Cet article a bénéficié, dans sa première version, des observations critiques de Victor Stoichiţa que je tiens à remercier tout particulièrement.
- 1 C’est-à-dire, celles qu’on entend en Occident : les musiques classiques, bien sûr, mais aussi, le j (...)
1La notion d’expression musicale est commune et récurrente chez les mélomanes et les musicologues, mais lui assigner des limites conceptuelles claires et un contenu précis semble assez problématique. Qu’est-ce que l’expression musicale ? À quels procédés recourt-elle ? Est-elle surtout caractéristique des musiques occidentales ou partagée par toutes les musiques du monde 1 ? Autant de questions qui méritent d’être discutées.
2Expression/expressivité : ces deux termes sont voisins dans le langage courant. Cependant, pour ce qui concerne les musiques écrites, le mot « expression » renvoie d’abord aux instructions données à l’interprète, lesquelles figurent dans le texte lui-même : on peut lire en effet sur une partition l’indication « con espressione », mais jamais « con espressività ». L’expressivité, quant à elle, relève davantage du choix de l’interprète dont on saura louer les qualités personnelles sur ce plan, ou a contrario souligner, pour s’en plaindre, son interprétation « inexpressive ». Cependant, la distinction entre expression et expressivité est relative et ne concerne que les musiques écrites – ou, pour mieux dire, celles qui s’écrivent. Les deux termes deviennent en effet interchangeables dès lors que la performance se passe d’un texte de référence dûment codifié (c’est-à-dire écrit).
3Dans le langage courant, est qualifié d’expressif « ce qui exprime bien ce qu’on veut exprimer, faire entendre » [Petit Robert]. Cette définition recouvre deux idées :
- 2 Cela n’empêche pas qu’elle s’étudie, dans le cadre d’institutions spécialisées (« Master Classes ») (...)
4Il apparaît que l’expression n’a pas le caractère d’une structure : elle n’en a ni l’autonomie formelle, ni l’indépendance fonctionnelle. Ce qu’on veutfaire entendre relève d’un « hors-texte ». Sauf localement, dans la musique écrite, l’expression ne se note ni ne se transcrit. En revanche, elle se projette et éventuellement, se ressent 2.
5Dans le binôme « Texte/Expression », il y a donc une asymétrie : si l’expression ne relève pas du texte stricto sensu, elle a cependant besoin de lui pour exister, sans pourtant bénéficier d’un statut formel bien clair. Ce qui la singularise est que, à la façon d’une liberté qui se conquiert et se proclame, elle crée l’illusion de se réinventer à chaque exécution. Destinée à retenir l’attention, elle est, semble-t-il, indispensable à l’efficacité de nombreuses musiques, sinon de toutes.
- 3 Telle est la norme dans la majorité des musiques occidentales. Certes, on peut faire jouer un prélu (...)
6La relation entre expression et texte se transforme en tension dès lors que l’expression agit sur le texte pour modifier ce qui précisément est destiné à l’identifier comme tel 3 ; celui-ci semble là pour s’offrir à la déformation ; il s’expose à elle et, comme le savent tous les interprètes, même les moins expérimentés, divers procédés sont requis à cette fin : contrastes d’intensité, de tempo, rubato, qui consiste à rubare (« voler ») au texte sa régularité temporelle, accentuations et articulations spécifiques, etc. Un monde d’effets, en somme à explorer.
7On entrevoit, à travers cet exemple classique par excellence, de quelles ressources dispose l’interprète pour exprimer ce qu’il veut exprimer. Myra Hess ouvre son cœur à Beethoven, au propre comme au figuré. Son intervention relève de pratiques usuelles, que l’on enseigne de façon plus ou moins méthodique
Fig. 1. L’expression, comprise comme « déformation assumée du texte »
(sonate 31/2 de Beethoven)
En haut : partition (édition Choudens) : passage « con espressione e semplice »,
demandé par Beethoven lui-même ;
En bas : la très belle version de Myra Hess (pianiste anglaise, enregistrement des années 1940), guidée par l’indication du compositeur et opérant par transformation systématique de la partition originale.
L’ensemble reste grosso modo en mesure (i.e. les premiers temps suivent une pulsation lente, à environ 38 à la noire) mais, à l’intérieur de chaque mesure, les groupes sont soumis alternativement à des compressions et extensions des durées, selon une alternance régulière + court, + long, créant de la sorte une forme d’asymétrie interne des valeurs (à la façon d’un cœur battant des temps cycliques composés de longueurs inégales).
