- 1 Voir Bibliographie de Monique Desroches en fin d’entretien.
Monique Desroches est professeure titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Elle est notamment l’auteur de Tambours des Dieux (1996)1 qui correspond à la publication d’une partie de sa thèse consacrée aux Tamouls de la Martinique. Au cours de ses trente années de carrière, elle a effectué des recherches sur divers terrains, dont chacun l’a conduite vers des problématiques distinctes d’où émerge cependant un fil conducteur certain. Les lignes qui suivent montreront les multiples ramifications disciplinaires de sa démarche scientifique. Elle a volontiers accepté de répondre à mes questions qui tentaient de circonscrire tant une personnalité qu’une pensée scientifique. Je l’en remercie et suis d’avance convaincue que son témoignage et ses convictions méthodologiques seront un support de réflexions pour les ethnomusicologues en formation.
N.F.
Photo Isabelle Clément, 2009
Comment es-tu venue à la musique ? Faisait-elle partie de ton environnement familial étant jeune ?
La musique fait partie de ma vie depuis mon enfance. Ma mère était pianiste. Toutefois, refusant de confondre le rôle de mère avec celui de professeur, c’est ma tante maternelle, Emma, qui m’enseigna le piano, ainsi qu’à mon frère et à mes deux sœurs. Lors de ma première leçon, je devais avoir cinq ou six ans. Je pratiquais après les repas et quand ma mère n’était pas à mes côtés, il n’était pas rare qu’elle corrige mes erreurs d’interprétation depuis la cuisine.
Tante Emma donnait ses cours chez nous, la journée du samedi. Nous entendions ainsi les élèves apprendre et répéter, comme nous, le répertoire classique, et aussi buter sur les passages difficiles. On apprenait alors à comparer les différentes interprétations des morceaux exigés par le Conservatoire; on écoutait aussi les corrections, les ajustements. J’ai réalisé bien plus tard combien ce premier contact avec la musique avait aiguisé mon oreille. C’était une sacrée bonne école de l’écoute !
Ce sont là de beaux souvenirs de mon enfance. Je savais que la musique m’était indispensable. Au-delà du répertoire classique, j’ai fait beaucoup d’accompagnement au piano pour des chansonniers (compositeurs-interprètes de chansons) puis, entre 1968 et 1974, j’ai fait partie d’un sextuor, « Les Contretemps», un groupe qui a produit deux microsillons et trois 45 tours, en plus d’une série de concerts, notamment au Canada, aux USA et au Japon, dans le cadre de l’exposition universelle (1970).
Comment as-tu poursuivi tes études ? Je sais que tu as suivi une formation en sciences humaines avant celle en musicologie…
La psychologie m’avait toujours attirée, étant curieuse de comprendre les comportements humains. Mon choix de formation en sciences humaines au niveau collégial (pré-universitaire) s’inscrivait dans la foulée de cet intérêt. Ce programme comprenait des cours en anthropologie, en psychologie, en sociologie. C’est alors que j’ai décidé de poursuivre mes études en psychologie à l’Université de Montréal. Toutefois, le programme du premier cycle de cette formation était très orienté, du moins à cette époque (fin des années 60), vers la psychologie expérimentale et, y trouvant peu de formation en psychologie clinique, qui m’attirait particulièrement, j’ai décidé de réorienter ma formation. C’est à ce moment que je me suis tournée vers des études musicologiques.
Ma vie a de nouveau basculé quand, en 1973, J’ai assisté à une conférence donnée par Simha Arom sur les musiques pygmées à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Je ne savais rien de l’ethnomusicologie; je ne savais même pas que cette discipline existait. Mais j’ai vite compris que cette approche venait merveilleusement faire le pont entre mes deux pôles d’intérêt: la musique et la société. Ce fut une révélation !
Quelques semaines plus tard, devant mon désir d’en savoir plus sur l’ethnomusicologie et sur la recherche de terrain, Jean-Jacques Nattiez me proposa de rejoindre son groupe de recherches sur les musiques des Inuit. Ce premier terrain a constitué le cœur de ma maîtrise. Avec le recul, je réalise combien chacun de mes terrains (Inuit, Antilles et Mascareignes) a façonné ma pensée scientifique, car chacun d’eux est venu poser des questions singulières, qui impliquaient une méthode d’enquête appropriée, un cadre théorique et une démarche d’analyse. Ainsi, lorsque j’étais chez les Inuit en 1976, je me trouvais face à une monoculture, et vivais dans un village qui, dans les années 1970, n’avait pas encore rencontré la modernité. Le chant était monophonique, interprété avec des sources sonores inusitées. Leur tradition musicale ne partageait pas grand chose avec celles présentées lors de la conférence de Simha Arom en 1973: pas de polyrythmie ni de polyphonie. Arriver dans ce désert blanc a constitué un choc, même si je résidais au Québec ! Comme quoi, l’Autre n’est pas toujours à des milliers de kilomètres ! Mon sujet de maîtrise portait sur un bilan critique de ce qui avait été écrit sur leurs musiques. Parallèlement à cette synthèse et à mon travail de terrain, j’ai transcrit des jeux de gorge recueillis par l’équipe de Jean-Jacques sur le terrain, et ce, à temps plein durant une année ! De nouveau, j’écoutais…
- 2 Anthropologue et médecin, professeur à l’Université d’Aix en Provence.
Ma vie a en fait été jalonnée par plusieurs concours de circonstances fortuits, qui m’ont finalement conduite sur des chemins correspondant à mes attentes. C’est ainsi qu’à la fin de ma maîtrise, on me proposa de prendre la responsabilité de la base de recherche de l’Université de Montréal en Martinique. Jean Benoist2, qui dirigeait alors le Centre de recherches à Montréal, avait entendu parler des recherches de l’équipe de Jean-Jacques sur la sémiologie musicale, et il l’a donc contacté au sujet de la direction de la base de recherche du centre en Martinique. Jean-Jacques s’est tourné vers moi, et il ne m’a fallu que quarante-huit heures de réflexion pour accepter cette offre. Ce poste supposait que se greffe à ces fonctions de direction la conduite d’une recherche doctorale. C’était donc tout un contrat !
