« Un poète doit laisser des traces
de son passage, non des preuves.
Seules les traces font rêver».
René Char
1L’hiver en Sardaigne, on évite la frénésie des mois estivaux. Les cantadores sont plus disponibles, la parole est apaisée. Mais pour Bachisio, l’hiver incarne la pire saison. Bachisio fait référence à l’hibernation des cantadores pendant laquelle ceux-ci préparent de nouvelles ‘oghes, des formules mélodiques qu’ils présenteront en début de saison et qui, selon lui, altèrent tellement les modèles qu’elles les rendent méconnaissables.
- 1 Grippe, rhume, refroidissement.
2L’hiver est une période pendant laquelle les chanteurs sortent moins et restent in casa, in domo. Les forces s’inversent: des inclinaisons centrifuges de l’été où les plus demandés des cantadores ont un engagement chaque soir, les forces centripètes de l’hiver ouvrent un grand vide. Les voix se reposent, quelques chanteurs prennent un certain embonpoint et l’influenza1 met à jour une fragilité et une vulnérabilité qui sont insensibles pendant l’été. Une certaine forme de coquetterie et de maniérisme s’installe. Certains cantadores font ce qu’on pourrait appeler les « douillets» et utilisent souvent l’alibi de l’influenza pour décliner une invitation à chanter ou à se déplacer, alors que c’est précisément pendant ces trois mois d’hiver que la saucisse (salsiccia) et le vin, confectionnés au sortir de l’été, libèrent leurs saveurs, un peu comme la parole. L’hiver est également la période des confidences. L’enquête que je présente ici questionnera le rapport des chanteurs à leur propre mémoire. Elle est, d’une certaine façon, le résultat d’un de ces séjours hivernaux en Sardaigne.
- 2 Ce nombre, même s’il reste contesté, est proche de la réalité. Pour une carrière de plus de cinqua (...)
3Le 11 Janvier 2007, nous nous sommes rendus à Bulzi avec Bachiso, mon illustre maître, dans la maison de Leonardo Cabizza, le cantadore aux « cinq mille compétitions»2. Personnage mythique du chant à guitare (cantu a chiterra), Leonardo Cabizza est considéré comme étant le cantadore qui a le plus chanté dans ce que le milieu appelle, avec une distinction toute professionnelle, une « carrière» (carriera), pour signifier qu’il ne faut pas prendre le parcours d’un chanteur trop à la légère.
- 3 L’aspect ascensionnel de la montée sur le palco, l’estrade généralement surélevée à hauteur d’au m (...)
- 4 Généralement, les chants les plus orecchiabile (qui rentrent le plus facilement dans l’oreille), c (...)
4Une carrière est généralement définie par une « première sortie» (prima uscita) sur le podium (palco)3 monté pour l’occasion sur la place du village – sorte de baptême du feu pendant lequel un apprenti cantadore, généralement originaire du village où se déroule la joute, est invité à s’essayer à quelques ‘oghes dans deux ou trois chants4. Mais la carrière est également définie dans le temps par une ultime sortie. Pour en parler, les cantadores utilisent des formules comme « je me suis retiré (ritirato) du chant», « j’ai laissé (lasciato) le chant», ou « j’ai arrêté (ho smesso) de chanter», comme s’il s’agissait d’arrêter de fumer, cette dernière formule ayant une portée plus définitive que les autres. Pourquoi ? On s’aperçoit en réalité que toutes ces formules entretiennent une ambiguïté entre, d’un côté, mettre un terme à une carrière – c’est-à-dire ne plus être actif dans les cercles (circoli) ou les groupes (gruppi) de chant à guitare – et de l’autre, arrêter de chanter, c’est-à-dire ne plus jamais chanter, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
- 5 « Toglievo una fetta di piacere ai miei, tiffosi, ai miei appassionati». Je transcris ici cette fo (...)