- 4 Cet « art de la méthode » a été mis en évidence notamment par Patrik Juslin (2001) dans un article (...)
- 5 Cette conception de l’expression – considérée ici essentiellement comme une déviance par rapport à (...)
dans les conservatoires4 : via l’expression, l’interprète a la charge de sortir un texte bien identifié de son inertie graphique. Son génie se mesure à l’autorité qu’il est capable d’exercer sur l’objet qu’il a sous les yeux, en agissant sur des signes qu’il n’a pas écrit lui-même et dont chacun attend qu’il les plie avec talent à sa convenance. Au point que, de façon singulière, le sens ou l’intérêt d’une exécution, sinon d’une œuvre, semble pouvoir se mesurer au taux de déviation que lui fait subir l’interprète. Si celui-ci se contente de lire strictement le texte et de respecter les signes tels qu’ils sont écrits, il ne l’interprète pas. C’est seulement en s’en éloignant qu’il y parvient (c’est d’ailleurs le sens commun du terme, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il « interprète » les propos de quelqu’un d’autre). Un premier paradoxe est bien là : l’essence d’une œuvre semble ne s’atteindre qu’en s’écartant plus ou moins du texte qui la figure 5. Quant à l’expression elle-même, elle n’a pas de texture bien précise ; même dans le cas de la musique écrite, un surlignage lexical occasionnel [le « con espressione » écrit sur une partition] reste une indication énigmatique qui n’offre aucune clé pratique pour que se réalise l’instruction demandée.
8Revenons un instant sur l’expression de Myra Hess et sur les mécanismes qu’elle met en œuvre. Tout se passe comme si, affectée par le texte du compositeur, la pianiste anglaise y transférait en retour sa propre affection, suivant un cycle ternaire : 1) texte – ce qui doit être joué – ; 2) affectation de l’interprète, donnant lieu à 3) une altération du premier texte en en faisant émerger un deuxième (cf. fig. 2).
9Le processus se laisse détailler de la façon suivante : émue par cette sonate, par les signes figurant sur la partition, par les relations qu’ils offrent à voir et à entendre, par les évocations qu’ils suggèrent, Myra Hess enclenche sa propre rhétorique expressive. Les altérations affectives qu’elle subit la conduisent à altérer un texte fixé par la plume d’un compositeur, qu’imprimeurs et éditeurs n’eurent de cesse de dupliquer à l’identique. Et c’est sous cette nouvelle forme « affectée », à la fois infidèle et fidèle, que ce deuxième texte touche l’oreille, grâce à un geste particulier de la pianiste, un rubato dont elle assume la liberté, un jeu d’articulation particulier… et une pulsation bouleversée [ne l’est-elle pas elle-même ?], qui acquiert l’étrange propriété de devenir bouleversante à son tour.
Fig. 2. Le cycle ternaire : texte ; affection de l’interprète ; affection du texte original.
- 6 Notons que, dans cette circulation d’affects en allers et retours, les deux chemins ne sont pas néc (...)
- 7 C’est souvent ce qu’on entend dire dans les concours internationaux (à Varsovie, ou au concours Mar (...)
10On observera que ce mouvement centrifuge [texte affection] suivi par la pianiste anglaise est inversé par rapport à celui que dut suivre Beethoven en 1802 lorsqu’il écrivit sa 31e sonate. Lui fut contraint de concentrer (et probablement de limiter) ses idées musicales, pour faire entrer son texte dans les normes d’une arithmétique solfégique. À cette fin, il dut réduire celui-ci, le contraindre pour le rendre « scriptible » et déchiffrable. Myra Hess emprunte le chemin inverse. En tant qu’interprète, elle est tenue de redéployer le « non-dit », ou plutôt le « non-écrit » de Beethoven, en jouant le texte bien sûr, mais aussi ce que la plume du Maître de Bonn fut dans l’impossibilité d’y faire figurer 6. Acte de reproduction ? De simulation plutôt, qui ne trompe personne, sauf peut-être l’interprète lui-même qui, le temps de sa prestation, met en œuvre son imaginaire personnel, croisant illusoirement celui d’un Beethoven retrouvé 7.
- 8 Un binôme qui pourrait en évoquer un autre : au fond, l’expression musicale ne jouerait-elle pas le (...)
- 9 On se souvient des injonctions tranchantes du Stravinsky chef d’orchestre exigeant des musiciens qu (...)