Tu es ainsi passé brutalement du cru au cuit, si l’on peut dire, ou en tout cas du froid au chaud ! Qu’est-ce que ces deux terrains t’ont apporté en termes d’expérience ?
Le terrain inuit était très complexe comme milieu d’accueil. Je n’avais pas pu enregistrer pour des raisons politiques et conflictuelles avec le gouvernement québécois de l’époque et, comme premier terrain, j’avais trouvé cela très difficile. Il en fut autrement en Martinique. Voilà aujourd’hui trente ans que je suis en « amour» avec cette île. La Martinique a été mon premier « vrai» terrain. La base de recherches caraïbes que j’ai dirigée en 1978-1979 était multidisciplinaire. On y accueillait et hébergeait des chercheurs de toutes disciplines. Leurs recherches portaient sur la Martinique, et je me souviens des retours de terrains à la base, remplis d’échanges riches et féconds.
Dans ce contexte, comment as-tu déterminé ton sujet de recherche pour ta thèse ?
Je suis arrivée à la Martinique au mois d’octobre 1978, en pleine saison des pluies. Il n’y avait aucun chercheur en cette période de l’année, seulement le personnel local (cuisinière, femme de ménage et jardinier). Il a d’abord fallu que je me familiarise avec l’environnement climatique pour vite passer au champ du culturel et du social. Comme la base de recherche était dotée d’un centre de documentation spécialisée sur la Caraïbe, cette saison des pluies m’a permis de prendre connaissance des ouvrages, et même de démarrer un bilan critique de ceux-ci. Puis j’ai commencé à enregistrer des éléments du répertoire local, dont des contes « krik-krak3» et des cantiques de Noël. Mon intention première était de travailler sur la musique créole de la Martinique, sujet sur lequel il y avait très peu d’écrits scientifiques. Je n’avais pas encore de problématique précise, mais je savais que ma tâche ne serait pas facile, devant travailler dans une société récente, née de l’amalgame de plusieurs groupes, et ce à une époque singulière de l’histoire, celle de l’esclavage. Ces conditions m’ont d’ailleurs incitée à recourir à une co-direction: Charles Boilès, professeur d’ethnomusicologie arrivé à la Faculté depuis les USA, saurait m’aiguiller pour le côté musical, et Jean-Claude Muller, anthropologue qui s’intéressait fortement à la musique et aux rituels, pourrait quant à lui me guider sur l’aspect culturel et social.
En février 1979, le directeur du Centre de recherches caraïbes à Montréal, le professeur Jean Benoist, vint en fonction à la Martinique pour une dizaine de jours. C‘était la période du Carnaval, un moment exceptionnel de musiques et de festivités. Mon directeur de thèse était également présent. C’est alors que Jean Benoist me demande pourquoi je ne travaillais pas sur la musique tamoule car, selon lui, aucune étude systématique n’avait encore été menée à son sujet. Intriguée et étonnée de cette absence au chapitre scientifique – je n’avais jusqu’alors trouvé aucun écrit sur leur musique qui aurait pu me mettre sur leur piste – et surprise également de ne pas avoir jusque-là repéré leur présence, j’ai décidé d’en faire l’enjeu majeur de ma recherche doctorale. Ainsi, la quasi-totalité des dimanches entre février et août 1979 (mois de mon retour à Montréal) a été consacrée à des enregistrements des cérémonies rituelles, à des rencontres avec des acteurs centraux des rituels.
Certains s’étonnent parfois, à l’écoute de cette musique redondante et cyclique, de mon intérêt pour ce sujet de recherche. En fait, dès le départ, ce qui a capté mon attention, c’est moins la musique elle-même que ses modalités d’interprétation et d’arrimage au rituel. D’abord au sujet des modalités d’interprétation, j’étais curieuse de comprendre les techniques de jeu de ce tambour joué avec deux baguettes de facture différente, avec une alternance d’aires de frappe et de variations de dynamique. Puis la cérémonie me semblait à plusieurs égards, incompréhensible. Sur la base des enregistrements, j’avais noté différents rythmes, mais leur insertion dans le rituel était énigmatique. J’avais, par exemple, identifié des patrons rythmiques qui me paraissaient similaires, mais accompagnaient des étapes cérémonielles distinctes. Dans ce genre d’impasse, la mise en dialogue entre le terrain et l’analyse s’impose, car le terrain ne peut à lui seul tout révéler, et, j’ajouterai, encore plus dans des contextes rituels où une part du savoir est gardée secrète. Je me suis dès cet instant éloignée du paradigme anthropologique américain qui, dans les années 1980, avait tendance à privilégier la parole autochtone au détriment de l’analyse externe. Nous avons aujourd’hui, et fort heureusement, dépassé cette vision pour parler désormais de dialogue ou de discours partagé. De là est née la notion de « co-auteur» chère à Clifford et Marcus dans leur livre Writing Culture (1986).
Comment as-tu alors procédé pour résoudre ton énigme ?
- 4 Society for Ethnomusicology (USA).
J’ai eu envie de mettre quelques-uns des musiciens de mes rituels à l’épreuve. J’ai donc procédé à des étapes d’expérimentation en me concentrant sur les patrons rythmiques inventoriés. Ce sont d’ailleurs ces premières expérimentations que j’ai présentées au colloque de la SEM4 à Montréal en 1979 et qui a donné lieu à ma première publication sur les analyses de ces battements de tambour (Desroches 1980). J’ai opéré un montage sonore afin de savoir si les informateurs reconnaissaient les rythmes lorsqu’ils étaient mis expressément dans un ordre différent. L’objectif était de savoir si, malgré ce désordre de présentation, ils allaient ou non reconnaître les phases cérémonielles à l’écoute des battements de tambours… et ils ont fait cette correspondance. Il s’est toutefois avéré que quatre rythmes que je considérais différents renvoyaient pour eux à des phases cérémonielles distinctes, mais aussi à un même signifié, celui d’une divinité. Ce problème m’a particulièrement interpellée. Comment se faisait-il qu’à des signaux différents, les tambourineurs, avec assurance, procédaient en même temps à des renvois symboliques différents (phases) et similaires (divinité) ? J’étais face à une véritable polysémie, mais ne pouvait décoder cette démultiplication référentielle. Cela allait devenir l’enjeu majeur de la recherche.
