- 1 Note de recherche, François Picard, 13 avril 2005.
1L’attribution aux notations musicales traditionnelles et en particulier extra-européennes du qualificatif d’« aide-mémoire» est-elle le résultat d’une analyse basée sur une constatation objective ? Est-elle vraie ? N’est-ce pas une stratégie de mise à distance d’un objet dangereux, car il remettrait en cause l’idée que la civilisation européenne est la seule à avoir utilisé l’écrit comme support de pensée ?
2L’observation de l’usage effectif de partitions, en particulier la distinction entre manuscrits et imprimés, impose évidemment une description et donc une analyse qui va bien au-delà de leur caractère d’aide-mémoire. Nous sommes alors dans des stratégies de légitimitation au sein de processus qui sont bien évidemment ceux d’une tradition.
3L’analyse réflexive de la considération par les observateurs européens de la partition comme aide-mémoire nous en dit beaucoup sur leur image de l’altérité: comme le dit l’expression (cf. LACITO: Langues et civilisations à tradition orale), ce qui caractérise aux yeux de l’Européen les cultures autres, c’est, par contraste avec l’européenne, leur oralité, qui va de pair avec leur capacité supposée illimitée de mémoriser. Dans ce processus, ce qu’est une tradition est soigneusement évité, puisque la mémoire est d’emblée donnée comme caractérisée à la fois comme remise au présent d’un passé et comme support peu fiable.
4Du point de vue asiatique, ou de celui de la tradition, tout est évidemment différent.
5Manuscrit de Zhou Wenting 周文亭, intitulé Yinyue pu 音樂譜 (Cahier de musique), province du Hebei, district de Shijiaying ( ?), non daté, copie 1/2 [double ?] format de la copie A5 de Sun Lingling, donnée par Zhou Wenting. 30 feuillets + page de titre. Notation gongche sans parole. Numérotation des pages de la main de Lingling. Réordonné par François Picard: à part la page 24, qui doit se trouver au début, tous les couples de pages sont inversés, sauf le dernier.
6Sun Lingling 孫鈴鈴 est la chef de chœur du Chœur catholique chinois de Paris avec laquelle j’ai monté, pour Jean-Christophe Frisch, la restitution de la messe des Jésuites de Pékin, d’après le manuscrit Musiques sacrées transmis par Joseph-Marie Amiot en 1779 et conservé à la Bibliothèque Nationale de France (Picard 1999). Sun Lingling est elle-même catholique et originaire de la province du Hebei, qui entoure Pékin. Comme elle se rendait dans son district natal pour contacter des catholiques, je lui demandai de se renseigner pour savoir s’il n’y avait pas des gens qui chantaient ou jouaient encore des airs qui pouvaient être similaires à ceux que nous jouions ensemble. Je précise que la constitution chinoise interdit formellement aux étrangers comme moi de se mêler de religion, et que les catholiques de la province du Hebei passaient à cette époque pour être en rébellion. Cette région a, de plus, vécu au xxe siècle des troubles violents liés à la religion (Jones 2004). À son retour en France, Lingling m’annonce qu’effectivement elle a trouvé quelque chose, ce manuscrit dont elle a pu faire une copie, mais qu’un ancien lui a dit que plus personne ne jouait cette musique depuis longtemps, et que c’était bien dommage.
7Elle avait visité de très nombreux villages, et ne se rappelait plus précisément d’où provenait le manuscrit, ni donc où habitait Zhou Wenting. Quelque temps plus tard, avec une mission du GSRL (Groupe de Recherches Sociétés, Religions, Laïcité) et des Années France-Chine, je pus me rendre à mon tour dans le Hebei, accompagné de Shi Kelong, formidable chanteur avec qui je travaille depuis plus de vingt ans, né à Tianjin mais originaire d’une famille catholique du Hebei. Nous prenons contact avec des musicologues locaux et nous les rencontrons sur place; mais il est évidemment impossible de localiser Zhou Wenting. Les partitions ne représentent, pour les musicologues locaux, rien de spécial: des cahiers de musique comme cela, on en trouve des quantités, et il y a encore des musiciens actifs dans les associations de certains villages. La ressemblance que je leur annonce entre ce cahier de M. Zhou et un manuscrit transmis en France il y a plus de 200 ans ne leur fait aucun effet.