11Cependant, penser les choses en termes de binôme 8 et postuler une indéfectible complémentarité entre le texte (fermé et fixe dans ses principes) et l’expression (ouverte et débouchant sur de l’imprévu) offre de sérieuses zones d’ombre. D’une part, la dualité induite [texte/expression] est anti-intuitive en ce sens qu’elle maintient en des champs distanciés deux composantes du musical que l’écoute n’a de cesse de rendre solidaires ; d’autre part, elle élude la question de la nature de la musique et ne nous dit rien de clair sur son modus operandi. Être musicien, est-ce jouer des notes telles qu’elles sont attendues et figurent sur une partition, ou, au contraire, savoir leur attribuer des valeurs, inattendues, inouïes, surprenantes, impliquant un ensemble d’actions spécifiques, ou pour mieux dire, spécifiantes ? Le débat semble banal (et, au fond, les commentateurs de disques ne parlent que de cela), mais il a une dimension théorique, car de deux choses l’une : ou, dans une optique étroitement formaliste, l’expression est secondaire 9 – mais alors on comprend mal que mélomanes et musiciens ne cessent d’en parler et consacrent tant de temps et d’énergie à la qualifier ; ou bien elle est essentielle, et dans ce cas, elle devient, pour la musicologie, un ordre d’investigation de première importance. Dans cette deuxième hypothèse, le texte premier, en tant que réalité écrite ou même de simple représentation mentale –» partition intérieure », dirait Jacques Siron – ne serait là que pour proposer un deuxième texte destiné à offrir des déviations essentielles, et non secondaires, tantôt admises, tantôt requises, tantôt attendues, tantôt « de mauvais goût », tantôt improbables, expressives en tout cas. Pour dire les choses un peu brutalement, l’expression, au lieu d’être un « plus » offert à l’écoute attentive, constituerait l’essentiel de la musique.
12Cette deuxième hypothèse correspond davantage à ce que l’on sait des mécanismes fondamentaux de l’oralité. Avant d’être « produit », la musique serait « action » et l’expression ne serait pas autre chose qu’une modalité d’extériorisation de cette action. Une telle conception peut faire trembler sur ses bases la notion de texte. Celui-ci serait, non pas « ce qui est écrit » (cas standard de la musique classique occidentale), ni même ce qui fut joué et chanté, mais bien plutôt « ce qu’il s’agit de chanter ou de jouer » et, plus largement encore, « ce qui attend d’être joué » (« what is to be performed »).
13Dans ces conditions, l’expression ne peut plus être vue comme une simple déviance. Elle est la marque, individuelle et indispensable, de l’appropriation aboutie d’une forme ou d’un genre musical. En jazz et, plus largement dans ce qu’on appelle les « musiques actuelles », elle se dissout dans le concept de « son » (sound). Le « son » (Delalande 2001) pouvant, en l’occurrence, être défini comme l’empreinte personnelle et indéfectible du musicien (ou d’une culture musicale) et, à ce titre, la condition sine qua non de la musique – d’une musique qui n’ignore pas forcément l’écriture, mais qui relègue celle-ci à des fonctions secondaires, schématiques, pré-textuelles, et jamais textuelles.
- 10 Cf. Lortajablog 2009, rubrique « la musique en effets ».
14Ce raisonnement revient à reconnaître une inversion du rapport texte/expression : devenu prétexte, le texte tirerait son origine et sa force d’un acte musical qui ne peut se détacher du corps, de l’intelligence et in fine, du rôle de l’acteur-interprète. Et c’est ce rôle même qui le rendrait expressif. Certes le texte ne se dissout pas dans l’action musicale – pas plus que son éventuel mode d’emploi – mais l’expression, dotée d’une fonction quasiment impériale prendrait totalement en charge sa mise en œuvre. Elle serait la condition pour que cette œuvre existe, moins par sa structure, qu’à travers ses effets 10.
15De ce point de vue, les musiques classiques écrites, qui accordent à leurs textes, stricto sensu, un scrupuleux respect, constituent un cas particulier et se distinguent d’autres musiques ou, pour mieux dire, d’autres façons de concevoir la musique (par ex. chansons et certains styles de jazz) – là où dominent l’expression, l’effet recherché, le « son » particularisé, etc.
- 11 Se référant à Bourdieu et à son double concept d’« habitus » et de « disposition » – pour ma part, (...)