Tu as ensuite tenté d’établir les rapports entre musical et symbolique; comment cela ?
Précisément. J’ai alors volontairement ignoré l’aspect extramusical pour ne travailler que sur la matière sonore. Cette étape étique a consisté en des transcriptions rythmiques et des études acoustiques des paramètres performanciels des battements. Elle était pour moi fondamentale car je cherchais à mettre en exergue les éléments significatifs de la pratique dans le processus d’attribution symbolique. Ce qui m’a permis en 1981 de confirmer l’importance de ces aspects performanciels dans la dynamique référentielle: les divinités répondaient bien à la conjugaison d’une série d’éléments comme un coup particulier de baguettes, une aire spécifique du tambour, une dynamique…
Le début des années 1980 (1981-1983) fut aussi une étape importante de ma vie car je me suis rendue au SOAS (School of Oriental and African Studies) de l’Université de Londres pour travailler avec des chercheurs de grand renom sur certains aspects de ma thèse. Je pense ici à Richard Widdess, spécialiste des musiques classiques indiennes et à Owen Wright directeur du Center of Music du SOAS et théoricien de la musique. Les échanges et participations aux séminaires de ces professeurs ont permis des mises en perspective intéressantes aux plans théorique et méthodologique.
Ta première expérience en Martinique a été très riche. Peut-on dire qu’elle allait désormais contribuer à orienter plus généralement tes méthodes d’approches en ethnomusicologie ?
Cette question est fondamentale. Revenons un peu au contexte. La Martinique est une île dont l’histoire est liée à la traite des Noirs. On y détecte encore de nos jours des traces palpables de cette blessure causée par des siècles d’esclavage, qui ont conduit à des perceptions et des représentations de soi complexes. Les pratiques d’origine africaine, considérées alors par les colons blancs comme inférieures, et surtout comme susceptibles de favoriser des regroupements indésirables d’individus, ont été refoulées mais sont restées vivantes, bien que, parfois encore, marginales et méprisées par certains. La culture est ainsi empreinte de ce sentiment à la fois de rejet et de désir de valorisation, et qui s’est complexifiée avec l’arrivée des Tamouls au milieu du XIXe siècle. L’ethnomusicologue ne travaille pas que sur un objet, il travaille aussi sur les perceptions de cet objet.
Quand on travaille dans un milieu pluriethnique, on ne peut procéder de la même manière que lorsqu’on est dans un milieu homogène comme celui des Inuit. Il faut adopter des méthodes en harmonie avec le terrain. Plus je travaille dans les sociétés créoles, plus je considère la culture créole comme un point de départ et non comme un point d’arrivée. Il faut cesser de voir les Créoles comme des pseudo-Africains ou des pseudo-Français. Ce n’est d’ailleurs pas ainsi qu’ils se définissent. Comme l’a déjà si bien dit le chercheur québecois Gérard Bouchard, le Nouveau-Monde a une genèse qui lui est propre (Bouchard 2000). Les Créoles vivent dans un contexte qui n’est ni celui de l‘Europe, ni celui de l’Afrique.
Dans une même perspective, tu as ensuite poursuivi tes recherches sur les Tamouls à l’île de la Réunion ?
Pour mon post-doctorat, en effet, même si les musiques créoles continuaient à m’intéresser. Le passage de la Martinique à la Réunion a aussi été une découverte. Il y avait plus de littérature sur les Tamouls de la Réunion; Jean Benoist étant parmi ceux qui ont contribué à la connaissance de ce milieu. Mon intention était alors de mettre en comparaison les éléments des sacrifices rituels de la Martinique avec ceux de la Réunion, d’en saisir les continuités et les changements et de procéder à d’éventuelles modélisations du langage tambouriné. Ces Tamouls étant aussi géographiquement plus proches de l’Inde, je pouvais peut-être y trouver des passerelles tangibles entre les traditions d’origine et celles implantées dans cette île.
J’arrivai donc à la Réunion en 1987. Premier étonnement: je crois arriver en Inde… J’y vois des femmes en sari, de nombreux restaurants indiens, des temples colorés… Les Tamouls étaient aussi plus nombreux qu’à la Martinique et, conséquemment, plus visibles. Mes premières semaines ont vite révélé une société très structurée avec des temples urbains fastueux et magnifiquement décorés, mais aussi des temples ruraux plus humbles à proximité des plantations qui, eux, me ramenaient à la Martinique. J’y ai aussi découvert des cérémonies et des musiques très différentes de celles que j’avais entendues en Martinique. Dans les milieux ruraux, seules quelques cérémonies (Fête de Kali, Marche sur le feu) présentaient des similitudes avec les sacrifices sanglants des Antilles notamment par le recours aux tambours tapou, appelés parfois à la Réunion tambours malbar. Toutefois, les milieux urbains, les bourgs réunionnais étaient animés par des types de cérémonies et de musiques nouvelles pour moi. Là, aucun sacrifice animal et aucun tapou.
Comment as-tu alors abordé ce nouveau terrain ? Dans un esprit comparatif ? Y parlais-tu de ton expérience en Martinique ?
J’ai tenté de leur parler le plus clairement possible, d’être « transparente», comme je le prône à mes étudiants. Les gens des milieux ruraux avec qui je suis d’abord entrée en contact m’ont invitée à participer à la fête de Kali et aux sacrifices d’animaux qui, chez eux, prenaient des proportions gigantesques. Il y avait des immolations de plus d’une quarantaine de moutons, une dizaine de sacrificateurs et partout gisait du sang sur le sol… J’étais là dans une Inde du XIXe siècle, finalement assez proche de celle que j’avais connue en Martinique.
