Autour de l’ouvrage de Samuel Hollander, Immanuel Kant and Utilitarian Ethics
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L’ouvrage de Samuel Hollander, intitulé Immanuel Kant and Utilitarian Ethics est publié chez Routledge (London & New York, 2022. 210 pages)
Texte intégral
Remarques préliminaires
1Étrange livre que cet ouvrage de S. Hollander qui, sous les aspects bien sages et bien réglés d’une étude comparative des morales, des éthiques et des politiques respectives de Kant et des utilitaristes, écrit en réalité un livre sur Kant là où le titre de l’ouvrage permettait d’attendre un volume plus équilibré. Or, dès qu’on entre dans le détail du texte, on s’aperçoit que l’étude de Kant y est privilégiée ; non que S. Hollander soit particulièrement kantien - il ne fait pas de déclaration spécifique en ce sens en tout cas -, mais sa connaissance de Kant nous apparaît beaucoup plus fine et étendue que celle qu’il manifeste des utilitaristes. On s’aperçoit d’abord que, si le nom de Kant et les thèses soutenues par Kant ne donnent lieu à aucune équivoque, ce qui est appelé « utilitarisme » dans l’ouvrage est plus indéterminé et indéfini dans ses contours. Les auteurs à propos desquels on attendrait des approfondissements sont expédiés très rapidement - trois pages sur Bentham -, un peu plus sur J.S. Mill, qui, outre la section qui lui est consacrée, accompagne la recherche de l’auteur de temps à autre dans des moments bien choisis. Mais on ne trouve presque aucune trace de Sidgwick ; presque rien non plus sur R.M. Hare. Rien sur G. Moore ; rien sur Harsanyi et la théorie des jeux ; rien sur P. Singer. Et quand les textes de Bentham et J.S. Mill donnent lieu à une analyse, ce n’est jamais qu’en s’en tenant à un ou deux ouvrages, choisis arbitrairement, sans paraître donner la mesure de l’ampleur des œuvres sur lesquelles ils sont prélevés. Si les commentateurs ont quelque droit de cité, quand il s’agit de Kant, « l’utilitarisme » ne donne lieu à aucune référence qui aurait pu éclairer les auteurs conviés sous ce titre général, que ce soit en français et même en anglais. Que Locke, Mandeville, Hume, Malthus, A. Smith, puissent passer au compte de l’utilitarisme, en une acception élargie de cette doctrine, pourquoi pas ?, puisque ces auteurs font jouer dans leurs philosophies respectives, un rôle important à l’utilité. Mais on comprend beaucoup plus difficilement que Montaigne figure sous le titre « Michel de Montaigne (1533-1592) : An early precursor of Kant ? », sans même que le chapitre soit présenté comme un appendice. Ce n’est pas que Montaigne soit mal connu ou mal représenté par les citations choisies, mais quel est le sens par rapport au titre général Kant et l’éthique utilitariste, lorsqu’on sait que Kant cite très peu Montaigne et qu’il est difficile de penser que Montaigne ait inspiré l’utilitarisme d’une façon ou d’une autre ?
2 Ce dernier chapitre sur Montaigne - exposé juste avant la conclusion générale - présente le grave inconvénient de confirmer un sentiment qui accompagne le lecteur tout le long du livre de S. Hollander : celui d’avoir affaire à des fiches de lectures soignées, centrées sur Kant dont l’auteur ne s’est pas contenté de lire les Fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique, puisqu’il hisse toutes sortes de textes ordinairement négligés par l’enseignement du kantisme au niveau où ils permettent de corriger les positions les plus critiques en même temps que les plus doctrinaires de Kant. Mais le « et » du titre, qui annonce un discours d’importance au moins égale en précision sur l’utilitarisme, laisse le lecteur philosophe sur sa faim de rationalité. Si une lecture généreuse peut comprendre la confrontation de la doctrine de Kant avec d’autres doctrines comme soulignant des difficultés internes au kantisme, les repérant, les isolant, ou alors comme décelant que les difficultés du kantisme ne se dénouent qu’en faisant appel à des résolutions de style utilitariste, ne fallait-il pas s’essayer à dénombrer ces endroits, à les articuler, sinon en un système, du moins en un ordonnancement cohérent ? Déceler les difficultés liées à des tensions internes aux notions conviées par Kant dans sa philosophie, est un acte précieux pour le chercheur, qu’il soit kantien ou qu’il s’intéresse aux utilitarismes ; il est essentiel de voir comment le fonctionnement de la morale kantienne dans sa pureté produit de l’utilitarisme ; toutefois il ne suffisait pas d’épeler ces lieux et de les laisser épars ou de les livrer en vrac, avec beaucoup de répétitions, donnant l’impression que le livre est plus une suite d’articles qu’un ensemble de chapitres articulés, mais il fallait les organiser ; ce qui aurait permis de mieux lire le « et » comme une articulation dynamique de tensions. Celle-ci reste globalement à écrire. Peut-être eût-il mieux valu parler des Figures de l’utilité dans la morale de Kant.
