1Le nouvel et dernier ouvrage de Jean-Pierre Cléro consacre à la philosophie de Jeremy Bentham est intéressant à plus d’un titre. Tout d’abord, il unifie et bénéficie de l’ensemble des textes et réflexions que Jean-Pierre Cléro a pu élaborer depuis de nombreuses années sur les différents aspects de la philosophie benthamienne. Ensuite, il débute habilement par une relecture particulièrement vive et intéressante de la vie de Bentham. Loin de se contenter de la classique biographie, Jean-Pierre Cléro propose une relecture des différents évènements qui, selon lui, ont structuré la vie de Bentham tout en délivrant des clés qui permettront de mieux comprendre l’évolution de sa pensée. Sans sombrer dans la facilité d’une « psychologisation biographique », il s’agit bien plutôt de comprendre l’auteur à travers des éléments marquants de sa vie. A ce titre, les phrases d’ouverture et de clôture de cette partie biographique sont particulièrement éclairantes et intéressantes quant aux possibilités offertes par une visée que nous qualifierons d’« interprétative » de la vie de Bentham qui ne pouvait être effectuée que par une personne disposant d’un large recul et d’une connaissance fine de l’ensemble de son œuvre. Ainsi, elle débute par : « Tout le long de son œuvre, Bentham montre qu’il ne faut pas séparer la théorie de la pratique », or comment mieux décrire le projet benthamien ? N’est-ce pas lui qui va décrire très précisément les mécanismes de sa prison panoptique tout en tentant de la faire construire ? Comment ne pas penser aux nombreuses tables des ressorts de l’action ou aux schémas détaillant les différents champs du savoir dans Chrestomathia ? Enfin, n’est-ce pas Bentham qui tout au long des cinq volumes de Rationale of Judicial Evidence va détailler toutes les caractéristiques de la preuve afin d’améliorer le système juridique anglais ? Qui n’a pas compris qu’il tente constamment de penser et d’allier théorie et pratique ne saurait saisir l’essence même de sa pensée. En clôturant cette introduction par « On a souvent vu, dans cette auto-icône, la preuve d’un matérialisme anti-religieux de Bentham, puisqu’il paraît, par son existence même, faire obstacle à la résurrection ; voire ! Ce qui nous frappe surtout, c’est le courage, non pas de savoir qu’un corps mort n’éprouve plus ni plaisir ni douleur, mais de vouloir pour sa dépouille un acte post mortem qui était réservé à des condamnés à mort », Jean-Pierre Cléro insiste sur la force de ce personnage qui ne saurait se laisser réduire à quelques images ou caricatures faciles.

2Dans la continuité de cette volonté de souligner la complexité et l’originalité de cette pensée, la structure même du livre nous paraît particulièrement intéressante puisqu’elle propose à la fois une étude de thématiques fortes et importantes de l’œuvre benthamienne, mais s’attache également à étudier de manière certes succincte mais particulièrement synthétique plusieurs œuvres de notre auteur. A ce titre et sur ces deux points, le texte de Jean-Pierre Cléro répond à la fois aux figures imposées – et attendues – (« L’utilité comme principe », « Les plaisirs et les douleurs » ; Introduction aux principes de la morale et de la législation) tout en proposant des analyses plus originales (« Déontologie et nomographie » : Rationale of Judicial Evidence, les écrits religieux). Il est par ailleurs intéressant de constater la manière dont Jean-Pierre Cléro propose une lecture de Bentham qui s’appuie sur les mathématiques et les probabilités. Cette dimension a souvent été négligée or elle s’avère dans certains cas particulièrement fructueuse. Nous pensons notamment ici à l’analyse de la force probatoire des preuves.

3Enfin, il propose au lecteur ou à la lectrice souhaitant découvrir ou approfondir la pensée de Bentham un certain nombre d’outils, notamment bibliographiques, particulièrement utiles.

4Pour conclure, nous souhaiterions insister sur ce qui nous semble constituer la thèse extrêmement forte de cette analyse de la pensée benthamienne : son intérêt ne réside pas nécessairement dans son principe d’utilité mais bien plutôt dans sa théorie des fictions et dans la manière dont celle-ci offre un regard unifiant sur différentes positions que Bentham élabore et défend. Il est alors possible de la considérer comme une véritable méthode philosophique « beaucoup plus intéressante que les différentes versions de la dialectique ». Tel est probablement l’enseignement fondamental de cet ouvrage.