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Claire Wrobel, Roman noir, réforme et surveillance en Angleterre (1764-1842)

Anne Rouhette
Référence(s) :

Paris : Classiques Garnier, 2022. 546pp. ISBN : 978-2-406-12379-8

Texte intégral

  • 1 Michel Foucault, « L’œil du pouvoir », entretien avec Jean-Pierre Barou et Michelle Perrot, in Le P (...)

1L’ouvrage de Claire Wrobel s’appuie sur une citation de Michel Foucault qui sert d’épigraphe à l’introduction, selon laquelle « les espaces imaginaires » que sont « les paysages d’Ann Radcliffe […] sont comme la ‘contre-figure’ des transparences et des visibilités qu’on essaie d’établir1 ». Le « on » de cette citation est celui de Jeremy Bentham, que Claire Wrobel propose ici, suivant l’hypothèse foucaldienne, de lire conjointement avec l’œuvre de Radcliffe, parue pour l’essentiel dans les années 1790, afin d’explorer le rapport que le Panoptique entretient avec le roman gothique (p. 14). Les bornes chronologiques de ce livre, 1764 et 1842, correspondent d’une part à la publication de ce qui est considéré comme le premier roman gothique, The Castle of Otranto (Horace Walpole, 1764), et d’autre part à l’ouverture du pénitencier de Pentonville, inspiré des travaux de Bentham et inauguré 10 ans après sa mort. Le propos est mené avec rigueur, précision et conviction tout au long des 492 pages d’un texte qui se lit très bien et s’appuie sur de nombreuses citations toujours pertinentes, traduites pour ce qui est des passages en anglais. Dépourvue de jargon, la langue est soignée, avec peu de coquilles pour un livre de cette longueur, et quelques rares maladresses et répétitions qui n’entachent guère la qualité de l’expression. À une bibliographie bien organisée, l’ouvrage ajoute cinq index utiles, des noms, des œuvres, des notions, des lieux, et des textes et événements historiques.

2Le travail de Claire Wrobel marque un jalon important dans le développement en France des études croisant droit et littérature, études dont elle retrace la genèse et présente un panorama concis au début de l’ouvrage. Le projet, clairement exposé dans une introduction qui est un modèle du genre, fait constamment dialoguer les deux domaines, et au-delà, l’histoire des idées, la politique et la philosophie ; les parties plus particulièrement consacrées à l’un ou à l’autre champ sont aussitôt suivies de rapprochements fertiles. La construction de l’ouvrage en constitue l’un de ses points forts, à l’exception peut-être de la dernière sous-partie, sur laquelle on reviendra plus bas. Tout s’enchaîne d’une façon tout à fait convaincante ; chaque sous-partie s’achève sur un propos récapitulatif qui ouvre logiquement sur la suite, sans nullement donner un aspect scolaire à la progression. Claire Wrobel fait preuve d’un réel souci de guider ses lecteurs dans des labyrinthes gothiques, qu’elle rend aussi lumineux que possible sans en dissimuler les recoins sombres.

3Dans la première partie, « Fondations : Négocier l’héritage gothique dans l’Angleterre des Lumières », Claire Wrobel commence par explorer la richesse polysémique du terme « gothique » dans toutes ses contradictions, ce qui lui permet de proposer une introduction générale au courant littéraire du même nom qui en fait bien ressortir les tensions, de Walpole à Radcliffe en passant par Reeve ou Lewis. Elle poursuit en analysant chez Blackstone la vision de la constitution britannique comme un édifice gothique, ce qui l’amène à étudier les Réflexions de Burke et les réactions que suscita l’ouvrage. L’attention que porte Claire Wrobel à la lettre lui permet de considérer le « gothique » comme source d’une rhétorique et de métaphores (p. 78-95) qui habitent les textes juridiques : « [d]iscours esthétique, historique et juridique sont en effet indissociables », explique-t-elle (p. 95).