Fig. 1. « Shen’er fu» (Ave Maria), ms. Zhou Wenting 10-11.
Fig. 2. « Shen’er fu» (Ave Maria), ms. Amiot 5.
Fig. 3. « Shen’er fu» (Ave Maria), ms. Amiot 5, transcription François Picard.
8Selon les propos de Zhou Wenting – rapportés par Sun Lingling dans un entretien du 4 janvier 2000 –, les musiques dateraient de Kangxi; un mandarin (guan) nommé Liu aurait rapporté de la musique de cour que les paysans jouaient à la messe. Ils la jouaient jusqu’il y a peu, mais ils avaient arrêté parce que les jeunes préféraient les instruments occidentaux. Les vieux aimeraient bien la rejouer mais ils manquent de moyens pour acheter des instruments. À la télévision, ils ont vu des ensembles du Yunnan (probablement la musique Dongjing) qui jouaient des partitions très anciennes, tout à fait semblables aux leurs.
9Le manuscrit de Zhou Wenting comprend trois parties, non distinguées mais qui se succèdent:
— ages 1-12: les musiques sacrées catholiques, soit dix pièces toutes déjà incluses dans le recueil « Musique sacrée» d’Amiot, 1779. Une pièce étant répétée, il s’agit de neuf pièces différentes sur les treize du recueil « Musique sacrée» d’Amiot.
— ages 13-25: seize pièces de musique Shifan, identiques à celles qu’on trouve dans le premier recueil de Divertissements chinois d’Amiot, 1779, « Airs de Musique pour les voix et instruments au son aigu, qu’on peut jouer et chanter dix fois» (Xi shifan yinyue pu), soit la suite complète dans le même ordre mais avec omission des pièces 15, 17 et 18. Par ailleurs, la plupart de ces pièces se retrouvent dans une suite instrumentale de Shifan, fin de la région de Tianjin. Dans l’un et l’autre cas, on trouve quelques inversions de titre, ce qui est un phénomène classique.
— ages 25-30: cinq pièces de musique Shifan. Les deux dernières se trouvent dans une autre suite d’Amiot, le troisième cahier des Divertissements chinois, pièces 11 et 7. Il reste donc trois pièces qu’on ne trouve pas dans les envois d’Amiot: Bainiao chaofeng, un air pour hautbois du Shandong, Shuilong yin, un nom de timbre répandu, et Baban, le timbre le plus répandu de toute la Chine dans une version standard.
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Zhou Wenting
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Amiot
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1
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洒聖水
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Sa shengshui
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Aspersion de l’eau bénite.
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1
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初行工
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Chuxing gongfu
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2
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初行工
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Chuxing gongfu
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Actiones nostras quæsumus domine aspirando præveni et adjuvando prosequere &c.
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1
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天主經
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Tianzhu jing
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3
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天主經
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Tianzhu jing
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L’oraison dominicale ou le Pater.
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2
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聖母經
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Shengmu jing
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4
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聖母經
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Shengmu jing
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La salutation angélique ou l’ave &c.
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3
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奉事聖母經
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Fengshi Shengmu jing
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6
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三弟西瑪
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Sandixima
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Sanctissima. C’est une prière à la Ste Vierge.
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6
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卑汙罪人
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Beiwu zuiren
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8
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卑汙罪人
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Beiwu zuiren
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Acte d’humilité.
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7
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已完工夫
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Yiwan gongfu
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13
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已完工夫
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Yiwan gongfu
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Prière après l’office.
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7
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舉揚聖體
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Juyang shengti
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9
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舉揚聖體
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Juyang shengti
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Prière à l’élévation de l’hostie.
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8
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卑汙罪人
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Beiwu zuiren
|
8
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卑汙罪人
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Beiwu zuiren
|
Acte d’humilité.