Les catégories mises en jeu et aussi bien partagées par Kant que par l’utilitarisme
3S. Hollander convie tout un assortiment de catégories qui lui servent au long de son texte pour organiser les comparaisons de Kant avec l’utilitarisme - si tant est qu’il puisse s’unifier en une seule doctrine -. On ne s’étonnera pas que le devoir soit maintes fois rencontré sous la forme de l’impératif catégorique ou de sa critique par les utilitaristes. Du coup, l’inconditionnalité du devoir ou sa simple conditionnalité sont évidemment des propriétés présentes dès qu’il s’agit de devoir, puisque le kantisme a caractérisé le devoir moral par la première en se figurant l’avoir établie, alors que les utilitaristes se sont efforcés de montrer - pas toujours avec la netteté de J. Harsanyi - que la prétendue inconditionnalité se ramène, au bout du compte, à des conditions. Bien entendu, l’opposition de ce qui se fait par devoir et de ce qui est simplement conforme au devoir sur laquelle le kantisme s’est bâti est d’une pertinence tout à fait imaginaire aux yeux de philosophes qui, le plus souvent, n’accordent pas d’importance au moi, fût-elle seulement idéale. Cette opposition prend parfois la forme de la différence entre les devoirs envers soi-même et des devoirs envers autrui, faisant dériver les seconds des premiers (chez Kant), alors qu’elle n’est ordinairement guère jugée fondamentale par les utilitaristes, qui ne reconnaissent pas la valeur des premiers tant qu’elle n’entrave pas celle des seconds. Avec moins de précision et moyennant une conception plus intuitive que logique de l’espace, cette différence prend l’allure de l’opposition des devoirs intérieurs et des devoirs extérieurs.
4 Loin d’être rejetée par Kant, la notion de bonheur n’occupe pas chez lui la position centrale qu’elle a chez les utilitaristes qui l’identifient à ce qui est suprêmement recherché et même ce qui doit être recherché au moins quand il s’agit de s’occuper des autres. Peut-être eût-il fallu consacrer à la définition du bonheur un intérêt plus grand que celui que lui porte S. Hollander, mais il est clair que l’auteur met en scène la lecture ordinaire selon laquelle le bonheur est la catégorie majeure de l’utilitarisme, alors qu’elle n’occupe qu’un second rôle chez Kant qui admet toutefois que, s’il n’est pas la visée des actes moraux, il les favorise tout de même et qu’il tient la vertu pour ce qui nous rend dignes d’être heureux. Bien entendu, ce bonheur peut se décider sous la forme de l’amour de soi, de l’intérêt - qu’il soit personnel ou collectif -, du bien-être en se demandant si ce bien-être peut être l’affaire de l’État ou s’il n’est jamais qu’une affaire privée dont l’État ne saurait définir le contenu, mais, tout au plus, en garantir la possibilité pour chaque individu. Dans la même veine, on peut se demander ce que Kant et les diverses sortes d’utilitarisme font du contrat. Il est clair qu’il n’a ni le même sens ni la même valeur chez l’un et chez les autres. Le contrat sur lequel repose l’État chez Kant lie fondamentalement des libertés et ne saurait lier entre eux des êtres heureux, chacun trouvant son bonheur à sa façon. Curieusement, ce dernier point est partagé par les utilitaristes, lesquels, du coup, récusent toute valeur au contrat.
5 Que l’État ait pour fonction de sauvegarder la liberté des citoyens ou leur bonheur, les discussions n’empêchent pas de tourner autour des mêmes thèmes quitte à les résoudre parfois en sens contraire, mais souvent aussi de la même façon : l’éducation morale doit-elle être une affaire de l’État ou pas ? Faut-il garantir la liberté de la presse ou la contenir et dans quelles limites ? Comment se pose le problème de la paix ?
- 1 Encore qu’elle n’ait le sens que dans la notion plus élargie d’animalité.
6 Il est étonnant que l’on n’obtienne pas toujours - loin de là - des résultats très différents à donner l’autonomie à la fois comme principe de la morale ou comme principe de l’État et à donner la même fonction à l’utilité et au bonheur. D’un côté comme de l’autre, il n’y a pas de sens moral qui, de façon innée, nous guiderait. Il s’agit d’inventer son bonheur comme d’inventer sa liberté. La vertu n’est pas davantage innée. L’humanité n’est pas non plus donnée à elle-même ; il faut qu’elle se construise. Et si cette notion d’humanité va de soi pour l’utilitarisme1, il ne faut pas la croire dédaignée par une morale qui cherche à élever la maxime de nos actions à la loi, même si elle donne un autre point de vue sur les devoirs que cette sorte de logique par laquelle se constitue une nature.
7 Enfin, si les conséquences paraissent mieux prises en compte dans le cadre utilitariste que dans celui du kantisme, elles ne sont toutefois pas négligeables dans ce dernier ; et, en dépit de tout ce que l’utilitarisme peut contenir de calcul, il ne fait pas l’impasse sur l’intention. S. Hollander va même jusqu’à dire exagérément qu’il y a un primat des intentions sur les conséquences, dans l’utilitarisme même (p. 132). Ce qui ne peut s’affirmer qu’en faisant assez lourdement l’impasse sur la notion de calcul.