  • 2 The Castles of Athlin and Dunbayne (1789), A Sicilian Romance (1790), The Romance of the Forest (17 (...)
  • 3 Victor Sage, Horror Fiction in the Protestant Tradition, New York : Saint Martin’s Press, 1988, p. (...)
  • 4 William Godwin, Enquiry concerning Political Justice [1793], éd. David McCraken, Oxford : Oxford Un (...)

4Dans une deuxième grande sous-partie joliment intitulée « l’Autre du droit anglais », Claire Wrobel étudie le fonctionnement idéologique des différents sens de « gothique » dans les textes de Bentham et de Radcliffe et décrit l’univers des romans gothiques comme un « monde inverse » à l’opposé de la rule of law. Rappelant l’intrigue des romans de Radcliffe2, elle en dégage synthétiquement les points qui permettent de souligner l’« imaginaire légaliste » de la romancière, pour reprendre l’expression de Victor Sage3, ce qui l’amène à considérer le monde gothique, avec ses procès cauchemardesques et ses espaces hors-la-loi, comme le « double inverse de la société anglaise, ou du moins de sa version idéalisée dans le discours patriotique du XVIIIe siècle » (p. 136). Elle s’intéresse ensuite à l’imaginaire gothique qui se dessine dans les écrits de Bentham : dans leur critique de la Common Law, Principles of Penal Law, A Comment on the Commentaries ou A Fragment on Government mobilisent ainsi les mêmes réseaux métaphoriques que les romans de Radcliffe (celui de l’ombre et de la lumière, celui des images architecturales notamment) et font écho entre autres à Godwin, qui dans Political Justice décrit le droit comme un labyrinthe4. La « rhétorique gothique » de Bentham (p. 187), par laquelle il définit les partisans de la Common Law et d’autres comme des obscurantistes en des termes qui les opposent aux Anglais éclairés (catholicisme, superstition, despotisme), est aussi à l’œuvre dans sa dénonciation de la colonie pénitentiaire de Nouvelle-Galles du Sud, dans ses lettres à lord Pelham ou dans A Plea for the Constitution.

5Le dernier temps de cette première partie part de la colonie pénitentiaire australienne pour se tourner plus précisément vers l’étude du système carcéral. Claire Wrobel commence par rappeler l’influence de Foucault sur l’analyse de la réforme carcérale en Grande-Bretagne ; elle met ensuite en parallèle le mouvement réformateur et les romans gothiques pour en révéler toute l’ambiguïté. Si par certains aspects, des romans comme The Italian ou The Monk (Lewis) peuvent être vus comme « complices de l’entreprise de rationalisation de l’espace carcéral » (p. 226), le gothique étant alors « l’allié du projet des réformateurs » (p. 230), d’autres, comme The Mysteries of Udolpho, Saint-Leon (Godwin) ou Melmoth the Wanderer (Maturin), « mettent en évidence le versant obscur des possibilités ouvertes par le régime pénitentiaire […]. Le texte gothique met ainsi en déroute le programme réformateur » (p. 256). La conclusion de cette première partie revient sur un point déjà largement abordé précédemment, celui de l’héritage, question liée à celle de la responsabilité et de la hantise, aussi présente chez les historiens que dans le roman gothique. C’est justement l’héritage de Foucault et de sa vision du Panoptique qui constitue l’un des fils conducteurs suivis par Claire Wrobel dans sa deuxième partie.

6Celle-ci, comme son titre, « Élévations. Le Panoptique en théorie et en fiction », l’indique, travaille plus particulièrement la figure du Panoptique et aborde les thématiques de la surveillance et du complot. Claire Wrobel y présente tout d’abord la théorie pénale de Bentham, à partir de ses écrits sur le Panoptique mais aussi d’autres textes (A View of the Hard Labour Bill et Principles of Penal Law) ; elle y situe le projet panoptique par rapport au contexte de la réforme pénale, en analyse le fonctionnement et met en lumière le fait qu’il s’agit d’un « édifice hanté par la possibilité du complot » (p. 309). Elle lit ensuite le motif du tribunal secret, récurrent dans le roman gothique, comme le double gothique du Panoptique.