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9
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欽敬聖體仁愛經
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Qinjing Shengti ren’ai jing
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7
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聖體經
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Shengti jing
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Prière au St Sacrement.
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10-11
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申爾福
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Shen’er fu
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5
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申爾福
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Shen’er fu
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L’antienne Salve Regina &c.
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10
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舉揚聖爵
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Juyang shengjue
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Prière à l’élévation du calice.
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11
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聖時
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Sheng shi
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Prière pendant que le Prêtre donne la communion.
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12
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良善
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Liangshan
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Prière à Jésus-Christ.
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10Sur les treize prières chantées d’Amiot, neuf figurent donc dans le cahier de M. Zhou, à travers une transmission longue, invisible sinon secrète, ayant traversé persécutions, guerres, massacres, interdictions, Révolution culturelle. Certains des titres ont changé, comme la « Prière au Saint-Sacrement» ou le « Sanctissima». Mais les musiques n’ont pas changé. Remarquons que les paroles sont omises du cahier de Zhou. Mais en Chine, comme ailleurs dans le monde, les chanteurs lisent rarement la musique, et le texte était vraisemblablement transmis par des cahiers séparés. En revanche, contrairement à ce qui s’est passé avec la proscription du bouddhisme en 842, les titres n’ont pas été modifiés pour cacher leur appartenance religieuse. Au contraire, un titre d’un air d’une suite profane a été modifié pour devenir « Tianshen ge» (Chant de l’esprit céleste).
11En 1992, Liu Chuqing 劉楚青, directeur musical d’un groupe de Shifan de Tianjin qui a survécu à la Révolution culturelle mais dont il croit sentir la fin, décide de publier son répertoire.
12J’ai pu identifier, dans ce recueil en notation chiffrée, une suite tout à fait similaire à celle de Zhou Wenting (1999) et au premier des trois Divertissements chinois transmis par Amiot en 1779. À Tianjin, la suite Re shentan 爇沉檀 (L’aloès et le santal brûlent) (Liu Chuqing 1992: 368-376 et 377-394) appartient au genre Xi shifan 細十番, « Shifan fin», ou « grand Shifan», qui se distingue des genres Shifan grossier et Shifan orné par les percussions: xing 星 (petites cymbales), tang [luo] 湯鑼 (gong), pu [bo] 鋪鑮 (grandes cymbales), gu (tambour). Parfois, les cordes et vents jouent seuls, parfois les percussions, parfois les deux ensemble. Il y a quatre suites, celle-ci est la quatrième. Avec Jean-Christophe Frisch (Frisch & Picard 2004, plage 14), nous avons pu faire jouer une version des trois suites mêlées, intercalées ou superposées: celle d’Amiot, celle de Liu, celle de Zhou.
13La version Zhou comprend une interpolation (section Hou fengyun) qui représente une des combinaisons de modulation pentatoniques les plus extraordinaires et raffinées de la musique chinoise connue. Tan Longjian, seule musicienne à avoir reçu directement le répertoire de la musique des divertissements de la cour impériale, en joue une version magistrale (Picard 2004 plage 14, à 18’30).
Fig. 4. « Hou fengyun» (Harmonie, postlude), ms. Zhou 23-24.
Fig. 5. « Hou fengyun» (Harmonie, postlude), ms. Zhou 23-24, transcription François Picard.
Zhou
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Amiot
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Tianjin
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Titre Amiot
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Titre Amiot
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traduction d’Amiot
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12
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1.0
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4.1
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小亮調
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Xiao Liang diao
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Prélude [sans titre dans Zhou]
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12
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1.1.
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4.2
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前風韻 / 前丰韻
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Qian fengyun
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Accord ou harmonie des vents qui soufflent par devant
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13-14
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1.2.
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4.3
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折桂令
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Zhegui ling
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Façonner les branches de cannelier.
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15
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1.3.
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4.4
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中風韻
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Zhong fengyun
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Accord ou harmonie des vents du milieu.
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15-16
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1.4.
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4.5.1
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雁兒落
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Yan’er luo
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Descente de l’hirondelle.
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15-16
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1.5.