8 Voilà, présentées dans un canevas très relâché, les diverses catégories dont S. Hollander va se servir pour caractériser tantôt le kantisme, tantôt l’utilitarisme ; tantôt, parfois aussi, les antinomies de l’un et les antinomies de l’autre. À partir de là, c’est au lecteur de faire lui-même le travail logique qui semblait annoncé et qui aurait pu donner toute son importance au livre. Mais ce travail est à peine esquissé et quand il l’est, il présente ici deux défauts. Chaque auteur est réduit à un ensemble de notions et bientôt à un jeu de thèses. Ces réductions arbitraires pourraient, à la limite, être, l’une et l’autre, acceptables. Mais quand une jonction ou une antinomie de thèses est inspectée, elle n’est pas mise en perspective dans un ensemble de notions ou dans un système de jeux de thèses (une antithétique). Cette façon, non systématique, de pratiquer a le défaut de laisser passer des catégories ou des pratiques au filtre de l’analyse et de la comparaison. C’est le sort en particulier du calcul, comme nous le verrons avant de conclure. On dira que ce n’est pas très important et qu’une étude de 200 pages ne saurait être complète. Sans doute ; mais l’oubli de l’analyse d’une catégorie majeure - et même simplement de son relevé - grève ce relevé et l’analyse de toutes les autres. Nous allons le montrer pour finir. Ainsi ne peut-on pas parler d’intention si elle s’accompagne d’un calcul de la même façon que si elle n’est pas liée à un calcul.
Mais commençons par regarder comment les thèses kantiennes organisent les catégories précédentes.
- 2 Ouvrage désormais noté FMM.
- 3 Désormais notée CRPr.
9L’idée essentielle de S. Hollander qui disperse trop son propos et ne le réunit pas suffisamment en une section qui synthétiserait les points de vue, c’est que Kant n’a pas pu se tenir au point de vue du fondement qui était celui des Fondements de la métaphysique des mœurs2 et de la Critique de la raison pratique. Sa perspective dans ces deux ouvrages est trop analytique pour certains usages ; ce que l’existence même ne supporte pas. Et lorsque, comme dans la Critique de la raison pratique3, l’analyse se double d’une dialectique, la question du bonheur entre comme de l’extérieur en conflit avec l’impératif catégorique censé donner seul sa rationalité à la morale. Or c’est de l’intérieur même des catégories estimées les plus fondamentales par Kant que vient en quelque sorte l’implosion. Reste à savoir pourquoi cette imposition, parfaitement constatables dans les retournements et revirements qu’on a souvent malencontreusement tenus pour secondaires dans les nombreux livres qui entourent les FMM et la CRPr viendraient coïncider avec une promotion de l’utilitarisme ou du moins avec une interprétation utilitaire des catégories que nous avons repérées.
10 S. Hollander n’est pas sans devanciers dans ce type d’approche. Hegel et Nietzsche ont souligné que l’impératif catégorique qui se donne, chez Kant, pour seul rationnel et a priori, sans aucun mélange d’empiricité, ne peut se justifier sans faire appel, derrière les « car » de l’explication, à des raisons de style empirique ou à des expériences de pensée : que se passerait-il si l’on généralisait la maxime de l’action que l’on s’apprête à faire ? Ce qui peut s’entendre de deux façons différentes : l’une qui est de l’ordre de la contradiction logique intrinsèque, l’autre, plus empirique, selon laquelle les hommes, pris globalement - et c’est alors ainsi qu’il faut prendre l’humanité - n’y trouveraient pas leur compte. Kant joue habilement de l’équivoque du sens de la justification logique et de la justification plus existentielle par l’humanité ; comme s’il s’agissait de la même notion alors qu’il sait pertinemment qu’elles sont différentes et qu’elles ne coïncident pas. On pourrait reproduire l’argument presque à l’identique pour ce qui est de l’inconditionnalité prétendue de l’impératif catégorique ; Hegel, avant Harsanyi, avait déjà parfaitement montré que l’illusion de cette prétendue rationalité absolue de l’impératif catégorique n’est possible qu’en dissimulant ses conditions ; la prétention à la rationalité absolue étant simplement l’une d’entre elles ou un choix parmi d'autres. Ce que Hollander porte en pleine lumière , c’est que, en de multiples points - dont on aurait aimé qu’ils fussent regroupés en quelque section du livre -, Kant paraît expérimenter que l’on ne peut pas - qu’il ne peut pas lui-même - en rester à l’abstraction des catégories qu’il place au fondement de sa morale ; qu’il est contraint de prendre le contrepied de sa loi morale pour qu’elle puisse même garder un sens existentiel.
- 4 « Selon A.C. Pilou, Marshall conclut de son étude au milieu des années 1860 de la Critique de la Ra (...)
- 5 S. Hollander organise une très intéressante rencontre à la limite de Kant avec Beccaria, lui-même s (...)