Quand, un peu plus tard, j’ai découvert les musiques sophistiquées des temples urbains, sans transe ni immolation animale, je me suis demandée comment, dans une aussi petite île, des gens issus d’une même Inde villageoise du XIXe siècle vivaient côte à côte dans des univers religieux et musicaux aussi différents. Qu’est-ce qui avait donc pu engendrer ces changements de valeurs et de comportements ?
Si mon intention première était de faire une comparaison entre les deux îles (Martinique et Réunion), j’ai vite opté pour une comparaison, sur le territoire même de la Réunion, entre espace rural et espace urbain. La problématique que le terrain me posait s’inscrivait dans la foulée de ce qu’est pour moi l’essence même de l’ethnomusicologie: tenter de comprendre pourquoi telles personnes jouent tel type de musique dans telle circonstance.
Fig. 1. Accompagnement musical, tambours tapou, Martinique, 1980.
Fig. 2. Répétition de hautbois et molon, Musique cérémonielle, La réunion, 1988.
Est-ce qu’ils donnent des références toujours reliées à leur pays d’origine, ou se sont-ils créé une identité insulaire ?
Quand on demande aux Indiens des milieux ruraux quelles sont leurs racines, ils répondent que leur vraie Inde, leur authenticité, leur filiation, c’est l’Inde villageoise de leurs ancêtres. Le tapou, le sacrifice animal, la transe, sont leur culture et leur religion. La réponse est tout autre dans les temples érigés dans les bourgs. Pour ces derniers, leur Inde est moderne, brahmanique, végétarienne, une Inde en harmonie avec leur nouveau statut socio-économique et les valeurs qui y sont associées. Chacun des groupes s’est ainsi recréé une identité culturelle spécifique, en se donnant des marques distinctives au chapitre religieux et musical.
Des conséquences directes de la diaspora et de l’insertion dans des milieux distincts…
C’est un fait connu en sciences sociales que la migration et la diaspora connaissent des parcours culturels, linguistiques et musicaux distincts de ceux des milieux d’origine. Car au terme de la migration, le groupe répond aux conditions du nouveau milieu. Certains éléments d’origine peuvent être considérés d’une autre manière et parfois même revêtir un caractère emblématique. C’est le cas du tapou des Antilles et de la Réunion, qui est devenu l’emblème de la « malbarité indienne» (une philosophie propre aux des sacrifices rituels des plantations), alors qu’en Inde, cet instrument a quasiment disparu des milieux ruraux. Ainsi, des éléments désuets du milieu d’origine peuvent connaître en diaspora, une forme de revivalisme.
Tu as donc pu comprendre les différences musicales en les mettant en relation avec l’analyse du contexte…
Cette expérience m’a obligée à sortir de la seule logique du langage musical pour placer la musique dans la foulée d’une pratique sociale. Les Indiens « se disent», se révèlent publiquement à travers leur musique rituelle. Si Austin a écrit ce merveilleux livre, Quand dire c’est faire (1970 [1962]), on pourrait ici émettre la proposition inverse et dire: « quand faire, c’est dire».
Sans doute as-tu opéré tout naturellement une analyse dialectique systématique entre les deux ?
Oui, je crois beaucoup en cette dialectique. Entre les deux espaces réunionnais par exemple, il me paraissait intéressant de comprendre comment chacun des deux groupes pouvait organiser une certaine cohérence interne. Il était par exemple normal de retrouver en milieu rural des sacrifices d’animaux avec des rituels de transe. Dans ce cas, le tambour tapou est l’instrument de prédilection de ces espaces socioreligieux. Par contre en milieu urbain, où l’on rejette, voire interdit la transe et les sacrifices animaux, la musique revêt un tout autre caractère et s’appuie sur des répertoires différents, utilise d’autres instruments. La relation à la musique est tout autre. La cohérence commande que, si l’on pratique un rituel de possession et de transe, c’est le tapou qui doit être au cœur du rituel. En milieu urbain, ce sera plutôt l’harmonium et les tabla que l’on entendra. Le jour où je verrai un harmonium dans un rituel de transe, ce sera le signal d’une transition importante, le début d’un changement de paradigme… quelque chose sera en train de se passer. J’ai par la suite exploré cette question en dialoguant avec Jean Benoist, ce qui a conduit à une publication conjointe en 1997.
Pour poursuivre sur les méthodes d’approche en ethnomusicologie, comment analyses-tu ta propre pratique par rapport à une tradition européenne ou étasunienne, voire par rapport à l’ethnomusicologie canadienne, hors Québec ? Penses-tu qu’elle soit à la croisée de plusieurs traditions, à l’image du Québec où tu es née ?
Remontons à l’origine de notre discipline. On sait que, vers la fin du XIXe siècle, se pratiquait en Europe la musicologie comparée. Cela signifiait que les connaissances musicales des pays lointains émanaient des collectes d’objets musicaux et d’enregistrements sur cylindres. Le fruit de ces collectes était donné à des spécialistes musicologues qui en faisaient l’analyse, sans toutefois avoir participé à la démarche de terrain. Les analyses étaient menées sur la base du savoir musical occidental. On peut imaginer les biais perceptuels et conceptuels d’une telle approche. L’objectif majeur de ces chercheurs était de trouver d’éventuels universaux. On situe aux environs de 1925 la naissance d’un autre courant aux USA, celui de l’anthropologie de la musique. Là, l’approche est différente. D’abord l’Autre est un voisin, l’Amérindien. Cette proximité favorise des terrains fréquents et prolongés. Le chercheur est aussi celui qui fait la collecte. Alan Merriam, figure marquante de ce courant, a proposé un modèle tripartite qui demeure à mon avis toujours valable, celui de l’analyse du son, du discours sur la musique et du comportement. En 1959, l’apparition du terme ethnomusicology aux USA contribue à développer une intégration dynamique des niveaux ethnologique/anthropologique et musicologique. Par la suite, l’école européenne issue de la musicologie comparée a reproché à certains disciples de l’école américaine de privilégier un niveau, celui du social, au détriment du musical, et réciproquement les chercheurs américains reprochaient aux Européens de trop ignorer le social. L’histoire du Québec est différente de celle de la France. Nous n’avons pas eu de colonies, et la création du Canada avec ses dix provinces ne remonte qu’à 1867. Nous faisons partie du Nouveau Monde. Le courant de la musicologie comparée s’est moins implanté et, comme les Américains, nous avons travaillé dès le début avec les populations autochtones (Inuit, Amérindiens), ce qui a facilité des séjours prolongés chez cet Autre de proximité. Par contre, si nous nous inspirons du courant de l’anthropologie de la musique, cela ne signifie pas, du moins pour moi, de tourner le dos aux dimensions musicales. Je prône toujours une approche dynamique entre les deux niveaux, et ce dans une démarche circulaire et non linéaire. L’enjeu de notre discipline, outre le plaisir de la découverte de systèmes musicaux, est de comprendre les modalités d’insertion musicale dans le social.