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4.5.2
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得勝令
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Desheng ling
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Publication de la victoire.
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4.6
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頭段丰韻
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Fengyun 1
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17
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1.6.
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4.7
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卦玉鉤
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Guayu gou
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Crochet à suspendre les pierres de yu.
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4.8
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二段丰韻
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Fengyun 2
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17
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1.7.
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4.9
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七弟兄
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Qi diqiong
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Les 7 frères.
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4.10
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三段丰韻
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Fengyun 3
|
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17
|
1.8.
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4.11
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收江南
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Shou Jiangnan
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La prise ou la conquête du Jiangnan.
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4.12
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四段丰韻
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Fengyun 4
|
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19
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1.9.
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川撥棹
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Chuanpo zhao
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Agitation des eaux dans les confluents.
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19
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1.10.
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4.13.1
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雁兒落
|
Yan’er luo
|
Descente de l’hirondelle (cet air est différent du premier qui porte le même nom).
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4.14
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五段丰韻
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Fengyun 5
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20
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1.11.
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4.15
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天神歌
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Tianshen ge
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Chant de l’esprit céleste.
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20-21
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1.12.
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梅花酒
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Meihua jiu
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Vin de la fleur meihua
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僥僥令
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21
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1.13
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4.16
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園林好
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Yuan lin hao
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La beauté des jardins et des forêts.
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22
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1.14.
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沽美酒
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Gu meijiu
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Faire provision d’excellent vin.
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23-24
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1.16.
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後風韻
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Hou fengyun
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Accord ou harmonie des vents qui soufflent par derrière.
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25
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1.19.
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清江引
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Qingjiang yin
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La conduite des différentes eaux dans les eaux du Qingjiang.
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14Le cahier de Zhou Wenting se continue avec cinq pièces, dont deux se retrouvent dans un autre divertissement transmis par Amiot, le troisième.
Zhou
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Amiot
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Tianjin
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Titre Amiot
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Titre Amiot
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traduction d’Amiot
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25-26
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百鳥朝鳳
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Bainiao chaofeng
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Cent oiseaux cherchent leurs nids
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26
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水龍吟
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Shuilong yin
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Déclamation du dragon d’eau
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26-27
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八板
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Baban
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Huit battues
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27-28
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3.11
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將軍令
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Jiangjun ling
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La publication du général
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29-30
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3.7
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到夏來
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Dao xia lai
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L’arrivée de l’été
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15Pour la partition vocale des percussions xing tang pu 星湯譜, qui se trouve à la page 30 du manuscrit Zhou Wenting, voir Liu Chuqing (1992: 408).
16Reprenant notre chemin au début, nous allons maintenant tenter d’analyser la nature de ce cahier de musique: Stephen Jones (2004) a étudié longtemps ces associations de musique du Hebei; il a montré qu’elles avaient une fonction religieuse que je qualifierai de paraliturgique; bien souvent, les musiciens des associations jouent autour d’une table; leur cahier de musique est posé dessus, et ils jouent les yeux fermés (Ibid.:1995, 99 plate 6). Un tel usage tend à prouver que le cahier est non un simple benzi 本子, mais un jing 經, un sūtra; du moins, la même pratique de l’écrit est-elle attestée dans les rituels bouddhiques et taoïstes. Au Japon, un des rituels consiste même à lire de manière symbolique: on frappe le livre posé sur la table, et on le passe dans la pile des textes lus. L’usage de ce cahier montre que la fonction de l’écriture est autre chose qu’un aide-mémoire. Le premier geste que j’ai appris dans mon premier cours de musique chinoise, avec Chen Shui-cheng, a été de recopier moi-même à la main la partition fournie par le professeur.
17Le cahier de musique de M. Zhou est un sūtra, mais il est aussi un livre de recettes, comme ces cahiers dans lesquels on note une recette de cuisine après qu’on l’a essayée et appréciée.