16Dans ce panorama diversifié, les musiques de tradition orale vivante (ou pour mieux dire, celles qui vivent à travers leur propre oralité) occupent, du point de vue de l’expression, une place particulière. Leur esthétique s’autonomise d’autant moins qu’elle se construit à l’intérieur d’un jeu social, au sein d’une performance complexe impliquant souvent de nombreux protagonistes de plusieurs genres. L’expression est alors volontiers celle de l’instant ; elle n’a pour permanence que celle que les acteurs en présence veulent lui donner. Particulièrement riche en interactions, le qawwali en Indeetau Pakistan (Qureshi 1986) ou même le « chant de compagnie » tel qu’on peut encore l’observer dans de nombreux villages de Méditerranée (Lortajablog, op. cit.) constituent de ce point de vue des exemples remarquables. Mais ils n’épuisent pas, bien entendu, la diversité des situations socio-musicales, évoquées brièvement par Judith Becker (2004 : 71-86) 11. À l’évidence, établir une carte du monde où figureraient les innombrables modalités expressives et émotionnelles impliquées par la pratique et l’écoute de la musique est une entreprise qui dépasse notre ambition, et peut-être même notre entendement.
- 12 Au titre des musiques « a-expressives », mentionnons, par exemple
les « ritournelles » musicales des (...)
17Quoi qu’il en soit, dans l’état de nos connaissances, rien ne permet de voir dans l’expression un universel de la musique 12. Certains mécanismes cependant la rendent probable, voire nécessaire. Le ressort expressif est en effet consubstantiellement lié aux conceptions sémantiques et affectives qu’une culture met en œuvre dans ses pratiques musicales : l’expression s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’est confié au musicien ou au chanteur (qui, de ce fait, est aussi acteur) un rôle fortement personnalisé – en d’autres termes, un statut d’interprète. Au bout du compte, le champ de l’expression se voit balisé, d’un côté par la responsabilité d’un interprète devant sa communauté d’origine ; de l’autre côté, par la liberté que ce même interprète s’accorde à lui-même.
18Le second terme de notre définition de départ (formulée en première page) nous invite à aborder un problème de fond. Car s’il s’agit, pour l’interprète, de bien exprimer quelque chose, on est en droit de se poser la question : « d’accord, mais quoi ? ».
- 13 Je ne suis pas loin de considérer qu’une locution comme : « la musique se pense », ou « la musique (...)
19Pour cerner la signification musicale, Leonard B. Meyer (1964 : ch. 1) et, après lui, Jean-Jacques Nattiez (1987 : 142-164) opposent, comme on sait, les points de vue absolutiste et référentialiste. Pour les absolutistes, la forme-texte – c’est-à-dire la structure interne de l’œuvre, supposée autonomisable – porte seule la signification. La musique dans ce cas est moins un processus qu’un produit ; elle se déchiffre à la façon d’un livre. En portant seule les raisons de son existence, elle se suffit à elle-même 13 à la fois comme objet de science et de jouissance. Objet de « jouiscience », pourrait-on dire.
20La position absolutiste est selon nous intenable dans la mesure où elle accorde au texte (cette fois, pris au sens étroit du terme), une importance centrale, alors que, comme on l’a dit, celui-ci ne constitue en rien l’essence de la musique. Tout au plus peut-il être vu comme une commodité destinée à faciliter l’action de musiquer. Écrit, ce texte est une technique efficace que la musicologie n’a de cesse d’exagérément célébrer : il est si prégnant qu’il donne l’illusion de transmuer la musique en une réalité objective, voire en « vérité vraie », comme disent les enfants.
21Le point de vue référentialiste implique pour sa part que la musique se réfère à des expériences connues existant en dehors de ce qui constituerait son « champ propre ». L’expérience musicale s’en trouve d’autant limitée. Poussée à l’extrême, la thèse référentialiste revient à attribuer au musicien un comportement simiesque, comme si celui-ci devait à tout prix produire du sensible qui existe déjà, voire de la ressemblance, et peut-être même de l’exactitude. L’art du musicien ou du chanteur n’a pourtant pas grand-chose à voir avec celui du singe, ni même avec celui d’un peintre figuratif ayant sous les yeux un bouquet de fleurs avec la tâche de le transposer en formes et couleurs adéquates pour en faire un tableau ressemblant. Dans aucune circonstance, la musique ne peut se réduire aux références qu’elle convoque. Elle réinvente sa réalité plutôt qu’elle ne la dessine. Sans doute la musique peut-elle être « référenciante », c’est-à-dire active dans le processus de référenciation, mais on ne voit pas au nom de quoi elle se soumettrait à des références qui gouverneraient sa production ou sa perception.