5Beaucoup de cantadores ayant leur carrière derrière eux sont conscients de l’importance de se retirer du circuit au moment opportun. Plus qu’une gestion intelligente et raisonnée de leur carrière, il s’agit bien, pour la plupart d’entre eux, de laisser aux mélomanes (appassionati), à l’histoire, à la mémoire, une image d’eux-mêmes qui ne prête pas le flanc à la critique ou aux reproches. La substance de ces traces touche en réalité autant à la préservation d’une image acoustique de soi que d’une image physique, les deux étant intimement liées. Le type de raisonnement est exactement celui qu’adoptent les sportifs professionnels au moment de mettre un terme leur carrière. Comme le dit Mario Firinaiu – chez qui la tension entre son parcours professionnel, sa vie familiale et sa carrière vocale fut extrêmement problématique –, il s’agit de « finir en beauté» et de ne pas « gâcher tout ce qui a été fait avant pour quelques exhibitions». Mais, dans le même temps, il sait pertinemment que cette décision tranchée a « privé ses tifosi d’une grande part de plaisir»5, même si ce plaisir était avant tout le sien.
6Souvent défini comme le « roi», le « lion» ou encore le « numéro un» du chant sarde, Cabizza est aussi « l’ancien» (anziano), le maestro le plus populaire de Sardaigne. De lui, on dit qu’il n’existe pas une seule photo sur laquelle il n’apparaît pas flanqué d’un large sourire bienveillant, à l’allure toujours impeccable, un véritable signore, comme on dit. En plus de son sourire, Cabizza a toujours eu l’habitude de chanter en tenant le fil qui relie le microphone à la console de l’amplification. Il dit que sourire et tenir ce fil lui permettent de « se décharger de son stress», surtout lorsqu’il s’agit d’ouvrir le premier Canto in Re de la joute.
7Cabizza n’a jamais quitté Bulzi où il est né en 1924. Ce petit bourg du Logudoro, berceau historique du chant à guitare au Nord-Ouest de l’île, est entouré d’autres villages qui ont vu naître les plus grands cantadores de l’histoire: Perfugas, Laerru, Nulvi, Chiaramonti, Sedini, Ploaghe, Condrogianus. Dans ces lieux, on ne trouve pas ou que peu de polyphonie. Tout ici est dédié au chant à guitare et les mélomanes se plaisent souvent à le souligner sur le mode fanatique.
8La même année, en 1924, dans le même village, à quelques rues près, naissait également Francesco Cubeddu, qui deviendra en quelque temps le plus grand rival de Cabizza et, pour certains, le plus grand cantadore de toute l’histoire du cantu a chiterra. Tout oppose les deux hommes: le style, le caractère, la voix. Alors que Cabizza a toujours été doté d’une voix surpuissante au timbre métallique, Cubeddu chantait sans trop de projection; son extraordinaire legato le portait à « manger les paroles» comme on dirait aujourd’hui pour les jeunes chanteurs qu’ils « mangent le micro». Cubeddu, si l’on en croit ses amis, c’est un « sale caractère» (caraterraccio). Il chante comme il se comporte, un peu « à sa manière» (al modo suo), alors que Cabizza a bâti sa carrière sur une attention et une bienveillance extrêmes envers le public, son public.
9Depuis des années, la rumeur – entretenue au son des « Tu sais qu’encore aujourd’hui, ils ne se parlent toujours pas et ne se serrent pas la main» – alimente quotidiennement les discussions passionnées et passionnantes des mélomanes au sujet de ces deux grands octogénaires. Histoires de passions, musicales, humaines, faites de jalousies et de coups bas, l’agonistique du chant donne souvent lieu à des antagonismes dans la vie de tous les jours, la vie du village, et c’est précisément le lien entre ces deux sphères qui est discuté, voire âprement débattu sur fond de fantasmes et d’histoires reçues, chacun détenant sa propre vérité.
- 6 Lors de la fête patronale du village, le comitato, renouvelé chaque année, a notamment la charge d (...)
