannique. Revenant à l’Australie trente ans plus tard, il propose en 1831 (soit un an avant sa mort) les grandes lignes de son propre projet de colonisation pour un territoire du sud du continent : une colonie non pénitentiaire, qui après quelques années de gestion privée deviendrait une démocratie représentative. Les colonies australiennes occupent ainsi une place non négligeable dans la réflexion pénale et constitutionnelle du philosophe. Bien qu’il ne s’y soit jamais rendu, c’est un territoire où sa pensée se déploie. Ces écrits révèlent la façon dont l’utilitarisme s’infléchit aux confins de l’Empire britannique.
3L’histoire du Panoptique en Australie s’ouvre sur un premier paradoxe : bien que Bentham ait érigé le panoptique comme antithèse à la déportation des prisonniers, le dessin du panoptique a sans doute directement inspiré plusieurs prisons construites en Australie (celle de Fremantle, étudiée par Emily Landman dans son article) ou encore l’usine pour femmes de Launceston (mentionnée par Hamish Maxwell-Stewart un peu plus loin). Il faut pourtant dire que l’influence benthamienne est difficile à documenter et que les principes qui sont repris par les architectes en Australie révèlent plus largement des éléments communs aux écrits des réformateurs du droit pénal à cette époque. En termes d’influence, l’argument développé par Tim Causer est plus convaincant. Il montre a contrario comment les pontons (hulks), navires désarmés utilisés comme prisons flottantes en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, et bien souvent lieux de transit obligatoire avant la déportation en Australie, sont à la fois une inspiration et un contre-exemple pour Bentham lors de la conception du Panoptique.
4Les parties II et IV de l’ouvrage confrontent le jugement sévère que portait le philosophe sur le fonctionnement des colonies pénitentiaires australiennes avec l’actualité de la recherche. Matthew Allen et David Andrew Roberts démontrent que les critiques de Bentham sont fondées sur des sources partielles et partiales (il s’agit principalement du témoignage de David Collins, un ancien administrateur de la colonie). Les chapitres mettent en valeur la précision et la rigueur des recherches contemporaines sur l’histoire des colonies pénitentiaires. Ils démontrent aussi, face aux raccourcis et aux généralisations de Bentham, l’importance d’écrire une histoire locale et finement chronologique des pratiques et des discours.
5Autre paradoxe révélé par les textes de Bentham sur l'Australie : comment l’un des plus virulents critiques de la constitution britannique, le pourfendeur de Blackstone dans Fragment sur le Gouvernement (1776), l’auteur du Plan of Parliamentary Reform (1818), peut-il avoir rédigé A Plea for the Constitution en 1801, érigeant cette mêm constitution comme garante de la liberté des Britanniques sur le sol australien ? Dans cet essai, Bentham démontre en effet que les droits des Anglais y sont bafoués : le pouvoir législatif est exercé sans droit ni titre par les administrateurs pénitentiaires. En outre, la colonisation des territoires s’est opérée sans traité et sans charte, elle est d’emblée inconstitutionnelle. Comme les essais rassemblés dans la partie III le montrent, la réflexion de Bentham sur l’Australie a été déterminante dans l’évolution de sa pensée démocratique et dans l’analyse de la corruption du système politique. En retour, comme l’explique Anne Brunon-Ernst, les arguments de Bentham ont probablement aussi convaincu l’administration et les colons de réclamer des réformes constitutionnelles dans les années 1820.
6Enfin, la lecture des écrits de Bentham confronte les lecteurs à des enjeux qui touchent au cœur de l’utilitarisme. Comment le principe de l’utilité s’applique-t-il aux antipodes ? Comment appliquer le principe du « plus grand bonheur du plus grand nombre » à une population disparate d’administrateurs et de gardiens, de prisonniers et d’ex-prisonniers et de populations aborigènes ? Bentham ne pose pas la question. L’omission la plus frappante est celle des peuples indigènes qui n’apparaissent que comme des « brutes à forme humaine », dont la violence incontrôlable fait peser une menace constante (Panopticon versus New South Wales, p.94). Y a-t-il des limites racistes à l’universalisme benthamien ?
- 2 Jennifer Pitts, A Turn to Empire. The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France, Princeton, (...)
- 3 Barbara Arneil, “Jeremy Bentham: Pauperism, Colonialism, and Imperialism”, American Political Scien (...)
7Et comment expliquer que l’auteur du pamphlet Émancipez vos colonies, rédigé en 1793 mais réimprimé en 1830 à destination du nouveau gouvernement français, conçoive lui-même un projet colonial en Australie un an plus tard ? Ce cas remet-il en question l’analyse de Jennifer Pitts qui présentait Bentham comme l’un des premiers penseurs anti-coloniaux au sein du libéralisme anglais2 ? Autant de questions qui sont posées par les contributions de Deborah Oxley, Edward Cavanagh, Zoë Laidlaw et Philip Schofield. Pour comprendre ces contradictions, il semble nécessaire de mieux prendre en compte les différents modèles coloniaux qui coexistent au sein de l’Empire britannique. Le travail récent de Barbara Arneil sur la spécificité de la « colonisation de peuplement » (settler colonialism)3 trouve ici un écho dans l’analyse de Deborah Oxley, pour qui « Bentham accepte la validité juridique de la colonisation exercée par des compagnies commerciales privées, mais conteste la colonisation directe par l’État. » (p.47)
8Comme Tim Causer le souligne dans l’introduction, « si John Locke est le philosophe fondateur des colonies américaines, Jeremy Bentham est celui des colonies australiennes » (p.1). Dans les deux cas, le développement de leur théorie politique, morale et économique coïncide chronologiquement avec les entreprises de colonisation et s’y confronte directement. La perspective coloniale ouvre ainsi de nouveaux champs à la réflexion sur des textes canoniques de l’histoire des idées européennes.
Notes
1 https://discovery.ucl.ac.uk/id/eprint/10147289/1/Jeremy-Bentham-and-Australia.pdf
https://discovery.ucl.ac.uk/id/eprint/10144132/1/Panopticon-versus-New%20South-Wales.pdf
2 Jennifer Pitts, A Turn to Empire. The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France, Princeton, Princeton University Press, 2006.
3 Barbara Arneil, “Jeremy Bentham: Pauperism, Colonialism, and Imperialism”, American Political Science Review, 115(4), 2021.
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Référence électronique
Emmanuelle de Champs, « Tim Causer, Margot Finn, et Philip Schofield, dirs., Jeremy Bentham and Australia: Convicts, utility and empire », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 24 | 2023, mis en ligne le 30 août 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/10968 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.10968
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