- 14 Une abstraction qui (si on comprend bien ce que nous disent nos auteurs) se réduirait à la substanc (...)
22Mais le fond de l’affaire n’est pas là. Il tient plutôt au raisonnement sémiologique lui-même incitant à penser la musique à partir d’un clivage dedans/dehors dont on comprend mal le fondement. En particulier, si – comme on nous le dit – le référentialisme stipule que la musique renvoie « à autre chose qu’elle-même » (Nattiez 2008), on ne comprend pas très bien à quoi le « elle-même » renvoie. Il est pour nous une totale abstraction 14.
23Ce qui nous apparaît, en revanche, c’est que la musique ne peut exister indépendamment de l’action qu’il s’agit d’accomplir, de l’homme (ou de la femme) qui la fait, de l’oreille et du corps qui la saisit et de la pensée qui la pense. Cela vaut pour toute forme de musique, dont la réalité ne peut être assimilée à la trace qui la rend localement audible (partition, cassette, MP3, etc.) ; et cela vaut plus encore pour l’expression qu’elle vise, qui ne peut se comprendre en dehors des intentions, voire des dispositions psychologiques de ceux qui la produisent ou la perçoivent.
- 15 Je me réfère ici uniquement à son livre le plus connu, La vive voix (1983).
- 16 Fonagy cite, par exemple, la colère de Beckmesser dans « Les Maîtres Chanteurs » ou celle de Dona E (...)
24On doit à Ivan Fonagy (1983) 15 – un auteur qui ne fait pas l’unanimité, il est vrai – d’avoir jeté des ponts très intéressants entre expression musicale et linguistique, en considérant que l’une et l’autre sont en prise directe avec l’émotion. Cette dernière est à même d’ébranler l’arbitraire du signe (pour la langue) et, pour la musique, d’ébrécher la forme, de sorte qu’à travers cette action spécifique – pour Fonagy, comme pour nous – il n’y a pas lieu de traiter l’émotion langagière et musicale comme deux entités séparées. Pour Fonagy en particulier, l’expression des six émotions de base (peur, tristesse, dégoût, joie, surprise, colère 16) passe par une altération phonétique, laquelle ne remet pas nécessairement en cause le système phonologique lui-même. Ce principe serait général et, selon notre auteur, largement trans-linguistique. C’est ainsi que la colère aboutit à un allongement des consonnes sourdes, alors que les émotions tendres allongent les consonnes « douces » (l, j, m) et certaines voyelles (1991 : 116). Seraient ainsi affectés les sons de la langue et ceux de la musique, dans la mesure où cette dernière utilise le même système expressif que la langue.
25L’apport théorique de Fonagy – dont la thèse n’est pas sans évoquer Rousseau – est important, puisqu’il attribue à l’expression un rôle actif, susceptible
Fig. 3. Albanie, été 2009. Photo Eckehard Pistrick.
- 17 « Music performers use the same emotion specific pattern that is involved in emotional speech »,di (...)
d’affecter la forme d’énoncés aussi bien langagiers que musicaux. La voie est désormais ouverte pour que les expressions langagière et musicale ne soient plus considérées comme deux champs séparés, mais bien comme un seul et même champ (Juslin 2008 17), et que se voie du même coup créée une collaboration obligée entre linguistes et musicologues.
26Entendons-nous : sur les rapports entre langue et musique, il ne s’agit pas ici de rouvrir un dossier qui a donné lieu à de nombreuses discussions expertes (Feld 1994 et Patel 2008) mais de prendre à la lettre un point d’hypothèse de l’auteur hongrois : qu’elles concernent la langue ou la musique, certaines nécessités expressives sont responsables de la transformation de textes, ce qui revient à poser la relative malléabilité de ces textes par rapport aux émotions qui les gouvernent.
27Nous voici donc revenus à l’exemple de Myra Hess. Mais il nous reste à assigner les limites de cette malléabilité : en clair, à se demander jusqu’où peut aller l’interprète en modulant son expression [entre parenthèses, dans « ex-pression », il y a bien le radical « pression »]. Réponse : jusqu’à ce que le message soit encore intelligible. Les bornes sont dépassées lorsque sous le coup de la fureur, par exemple, plus rien ne passe… si ce n’est la fureur elle-même. Pour la langue, donc, l’intelligibilité constitue à l’évidence un critère. Elle a comme fondement théorique l’existence même du message, lequel s’appuie sur des conventions phonétiques, morphologiques et syntaxiques clairement établies. En cas de bouleversement trop marqué, le message est incompréhensible au destinataire et, pourrait-on dire, la langue ne sera plus à même de jouer le rôle de communication qu’ordinairement on lui reconnaît.