11 Ainsi, par ses propres efforts, Kant fait l’expérience - ce qui arrive très souvent chez les auteurs philosophes avec leurs propres thèses après avoir commencé par les soutenir - qu’une réévaluation de ses thèses est absolument nécessaire. S. Hollander dit excellemment que Kant est venu à l’économie par l’éthique4 ; entendez : par l’impossibilité de s’en tenir à l’inconditionnalité prétendue de l’éthique. Hume a connu un parcours comparable avec son analyse de la cause qui, considérée abstraitement dans les analyses du Traité de la nature humaine, lesquelles, par leur scepticisme, paraissent fragiliser les sciences, ne laisse pas de donner lieu à un déterminisme aussi rigoureux que celui de Newton quand il s’agit de regarder le fonctionnement de l’économie, de l’histoire, du goût et de toutes les catégories que requièrent les « sciences humaines ». Il n’est peut-être pas une thèse de sa philosophie fondamentale que Kant ne reconsidère dans ce qui a été longtemps tenu - sauf par quelques spécialistes - comme faisant partie d'une littérature secondaire de son œuvre et que S. Hollander, tout à fait légitimement, pousse vers le devant de la scène. Il faut pouvoir concilier l’interdiction de tuer, qui paraît dériver de l’impératif catégorique, avec la peine de mort dont Kant défend la justice5 ; Kant ne justifie plus l’interdiction de se suicider de la même façon dans les textes qui entourent les Fondements et dans les Fondements eux-mêmes (p. 63). La justification de l’interdiction de faire des fausses promesses est reprise d’une autre façon (p. 68). Kant fait l’épreuve de la grande difficulté de promouvoir la valeur existentielle des principes de la morale quand on veut qu’elle vaille éthiquement et politiquement ; la loi n’est plus susceptible d’une seule interprétation, mais de plusieurs (p. 69). Le caractère « principal » de la loi ne peut pas être tenu sans conditions qui, par quelque côté, prennent le contrepied de la loi.
12 Ainsi, la morale de Kant semble exister sans l’existence de Dieu (p. 147) ; et pourtant cette existence n’est-elle pas supposée comme un horizon qui est loin du statut de postulat ? L’existence de Dieu ne saurait être seulement liée à l’exigence d’une synthèse extérieure de la loi morale avec le bonheur ; elle est plutôt son horizon propre qui émane directement de l’exercice, toujours improbable, jamais acquis, de la loi. La loi est à la fois plus profonde que l’existence de Dieu et Dieu est sa profondeur. Pour prendre un autre exemple, si les devoirs extérieurs qui sont liés au droit paraissent fondamentalement seconds en morale, il arrive à Kant de tenir les actions juridiques pour plus fondamentales que les morales (p. 66). De la même façon, s’il est bien entendu que le devoir ne doit rien au bonheur mais à la liberté seule, le simple fait de le mettre en œuvre me fait découvrir, d’abord pour les autres, mais aussi pour moi, la nécessité de m’occuper de leur bonheur, de notre bonheur, sous le nom de bienveillance ou de quelque autre nom qu’on voudra (p. 36, p. 56, p. 62). Et si la fonction de l’État est d’abord de préserver la liberté des citoyens, ce n’est certes pas en visant directement le bonheur comme le font les utilitaristes, mais certainement pas non plus en le raccrochant de l’extérieur comme quelque pièce rapportée. Certes, on pourrait faire son devoir et ne pas être dans des conditions favorables pour être heureux ; mais jaillissant du peu d’espace qu’elle me donne pour épanouir ma liberté et celle des autres, le bonheur est rendu possible et renverse presque son rapport de dépendance à la liberté. En vérité, ce qu’effectuent les textes que l’on pouvait croire annexes des « grands » textes kantiens de philosophie morale, c’est qu’ils fonctionnent moins comme des sous-produits, des ersatz de seconde zone, dans une perspective de fondement, de Grund, que comme reliés aux œuvres que l’on imagine plus fondamentales, à la façon de cercles ou de nœuds borroméens.
13 Ce que S. Hollander aurait probablement pu et dû faire, c’est de ne pas seulement décrire ces procédés comme ils viennent, mais de chercher à en faire le relevé systématique, exhaustif, selon leurs modes propres - comme il en donne le désir - et à voir comment cette structure se constitue et fonctionne. Cette systématicité ne pouvait être atteinte sans une analyse approfondie - comme l’impératif catégorique a pu en bénéficier - des rapports à la fois intimes et externes de l’impératif catégorique et du bonheur ou de l’utilité, qu’il faut se garder d’identifier (en dépit du « ou »). Et, par-delà ces rapports intimes d’une ambition de faire dépendre la morale de principes rationnels, avec le bonheur ou l’utilité, peut-être aurait-il mieux valu démontrer que les contradictions de la loi morale coïncident avec une exigence d’utilité et de bonheur - ce qui est vraisemblable sans être tout à fait sûr.
Entrons désormais plus profondément dans ce que les thèses utilitaristes font des « mêmes » catégories.
14À peu près de la même façon que les catégories de la morale et de l’éthique s’ouvrent pour donner l’existence à des notions ou à des catégories directement contraires à celles-ci, quoiqu’elles soient nécessaires à leur processus, l’utilitarisme met en œuvre des catégories dont le fonctionnement requiert des oppositions à elles-mêmes. Toutefois, nous l’avons déjà dit, l’utilitarisme n’est pas traité, dans les 200 pages du livre, à égalité avec le kantisme et quand il est interrogé, toujours très partiellement, et d’une façon encore plus éparpillée - puisque Locke, Mandeville, Hume, Malthus semblent être traités comme des utilitaristes -, car c’est du point de vue de Kant qu’il l’est.