Penses-tu être à la charnière de ces deux pratiques, américaine et européenne ? Il me semble comprendre, au travers de tes approches, que tu as pu bénéficier des apports de l’une et de l’autre.
Lorsque je repense à ma thèse, elle était co-dirigée par un Suisse (Jean-Claude Muller) et un Américain (Charles Boilès). J’ai aussi travaillé au sein du groupe de sémiologie musicale axé sur la musique des Inuit. Ce groupe était dirigé par le musicologue d’origine française Jean-Jacques Nattiez. Par la suite, j’ai travaillé au Centre de recherches caraïbes avec l’anthropologue Jean Benoist, également d’origine française. J’ai entre temps effectué un séjour de deux années à l’Université de Londres (SOAS), où j’ai côtoyé des ethnomusicologues reliés à leurs aires culturelles par le truchement de la musique. La proximité géographique des USA a facilité les participations aux colloques de la SEM. Enfin, ma culture francophone m’a incitée naturellement à participer aux travaux de la SFE (Société française d’ethnomusicologie). J’ai ainsi été imprégnée de plusieurs courants de pensée; ces apports pluridisciplinaires et transcontinentaux sont sans aucun doute aujourd’hui au cœur de ma démarche.
À travers le parcours que tu évoques, tu sembles être davantage venue à l’ethnomusicologie par le terrain que par toutes les lectures européennes ou américaines que tu avais pu faire… Ta réflexion est ancrée dans le terrain et, me semble-t-il, tu as eu l’occasion de tester des méthodes de travail in situ avant d’y repenser d’un point de vue plus théorique…
Alors que ma formation théorique première était purement musicologique, j’ai appris l’ethnomusicologie par et sur le terrain. En 1974, à mon arrivée à la Faculté de musique comme étudiante, il n’y avait pas de programme de maîtrise en ethnomusicologie. Les enseignements ont démarré avec la venue de Charles Boilès en 1975-1976. Jean-Jacques Nattiez était chargé des séminaires de sémiologie musicale, axés notamment sur l’application du modèle sémiologique à des corpus de tradition orale. Ma présence au sein du Centre de recherches caraïbes où se trouvaient des chercheurs de plusieurs disciplines mus par un intérêt commun, l’aire caraïbe, a permis des regards croisés sur un même objet. Cela fut un moment important de ma formation, surtout au niveau de l’interrogation et de l’analyse du terrain. Forte de ces expériences, on comprendra que mon regard ne pouvait se porter que sur le musical. J’avais compris l’importance de maîtriser les outils de l’analyse anthropologique en conjugaison avec ceux de la musicologie et de la sémiologie. C’est d’ailleurs dans ce croisement des méthodes anthropologiques et musicologiques que je vois la définition de l’ethnomusicologie, conception qui en fait une discipline à part entière, distincte de la musicologie.
Tu évoques des rencontres… Quelles sont les personnalités scientifiques qui t’ont particulièrement marquée ?
Je parlais précédemment de mes professeurs en musique, Charles Boilès et Jean-Jacques Nattiez. Ces deux personnes m’ont sûrement beaucoup influencée et guidée dans mon apprentissage de la discipline. Je ne dirais pas que j’ai été plus marquée par l’un que par l’autre. Charles Boilès orientait les étudiants vers l’anthropologie américaine, alors que Jean-Jacques Nattiez et Jean-Claude Muller proposaient des lectures d’auteurs européens. Puis, la rencontre avec Jean Benoist a marqué fortement le parcours de mes recherches sur les Tamouls. Elle a surtout permis la mise en place d’un dialogue fécond entre nous, qui a d’ailleurs conduit à plusieurs publications conjointes. Les grands auteurs américains des années 1970 et 80 ont, à leur tour, modelé ma pensée. Je pense ici à Merriam, à Nettl, Seeger, Feld, etc. En Europe, je citerais les incontournables Arom, Blacking et Lortat-Jacob. Au chapitre de l’esthétique, la collaboration avec ma collègue Ghyslaine Guertin m’a aussi permis des rencontres fortes, comme celle de Jean-Marie Schaeffer. J’apprécie beaucoup aussi les écrits de During, Keil, Aubert et Qureshi.
En partant de ta propre expérience, quel serait pour toi le plus important à transmettre aux jeunes générations d’ethnomusicologues ?
Je leur dirais d’observer et de noter rigoureusement ce qui se passe autour d’eux à travers la musique, et ce dans le plus grand respect des autres. Je parlerais aussi certainement de l’importance d’instaurer une « mise en dialogue», celle entre le chercheur et cet « autre» dont parle Geertz (1973). Mais ce dialogue se situe aussi à un autre différent: le métalangage doit compléter ce que les gens veulent bien dire de leur propre musique. Tout n’est pas dit sur le terrain, et le rôle de l’analyse est d’aller chercher cette autre réalité non verbalisée. C’est un niveau différent, plus abstrait, de mise en dialogue avec deux types de discours. De cette étape naîtra une interrogation, une énigme, une problématique. Pour moi, il n’y a pas une recette de terrain, une façon de faire de l’ethnomusicologie car tout découle du terrain qui, lui, est singulier. La méthode doit répondre à une pertinence dont la portée est à la fois culturelle et scientifique.