28Pour la musique écrite, d’autres critères entrent en ligne de compte. Mais on peut supposer que si, à partir d’un texte écrit, un interprète accorde à une croche une valeur excédant celle d’une noire, par exemple, il y a problème ou que, à tout le moins, le texte est brouillé.
29Pour la musique non écrite, il en va bien sûr très différemment et – compte tenu de la variabilité des situations connues et possibles – la question ne se règle pas facilement. Chaque exécution hors-norme, dès lors qu’elle est trop aventureuse, peut susciter une certaine interrogation de la part de qui l’écoute, mais cette interrogation concerne moins le code que les usages qu’on en fait.
- 18 Francesco B., confrère chanteur de Castelsardo, évoluant dans un milieu de stricte tradition orale, (...)
30Il en va ainsi pour un Shaban Z. [grand chanteur de la région de Fier, en Albanie] ou pour un Francesco B. [chanteur reconnu de Castelsardo en Sardaigne]18. Les ornementations dans l’aigu produites par ce dernier sont nombreuses et acrobatiques : elles relèvent pour tous d’une exhibition expressive exagérée, voire impudique et ont pour effet non de transfigurer le chant, mais de le défigurer – en d’autres termes, de rendre difficilement reconnaissable la forme et surtout, s’agissant de chant polyphonique, de gêner considérablement les autres chanteurs du choeur. Le Miserere de Francesco B., avec ses giri elicotterici [voir note 18], n’est plus vraiment un Miserere. On l’écoute, on le supporte, on s’en plaint. On pense au modèle bafoué, mais on ne remet pas en question le code – pour cela, il faudrait avoir du chant un modèle totalement explicite, ce qui n’est pas le cas. Celui qu’on accuse, c’est surtout l’homme qui vous procure un trouble esthétique et parfois une réelle gêne. Mais, en définitive, sur place, on ne peut rien faire ; personne ne parvient à raisonner Francesco B., mais chacun est obligé de reconnaître qu’il est un chanteur d’exception – l’exception étant seulement là pour rappeler une règle qui a comme propriété de ne pas se dire, ni même d’être bien connue. C’est donc au chanteur que s’adresse le mécontentement, voire le ressentiment, lorsqu’il s’exprime. Pour remédier à cette situation, il ne sert à rien d’invoquer une quelconque grammaire. On est en face d’un problème esthétique qui ne dit pas clairement son nom et qui, lui-même, est régi par des rapports affectifs de défiance ou de confiance accordée à celui dont on aime les audaces, et parfois aussi de pouvoir et d’autorité.
- 19 Même en y ajoutant l’angoisse, laquelle, selon Fonagy (1991 : 128) « s’exprime en français, en angl (...)
31Ce qu’on pourrait reprocher à Fonagy, c’est de prendre le problème à l’envers : de partir de la langue, des principales émotions qu’elle manifeste et des catégories expressives qu’elle utilise19, en soulignant, selon une logique quasi mécanique, que ces catégories sont présentes en musique. Cloisonnée dans ses registres émotionnels, la musique ne ferait que surligner les émotions auxquelles la langue donne une forme et un nom.
32De son côté, la musique occidentale connaît bien ces catégories affectives majeures, et sans doute se plaît-elle à les manipuler : ainsi le legato est-il générateur de tristesse, le tempo rapide associé à la joie, etc. C’est ce que nous disent plusieurs analyses portant sur des modèles mélodiques occidentaux (Gabrielsson/Lindström 2001 et Juslin 2001 déjà commenté ici même, note 4). Tous soulignent la capacité de la musique à registrer efficacement le champ émotionnel. En cela réside peut-être certaines de ses vertus… mais aussi les limites de démonstrations qui pensent la musique à partir de sa capacité à « accrocher » un certain nombre d’émotions de base qui, elles-mêmes sont balisées par des mots, ou des classes de mots.
33Or il est clair que la musique ne fait pas que « surcoder » les émotions de base. Elle investit en continu le champ émotionnel et, par le biais de l’expression, les fait apparaître comme réels, présents et audibles par tous.
- 20 Cette liste est, bien entendu, non exhaustive et le choix des exemples n’est là qu’à titre de simpl (...)