10Depuis sa « première sortie» (prima uscita) en septembre 1945 à Badesi aux côtés de Francesco Cubeddu et de Giuseppe Puxeddu, Cabizza s’est rapidement imposé en Sardaigne comme le « numéro un». Il doit cette notoriété jamais démentie à son exquise diplomatie, qui a très souvent eu pour effet de le rendre sympathique aux comités d’organisation (comitati)6. Mais c’est surtout la puissance unique de sa voix, véritable « tremblement de terre» (terremoto) ou « hurlement» (urlo), qui finit par l’imposer à une époque où l’amplification posait déjà les bases d’une esthétique fondée sur le culte de la puissance et de la projection. Certains disent même que « le micro, lui, il l’avait à l’intérieur». Bref, un ensemble de facteurs font que Cabizza s’est toujours appuyé sur une forte popularité locale qu’il a su orienter et, d’une certaine manière, instrumentaliser.
- 7 La Sardaigne est une île, on la croit petite, mais il m’arrive très souvent de faire plus de 5000 (...)
11Nous arrivons à Bulzi vers 15h; le temps est gris, le froid est empli d’humidité. Au téléphone, Bachisio – que connaît bien Cabizza – avait précisé que nous devions venir faire une « visite de courtoisie», avec tout ce que contient comme implications rituelles la formule « faire une visite» (fare una visita), que les Sardes utilisent bien plus volontiers que les verbes « visiter» (visitare) ou « saluer» (salutare). Lors de mes séjours, ces visites, qui servent à saluer un ancien qui ne peut se déplacer ou tout simplement à resserrer quelques liens d’amitié ou d’intérêts, ont également pour effet de renforcer le système de « recommandation» (raccomandazione) décrit par Paul Stirlisy sous le terme de « protectorat efficient» (Stirlisy 1968) et qui permet de mettre en place un imbroglio plaisant et flatteur utilisé pour apparaître magnanime. Ces visites représentent la majeure partie de mes activités7.
Fig. 1. À gauche, Leonardo Cabizza, au centre, Francesco Cubeddu, et à l’extrémité droite, le guitariste Nicolino Cabitza (le père d’Aldo Cabitza).
- 8 http://www.leonardocabizza.it/
12Passé l’accueil des quinze premières minutes, nous évitons de nous entretenir de musique. Cabizza me parle de son neveu qui est à l’origine de son site internet8 et du calendrier dédié à Cabizza – une des caractéristiques partagées par tous les grands cantadores est de parler d’eux à la troisième personne –, que ce dernier me remet à l’issue des dix premières minutes. Il semblerait également que, depuis peu, la commune de Bulzi met en place des « archives Cabizza». Les dernières médailles et plaques commémoratives que Leonardo s’est vu remettre en septembre à Olbia sont disposées sur le buffet du salon, qui ressemble en tout point à un authentique salon de cantadore: coupes, médailles, diplômes, photographies habillent intégralement l’espace et m’offrent le miroir de la notoriété de Cabizza. Tous les chanteurs vivent en effet avec leurs trophées, et cette mémoire murale occupe généralement l’espace d’une pièce particulière ou du salon.
13Nous décidons d’introduire le motif de ma visite. Je sors mon ordinateur portable et ma caméra, et demande si je peux filmer. Cabizza ne cache pas un certain embarras. Il dit en sarde qu’ici, ce sont les femmes qui commandent. Il se tourne vers sa fille. Celle-ci me répond, en italien, qu’elle doit demander l’autorisation à son neveu de Rome puisque son père est lié par un contrat d’exclusivité avec lui. Elle va en toucher deux mots à sa mère dans la cuisine. Cela fait partie de la mise en scène. Dix minutes passent pendant lesquelles nous commençons à parler de chant. J’en profite pour faire entendre des enregistrements que j’ai de Cabizza. Je lui parle de ce que je fais et de l’objet de ma recherche. Sa fille revient et me donne l’autorisation de filmer à la condition de faire une copie pour son neveu de Rome. Entre-temps, Cabizza, sous l’effet de sa propre voix que je lui fais entendre, a déjà rendez-vous avec ses souvenirs. En reconnectant une « image-souvenir» à la « matérialité de la trace» sonore qu’il entend (Ricoeur 2000: 565), Cabizza retrouve une conscience – celle de sa propre voix – dans une perspective historique suscitée par l’écoute. Celle-ci permet de déclencher un processus mémoriel actif et participatif décrit ci-dessous.