Fig. 3. Avec un trio de luths kabosy, Madagascar, 1999.
Tu attaches une attention particulière à l’individu sur le terrain. Comment envisages-tu le passage de l’individuel au collectif dans la description et l’interprétation que l’on fait d’un terrain ?
C’est plus ou moins facile selon les terrains. Il y a des cultures plus collectives que d’autres: c’est le cas du rituel sur lequel je travaillais en Martinique, où il n’y a pas beaucoup d’improvisation possible. Néanmoins, il m’apparaît que la prise en charge de la singularité a trop souvent été occultée dans notre discipline. Combien d’ouvrages portent encore le titre très vaste, trop vaste d’ailleurs, de « musique africaine» ou « musique vietnamienne» ! Non seulement ces titres n’ont pas de sens au plan stylistique, ils illustrent bien cette mise au rancart de la prise en charge du musicien, de sa place et de son rôle dans l’analyse. L’ethnomusicologie contemporaine commence à peine à intégrer cette part d’interprétation individuelle des pratiques dans ses recherches.
La question identitaire est aussi l’un des sujets qui te passionne depuis le début de tes recherches en ethnomusicologie. Est-ce un fil rouge particulier pour toi ?
Oui, on peut le dire ainsi. Ce qui m’intéresse est le processus, celui de la construction identitaire à travers la musique. Aujourd’hui, je parle néanmoins de construction identitaire en termes de « signature». Je considère en effet qu’il existe des pratiques distinctives, celles qu’un individu ou un groupe d’individus construit en vue de se positionner par rapport à d’autres dans un champ particulier. En ce sens, les pratiques musicales m’apparaissent comme de véritables « stratégies de distinction», au sens où l’entend Bourdieu (2002). La comparaison avec la signature écrite va éclairer mon propos. Remarquez par exemple combien votre signature s’est transformée au gré des années, combien aussi elle est la marque de votre culture d’appartenance, la signature d’un Français n’a par exemple rien à voir avec celle d’un Québécois. Cette trace visible est, par sa calligraphie, la marque tangible de votre personnalité, mobile et dynamique. La signature autorise ainsi des mutations de forme et de présentation qui reflètent non seulement la personnalité de son auteur, mais aussi le profil particulier du social. Il en va de même pour la signature musicale. Au chapitre de la singularité, la question centrale demeure celle-ci: pourquoi cette personne – ou ce groupe de personnes – joue-t-elle cette musique, de cette façon dans ces circonstances ?
Cela nécessite une conception dynamique de l’analyse du fait musical: la musique, ce que les gens en font et pourquoi, selon les contextes et les interrelations qui prévalent entre les gens.
Exactement. On est dans une musique habitée, incarnée. Toute cette « épaisseur» échappe bien souvent aux études musicologiques, et cette démarche est au cœur de l’ethnomusicologie. C’est pourquoi je prône la conservation du vocable « ethnomusicologie». Les objectifs et les méthodes de découverte ne sont pas les mêmes entre les deux disciplines.
Parlons donc plus concrètement de l’analyse. Tu as développé un modèle d’analyse que tu as « tripartisé»: objet-processus-enjeu. Comment l’as-tu développé et à quoi renvoient ses trois volets ?
Un des traits dominants du phénomène musical des sociétés créoles est son adaptation, son renouvellement, son dynamisme. Le définir sur la seule base de son rattachement ou de sa filiation à des pratiques ancestrales équivaudrait à concevoir cette musique comme un avatar de musiques africaines ou européennes. Cette vision par trop statique ne traduit nullement ce qui se passe dans ces sociétés. Les Antillais ont, malgré les interdits qui prévalaient à la période esclavagiste, puisé dans les traditions de leurs ancêtres, et aussi dans celles de leurs maîtres, les Français. L’emprunt et la réinterprétation des sources est la base de cette culture métisse. Je me plais souvent à dire qu’un pur Créole est un impur. Qu’est-ce qui préside à la sélection des choix, des paramètres musicaux, esthétiques, stylistiques; comment sont-ils réinterprétés en milieu créole, et au nom de qui et de quoi ces sélections se sont-elles opérées ? Dans ces apports multiples, comment parler de cadre référentiel originel ?
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai scindé l’approche en trois pôles: l’objet, c’est-à-dire les dimensions purement musicales de la pratique (échelles, harmonies, instruments…); les processus, soit les modalités d’interprétation de l’objet (timbre, chorégraphie, déroulement, modalités de transmission…) et enfin l’enjeu, ce qui préside au choix des modalités précises de réalisation, un niveau d’analyse qui renvoie au « pourquoi». Ce sont là trois moments de la recherche qui ne sont pas linéaires, mais dynamiques.
Le terrain réunionnais m’a montré la pertinence de cette approche. Ainsi en milieu urbain, lorsque les musiciens des temples urbains jouent de l’harmonium ou des tabla, ils viennent montrer par ce choix instrumental leur volonté de se démarquer (la stratégie distinctive dont j’ai parlé antérieurement) de la culture sacrificielle des milieux ruraux à laquelle ils appartenaient antérieurement. La musique agit comme un marqueur social fort. Cet exemple illustre la construction récente d’un patrimoine auquel les membres d’un groupe se rallient désormais. L’analyse du corpus en trois moments, « objet, processus et enjeu» m’a aidée à saisir ce qui se passait.
Depuis ma dernière année sabbatique en 2005, je mène une recherche qui m’interpellait depuis mes tout premiers terrains en Martinique: la musique en milieu touristique: comment on se présente et se représente à l’autre, et pourquoi on le fait ainsi. J’ai toujours été intriguée par le contenu des spectacles pour touristes, ce qui m’a conduite à mettre sur pied en 2006 une équipe pluridisciplinaire sur ce thème, que je co-dirige maintenant avec toi. Là aussi, mon approche tripartite s’avère féconde dans la mise en exergue de ce qui se passe dans la mise en tourisme des traditions musicales. Ce projet me permet par ailleurs d’intégrer de façon systématique les paramètres performanciels dans l’analyse: chorégraphie, gestuelle, apprentissage, sélection des répertoires, types d’interaction avec le public, modalités d’interprétation vocales, etc. De plus, les musiques touristiques mettent en scène non seulement les modalités de représentation de soi à l’autre, mais aussi celles de soi à soi car le public est aussi local. Elles constituent des enjeux, voire de nouveaux lieux que l’ethnomusicologie contemporaine a plutôt négligés jusqu’ici.