18En Chine, on peut avancer que le cahier de musique est aussi trace, témoignage d’une transmission accomplie et légitime. Je rapprocherai ce sens de l’objet transmis dans le bouddhisme chinois, où cela s’appelle la « transmission de la lampe» (ch. chuandeng jap. dentō 傳燈), comme dans les mémoriaux de la transmission de la lampe de l’ère Jingde (Daoyuan 1004, pour la date voir Adamek 2000: 61) ou la transmission de la robe (jap. den’e/ch. chuanyi 傳衣): « On transmit d’abord la robe du Buddha, puis on transforma en transmettant la robe et le bol du moine, ses seuls objets personnels» (Seidel 2003: 1171-78).
19Pour ce qui est de la musique européenne médiévale, les historiens, après avoir totalement revu leur vision et revalorisé le caractère de la notation traditionnelle comme étant bien plus qu’un aide-mémoire incomplet, en sont venus à déconstruire la déconstruction. Ainsi Caldwell (1994) critique le chapitre de Hendrik van der Werf intitulé « The Raison d’etre of Medieval Music Manuscripts» comme étant « extrêmement naïf» (exceptionally candid). Ce dernier met au premier rang la fierté de la propriété et le prétendu « instinct de collectionneur», et prend pour argument la faible possibilité que l’état rudimentaire de l’écriture donne à un interprète ne connaissant pas bien la pièce de se servir de la notation pour se la rappeler.
20Voici donc l’ethnomusicologue historien de la musique asiatique de nouveau seul face à son matériau. Contrairement à ce que je pensais, la question de l’écriture n’est toujours pas tranchée par les historiens de la musique européenne, quelques décennies après Goody (1987).
21Le cahier de musique de M. Zhou contient donc textuellement des pièces relevées en 1779, et la comparaison de l’écriture atteste une transmission exacte et sans variante. Les noms des pièces peuvent changer, mais pas le ton dans lequel elles sont écrites. Contrairement aux apparences chronologiques, rien ne nous dit que le cahier de M. Zhou dérive du cahier recopié par Amiot et que la tradition ait perdu des pièces. En effet, « Ma André était un des Préfets de la Musique qui se fait dans notre Eglise. Comme il possédait éminemment la théorie et la pratique de cet art, il avait noté quelques prières qui manquaient à celles que nous avions déjà» (Benoist 1770). Ma est mort jeune en 1768. Il est possible, à défaut d’être probable, que le cahier de Zhou reflète un état plus ancien que celui d’Amiot. Cependant, l’absence de la « Prière à l’élévation du calice», alors que figure la « Prière à l’élévation de l’hostie», semble plutôt indiquer un oubli.
22Afin de trancher la querelle, je voudrais rapprocher le cahier de musique de M. Zhou de quelques autres cahiers.
23Maître Chen Zhong, auquel j’ai consacré trois disques et un portrait, était le professeur de mon professeur de flûte. Après dix ans de fréquentation, quelques enregistrements et concerts, de nombreux banquets, d’innombrables ballades et conversations, et un cours qu’il m’a imposé, il m’a donné son propre cahier de musique polycopié (Chen Zhong 1994): dix pièces, dont certaines dans des versions bien connues et imprimées, mais toutes ici de sa main. Il ne s’agit évidemment ni du répertoire au sens banal de l’ensemble des pièces que l’on peut jouer à la demande, ni encore de l’ensemble des pièces que l’on a jouées dans sa vie; il ne s’agit évidemment pas d’un aide-mémoire… bien au contraire: Gao Zhiyuan et moi devons enregistrer, en modestes accompagnateurs du maître, une de ces dix pièces et nous devons donc jouer selon la version dont il nous a donné la partition: la sienne. Maître Chen se trompe, rajoute un temps à une tenue, nous nous décalons, il s’arrête, nous gronde, recommence, enlève un temps ailleurs, s’arrête, nous gronde et se fâche avec son ami de trente ans qui avait osé lui répliquer que c’était lui qui s’était trompé. L’écrit transmis par Chen et retiré de son propre cahier n’a pour lui ici clairement aucune fonction d’aide mémoire, et pour nous, il ne fait que nous empêcher d’écouter. J’ai employé en passant le mot « répertoire» qui convient bien car il désigne aussi, aux côtés d’agenda (les choses à faire) et de vade-mecum (viatique, les indispensables du voyageur), ce carnet d’adresses qui retient les noms et d’où l’on élimine en le recopiant d’année en année les noms des personnes perdues de vue, oubliées, disparues. Ce répertoire, dans les langues alphabétiques, a pour entrées les initiales du nom.