14Avant que ne se mettent en place les mécanismes communs auxquels je suis fréquemment confronté lorsque je me déplace chez les cantadores, ce jour-là, Cabizza me fait un cadeau inestimable. Durant la première demi-heure de l’entretien – déterminante, car je sais par expérience qu’il est difficile de capter l’attention des chanteurs et que, par-dessus tout, ces derniers se déconcentrent vite en recentrant le discours exclusivement sur eux – et après quelques incompréhensions et questions dont je dois sans cesse repréciser le sens, en lien avec ce que je fais entendre, Cabizza se met à chanter, ou plutôt à fredonner.
- 9 La conclusion de la ‘oghe.
15Ma première question porte sur une chiusura9, que je lui fais entendre afin de vérifier si l’influence d’autres cantadores, que je perçois ici, correspond bien au ressenti personnel de Cabizza. Ce dernier me répond par une réflexion mi-parlée mi-chantée autour de l’imitation et des « traces» (traccie) laissées par les maestri du passé, dont celle de Mario Scanu. En évoquant Mario Scanu, Cabizza se met à chanter une mélodie (‘oghe) du « chant en Ré» (Canto in Re) sur ces paroles:
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Che bella torturella Ch’in gabbia tenet nina
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Quelle belle tourterelle Que Nina tient en cage
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16Cabizza chante, de sa voix éraillée et fatiguée par plus de soixante ans de palco, en imitant cette ‘oghe qu’il attribue à Mario Scanu. En réalité, si je re-visionne l’entretien, Cabizza fredonne. Et si je reprends précisément ses termes avant qu’il ne se mette à chanter, il dit: « à l’inverse, Mario Scanu faisait comme ça… Che bella torturella, Ch’in gabbia tenet nina». Mais il ne dit pas que cette ‘oghe est de Mario Scanu, au sens ou celui-ci en serait à l’origine. Cabizza imite le chant de Mario Scanu en prenant spontanément la ‘oghe qui le caractérise le plus. Il se remémore à voix haute le chant de Mario Scanu, après s’être remémoré les voix d’Antonio Desole et de Pietro Porqueddu, toujours avec ce large sourire qui le caractérise, sauf qu’avant, comme il le dit lui-même, il avait encore toutes ses dents. Ici, la distinction entre imitation et attribution est fondamentale pour la suite.
Fig. 2. Leonardo Cabizza chez lui, à Bulzi, en janvier 2007.
17Toutes les ‘oghes évoquées par Cabizza sont extraites du Canto in Re, le « roi du chant» (Re del canto), en d’autres termes le plus beau des douze chants du répertoire de la joute (gara). En italien, la polysémie du terme « Re», qui désigne à la fois la note et le « roi», est également utilisée pour désigner le « champion» (campione) que se choisit chaque tifoso (« fan, supporter»). Cabizza peut ainsi être dénommé le roi du Ré (il re del Re), sous-entendu le « roi du Canto in Re», au point parfois de l’associer complètement au chant lui-même, ce qui ne manquera pas de déclencher les foudres de certains détracteurs.
18Chaque ‘oghe du Canto in Re est ainsi chantée sur un distique de deux octosyllabes. Ces deux vers sont souvent répétés par les chanteurs pendant l’exécution de leur deuxième ‘oghe. Chaque ‘oghe se conclut toujours sur la même « finale», la tonique Ré, qui donne son nom au chant. En dépit de ses carrures et structures harmoniques propres, l’ensemble des douze chants du répertoire s’appuie sur le même principe.
