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Guillaume Tusseau, Droit comparé et théorie générale du droit. Notes sur quelques allers-retours aporétiques

Charlotte Girard
Référence(s) :

Presses de l’Université de Laval, éd. Hermann, 2021

Texte intégral

1Une pensée qui voyage. Voici ce que donne à voir Guillaume Tusseau, théoricien du droit devenu comparatiste sans avoir jamais quitté les rives de la théorie, dans ce petit ouvrage en français, dense et stimulant, publié au Canada. L’avant-propos retrace les expériences de recherche mais aussi les contrées par lesquelles cette réflexion est passée pour se livrer enfin sous la forme modestement désignée de « Notes sur quelques allers-retours aporétiques » entre le droit comparé et la théorie générale du droit. Plaçant ainsi sa réflexion sous le signe de la légèreté, Guillaume Tusseau désamorce l’appréhension que peut susciter un tel programme associant droit comparé et théorie générale du droit ; rien de moins.

2Inspiré par un colloque de 2016, organisé à La Rochelle par Isabelle Boucobza aujourd’hui professeure à l’Université Paris Nanterre, intitulé « Le droit comparé : de la périphérie au centre ? », l’auteur a depuis cheminé, chargé de cette recherche initiale, de Paris à Bogotá, puis de Bologne à Mexico. Les allers-retours se sont donc matérialisés dans l’espace alors même qu’ils étaient également éprouvés, disséqués par un esprit méthodique et curieux. Si le foisonnement est une promesse de l’ouvrage au vu de l’avant-propos, y mettre de l’ordre est le défi que se fixe l’auteur. Ici, comprendre, c’est ordonner.

3Mais avant d’ordonner, il faut révéler le champ à défricher, ce qui transparaît dans un appareil de notes de bas de page gigantesque et une bibliographie monumentale. Pas moins de 23 pages de bibliographie pour presque 350 références condensées dans un texte de moins de 70 pages. C’est dire l’importance qu’attache l’auteur à en convoquer d’autres, à converser avec d’autres.

4On y voit une première intention consistant à « faire les présentations » pour nous permettre d’accéder à une réflexion qui se donne pour mission de mettre en relation droit comparé et théorie générale du droit, deux terres inconnues pour une majorité de juristes français. Par cette abondance d’auteurs cités, dont certains sont parfaitement contemporains et récents et la plupart non francophones, on voit se dessiner la partie d’un iceberg habituellement dissimulée sous quelques noms d’auteurs de manuels français de « grands systèmes juridiques contemporains ». On comprend assez vite que, pour Guillaume Tusseau, le droit comparé dont il va parler a peu à voir avec ce cours de licence. Au fond, l’auteur entreprend d’acculturer les juristes français à des matières et raisonnements qu’ils ignorent et sous-estiment (p. 3-4). La première intention est donc pédagogique et littéralement culturelle : faire apparaître aux yeux des juristes français tout ce que le droit comparé recèle d’enjeux et de questionnements théoriques et pratiques.

5On y voit une deuxième intention – essentielle pour tout théoricien comme pour tout comparatiste conséquent – ; celle de produire une réflexion épistémologique. Autrement dit, l’auteur considère qu’il est aussi important pour le théoricien que pour le comparatiste de savoir se situer lui-même dans un univers de discours scientifiques sur le droit. Dans cet ouvrage, Guillaume Tusseau entreprend une épistémologie du droit comparé que le croisement avec la théorie générale du droit fait immanquablement ressortir. Le caractère symétrique du titre de l’ouvrage devrait nous conduire à ajouter « et vice versa » : l’auteur entreprendrait une épistémologie de la théorie générale du droit que le croisement avec le droit comparé ferait immanquablement ressortir. Mais justement, il nous apparaît que cet aspect de l’analyse est moins évident. L’auteur semble plus déterminé à tirer des leçons méthodologiques en direction de la pratique du droit comparé qu’à en tirer à l’usage des théoriciens. Sauf à considérer qu’au bout du compte, les déductions qu’il fait à partir de ses allers-retours entre les deux disciplines leurs sont également applicables. Nous devrions peut-être comprendre que la théorie générale du droit, nécessairement arrimée – on va le voir – à la connaissance de nombreux systèmes juridiques différents, obéit aux mêmes recommandations méthodologiques que tout bon comparatiste devrait suivre.

  • 1 Voir en particulier Marie-Claire Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Economica, 202 (...)

6Il reste que le propos répond à une nécessité devenue de plus en plus criante chez les juristes qui – quoique Français – conviennent que pratiquer le droit comparé en tenant compte de ses présupposés est un atout précieux pour mieux comprendre et expliquer son propre droit et a fortiori le droit de l’autre. Là où nous étions plusieurs à nous lamenter qu’aucune réflexion ne prît au sérieux les préoccupations méthodologiques et les questionnements épistémologiques associés à la pratique du droit comparé1, nous voici soulagés. Que fait-on lorsque l’on compare ? Pourquoi est-ce important de révéler ses présupposés en droit comparé ? En quoi cette attitude réflexive et auto-critique est-elle tout aussi importante pour produire une réflexion d’envergure théorique, au-delà même de la connaissance d’un ou plusieurs droits étrangers ?