15 Si le kantisme rejoint parfois l’utilitarisme, c’est en raison d’une certaine conception dialectique des positions de l’un et de l’autre que se fait Hollander. Nous savons déjà que la philosophie de la loi et du devoir pour laquelle se donne le kantisme ne peut rester dans cet état sans se faire philosophie du bonheur ou du bien-être ; mais aussi une philosophie du bonheur et du bien-être comme se veut l’utilitarisme (classique) ne peut demeurer telle si elle ne se fait philosophie de la règle, plutôt que philosophie considérant les actes un par un. Si, en effet, on ne peut faire le bonheur des hommes malgré eux, malgré chacun d’eux de telle sorte que ce soit l’affaire de chacun d’être heureux, il ne s’agit pas de concevoir des règles et un État tels qu’ils imposent le bonheur, mais un État qui rende possible à chacun qu’il réalise le sien ; ce qui donne des règles plus fines et plus subtiles que si on voulait imposer à tous la même façon d’être heureux.
16 Ainsi les contradictions des positions principales de l’une des doctrines font qu’elles s’ouvrent comme malgré elles vers l’autre doctrine et font chacune un petit bout de chemin l’une vers l’autre. C’est selon un processus de ce genre que la bienveillance est aussi bien obtenue en partant de la loi morale qu’en partant de la recherche du bonheur. Il arrive à S. Hollander de jouer, sans grande originalité, mais assez habilement, sur deux types d’utilitarisme qui peuvent aller jusqu’à l’opposition, pour accorder au respect de soi, comme le fait J.S. Mill, un rôle inenvisageable chez Bentham et rapprocher ainsi les positions kantiennes du primat des devoirs envers soi-même sur les devoirs envers autrui ; tandis que, d’autre part, les devoirs envers autrui prennent nécessairement le pas en éthique, en droit et en politique sur les droits envers soi - fussent-ils premiers dans la philosophie la plus abstraitement exposée par Kant -. Un rejet en chiasme engendre, au bout du compte, une sorte d’accord entre des positions initialement opposées. Mais il se peut aussi qu’une notion, également rejetée de part et d’autre, puisse devenir le terreau d’un rapprochement : c’est ainsi que Kant rejette la sympathie pour les illusions sentimentalistes qu’elle engendre, en préférant une loi, et que les utilitaristes la rejettent, à peu près pour les mêmes raisons mais en préférant, pour leur propre compte, un calcul que la sympathie et l’antipathie portent à contourner. Toutefois, ne donnât-elle lieu qu’à des illusions, la sympathie peut bien être récusée en principe, mais elle ne saurait l’être « réellement » et existentiellement, car il faut bien, tant dans une philosophie du devoir que dans une philosophie du bonheur, que nous nous mettions à la place de l’autre que ce soit par l’imagination ou par feinte. Le comble de ces procédures dialectiques est peut-être obtenu par le conséquentialisme ; on l’attribue ordinairement et fort légitimement - si on lit les textes tout simplement - aux utilitaristes ; on sait qu’est récusé par Kant au nom de l’intention, même s’il fait partie des intentions de s’occuper des conséquences de ses actes. Mais S. Hollander n’en estime pas moins, l’extrême pointe de l’acceptable, que le conséquentialisme est au second plan par rapport à l’intention dans l’utilitarisme lui-même.
- 6 Le Bentham Project nous a permis de connaître les textes et B. Bourcier a soutenu une thèse sur la (...)
17 Il s’ensuit évidemment des oscillations dans le détail dont S. Hollander fait ses délices. Il voit les hésitations de Kant sur la question de l’instruction morale : doit-elle être publique et assurée par l’État ou doit-elle rester une affaire privée, avec tous les dangers et toutes les injustices qui en résultent pour les individus nés dans les milieux pauvres qui n’ont pas les moyens de payer des études aux enfants ? (p. 40, p. 148). L’alternative est évidemment tranchée en faveur du public chez les utilitaristes. Il remarque aussi les oscillations de Kant sur les questions de cosmopolitisme et des affaires de la guerre et de la paix : et, là, pour le coup, on regrettera l’ignorance, chez S. Hollander, du dossier tel qu’on le connaît désormais dans l’œuvre de Bentham6 et chez J.S. Mill. C’est partout le même flou que l’on constate, dès qu’on met les principes ou les notions à l’épreuve dans des situations existantes, et l’on voit alors, pour prendre un autre exemple, Kant devenir moins péremptoire sur la question du suicide (p. 127), quand on passe des Fondements à des œuvres que l’on a, bien à tort, estimées marginales. Au moins, les oscillations portent-elles sur les raisons qui ne sont pas forcément cohérentes entre elles.
18 Il semble que S. Hollander ait voulu nous faire comprendre qu’un constant mouvement de balancier est à l’œuvre au sein de chaque auteur et entre les auteurs ; comme si les failles de l’un trouvaient leur solution chez un autre, une fois les thèses de chaque auteur démantelées en éléments et devenues susceptibles d’être mises en rapport avec les thèses d’un autre auteur du versant opposé. C’est ainsi qu’il paraît y avoir un balancement entre la sympathie et la loi morale : le point exquis de la sympathie se situe quand elle se dépasse en loi morale qui va au-delà de l’attirance affective ; tandis que le point exquis de la loi morale se tient dans la sympathie. On le voit : il s’agit de ne pas transformer les résultats d’analyses en positions d’existence ; procéder ainsi conduirait à des attitudes de rupture, liées à une intransigeance morale dont R.M. Hare a bien repéré l’intransigeance morale dans l’intégrisme des principes que les jeunes gens de 68 ont pratiqué à l’égard de leurs parents dans les familles libérales et démocrates.