Pour revenir au modèle d’analyse, je ne crois pas qu’il y ait un modèle susceptible de répondre adéquatement à toutes les situations ou énigmes du terrain. On doit d’ailleurs souvent recourir à plusieurs modèles lors d’une recherche. Dans mon cas, mes premières connaissances du langage tambouriné des cérémonies tamoules à la Martinique ont pu être mises en lumière grâce au modèle sémiologique. Par la suite, mes recherches sur les Tamouls de la Réunion ont fait davantage intervenir des théories et des méthodes issues des sciences sociales, alors que le projet actuel sur les musiques touristiques fait notamment intervenir le modèle tripartite que je viens de présenter, en plus d’axer les analyses sur les paramètres performanciels.
Dans mon cours d’« Introduction à l’ethnomusicologie», je présente ce modèle parmi une douzaine d’autres, dont ceux d’Arom, de Blacking, de Merriam, de Rice, de Qureshi…
Fig. 4. Arc musical bobre, Daniel Waro, La Réunion, 1991.
Quel que soit le modèle qui serait adéquat, tu as toujours pour objectif de dynamiser et d’analyser réciproquement les rapports entre la musique et le contexte…
En fait, je procède à une dialectique permanente entre les deux. Car j’ai la ferme conviction que le social n’est pas périphérique à la musique, qu’il n’est pas de la « non-musique». La musique est aussi sociale. On ne peut séparer les deux pôles, et encore moins placer un des pôles hiérarchiquement au-dessus de l’autre. Les deux se font écho, et c’est ce que je tente de démontrer dans mes analyses.
Le modèle d’analyse que tu as développé est susceptible de s’appliquer à beaucoup de terrains…
Oui, je le pense. La question du « pourquoi» peut être aussi bien l’interrogation de départ que celle de l’analyse. Les trois grands axes (objet-processus-enjeu) correspondent à des points de vue posés à différents moments de la démarche. Ce modèle n’est pas articulatoire comme l’est la sémiologie. Par conséquent, on peut greffer sur chacun de ces axes une méthode d’analyse spécifique. Cela peut être la mise en paradigme ou celle de Titon et Slobin (1992), qui approchent la musique en tant que culture (Music as Culture). Chez ces derniers, c’est la pensée musicale qui précède la pratique. Cela me rappelle la phrase de Lomax: « on fait de la musique comme on mange», une continuité dans la façon de voir le monde, de faire de la musique, de penser la vie, d’organiser l’espace. Cela implique d’analyser la musique dans un contexte beaucoup plus vaste que celui de la seule systématique musicale pour l’ancrer dans ce vaste système de pensée globale.
Même si la musique détient un caractère autoréférentiel, on peut selon toi retenir l’idée d’une homologie entre le contexte et la musique en termes de logiques de construction, de conception et d’interdépendance…
Je ne sais pas si on doit parler ici d’homologie entre les deux espaces. La proposition de Lee Drummond (1980) − celle de la théorie des intersystèmes − parle plutôt d’un continuum culturel que d’homologie de formes ou de structures. On atteint les modes de penser le monde, la philosophie du sonore, une conception sans doute proche de ce qu’Arom (1982) appelle la symbolique générale. C’est dans cet esprit que j’aborde la pratique musicale, c’est-à-dire, indissociable du social.
Si l’on revient à l’objet – la musique – et à un modèle d’approche dynamique, on devrait mettre l’accent sur l’analyse de la musique comme « performance», ainsi que tu l’as proposé dans tes travaux ?
À mon sens, oui, et c’est pour cela que le mot « performance» est si important. L’analyse est alors ancrée non seulement dans des structures formelles, mais aussi dans des modalités de réalisation. Le timbre correspond notamment à un paramètre performanciel. Blacking, dans Le sens musical (1980), a exprimé en d’autres mots ce que je dis maintenant. Il ne renonce pas à l’analyse de la musique comme objet, mais il ancre ce dernier dans la pratique. C’est d’ailleurs là que le mot « interprète» prend tout son sens: c’est lui aussi qui donne une signature à l’œuvre, à l’objet musical.
Peut-on dire, selon les circonstances et leur pertinence, que tous les paramètres musicaux peuvent devenir performanciels ?
D’une certaine façon oui, pour autant que l’on élargisse « l’objet» à la façon de se l’approprier. La relation entre l’objet et le sujet, est pour moi capitale. Prenons un livre de recette, par exemple. La partition peut s’apparenter à ce livre qui n’a pas encore été approprié par une personne. Au bout du compte, personne ne réalisera la recette de façon identique. Ce qui m’intéresse, c’est le parcours entre la recette et le plat, sans oublier les critères d’appréciation du goûteur.
Ce sont donc les conduites sur lesquelles tu te focalises ?
Oui, sur les conduites et habitudes d’écoute autant que sur les stratégies de production de l’objet. Un article écrit conjointement avec ma collègue philosophe Ghyslaine Guertin (1997b) présente une approche des principes esthétiques sur la base des points de vue de celui qui émet le jugement de valeur. Le pôle de la réception d’où émanent les conduites d’écoute, est appelé pôle de l’attentionnalité, et celui de la production, de l’intentionnalité; il y a bien sûr interdépendance entre ces deux pôles.
Lorsque tu donnes des exemples, tu procèdes beaucoup par comparaison. Je voudrais revenir sur ce thème de la comparaison. En ethnomusicologie, beaucoup d’études ont produit des monographies géographiquement et culturellement très délimitées. Ne devrait-on pas désormais − et bien que les problématiques qui nous conduiraient vers une telle démarche aient toujours existé – systématiser les approches comparatives ?