  • 5 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : La Transparence et l’obstacle, Paris : Gallimard, 1971.
  • 6 Robert Miles, Ann Radcliffe : The Great Enchantress, Manchester : Manchester University Press, 1995 (...)

7Cela lui permet d’aborder dans une deuxième sous-partie ce qu’elle appelle la « poétique de la conspiration » chez Radcliffe. Claire Wrobel y propose une lecture passionnante de ces romans, qui s’appuie, encore plus qu’ailleurs dans le livre, sur des micro-lectures fines et judicieuses. Elle décrit un environnement romanesque hanté par la conspiration et par le doute, où les personnages, contraints à une constante vigilance, développent une forme de paranoïa comme pratique herméneutique en réaction à un environnement où la surveillance est toujours possible. Le parallèle avec Rousseau, à partir notamment des travaux de Jean Starobinski5, est très bien mené et permet d’analyser une véritable herméneutique du secret ainsi que les différents modes de lecture auxquels celle-ci donne lieu, pour les personnages comme les lecteurs de Radcliffe, sans perdre de vue que cette activité herméneutique peut mener au délire interprétatif. Convoquant en particulier Lavater et sa lecture du visage humain, Claire Wrobel se livre à une étude stimulante des liens entre surface et profondeur avant de passer à l’examen de l’« esthétique de l’incertitude » radcliffienne, empruntant la formule à Robert Miles6 ; elle y travaille en particulier la polysémie du verbe « conspire » en anglais (p. 364), qui s’entend aussi bien dans un sens esthétique que comme synonyme de « comploter ». Cela l’amène à conclure sur « la possibilité d’un commentaire du texte de Radcliffe sur le projet panoptique et ses dangers » (p. 391), alors que la transparence panoptique est présentée comme source de dangers et que l’obscurité peut devenir une protection. La seule transparence positive chez Radcliffe, comme chez Rousseau, est celle des cœurs, encore que cela soit à relativiser, comme le fait Claire Wrobel dans une analyse toujours subtile, qui dépasse les oppositions schématiques.

8La dernière grande sous-partie de l’ouvrage, « Fiction théorique et cryptes de la modernité », cherche à travailler l’articulation entre littérature, philosophie et sciences sociales à partir de la polysémie du terme « fiction », chez Bentham et Radcliffe dans un premier temps, puis en ouvrant sur l’ère moderne et en revenant à Foucault pour terminer. Le lien avec l’actualité et la pertinence de la réflexion sur l’idée de surveillance aujourd’hui sont rendus explicites en conclusion. Ces derniers chapitres basculent nettement du côté de la philosophie et convainquent peut-être moins que le reste de l’ouvrage, pour plusieurs raisons. Quand elle développe et nuance la pensée de Foucault sur le panoptique, la voix de Claire Wrobel semble disparaître, largement remplacée par de très (trop) nombreuses citations du philosophe qui permettent certes de retracer l’évolution de cette pensée et d’examiner « l’écriture même de Foucault » (p. 465), mais s’éloignent considérablement de Bentham et de Radcliffe et de leur époque, et donc du sujet de l’ouvrage. Les passages sur le mot « fiction », qui tentent de mettre en relation les fictions juridiques et la fiction au sens littéraire, n'y parviennent pas totalement, Claire Wrobel reconnaissant elle-même que « fiction » possède un sens bien spécifique dans le cadre juridique ; « si l’on accepte de donner un sens large au mot [« fiction »], alors la fiction littérature peut être envisagée comme un moyen de mettre à l’épreuve un possible en cours », écrit-elle en conclusion (p. 492). La formulation même, avec les modes conditionnel (« si l’on accepte ») et hypothétique (« peut être envisagée ») à la toute fin de la démonstration, révèle la difficulté inhérente au rapprochement entre les deux domaines.