24Frédéric Loth (2008), dans son mémoire de Master, s’entretient avec un musicien de bal qui avait un cahier aide-mémoire:
F. L.: Tu avais un cahier ? [note 32: Pierre Leau est un bon lecteur, il mémorise difficilement mais il lit et connaît plus de deux cents morceaux, suffisamment bien pour entraîner notre orchestre autour de lui !]
Pierre Leau: Là, j’ai des plastiques pour les mettre, mais avant j’avais pas ça… J’avais des feuillets où j’mettais tous les pasos dans un, toutes les valses dans un autre, tous les tangos dans un autre, tous les boléros dans un autre, toutes les sambas dans un autre, comme ça, quand on cherchait quèqu’chose… Mais ceux qu’on joue toujours sont tous en même temps… Des morceaux qui dansent facilement et que les gens aiment… J’ai été habitué… à ne jamais jouer deux morceaux en suivant, c’est-à-dire que si on joue un paso, la danse d’après on va faire une valse, on va pas faire 2 ou 3 valses, après on passe à un boléro ou à un tango, ou un baïon… [note 33: Baïon: danse brésilienne apparue dans les années 1950, rythme binaire, 4 temps, tempo plutôt lent].
25Mais ce même musicien, Pierre Leau, lui raconte aussi cette histoire, belle, étrange et significative d’un autre usage du cahier de musique traditionnelle:
Il était usagé, mon accordéon, y’avait plein d’notes qui étaient fausses, il jouait tout seul… le vent passe !… Ma femme me dit: « Ben t’as qu’à t’en acheter un autre !» J’avais été dans une maison d’musique… Dis donc, ça coûte cher… et puis en lisant l’journal un soir (sans doute L’Yonne Républicaine), y’en avait un à vendre à côté d’Auxerre…
J’dis: « J’vais aller l’voir.» C’était ben çui qu’j’ai là. Elle dit: « Ben y’a déjà quelqu’un dessus»… J’l’ai essayé, ouais il a un beau son, il a un beau son, il roule, et puis j’dis: ‘‘Vous avez p’têt’ des partitions aussi ?» Oh ça, ça lui en a bouché un coin, la dame elle dit: « Oui, j’ai c’qui faut en partitions»; elle va m’chercher un cahier, un cahier d’école, d’enfant, puis elle me montre ça: y’avait tous les noms des titres, dessus, comme « Boire un p’tit coup», « Riquita»…
« – Ben, j’dis, c’est quoi ça ? – Ben, c’est les partitions. – Mais comment qu’il faisait vot’ mari pour jouer avec ça ? – Ils étaient dans sa tête…» Il jouait de routine si on peut dire, il entendait des morceaux à la radio… Il avait été à Paris acheter l’accordéon, il en avait un vieux avant…
26Retour à la Chine: pour préparer des concerts avec mes amis musiciens de Fleur de prunus, Wu Suhua, Yang Lining, Shi Kelong, Wang Weiping, Lai Longhan, j’ai un carnet dans lequel j’ai noté le nom des morceaux à notre… « répertoire».
27À Quanzhou, Fujian 福建泉州, ville chargée d’un passé et d’un présent d’art et de culture, où spécialistes des rituels taoïstes, du bouddhisme, des musiques traditionnelles (Nanyin 南音), de l’opéra (Liyuan xi 梨園戲), des marionnettes (Ka-lé / Guilei 嘉禮 傀儡戲 ou Mu’ou xi 木偶戲) se succèdent comme en un pèlerinage, j’ai vécu avec les moines et avec les marionnettistes à fils. Leur musée du théâtre expose les livrets traditionnels: comme leur nom l’indique (et pas seulement en français, car le chinois dit de même: benzi 本子, petit volume, « livret»), il s’agit de petits livres, un pour chaque pièce. Les paroles sont notées, les didascalies aussi, mais pour la musique seuls les noms des timbres (qupai 曲牌) sont inscrits.