Cette question est importante. Notre discipline nous oblige d’abord à nous ancrer sur une aire culturelle spécifique pour saisir et espérer maîtriser la complexité des pratiques et aussi leur inscription sociale et culturelle. A fortiori, si on veut comparer des cultures entre elles, la tâche devient très exigeante et la démarche commande alors la plus grande prudence. Pour ma part, les seules comparaisons que je me suis autorisée sont celles de la créolité musicale et celle de la musique tamoule entre deux régions que je connaissais bien, la Martinique et la Réunion. Mais la comparaison n’est pas qu’entre aires géographiques. Elle est aussi entre des périodes historiques, temporelles, puisque nous travaillons sur le temps long. Dans des récents articles, j’ai appelé ce regard diachronique, temporalité musicale (2006, 2007).
La créolité a constitué une sorte de fil rouge dans tes recherches; elle t’a conduite notamment à t’interroger sur l’identité et l’authenticité. Tout à l’heure, tu as parlé d’esthétique. Est-ce que l’on peut considérer que ce thème constitue aussi un pôle particulier de tes recherches ?
Au sujet des conduites d’écoute et de l’authenticité surtout, et non simplement au niveau du beau. La question de l’authenticité, qui relève de l’esthétique en tant que philosophie, m’a amenée à poser la question du bon, du vrai, du correct…
Est-ce que, sur le terrain, les gens te parlent de l’authenticité ou encore de l’efficacité de leur musique ?
Ils parlent d’authenticité en disant: ceci n’est pas du « vrai» ou cela n’est pas de « chez nous». Chez les Tamouls des milieux ruraux de la Réunion, par exemple on parle d’efficacité. Un bon musicien, c’est celui qui, par son battement de tambour, sait appeler la bonne divinité au bon moment du rituel. L’authenticité est véritablement ancrée dans la performance.
À travers tes propos, tu établis un portrait de l’ethnomusicologie telle une discipline qui détient une certaine épaisseur et qui induit bien des références à d’autres…
La musique est, dit-on, une expression universelle, mais pour moi, elle est surtout ancrée dans un contexte qui la rend singulière. Puis cette musique se renouvelle et évolue. Elle est terre d’énigme, fragile, mobile, évolutive, qu’il faut savoir observer, apprivoiser et questionner sous plusieurs angles.
La musique est une porte d’entrée privilégiée…
… pour connaître le social, et même dans sa dimension cachée, dans le non-dit. Tenter de comprendre par le répertoire celui que Rouget désignait par le terme de « musiquant», celui qui fait la musique. Faire de la musique avec eux est aussi une merveilleuse façon de les connaître, dans les contextes le permettent.
Est-ce que cela constitue pour toi une autre porte d’entrée dans la culture de l’Autre ?
Jouer ensemble fait naître une communication non verbale; on sort du discours. Mais devenir l’autre n’est pas non plus le meilleur moyen de le connaître: on devient parfois trop près de l’objet pour le saisir. L’analyse externe prend alors le relais et aussi tout son sens.
Parlons maintenant du LRMM5 que tu as créé ici au sein
de l’Université de Montréal.
J’ai créé ce laboratoire en 1995, un peu à l’image du Centre de recherches caraïbes. J’avais appris là les rudiments de la discipline grâce à ce lieu qui accueillait des chercheurs et qui favorisait les échanges. La classe d’enseignement ne suffit pas pour former un chercheur. Il faut un lieu pour sortir du savoir théorique et désincarné. C’est un des objectifs visés par ce laboratoire. Mais c’est aussi un espace de documentation spécialisée qui permet aux étudiants de connaître d’autres analyses de terrain et de raffiner des méthodes d’enquête. Il accueille depuis 2006 la Chaire d’ethnomusicologie, qui a beaucoup contribué a l’acquisition d’outils d’analyse sonore. Le LRMM, c’est enfin un outil de diffusion et de valorisation de nos travaux de recherche, notamment par la création d’une série de CD-Roms et de DVD6.
La collection d’instruments et les archives sonores ont aussi été constituées au sein de ce laboratoire…
Je suis entrée en poste en 1987. En 1988, on me demanda de donner des cours d’organologie. Or nous n’avions ni instruments de musique du monde, ni budgets pour s’en procurer. J’ai donc fait appel à la communauté universitaire pour monter une collection. Le Département d’anthropologie a été le premier à répondre par un prêt d’une quarantaine d’instruments. Puis en une année, nous avons reçu plus de deux cents instruments ! La collection était lancée. Toutefois, l’organologie n’étant pas ma spécialité, il était nécessaire de faire venir une organologue. Grâce à l’obtention de la bourse Killam de Jean-Jacques Nattiez, laquelle venait dégager un budget de fonctionnement facultaire que mon collègue avait demandé de conserver au secteur, la Faculté a pu faire venir celle que je souhaitais et que je considérais comme la grande spécialiste, Geneviève Dournon. C’est elle qui nous a guidés dans le catalogage et l’archivage de cette collection. Sa présence fut précieuse et fort appréciée.
La Collection compte aujourd’hui plus de 550 instruments, elle est devenue un outil d’enseignement, de recherche et de communication et figure désormais parmi les douze grandes collections scientifiques de l’Université de Montréal ! Nous disposons aussi de quelque 500 documents sonores, dont certains datent du début des années 70.
Côté enseignement, on peut dire que tu as innové avec la création de cours en ligne…
- 7 Centre d’étude et de formation en enseignement supérieur.
À l’époque, je faisais partie d’un projet-pilote mis en place en 1999-2000 par le CEFES7. Il s’agissait de tester la potentialité des cours en ligne sur la plateforme WebCT. Le cours concerne « l’Introduction à l’ethnomusicologie. Histoire et théorie en ethnomusicologie». Les étudiants ont un mot de passe et un code qui leur permet d’entrer en ligne avec le contenu du cours (textes, photos et vidéos) et de participer aux forums de discussion que j’anime. Je peux ainsi voir comment ils réfléchissent à certains problèmes. C’est pour moi un outil particulièrement efficace et dynamique, et cela demeure à ce jour une expérience pédagogique sans précédent !