19Ce que les connaisseurs (intenditori) entendent par les termes « cultura del canto» désigne essentiellement cette capacité de pouvoir juger chaque ‘oghe par rapport à l’ensemble des interprétations antérieures, qui circulent et s’échangent dans toute l’île sous la forme de cassettes. Cela nécessite de pouvoir identifier et répertorier (cf. infra, « repertorio») les parcours mélodico-rythmiques les plus utilisés de ce vaste ensemble. La situation n’est au fond pas si différente de celle dans laquelle se trouve l’amateur de musique classique occidentale quand celui-ci juge Dinu Lipatti dans les Vingt-quatre préludes opus 28 de Frédéric Chopin à l’aune de Samson François, d’Alfred Cortot ou de Claudio Arrau. Ces micro-variantes dans l’interprétation, le guitariste Aldo Cabitza les appelle des « petites virgules» (virgolette). Et selon lui, c’est à ce niveau d’appréciation que le chant est « encore plus beau».
Fig. 3. Gara à Orosei, juillet 2005.
- 10 Le système du chant à guitare étant transpositeur, les hauteurs transcrites sont donc relatives. E (...)
20À partir de l’évocation chantée de Mario Scanu par Leonardo Cabizza, j’ai pu retrouver la ‘oghe originale, chantée ici par Mario Scanu dans une gara immortalisée sur un enregistreur à bobine de type Geloso et copiée de multiples fois sur cassette. La date ne m’a pas été spécifiée, mais ceci n’est pas très important dans la mesure où cette ‘oghe est si caractéristique de Mario Scanu qu’elle réapparaît chantée sur les mêmes paroles dans de multiples enregistrements. En parlant de Mario Scanu, le cantadore Giovanni Pintus dit de ce dernier qu’il était lui-même ce qu’il chantait à longueur de temps, à savoir: « un canari aventureux» (canarinu avventuradu). Ces formules qui touchent autant au chant, aventureux, c’est-à-dire libre et agile comme celui d’un oiseau, qu’au caractère badin et séducteur de Mario Scanu, rappellent combien le chant et le comportement sont intimement liés. Voici la transcription de la ‘oghe de Mario Scanu10 :
Fig. 4. Transcription de la ‘oghe de Mario Scanu
- 11 Les deux termes employés sont le pendant, italien (la chiusura) et sarde (sa serrada), de « conclu (...)
21Cette ‘oghe se caractérise par:
— une intonation syllabique sur le 6ème degré de l’échelle (Si),
— un saut ascendant de tierce mineure (Si-Ré),
— un repos, en fin de premier vers, sur le 5ème degré (La),
— un aller-retour ascendant puis descendant (La-Fa#-La) en début de deuxième vers,
— une conclusion (chiusura, serrada)11 ornée qui prend la forme d’un trait mélodique ascendant puis descendant.
- 12 Le repertorio se caractérise par un stock de ‘oghes dont dispose chaque cantadore. Il est très dif (...)
22Au regard de l’ensemble du repertorio12 propre à chaque chanteur dans le Canto in Re, Mario Firinaiu considère cette formule comme une ‘oghe « commune, assez banale». Il précise même que c’est une « ‘oghe qui pourrait ne rien dire». Selon lui, elle fait partie des formules les plus orrechiabile, c’est-à-dire les plus facilement mémorisables. Nous allons nous apercevoir que l’occurrence et la durée de certains degrés n’est pas soumise ici au fort taux de variabilité qu’on retrouve dans d’autres ‘oghes. Le calibrage implicite de ces paramètres permet certainement de distinguer les ‘oghes classiques des grands maîtres du passé, des ‘oghes peut-être plus récentes, dont la profondeur mémorielle est proportionnée à leur taux de variabilité. À quoi cela tient-il ?
23Il apparaît que les trois degrés forts de cette ‘oghe, en dehors de la finale Ré, sont le Si (6e degré), puis, à égalité, le La (5e degré) et le Fa# (3e degré).
Fig. 5. Tableau statistique des degrés chantés dans la ‘oghe de Mario Scanu.