19 Il en va de même pour le bonheur. La loi morale se distingue du bonheur dans ce qu’elle vise ; et pourtant, elle doit, indirectement, faire une place au bonheur. Une vie vertueuse qui serait sinistre ne serait pas une vie vertueuse. Et finalement, Hollander met Kant en accord avec ce qu’Aristote attribuait au plaisir comme ce qui parachève l’acte bien fait, sans en être le but visé.
20 Cela suppose évidemment que les éclatements d’une thèse trouvent à se résoudre dans les affirmations des thèses d’un auteur du bord opposé - ce qui n’est jamais sûr -. Car qu’est-ce qui permet à S. Hollander, peut-être déjà à Kant, de suggérer et parfois de dire que l’éclatement de la loi morale en contradictions désigne exactement la place de l’utilitarisme ? Cela ne nécessitait-il pas une démonstration particulière, qui aurait été plus utile qu’un simple constat ? Pourquoi, en particulier, la notion d’être en conformité avec le devoir serait-elle forcément l’équivalent d’une position utilitariste ?
Outre ces points qui nous ont gêné, il en est quelques autres dont nous nous étonnons qu’ils n’aient pas servi d’outils de travail, tandis que d’autres ont très bizarrement été utilisés de la sorte.
21Il ne faut pas être très philosophe pour avoir raté, chez Kant, une dimension qui paraît s’imposer dans la comparaison proposée par l’essai de S. Hollander. À aucun moment S. Hollander ne s’avise d’interroger l’utilité comme une sorte de schème ou de schématisme de la loi morale, dès lors qu’il s’agit de savoir comment celle-ci nous intime les devoirs auxquels nous sommes tenus d’obéir dans la vie quotidienne, éthique, politique, religieuse.
22 Il se pourrait bien que l’impératif catégorique fût schématisé, chez Kant, par l’utilitarisme et l’affectivité, qu’il rejette en principe au fondement de la morale mais qu’il accueille dans la réalité. C’est par là que le kantisme est traversé par l’utilitarisme : quand il veut s’expliquer, les raisons qu’il donne sont de nature utilitariste. L’omission de ce qui aurait pu être pour le moins un essai nous paraît d’autant plus étrange que cette structure de schématisme caractérise, d’un bout à l’autre, le kantisme quand, venant de rechercher les catégories du savoir, l’auteur de la Critique de la raison pure tente d’accorder celles-ci avec le travail réellement effectué par les mathématiciens, les physiciens et les autres savants. L’utilité est la grande perdante de l’ouvrage. Elle n’a pas le droit à une grande analyse comme l’impératif catégorique qui finit, en petites touches, par être bien saisi et critiqué sous ses aspects les plus divers. L’utilité n’accède pas à ce droit et c’est le point le plus regrettable car c’est sans doute la raison pour laquelle elle n’a pas été essayée comme schème des positions kantiennes en morale, et pas davantage en éthique et en politique où elle était le plus attendue.
23 Certes, comme bien des livres, le présent texte de S. Hollander donne au chercheur qui le lit, le désir, non seulement d’approfondir les analyses, mais de les ordonner autrement. L’utilitarisme me paraît devoir fournir un excellent schème - ou plutôt un faisceau de schèmes - à l’impératif catégorique ; cela aurait pu être montré par l’inversion du subjectif et de l’objectif que l’on obtient en comparant sous cet angle l’impératif catégorique et l’utilité. Ne faisant pas la même répartition du subjectif et de l’objectif, de l’hétéronomie et de l’autonomie, de ce qui se fait par devoir et de ce qui est conforme au devoir, du rationnel et du sensible, du bonheur et du calcul, l’utile aurait pu être présenté comme fournissant un extraordinaire complément à l’impératif catégorique, sans se confondre avec lui ; de la même façon que l’inconditionnel de l’un aurait pu en recevoir un de la conditionnalité de l’autre. Le cardan n’est pas la roue elle-même ; pour que la roue de l’impératif catégorique puisse fonctionner, il faut le cardan de l’utile. Mais, pour le constituer, il fallait tenter une analyse de l’utilité au moins équivalente à celle de l’impératif catégorique. Et alors, en tirant un fil, vient tout un jeu d’oppositions, une position étant toujours schématisée par son contraire. Ainsi la rationalité l’est-elle par la sensibilité, toutes deux contenues dans l’utilité.
24 Il est un autre point, présent dans le texte de S. Hollander, qui nous a beaucoup gêné : la notion même de « précurseur » avec laquelle il nous est proposé de travailler, associée de plus au nom de Montaigne censé, au moins à titre d’hypothèse, être précurseur de Kant, lui qui ne le cite presque jamais. Cette notion, par elle-même douteuse par la téléologie dogmatique et les anachronismes qu’elle enveloppe nécessairement, et son association aux noms de Kant et de Montaigne, nous paraissent tout à fait incongrues. Sans une sévère critique de la notion d’influence, elle-même délicate sinon suspecte, on ne voit pas comment on pourrait y avoir recours. Elle conduit à des affirmations hasardeuses touchant ce que Montaigne « aurait accordé » à Kant concernant, par exemple, l’usage public de la raison (p. 170). Étrange façon de faire de l’histoire des idées !