9Car en définitive, l’ouvrage de Claire Wrobel en reste au niveau de l’analogie annoncée par le « comme » dans la citation de Foucault qui ouvre l’introduction, ce dont témoignent les innombrables formules du type « peut-être est-il possible de lire » (p. 255), « [ce passage] peut être mis en relation » (p. 256), « [cette figure] peut être lue » (p. 313), « similaire à » (p. 316), « la possibilité [d’un commentaire de Radcliffe sur le projet panoptique et ses dangers] » (p. 391), alors que lecteurs et critiques sont à la recherche d’une « articulation possible entre gothique et panoptique » (p. 395), ou d’une « possible articulation entre droit et littérature » (p. 426). Ces quelques exemples de tournures récurrentes (je souligne) sont pris volontairement dans la deuxième partie, alors que le rapprochement devrait aller de soi à ce stade. Il ne s’agit pas là de précautions oratoires : oui, il est tout à fait possible de tracer un parallèle entre littérature gothique et projet benthamien, et plus largement entre droit et littérature, et Claire Wrobel le fait ô combien magistralement. Mais où mène ce parallèle ? Que nous apprend-il sur son époque, en quoi peut-il être représentatif de ce changement d’épistémè que Foucault, toujours lui, identifie entre l’âge classique et l’ère moderne dans Les Mots et les choses ?

10S’il manque quelque chose à l’étude de Claire Wrobel, ce serait de replacer encore davantage ses objets dans leur contexte, dans ce « moment culturel » mentionné dans l’introduction (p. 17). Cela permettrait sans doute de les voir non seulement comme un reflet l’un de l’autre, mais comme deux symptômes d’un même phénomène, d’une véritable obsession pour la surveillance et la transparence dans ce moment clé de l’histoire intellectuelle que représente ce tournant entre le XVIIIe et le XIXe siècles, obsession qui apparaît aussi bien dans les livres de conduite pour jeunes filles que dans des romans comme Camilla, de Frances Burney, publié en 1796, la même année que The Monk et deux ans après The Mysteries of Udolpho. Ces deux exemples suggèrent en outre qu’une analyse genrée, esquissée çà et là dans l’ouvrage de Claire Wrobel, qui dépasserait ou problématiserait les considérations traditionnelles sur le caractère « masculin » du droit et « féminin » de la littérature, pourrait se révéler féconde. Il s’agit là davantage d’un léger regret que d’une réserve, étant donné que Roman noir, réforme et surveillance en Angleterre (1764-1842) parcourt déjà un spectre très large. À partir d’un vaste corpus aussi bien littéraire que juridique dont elle maîtrise également la critique, Claire Wrobel aborde des questions essentielles, sur la pensée du pouvoir, du gouvernement, de la politique, sur la dichotomie entre surface et profondeur et les questions épistémologiques que celle-ci soulève à la fin du XVIIIe siècle, mais aussi en filigrane dans notre monde contemporain où la transparence reste une valeur souvent admise sans le recul critique qu’il conviendrait d’observer. Elle le fait avec une finesse, un souci de la nuance et une rigueur remarquables dans un ouvrage qui intéressera spécialistes de droit, de littérature et de la pensée de Michel Foucault.

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Notes

1 Michel Foucault, « L’œil du pouvoir », entretien avec Jean-Pierre Barou et Michelle Perrot, in Le Panoptique, Jeremy Bentham, éd. Jean-Pierre Barou, Paris : Belfond, 1977, p. 18.

2 The Castles of Athlin and Dunbayne (1789), A Sicilian Romance (1790), The Romance of the Forest (1791), The Mysteries of Udolpho (1794), The Italian (1797), Gaston de Blondeville (1826).

3 Victor Sage, Horror Fiction in the Protestant Tradition, New York : Saint Martin’s Press, 1988, p. 33.

4 William Godwin, Enquiry concerning Political Justice [1793], éd. David McCraken, Oxford : Oxford University Press, 1982, p. 274.

5 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : La Transparence et l’obstacle, Paris : Gallimard, 1971.

6 Robert Miles, Ann Radcliffe : The Great Enchantress, Manchester : Manchester University Press, 1995, p. 14.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Rouhette, « Claire Wrobel, Roman noir, réforme et surveillance en Angleterre (1764-1842) »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 30 août 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudes-benthamiennes/10289 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudes-benthamiennes.10289

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Auteur

Anne Rouhette

Université Clermont Auvergne

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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