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ré5
|
mi5
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fa#5
|
sol5
|
la5
|
si5
|
do#6
|
ré6
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Occurrences
|
3
|
5
|
5
|
3
|
5
|
10
|
2
|
2
|
%
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8,6
|
14,3
|
14,3
|
8,6
|
14,3
|
28,6
|
5,7
|
5,7
|
Durées
|
1,75
|
2
|
3,25
|
1,25
|
3,25
|
8,5
|
0,5
|
1,25
|
%
|
8,3
|
9,5
|
15,5
|
6,0
|
15,5
|
40,5
|
2,4
|
6,0
|
Fig. 6. Tableau des mouvements mélodiques relevés dans la ‘oghe de Mario Scanu.
24L’importance nominale de ces degrés peut être mise en perspective et affinée par les mouvements générés autour d’eux. C’est ce qu’indique le tableau (fig. 6), précisant, pour chacune des hauteurs listées dans la colonne de gauche, combien de fois elle est suivie par chacune des hauteurs de la ligne supérieure. De fait, les cases grisées du tableau sont celles des répétitions de notes. Et il en résulte que les cases adjacentes aux cases grisées concernent des mouvements conjoints. Les répétitions de notes ne sont comptabilisées que si elles enjambent un silence.
25Dans cette ‘oghe, on remarque que les mouvements conjoints sont majoritaires. Treize sont descendants et six sont ascendants, soit un rapport approximativement de un à deux. Dans le tableau ci-dessus (fig. 6), aucune répétition de note n’est relevée par le logiciel Monika, alors que l’intonation sur le premier vers répète bien le Si (6e degré) sur sept voyelles différentes (fig. 4). En revanche, si l’on considère les rares intervalles disjoints, ceux-ci n’excèdent pas la tierce majeure. À ce niveau, Monika n’est pas capable de hiérarchiser ces intervalles en fonction de leur importance pour l’assise du modèle mélodique. Je mets volontairement de côté l’intervalle de tierce majeure qui apparaît entre parenthèses (Si-Sol descendant et La-Do# ascendant), pour souligner l’importance de l’intervalle mélodique cadre de cette ‘oghe, la tierce mineure.
26Le jaillissement de cet intervalle-cadre, précédé d’une longue attente sur la même note, n’est pas sans rappeler la personnalité même d’un cantadore particulier, que nous verrons plus loin à la lumière de différents points de vue. Deux logiques sont à l’œuvre: d’un côté, l’insistance sur un degré faible de l’échelle (Si) est accentuée par la force de la répétition; de l’autre, la soudaineté d’un intervalle de tierce mineure participe d’une logique en opposition qui exploite toute l’inertie, la tension, crée par une l’intonation décrite précédemment, C’est un geste vocal à part entière extrêmement bien identifié. Et c’est en cela que cet événement s’adresse à la mémoire et qu’il se soumet plus difficilement à des procédés de variantes. Le fait qu’un geste vocal de ce type en appelle à la marque d’un cantadore et à la mémoire qui l’entoure le rend précisément dépendant de ces paramètres stylistiques et mémoriels.
- 13 Dans un registre similaire, c’est par la porte de la ruse et de la malice que Victor A. Stoichiţa (...)
27Un des problèmes qui s’est très vite posé dans la communication avec les chanteurs a été celui de mettre un nom sur des événements musicaux que je relevais à un niveau de détail parfois élevé. Ainsi, la question de la similarité et du taux de variation d’une ‘oghe par rapport à une autre représente une source inépuisable de quiproquos. C’est un véritable défi pour la musicologie car, pour être effectif, le concept de modèle doit mettre de côté les marques de l’exécution et intégrer un certain degré d’abstraction. Chercher des modèles, c’est chercher des similarités et donc déjà les entendre. La question est ici de savoir si la micro-variante n’est pas ontologiquement plus forte que tout « air de famille»13.
28En cela, la démarche analytique est forcée de dépasser le seuil de la similarité si elle veut communiquer avec les chanteurs sur le terrain de l’esthétique. Car la mise en évidence de modèles partagés est consubstantielle à la découverte de procédés de micro-variantes propres à chaque chanteur. Sur ce terrain, il faut savoir manier la ressemblance en deçà du seuil où elle touche à l’ego du musicien. « È la stessa, ma non è la stessa» (« c’est la même, mais ce n’est pas la même»), c’est ce que répondent souvent les cantadores à l’écoute d’une même ‘oghe chantée par différents chanteurs. L’idée est la même, mais les réalisations sont contrastées. Dans un domaine similaire, c’est ce « retour surprenant du même» qui fait dire à Christian Béthune que « le jazz réactualise davantage qu’il innove» (2008: 249).