28Le théâtre de marionnettes occupe une place à part dans la société chinoise à Quanzhou: le marionnettiste est en effet capable d’animer la divinité du théâtre, un tout petit dieu certes, mais qui a accès au panthéon et peut donc devenir le messager des humains; ainsi, le marionnettiste est l’officiant d’un rituel qui consiste à jouer du théâtre. La musique qui accompagne le rituel participe aussi à ce qui est un divertissement des dieux. Bien entendu, car rien n’est magique ici, le même spectacle peut être donné pour les humains. Tout ceci en fait la valeur, la beauté, mais une longue interruption en a affecté la transmission. Dans les années 1950, quand la troupe se remet en place après la guerre, il faut retrouver dans les mémoires les textes, les gestes et les musiques. Un érudit et chercheur local, Cai Junchao 蔡俊抄, notateur de musique remarquable, procède alors à un collectage systématique qu’il avait débuté; mieux, il est engagé en 1987 par la troupe pour reconstituer le répertoire du Mulian qiu mu 目蓮救母 auprès des anciens. Il me racontera combien c’est difficile avec des gens qui varient d’une fois à l’autre, que l’on ne peut pas interrompre pour faire répéter une phrase, une tournure, car ils ne connaissent que les continuités, parfois par bribes. Mais un travail s’instaure, auquel les tout jeunes apprentis marionnettistes sont associés, validé par l’assemblée des anciens.
29À la demande de Chantal et Jean-Luc Larguier, je me rends en 1994 sur place pour monter un spectacle en vue d’une tournée en Europe, un spectacle bien différent, on l’imagine, de ce qu’ils font pour les cars de touristes de passage ou pour les tournées au Japon, et qui met en valeur le théâtre rituel plutôt que les adaptations de dessins animés pour enfants ou de numéros de music-hall. Comme je bénéficie d’une bourse de recherche de l’International Institute for Asian Studies (IIAS, Leiden), je reste plus de temps que nécessaire à Quanzhou, et je m’installe dans le quartier. Je suis la troupe dans ses tournées locales, j’observe, je note, j’enregistre. Le 16 novembre 1994, Lin Wenrong 林文士榮, vice-directeur de la troupe, remarquable manipulateur et laïc farouche, m’invite à l’accompagner. Je monte à l’arrière de sa moto et par les sentiers nous arrivons à un hameau, Jinjiang Nanmen wai, Xiandian xiang 晉江南門外仙店鄉. Face à un petit temple au roi gardien de l’Ouest, le Guyun dian, Xiwang fu 古雲殿西王府, sous une sorte d’abri, une pièce de théâtre de marionnettes est en cours. Les manipulateurs sont un vieil homme et ses deux filles, des amateurs, me dit Lin, accompagnés par un flûtiste et un percussionniste. Il s’agit d’un rituel de consécration du temple, qui consiste à jouer une pièce.
30Aussitôt arrivé, à peine les présentations faites, Lin prend les poupées des mains du vieil homme et enchaîne la manipulation, tandis que le vieil homme va se reposer, et le spectacle s’enchaîne sans interruption. Lin me racontera qu’il gagne 350 yuan par mois dans la troupe et 50 par jour pour un rituel comme celui-ci. Je m’intéresse au flûtiste, étant flûtiste moi-même, et regarde sur l’épaule du musicien la partition qu’il suit: un cahier écrit à la main. Voyant cela, le musicien me tend la flûte, et va fumer une cigarette. Je joue, la musique s’enchaîne sans interruption. Voici donc un usage réel observé du cahier de musique traditionnelle, manuscrit, personnel: il n’aide en rien ma mémoire, puisque, musicien de Shanghai, je ne connais pas ce répertoire: il s’agit bien d’un usage prescriptif de la partition, et la musique est pourtant pleinement en situation, non seulement socialement, mais même dans un rituel.