Des oublis incompréhensibles de la part d’un grand économiste lisant Kant et quelques philosophes utilitaristes
25Il y a plus grave encore dans ce livre, quand bien même les utilitaristes ne seraient lus qu’à partir de la philosophie de Kant qui ne parle que très peu de probabilités et pour ainsi dire pas de calcul dans les questions de morale, d’éthique et de politique, alors que - à tort ou à raison - le calcul est une dimension pratique essentielle de l’utilitarisme. Les devoirs dérivés de l’impératif catégorique ne donnent évidemment pas lieu à des calculs ; en revanche, l’utilité et le bonheur sont éminemment calculables, même si personne ne voit son utilité et son bonheur de la même façon. On peut être plus heureux qu’un autre, plus heureux qu’hier et espérer l’être plus demain qu’aujourd’hui. De même pour l’utilité, qui est susceptible de degrés.
- 7 Lequel ne porte d’ailleurs pas sur la signification du mot lui-même.
26 L’absence de la considération des calculs qui fait la caractéristique principale de l’utilitarisme est une lacune du livre. Rien sur Hutcheson, de ce point de vue ; rien chez Bentham ; rien chez J.S. Mill. Rien sur la théorie des jeux dont un auteur comme Harsanyi n’aurait pas été moins plausible deux cents ans après Kant que Montaigne deux siècles avant lui, comme « précurseur » - ce titre si dangereux, même accompagné d’un point d’interrogation7. On dira que les balances de l’utilitarisme sont trop grossières pour qu’on en parle ; que ce qu’on espère d’une situation doit toujours contre-peser ce qu’on y met. Certes, mais il est plusieurs façons de le faire et nous ne sommes nullement forcés de donner à l’utilitarisme la tournure grossièrement ontologique qui rend directement commensurables le présent et l’avenir, le passé et l’avenir ou le présent. En réalité, les pesées de probabilité ou d’espérance sont devenues toujours plus fines au cours du XVIIIe siècle ; et il semble que Kant n’en ait pas tenu compte et que S. Hollander, qui trouve chez Kant un point de vue stable, n’en ait pas davantage parlé. Les mathématiciens des probabilités ont appris dans les années 1760 et 1770 à rendre leurs calculs beaucoup plus subtils qu’à l’âge classique et à tenir pour réel tout autre chose qu’une sorte d’application directe aux circonstances et aux choses. Ce que Thomas Bayes met dans la balance de ses probabilités - celles qu’on appellera, plus tard, les probabilités « subjectives », dont les résultats sont aussi objectifs et aussi rigoureux que les probabilités qui se donnent d’entrée de jeu comme plus objectives, mais qui ne se distribuent pas entre les mêmes acteurs que les autres - c’est que ce que nous appelons le réel à un moment donné est ce que nous en percevons en tout cas, c’est-à-dire l’ensemble des informations dont nous disposons et qui ne seront plus les mêmes quelque temps plus tard. Ce décalage d’information fait qu’une bonne action à un moment donné peut apparaître comme une mauvaise un peu plus tard, parce que les choses mêmes semblent démentir ce que nous avons entrepris compte tenu de ce que nous savions. Le réel fait comme un pli d’obscurité dont il faut tenir compte et qui devrait nous empêcher de juger les actions à un moment comme nous les jugeons à un autre. Cette absence totale de prise en compte du calcul n’est pas sans conséquence sur l’ensemble de l’ouvrage dont les catégories à partir desquelles les textes sont interrogés deviennent incertaines et friables. Elle permet à S. Hollander de proposer ce qui, à ses yeux, est une originalité mais, aux nôtres qui travaillons l’utilitarisme et le prenons au sérieux, plutôt un contresens sur ce que nous appelons intention ; laquelle, lorsqu’on ne néglige pas le calcul, n’est peut-être, après tout, liée qu’à cette disjonction entre ce que nous tenons pour réel et ce qui se révèlera - se révélait - comme réel à un moment donné. L’intention peut bien être tenue pour une catégorie majeure de l’utilitarisme ; mais à condition de ne pas la désolidariser du calcul. On peut discuter ce calcul ; il est impossible de le négliger au point que sa notion n’ait même pas été inscrite dans l’index. Et pourtant, on prétend nous parler de Hutcheson, de Hume, de Bentham, de J.S. Mill. Il est vrai que la question est abordée à travers un texte de Kant, cité p. 26, qui accuse Hume, pour le dénigrer, d’avoir une conception « subjective » de la causalité. Mais déjà au moment où Kant écrit ce texte contre Hume, il y avait moyen de donner un sens plus fort à « subjective » en signifiant qu’il s’agit d’une conception « subjective » des probabilités dans un sens voisin de celui qui sera donné aux probabilités bayesiennes ; ce qui n’empêche évidemment nullement une rationalité aussi rigoureuse de celles-ci et autrement moins fermées sur le plan scientifique que la conception de la cause, de la loi et de la nature chez Newton et chez Kant. Kant, à la différence de Bayes et de Price, n’envisage pas la notion de probabilité ; il ne voit dès lors pas comment elle pourrait s’associer à celle de cause ; ce que disent sur l’une et sur l’autre Locke et Hume lui échappe par principe. Il y avait pourtant chez Bayes de quoi expliquer conceptuellement et en finesse ce qui se passe chez Kant entre l’intention d’un acte et ses conséquences, car, d’un côté comme de l’autre, l’intention ne se mesure pas à ce qui s’est passé et qu’on ne pouvait pas savoir au moment où l’on a pris la décision, mais aux informations auxquelles il nous était alors possible d’accéder. Ce n’est toutefois pas pour les mêmes raisons que Kant et Bayes le disent.