Fig. 7. Analyse paradigmatique de neuf interprétations différentes de la même ‘oghe à plus de quarante-cinq ans d’intervalle (de 1963 à 2008).
29En face des chanteurs, donc, le discours de la similarité est presque intenable pour au moins deux bonnes raisons. Ne pas reconnaître de différence, c’est ne pas l’entendre et ne pas la reconnaître. Ne pas pénétrer dans l’ordre intime des inflexions est incompatible avec le statut de cantadore. C’est le niveau des « virgolette» (petites virgules) dont parlait le guitariste Aldo Cabitza. Deuxièmement, l’attention des chanteurs – on pourrait étendre le discours à une véritable anthropologie de leur comportement – est toujours orientée vers ce qui, dans le modèle, a été modelé.
- 14 « The most interesting and characteristically human features of music are not stylistic change and (...)
30La logique réductionniste qui préside à la découverte de modèles mélodiques ne fait pas partie du mode d’énonciation privilégié des chanteurs. Ils s’en méfient car l’analyse met de côté ce qui, pour eux, représente l’essentiel, c’est-à-dire les particularismes, ce que l’on pourrait appeler les angles saillants de la différence. Même si John Blacking14semble penser qu’il n’y a que les invariants qui soient intéressants (Blacking 1977: 6), c’est pourtant dans cet interstice que réside l’émotion. Pour apprécier les modèles, il faut donc pouvoir relever ce qui, dans leur exécution, s’en éloigne.
- 15 Ces marqueurs musicaux relèvent plus particulièrement du style de chacun. Les termes « gorgheggi» (...)
31En définitive, on s’aperçoit que la gara est justement investie de cette double fonction: la performance publique diffuse et renforce ses modèles mélodiques en les répétant aux oreilles de tous – avant d’être traitée comme « forme», c’est la conformité du modèle de danse dont parle Bernard Lortat-Jacob (1987: 30) – en même temps qu’elle les retravaille et les fait évoluer en leur appliquant ce que Francesco Cubeddu appelle des « arrangements» (arrangiament). Car si, parmi la multitude des modèles mélodiques implicites chantés par les cantadores, le modèle doit, par nature, être altéré par des éléments de surface15, il peut également être bousculé dans sa structuration même, pratique qui était dénoncée par Bachisio en début de contribution. Or, avec la ‘oghe qui nous intéresse ici, nous sommes confrontés à un des modèles les plus stables de tout le Canto in Re. Ce modèle donné – ou plutôt transmis, imité et personnalisé – a été soumis à l’analyse paradigmatique ci-dessus, retranscrivant neuf interprétations différentes de la même ‘oghe à plus de quarante-cinq ans d’intervalle (de 1963 à 2008).
32Ce caractère « reconnaissable» de la voix de Mario Scanu permet à chaque auditeur de ressaisir le passé de Scanu dans le présent de la voix de Cabizza. Il me semble que l’approche ethnomusicologique prend tout son sens à partir du moment où elle intègre ces référents qui affleurent à la surface des ‘oghes ainsi que les différents plans mémoriels utilisés dans l’énonciation, chantée et parlée.
33N’importe quel appassionato est en mesure de siffler cette ‘oghe et de la reconnaître à peine énoncée. Quant au connaisseur, à l’intenditore, il est capable de fredonner toutes les variantes qui apparaissent ici, sinon de les reconnaître sans difficulté en les attribuant à tel ou tel cantadore. C’est toute la force du concept de trace (traccia), définie par Jacques Derrida comme un « archi-phénomène de la mémoire», au sens où ce phénomène, comme nous l’indique l’étymologie grecque arkhi-, est prééminent pour la mémoire (Derrida 1967: 103). Dans l’oralité du chant à guitare, la trace occupe une position intermédiaire éminemment stratégique. Cette position lui permet d’opérer ce point de rencontre entre une mémoire vivante, personnelle, subjective et suggestive, et une histoire normée, officielle et collective.