31Mon séjour se termine, je rentre en Europe, et bientôt ce sont les marionnettistes qui débarquent pour la tournée. J’avais bien enregistré quelques pièces, mais pas de quoi faire un disque, lorsque la proposition d’une publication audio émanant de Laurent Aubert nous parvient. La troupe demande à me rencontrer pour en discuter. Le problème est qu’ils ont les musiciens, les instruments, mais qu’ils ont répété un programme d’accompagnement d’un spectacle, et pas suffisamment de pièces instrumentales ou vocales à écouter (selon leurs critères) pour faire un disque: il leur manque leurs partitions, me disent-ils. Pas de problème, je les ai chez moi. Ils sont interloqués, mais je fais effectivement un saut à ma bibliothèque et leur apporte mes recueils de musique de Quanzhou ramassés là-bas, tous œuvres de musicologues érudits locaux: un recueil de collectage de Li Quanmin (1962), la série Quanzhou minjian yinyue éditée par le Centre culturel et l’Association des musiciens de la Ville (six volumes, Ping Ji, Chen Mei 1980), un recueil d’airs populaires ordinaires (Cai Junchao 1986) et enfin les trois volumes du répertoire de la troupe de marionnettes à fils (Cai Junchao 1986-1987). Le directeur de la troupe prend les premiers volumes, les jette violemment par terre, disant: « C’est bien ce que je pensais, tout ça n’a aucune utilité.» Puis, surpris, il découvre les volumes de Cai Junchao, et me dit: « Mais c’est à nous, c’est notre répertoire, comment peux-tu avoir cela ?» Je lui dis que c’est Cai lui-même qui me les a donnés, ils sont d’ailleurs annotés de sa main. – « Bon, dans ce cas, pas de problème, je les garde, nous allons faire ton disque», ce qui fut fait, et bien fait (Quanzhou tixian mu’ou jutuan 1996).
Tableau: les pièces du CD Quanzhou tixian mu’ou jutuan 1996 et leurs partitions
Plage
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Titre
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Titre
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Partition
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1
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San xian qiao
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三仙橋
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I.65
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2
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Ruolan xing
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若蘭行
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3a
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Zhengman
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正慢
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I.85
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3b
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Qian qiu sui
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千秋歲
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II.91
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3c
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Jiang shui ling
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將水令
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II.66 / III.119
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4
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Xiao shami xia shan
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小沙彌下山
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5
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Zao luo pao
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皂羅袍
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II.28 / III.65
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6
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Bu bu jiao
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步步嬌
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II.74 / III.134
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7
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Rucheng
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入城
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8
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Ganzhou ge
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甘州歌
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III.126 (6.41)
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9
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Yifeng shu
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一封書
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II.63
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10
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Baozi ling
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包子令
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I.85
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11
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Erzi jin
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二字錦
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0.20
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12
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Ban jiang tai
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伴將台
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0.10
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13
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Xihu liu
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西湖柳
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0.22
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14
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Tiao long men
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跳龍門
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0.8
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15
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Xi di jin
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西地錦
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0.58
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16
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Hong jia chui
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紅甲吹
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17
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Da chu Su
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大出蘇
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18
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Qing xishen
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請戲神
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19
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Luo li lian
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囉哩連
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320 désigne ici Cai Junchao 1986; 1, 2 et 3 les volumes de Cai Junchao 1986-1987 et 6 le volume 6 de Ping Ji et Chen Mei 1980. Les trois dernières pièces ont été enregistrées sur place lors d’un spectacle rituel. Les plages 2, 4 et 7 ne correspondent pas à des noms de timbres, mais à des scènes de jeu. Le titre de la plage 16 n’est pas celui d’un timbre, mais d’un genre. Tous les timbres enregistrés sont donc effectivement représentés dans les recueils de Cai.
Fig. 6. « Ganzhou ge» (Chant de Ganzhou), Ping Ji, Chen Mei 1980 6: 41.
Fig. 7. « Ganzhou ge» (Chant de Ganzhou), Cai Junchao 1987 3: 126.