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Livres

Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie

Paris-Nanterre: Société d’ethnologie, 2008
Speranţa Rǎdulescu
p. 273-275
Référence(s) :

Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie. Paris-Nanterre: Société d’ethnologie, 2008. 230 p., 7 photos, transcriptions musicales, glossaire, CD-Rom encarté.

Texte intégral

1Le titre et le sous-titre du livre annoncent deux thèmes en apparence distincts, dont la corrélation s’affirme pourtant au fil de la lecture: « fabricants d’émotion» et « musique et malice». Le premier énonce une idée à laquelle tout ethnomusicologue pourra souscrire sans réserve: dans la communauté où l’auteur mène ses recherches – et sans doute partout ailleurs – les musiciens professionnels manipulent les émotions de leurs auditeurs en vue d’un bénéfice économique et d’un accroissement de leur prestige. Dans le livre de Victor A. Stoichiţa, l’idée prend cependant une dimension moins évidente qui incite à la réflexion: les musiciens fabriquent des émotions qu’ils ne partagent pas nécessairement. Pour fabriquer les affects « des autres», ils emploient des techniques auxquelles ils recourent aussi, mutatis mutandis, dans d’autres domaines de la vie sociale, y compris au sein de leur propre communauté: la « ruse» et la « malice» (şmecheria, ciorănia), le vol intelligent et subtil de biens immatériels, auquel se réfère la seconde partie du titre.

2Majoritaires dans le pays, les Roumains considèrent que les Rroma sont experts en toutes sortes de ruses et entourloupes, et c’est pour désigner cette capacité qu’ils les qualifient de « malins» (ciorani). Les Rroma musiciens du village Zece Prăjini acceptent le terme mais en inversent le sens, y voyant une qualité. Celle-ci suppose, disent-ils, compréhension, raffinement et agilité d’esprit, et les non-Rroma (les Gaje) y ont difficilement accès. En musique, la ciorănie (« l’astuce victorieuse», comme la qualifie l’auteur à un endroit) se manifeste, entre autres, par l’appropriation habile des syntagmes musicaux en circulation (dont les dimensions et les origines peuvent être des plus diverses), par leur adaptation (pour un instrument, un genre musical, une circonstance…), par leur intégration dans le répertoire propre au musicien et, éventuellement, par la manière dont celui-ci y appose son empreinte personnelle. En d’autres termes, ciorănia est ce que la culture académique nomme le « plagiat» ou le « piratage» de la propriété intellectuelle, qu’elle pénalise en proportion de l’ampleur estimée du préjudice. (J’imagine le désarroi que pourrait susciter la lecture sérieuse de ce livre parmi ceux qui veillent au respect des droits d’auteur!). Les Prăjiniens, qui font peu de cas des dispositions légales en la matière, pensent qu’il y a plusieurs degrés de ciorănie. Celle-ci mérite d’autant plus d’admiration que le musicien est virtuose, que l’objet de son vol est bien choisi, et que sa capacité à le transformer et à l’utiliser est manifeste: « entre les techniques et les émotions, la ruse reste […] un maillon nécessaire» (p. 191).

3Victor A. Stoichiţa parvient au cœur de son objet en l’approchant par cercles interprétatifs de plus en plus serrés. Qui sont les Rroma (histoire, langue, occupations…) ? Comment se voient-ils les uns les autres ? Comment se perçoivent-ils par rapport à la population majoritaire ? D’où viennent les Rroma de Zece Prăjini, pour qui jouent-ils leur musique, comment la jouent-ils, que jouent-ils et que pensent-ils qu’ils jouent ? (chapitre II). Quelles relations professionnelles établissent-ils avec leurs clients roumains ? (chap. III). Et avec leurs clients rroma ? (chap. V). Après quoi, l’auteur aborde les formes musicales elles-mêmes et montre, par des analyses d’une finesse remarquable, la façon dont elles sont constituées et dont peuvent s’insérer dans leurs structures modulaires, des éléments faisant l’objet de la ciorănie (chap. VI, VIII). Se rapprochant toujours davantage du « vol intelligent» et de ses effets, Victor A. Stoichiţa déchiffre ainsi la manière dont les musiciens conçoivent l’appartenance (ma mélodie, celle d’un autre, celle de tous) et l’identité/altérité musicales (la même mélodie vs. une autre mélodie).

4Le livre est provocateur. Il interpelle d’abord par son titre, qui fait penser à la métaphore d’un auteur aux idées étranges et surprenantes. Mais le lecteur constate que le titre est une thèse démontrable, et démontrée même de manière convaincante par la combinaison des arguments historiques, linguistiques, ethnographiques, sociologiques et philosophiques empruntés à la bibliographie, aux observations de terrain et aux analyses musicales de l’auteur. Le propos est soutenu par des « arguments» filmés et/ou enregistrés, judicieusement groupés dans le CD-Rom qui accompagne le livre (33 plages contenant des documents interactifs, audio et vidéo: séquences de production musicale prises en situation, expérimentations, extraits de disques commerciaux). Le tout est passé au filtre des concepts et hypothèses de l’ethnomusicologie la plus récente, à partir de laquelle l’auteur élabore théoriquement son discours.