7À toutes ces questions, Guillaume Tusseau propose de répondre de manière originale et modeste. Il offre des repères comme on partage une passion ; celle de la logique et de l’enthousiasme théorique. Il y a de l’audace à vouloir résoudre la grande énigme du rapport qui existe entre droit comparé et théorie générale du droit en moins de 100 pages. L’écriture est économe ; la démonstration se veut efficace. Comment caractériser un tel rapport, si ce n’est en concevant un rapport d’utilité logique, autrement dit un rapport causal ? Le droit comparé mène-t-il nécessairement à la théorie générale du droit, et ce, à la suite d’une démarche inductive partant d’un réel observable empiriquement et débouchant sur des abstractions faisant système ? (pp. 13-20). Ou est-ce plutôt l’inverse : la théorie générale du droit permet-elle par une déduction à partir de concepts généraux, indépendants de tout ordre juridique particulier, l’analyse de n’importe quel système juridique ? (pp. 21-36)

8À ces deux interrogations, Guillaume Tusseau répond par la négative en démontrant que l’une comme l’autre voie est une impasse. La démarche inductive ne peut l’être entièrement car on n’observe jamais le droit comme un fait objectif et évident, quasiment naturel. En outre – et c’est la même idée –, l’acte d’observation lui-même suppose des concepts que l’on tient de la théorie du droit et ce, a priori. La démarche déductive repose elle aussi sur un postulat impossible : l’objectivité des concepts de la théorie générale du droit. En conséquence de quoi aucune de ces démarches n’est en mesure de représenter le rapport existant entre droit comparé et théorie générale du droit.

  • 2 Austin J., Larenz.
  • 3 Descartes, Comte et Bernard.
  • 4 Popper, Putnam, Sellars, Bachelard, Dewey, Quine.
  • 5 Lambert.

9Pour rejeter ces options finalement trop idéalistes ou schématiques l’une comme l’autre, Guillaume Tusseau organise des confrontations, nécessairement artificielles, entre représentants typiques de la théorie générale du droit2, représentants typiques de la philosophie positive et rationaliste3, représentants typiques de l’épistémologie des sciences, de la philosophie critique et relativiste4 ; ainsi que, pour finir, avec des représentants typiques du droit comparé « à la française »5. Il s’appuie donc sur des références choisies pour les besoins de sa démonstration sans toujours prévenir que ces représentants sont peut-être dominants – ou l’ont été – mais qu’ils ne sont pas seuls, car habituellement concurrencés par d’autres courants parfois plus récents et moins visibles, mais néanmoins influents. Tusseau lui-même en est d’ailleurs le produit qui, par la critique qu’il articule avec eux, met en doute une vision au fond dépassée et sans plus aucun rapport avec la réalité du travail théorique comme de la comparaison elle-même. C’est la contrepartie d’un texte court qui n’envisage pas de recenser tous les protagonistes de domaines si (trop ?) vastes qui pourtant font l’objet du propos. On regrettera donc un peu la disproportion qui existe entre la considérable ambition de fond de la réflexion et le choix de sa forme, courte. Il en résulte une impression de raccourcis quand bien même les citations sont nombreuses et souvent extensives. L’auteur aime nous faire entendre ces voix que les juristes français entendent et écoutent peu.

10Heureusement, Guillaume Tusseau ne reste pas sur les deux constats d’échec faisant suite à l’exposition des deux démarches, inductive et déductive, appliquées à la mise en relation de la théorie générale du droit et du droit comparé. Il offre une porte de sortie en forme d’« échappatoire » métaméthodologique (p. 37). Là encore, on peut voir dans la mise en perspective logique de la vaine antinomie qu’on propose de résoudre par l’exposé d’une troisième voie, une habileté rhétorique. Plutôt efficace, il faut le reconnaître. Car l’auteur prend soin de présenter sa solution comme une conséquence – logique, toujours – élaborée à partir des défauts précédemment repérés dans chaque option.

11La solution de l’auteur est originale en ce qu’elle se présente comme une martingale au sens d’une solution qui fonctionnerait à tous les coups. Face à une antinomie, c’est-à-dire à des objections symétriques, le mieux est encore d’inventer sa propre voie. De sorte que la solution proposée consiste en gros à inventer en toute circonstance sa propre méthode, la seule qui sera véritablement adaptée à l’objet de sa recherche. C’est ce en quoi consiste semble-t-il la proposition essentielle de Guillaume Tusseau pour qui « l’une des manières de se dégager de […] l’antinomie pourrait consister à recourir à une métaméthodologie d’orientation pragmatiste. Celle-ci permettrait de faire face à la double aporie sur laquelle achoppent l’une et l’autre des deux manières de mettre en relation droit comparé et théorie générale du droit. » (p. 39) Plus précisément, il s’agirait de répondre, en faisant de la théorie du droit ou en comparant les droits, ou en faisant les deux – ce n’est jamais très clair –, à deux objections fondamentales, constantes et inévitables : l’objection gnoséologique (p. 39) et l’objection d’ethnocentrisme (p. 51).