34Cela étant acquis, il reste que l’expression ne consiste pas seulement à visiter les affects et « montrer l’émotion ». Elle est également susceptible de nous informer sur le monde en objectivant des expériences sensibles. Incidemment, ces expériences se laissent paraphraser par des mots de tous les jours propres à nous indiquer que, au-delà de ses fonctions strictement émotionnelles très largement soulignées par de nombreux auteurs (in Juslin et Sloboda 2001), la musique est, ou peut être 20 :
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un indicateur proxémique. C’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être ému pour avoir une idée assez précise de la présence d’une musique et pour évaluer son caractère proche ou lointain. On pourra faire référence au corps de celui qui la produit [exemple du râle et de l’exploitation musicale des diverses zones vocales pharyngées] ; ou encore observer qu’elle installe une distance qui pourra, selon les cas, être perçue comme une forme de froideur ou de distinction contenue.
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un marqueur spatiotemporel [grave versus aigu ; tempo lent ou précipité] ; course versus flânerie [style « ballade »] ;
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un indicateur de mouvements sous toutes leurs formes : glissé, sauté, cycliques ou non, etc.
35Mais la musique peut tout autant objectiver des attitudes, des comportements ou des qualités, ainsi :
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- 21 De cette agressivité, Fonagy (1991 : 18) dit qu’elle se lit dans le durcissement des consonnes et p (...)
l’agressivité 21 versus la douceur procédant par l’allongement des voyelles et leur « mélodisation ».
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la coquetterie (ou l’intention de séduction) via le raffinement des attaques, un son particulièrement « velouté », etc. ;
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- 22 L’exemple du « La-la-lère » enfantin est particulièrement intéressant. Une des formes canoniques en (...)
la bravade (le « narguer ») : le « La-la-lère »22 des enfants ;
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- 23 Exemple de ces formulettes chantées par les enfants, évoquant quelque chevauchée fantastique imagin (...)
l’exploit, à l’aide de formulettes spécifiques 23 ;
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la violence : par ex. le Hard-Rock ;
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la décontraction, marquée par un « swing » particulier, en retard sur le temps ;
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l’élégance, le détachement, la réserve : par ex. le cool en jazz ;
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l’emphase, via l’utilisation du tempo rubato et/ou l’affirmation du pathétique ;
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la supplication, la plainte, le regret, l’indignation : profil de phrase musicale le plus souvent en pente descendante, couleur timbrique du pleur, lorsque le son « meurt », etc.
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l’assertion : coup de glotte initial / attaque marquée ;
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l’interrogation : mouvement ascendant suivi d’un silence, comme dans l’accord de Petrouchka ;
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l’interjection, l’interrogation : cf. « Georgia on my mind » (Lortat-Jacob 2006) ;
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la menace : elle se lit dans les attaques, le timbre, voire le profil mélodique ;
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certains modes rhétorico-logiques, par un usage systématique des constructions symétriques ;
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l’admonestation, la remontrance, l’objurgation, surlignées par une certaine autorité de l’interprète ;
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l’héroïsme, la grandiloquence comme dans certains préludes de Chopin ;
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l’androgynie [registres et timbres ambivalents] ;
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le conformisme [académisme] versus un certain « déjantement » ‘hors-norme’] ;
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La langueur nostalgique, l’enchantement, le dépit, etc.
36et, bien sûr, la concision formelle versus le « délayement »…
- 24 C’est ainsi qu’encourager, quémander, ou défier à l’aide de la voix (en musiquant celle-ci à l’aide (...)
37L’inventaire ci-dessus est, bien sûr, incomplet et les termes qu’il recense ne sont pas exclusifs les uns des autres. Il est seulement là pour rappeler que, outre « montrer l’affection », la musique peut qualifier et indiquer. Elle est dotée, tout comme la langue 24, de fonctions non seulement affectives, mais aussi « attributives », pour utiliser la terminologie de Claude Hagège (2006).
38Deux pôles sont donc en présence qui ne recouvrent pas la dichotomie Meyer-Nattiez (absolutisme versus référentialisme ou encore intrinsèque versus extrinsèque). C’est autour de ces deux pôles que gravitent les principales sources de l’expression musicale, en penchant vers l’un ou l’autre dans des proportions qui varient selon les répertoires, les lieux, les périodes, les circonstances, les cultures et, tout autant, l’écoute de chacun.