5Il est surprenant de constater que les incursions de Victor A. Stoichiţa dans l’histoire des Rroma de Zece Prăjini omettent leur passé récent, et notamment les deux dernières décennies. Durant cette période, la vie des villageois, comme celle des Roumains de la région, a subi d’importantes transformations: la situation économique a empiré, le chômage s’est accru, la pauvreté également, une partie des jeunes ont quitté le pays pour chercher du travail en Europe occidentale, l’horizon culturel « national» et local s’est remodelé, les Rroma ont été reconnus comme une minorité et font – du moins en principe – l’objet d’une politique de « discrimination positive», les musiciens Rroma – ceux de Zece Prăjini en particulier – ont trouvé des contrats à l’étranger, ce qui les a incité à accélérer la « modernisation» de leur musique, en dépassant les attentes des paysans de la région, leurs clients habituels… L’auteur considère probablement que les événements de ces dernières décennies n’affectent pas de manière drastique les mécanismes de la ciorănie musicale, qui sont au centre de son attention. Cependant, en analysant cette période historique, il aurait pu montrer de quelle manière les ciorănii se sont adaptées au virage manifeste de la musique prăjinienne vers la « popular music». Les structures musicales ayant changé, les « ruses et malices» concernent désormais des segments plus amples du discours musical, ce dont les conséquences auraient pu être approfondies.

6Le livre de Victor A. Stoichiţa s’attaque à des sujets importants pour l’ethnomusicologie. Il remet notamment en discussion, avec des arguments empruntés à la musique des Prăjiniens, la notion de modèle (chap. VII), la construction modulaire des mélodies (chap. VIII), le rapport entre variation et création et celui entre identité et altérité – en montrant comment ces termes opposés sont en fait reliés par des intermédiaires au statut ambigu (chap. VI) –, le rapport entre pensée et motricité (entre le cerveau qui pense la musique et la main qui la joue), la relation entre imagination et technique instrumentale, l’apprentissage des jeunes musiciens (chap. IX)… Ce chapitre consacré à la formation musicale des enfants et adolescents est d’ailleurs l’un des plus réussis: tous les ethnomusicologues intéressés par ce thème devraient le lire. On y trouve des descriptions techniques, musicales et psychologiques tellement fines et détaillées qu’elles permettent, d’une part, la comparaison de l’apprentissage des enfants du village avec celui d’autres musiciens de tradition orale, et, d’autre part, la compréhension des traits spécifiques à cette tradition particulière (ils sont liés aux instruments à vent et au climat d’émulation qui s’instaure dans une communauté compacte de musiciens comme celle de Zece Prăjini).

7Dans le dernier chapitre, le livre reprend et relie entre elles les principales idées développées, et ce dans une écriture d’une grande virtuosité, qui captive à la manière même dont les malices musicales de ses héros captivent l’auditeur: « La manière dont la rumeur ‹fleurit› le réel – jusqu’à le réinventer, en fin de compte – n’est pas sans rappeler les ‹spéculations› et ‹fructifications› musicales, par lesquelles les musiciens améliorent les melodii existantes, jusqu’à en ‹sortir› de nouvelles. Dans les deux cas, l’imagination commence par un découpage analytique plus ou moins créatif […]» (p. 191). C’est là un échantillon de la conclusion de Fabricants d’émotion, échantillon qui ne peut toutefois être pleinement savouré que dans son contexte d’origine.

8Le livre de Victor A. Stoichiţa est, à mon sens, excellent. Si je l’avais simplement qualifié de « très bon», je n’aurais eu besoin que d’un seul argument, parfaitement juste au demeurant: dans cet ouvrage, l’auteur met en corrélation effective les deux perspectives dont la jonction définit l’ethnomusicologie, tout en ouvrant des pistes de réflexion dans d’autres directions. Mais j’ai dit « excellent», car j’ai estimé que le raffinement de l’écriture illuminait les idées de l’auteur, leur donnant une force accrue de persuasion et – pourquoi pas ? – de séduction.

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Pour citer cet article

Référence papier

Speranţa Rǎdulescu, « Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie »Cahiers d’ethnomusicologie, 22 | 2009, 273-275.

Référence électronique

Speranţa Rǎdulescu, « Victor Alexandre STOICHIŢA : Fabricants d’émotion. Musique et malice dans un village tsigane de Roumanie »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 22 | 2009, mis en ligne le 18 janvier 2012, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/990

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Auteur

Speranţa Rǎdulescu

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