  • 6 Et Tusseau de citer Putnam pour répéter qu’« il est impossible à l’homme de s’extraire de lui-même (...)

12La première objection correspond au défaut essentiel de la démarche inductive qui ne voit pas que la prétention à raisonner à partir du réel est toujours vaine puisque de réel il n’y a pas en dehors de ses représentations. De la même manière, prétendre raisonner à partir de concepts objectifs n’exonère pas de ce que l’on doit aux cas et environnements particuliers dans lesquels ils ont été forgés. D’objectivité donc, il n’y a pas non plus. C’est toute la question de l’ineffaçable auteur de l’observation : l’incontournable point de vue subjectif, puisque, par définition, personne ne peut se prévaloir du point de vue de Dieu6. Cette objection fonctionne à l’égard de la théorie générale du droit qui ne pourrait jamais être vraiment générale et, encore moins, « pure ». Elle fonctionne également à l’égard de la comparaison juridique qui prétend connaître les droits d’un point de vue neutre et objectif.

  • 7 Rorty.
  • 8 Gadamer et Skinner.
  • 9 Assier-Andrieu et Descola.
  • 10 Legrand, Samuel, Valcke, Matthes, Werner, Zimmermann.
  • 11 Frankenberg.

13Vient ensuite une seconde objection qui semble davantage être une déclinaison de la première. Elle correspond au défaut de la démarche déductive qui voudrait que la théorie générale du droit fournisse au droit comparé le langage « neutre et compréhensif » (p. 51) dont il a besoin pour détecter les différences et les ressemblances entre systèmes de droit. Ces déductions de la comparaison le seraient par rapport à un tertium comparationis constitué des concepts dégagés par la théorie juridique, nécessairement détachée de tout système identifiable. Or, là aussi, il ne faut entretenir aucune illusion, ce que l’auteur s’emploie à faire en convoquant les grands noms de la philosophie post-moderne7, de l’herméneutique8 et de la critique anthropologique9. C’est inévitablement le point de vue de la critique culturaliste qui est ici déployé avec précision10 pour insister sur la dimension critique du droit comparé lui-même11.

  • 12 Wittgenstein cité par Tusseau : « ta connaissance de l’esprit en général ne vient que de toi-même » (...)

14C’est le grand mérite de cet ouvrage : nous faire entendre les voix dissidentes par rapport à une vision objectiviste et neutralisante de la théorie et de la comparaison, qui résonnent comme un appel à réinventer complètement les méthodes de la comparaison et, partant, celles de la théorie du droit. Cette réinvention passe manifestement par l’assomption du point de vue subjectif de celui qui compare ; un point de vue délibérément occulté dans les préconisations dominantes jusqu’à ce que s’installent les courants post-modernes, critiques de l’occidentalisme et donc post-coloniaux. Le mérite de cet ouvrage est dès lors de montrer qu’un changement de pied radical méthodologique est non seulement possible mais inévitable en théorie et en droit comparé. Il est même le seul moyen concevable de reprendre contact avec un certain réalisme scientifique informé par le fait incontournable de la subjectivité des scientifiques eux-mêmes et pas seulement celle de ses objets de recherche12. Au-delà, c’est l’occasion de conduire concrètement, pragmatiquement, une œuvre de recherche en théorie et comparaison du droit en ayant conscience des limites de l’entreprise, mais également des enjeux réels de celle-ci.

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Notes

1 Voir en particulier Marie-Claire Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Economica, 2021, 2e éd., Corpus, 483 p. ; Isabelle Boucobza (dir.), Le droit comparé : de la périphérie au centre ?, Colloque des 29 et 30 septembre 2016, Université de La Rochelle.

2 Austin J., Larenz.

3 Descartes, Comte et Bernard.

4 Popper, Putnam, Sellars, Bachelard, Dewey, Quine.

5 Lambert.

6 Et Tusseau de citer Putnam pour répéter qu’« il est impossible à l’homme de s’extraire de lui-même pour adopter sur [les « faits »] le point de vue, totalement extérieur et totalement surplombant, de Dieu », p. 40.

7 Rorty.

8 Gadamer et Skinner.

9 Assier-Andrieu et Descola.

10 Legrand, Samuel, Valcke, Matthes, Werner, Zimmermann.

11 Frankenberg.

12 Wittgenstein cité par Tusseau : « ta connaissance de l’esprit en général ne vient que de toi-même », Ludwig Wittgenstein, Carnets : 1914-1916, Paris, Gallimard, 1997, p. 157.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Charlotte Girard, « Guillaume Tusseau, Droit comparé et théorie générale du droit. Notes sur quelques allers-retours aporétiques »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 20 janvier 2023, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/10601 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.10601

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Auteur

Charlotte Girard

Maîtresse de conférences de droit public HDR, Université Paris Nanterre

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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