27 Encore une fois : pour résoudre les problèmes de la p. 58, ces notions de bonheur et d’utilité, mieux analysées - je veux dire : jusqu’aux rapports qu’elles renferment de subjectivité et d’objectivité -, auraient permis une concaténation plus sûre entre elles et avec les analyses, mieux réalisées par l’auteur, de l’impératif catégorique et des devoirs qui en résultent.
Conclusions
28Nous ne reviendrons pas sur les occultations de l’ouvrage. Nous préférons souligner en revanche les perspectives d’un travail qui reste à faire, d’une part, pour les utilitaristes et chercheurs concernés par l'utilitarisme, d’autre part, peut-être aussi pour les kantiens et chercheurs pour ce qui est des œuvres de Kant. Il est bon de donner du travail aux chercheurs qui doivent reprendre tous ces éléments accumulés sans beaucoup de classement ni intention philosophique suffisante par S. Hollander. Ils méritent être réaxés, mieux systématisés peut-être, fussent-ils des catégories d’existence plutôt que des catégories de savoir.
29 Si excellent économiste S. Hollander soit-il, il n’est pas philosophe. Cela pèse tout le long de son travail ; car il s’occupe d’auteurs qui, pour la plupart, furent des philosophes particulièrement inventifs, à commencer par celui qui fait le pivot du livre. Mais les utilitaristes le furent aussi : traités comme des économistes plutôt que comme des philosophes, ils sont soumis à des analyses réductrices. Il y a plus : même ceux que l’on s'attendrait à être particulièrement interrogés sous l’angle économique, ne le sont pas ou seulement insuffisamment dans cette perspective ; pour la raison que nous venons de voir de la négligence du calcul et de la probabilité. Il est vrai que Kant n’en dit rien et que le fait que Kant ne sache pas la penser grève sa philosophie, tant théorique que pratique. Mais on ne pouvait pas s’en tenir là, sous le titre choisi, sous prétexte que Kant n’en a rien dit. Les utilitaristes ont trouvé, dès leurs premiers pas, leur originalité en marchant dans cette voie et dans cette perspective.
30 Il y a, chez S. Hollander, un côté Diogène Laerce : on rend à chacun son bien ou plutôt ce que l’on en comprend ou ce qu’on en a retenu et puis on situe les thèses les unes par rapport aux autres. Le cas typique de cette pratique est celui du suicide. Celui qui se suicide ne brise-t-il pas en lui-même l’autonomie d’un être libre, ou plutôt ne la manifeste-t-il pas face à l’adversité ? Ou encore, en l’interdisant, ne prive-ton pas l’individu d’une souveraine liberté sur sa personne ? Et plus encore, la loi, quand elle le fait, ne pousse-t-elle trop loin son pouvoir sur l’individu qui ne fait qu’assumer un acte qu’il estime se devoir à lui-même ? Il est regrettable que S. Hollander pose ce problème sous la forme d’antinomies, sans la moindre esquisse de solution. Veut-il dire que seul le scepticisme est le vrai dans les questions pratiques ?
31 Enfin, sur tous les problèmes soulevés dans le livre, son auteur ne connaît que les auteurs de langue anglaise pour ce qui est de l’utilitarisme - ce qui n’est pas trop grave, puisqu’ils sont presque tous de langue anglaise ; et encore ne cite-t-il jamais les travaux gigantesques du Bentham Project qui auraient éclairé tellement de points - ; mais, ce qui est beaucoup plus grave, pour ce qui est de Kant : il n’est connu qu’en anglais ; ce qui rend sa lecture dépendante de traductions.
Notes
1 Encore qu’elle n’ait le sens que dans la notion plus élargie d’animalité.
2 Ouvrage désormais noté FMM.
3 Désormais notée CRPr.
4 « Selon A.C. Pilou, Marshall conclut de son étude au milieu des années 1860 de la Critique de la Raison Pure, que ‘sur les problèmes de la plus profonde métaphysique, l’humanité ne pouvait guère espérer en savoir plus que très peu, de telle sorte qu’elle s’est tournée de plus en plus vers l’éthique ; et que c’était par l’éthique qu’il en était venu à l’économie ; parce que, quand vous avez décidé quelles choses ou, si vous préférez, quels états de conscience sont ultimement bons, il devient de votre devoir d’essayer de mettre en œuvre ces choses, et, pour les mettre en œuvre, vous avez besoin, par-dessus tout, d’avoir la compétence de comprendre l’entrelacs des causes et des effets dans la sphère économique. Ainsi l’économie était pour lui un instrument dont le perfectionnement rendait possibles les conditions de la vie humaine’ » (p. 203 ; notre trad.).
5 S. Hollander organise une très intéressante rencontre à la limite de Kant avec Beccaria, lui-même sur une position-limite, p. 198 de son livre.
6 Le Bentham Project nous a permis de connaître les textes et B. Bourcier a soutenu une thèse sur la question à Rouen en 2016.
7 Lequel ne porte d’ailleurs pas sur la signification du mot lui-même.
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Référence électronique
Jean-Pierre Cléro, « Autour de l’ouvrage de Samuel Hollander, Immanuel Kant and Utilitarian Ethics », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 20 janvier 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/10626 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.10626
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