39En pratique, dans les chants polyphoniques de Sardaigne ou d’Albanie méridionale, auxquels j’ai consacré plusieurs études et dans lesquels les chanteurs s’engagent avec passion dans une pratique interactive et étroitement partagée, il est bien difficile de faire le tour des plans et des domaines expressifs investis : l’expérience directe et une écoute « enracinée » (c’est-à-dire conforme aux pratiques locales) laissent cependant penser que le régime affectif est en constante relation avec le régime attributif.
40Cela étant, identifier les intentions expressives d’un chanteur reste toujours une opération difficile, puisque celui-ci adresse ses mots et ses sons à de nombreux destinataires (y compris lui-même !). C’est ainsi qu’il pourra chanter « à la façon d’autrefois », célébrant de la sorte un passé qu’il veut réanimer, ou qu’il voudra dominer ses compagnons de chant, les mettre mal à l’aise en produisant des sons plus forts que de coutume. Mais il pourra aussi chanter a mezza voce, dans une certaine recherche d’intimité, pour marquer une intention de dialogue et sans hésiter pour autant à proposer des variantes inédites.
- 25 Reconnaître qu’un chanteur chante bien – et s’en émouvoir – relève d’une appréciation esthétique et (...)
41Ces variantes musicales sont toujours les bienvenues, car, du point de vue de destinataires attentifs, chanter sans varier n’aurait pas beaucoup d’intérêt et, paradoxalement, pour un chanteur cela est plus difficile qu’il y paraît. Le but du jeu, au fond, consiste à produire de l’« inconfondibile ». Et, au final, ce qui aura été produit comme chant pourra servir de référence à de futures prestations – mais de façon toujours fugitive, en lieu d’une trace mnésique qui s’est construite dans une action où furent associés, le temps de la performance, un passé et un présent à la fois affectifs et attributifs 25 auxquels il aura été possible, ce jour-là, de donner une forme remarquable.
42En résumé, l’expression est moins essentielle à la musique qu’on peut le supposer, puisqu’elle ne lui est ni totalement indispensable ni totalement exclusive, et que la langue y recourt également. Elle relève cependant d’un mécanisme singulier dont, en suivant d’assez près Gregory Beller, on peut tracer les étapes (Olbin et Beller 2008) :
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elle met en œuvre un « certain niveau d’information » [Beller ne précise pas lequel, mais nous soulignons ici qu’il n’est pas exclusivement d’ordre strictement émotionnel] ;
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l’exploration de ce niveau donne lieu à des « monstrations externes » [sonores et non sonores, préciserons-nous] ;
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ces « monstrations », traduisent un « état interne » proposé ou soumis à l’attention de l’auditeur [libre à lui de les prendre ou non en compte].
43Nous avons souligné qu’en première phase de ce mécanisme, le « niveau d’information » dont parle Beller n’est pas simplement émotionnel, et qu’il inclut deux régimes de sens. Mais on peut s’interroger pour savoir si, en stipulant l’existence de ce double régime (affecter/attribuer), on ne court pas le risque de recréer une dichotomie musicale, dont, ici même, on suggérait de se garder.
44De notre point de vue, le risque n’existe pas si l’on admet que l’écoute musicale se caractérise par sa fluidité et qu’est reconnue à la conscience musiquante un rôle actif, n’opérant pas une discrimination classificatoire, mais jouant d’un ensemble d’informations s’enchaînant les unes aux autres dans un mouvement continu. L’écoute (mais aussi la production) de musique autorise toutes les associations logiques présentes dans la mémoire et l’imaginaire. Le non-recours aux mots pour dénommer les phénomènes qui se présentent à la conscience, permet en effet un passage sans heurt entre l’affectation (de soi) et l’attribution (de quelque chose). Bref, procédant par feuilletage, le sens musical ne connaît pas la contradiction, en dépit de sa prodigalité.
45Car c’est bien cette prodigalité que, en définitive, l’expression s’efforce de cantonner en opérant des choix et en voulant imposer une voie interprétative plutôt qu’une autre. Mais, en dépit de son dessein unificateur, elle y réussit mal car elle est trop riche d’informations et confrontée à des régimes de sens sujets au décloisonnement. De sorte que, voulant autoritairement traduire au plan sonore une intention esthétique personnelle et limitée, l’expression court le risque de s’illusionner sur les résultats qu’elle vise : pour peu que les codes soient obscurs (au destinataire surtout), elle ne devient plus qu’un simple fac simile et manque son but. Car chacun, dans son rapport à la musique, est en prise directe avec sa propre mémoire et son propre imaginaire qui, en définitive, le conduisent à être à la fois juge et partie des champs de significations qui s’offrent à son attention.