34En Sardaigne, on s’aperçoit que l’histoire n’a pas de sens en dehors des histoires (storiette) et que si l’histoire se donne, les histoires, elles, se construisent. En étant les produits de la mémoire personnelle, elles sont le support de stratégies d’énonciation qui nous renseignent autant sur le contenu, l’événement, que sur le récit qui en est fait. Au contraire du chant amplifié qui a besoin d’un public pour être proféré loin et fort et des réactivations mémorielles qui apparaissent pendant le temps de la joute, la parole, elle, ne peut émerger que sur le ton de la confidence, sans quoi elle serait bien incapable de remonter jusqu’à la trace d’un événement ou d’un souvenir.
35Et c’est sur le ton de la confession, au retour de la plage de Porto Torres, qu’en juillet 2007, Franceschino Demuru a donné une suite polémique au propos de Cabizza, après avoir visionné la séquence dans laquelle ce dernier attribue la ‘oghe précédemment analysée à Mario Scanu.
Je vais devoir contredire Cabizza. Car cette voce a été inventée par Antonio Desole. Et c’est Francesco Cubeddu qui l’a remise au goût du jour en la baptisant « i». C’est-à-dire, en la baptisant la « voce du siècle». La voix du siècle dernier, c’est aussi ce que pensaient tous les appassionati qui écoutaient cette voce. Ils l’appelaient comme ça… la Novecento. Alors, pour résumer: inventée par Antonio Desole, mais perfectionnée et rendue célèbre à 1000 % par Francesco Cubeddu. Et puis, ensuite, Mario Scanu et tout le reste… (Francesco Demuru).
36L’information était de taille: « la voix du siècle» ! C’est bien la première fois qu’une ‘oghe prenait un nom. J’ai montré la vidéo de Cabizza, ainsi que celle de Francesco Demuru, à son collègue le plus fidèle à l’époque, Emanuele Bazzoni. Voici ce qu’en dit Emanuele:
Ce n’est absolument pas vrai. Là, c’est moi qui contredis Franceschino car cette voce a toujours été une voce caractéristique de Mario Scanu, depuis toujours ! Elle n’a pas été rebaptisée la voce du siècle pour le compte de Francesco Cubeddu, mais bien pour le compte de Mario Scanu ! Et cela, par les intenditori ! Cubeddu était « bravissimo», mais pas dans cette voce ! Car Cubeddu, au niveau vocal, propose une interprétation mineure, respectivement à celle de Mario Scanu. (Emanuele Bazzoni).
37Entre Franceschino et Emanuele, c’est le désaccord le plus total. J’ai ensuite montré la vidéo de Cabizza, celle de Franceschino et celle d’Emanuele au guitariste Aldo Cabitza, qui répliqua:
Non, là, c’est moi qui contredis Franceschino. Donc, pour résumer, cette voce est partie d’Antonio Desole. Celui qui l’a inventée, c’est Antonio Desole. Mais celui qui l’a modifiée, la beauté de cette voce, c’est Mario Scanu ! Donc, Desole est le créateur et Mario Scanu, l’interprète le plus adapté; et il l’a personnalisée. Après, si nous parlons d’un point de vue technique, alors là je dirais: Francesco Cubeddu. (Aldo Cabitza).
38Pour finir, j’ai voulu retourner à l’écoute sans l’image, comme je l’avais fait initialement avec Leonardo Cabizza et j’ai soumis la même ‘oghe à Francesco Demuro. Voici sa version:
Alors à Berchidda, il y avait mon oncle, le poète et chanteur Antonio Stefano Demuru. Et cette voce est de lui, d’Antonio Stefano Demuru. C’est une voce que je fais également sur le palco. Et donc tous les chanteurs ont un peu imité cette voce, et c’est tout à fait normal, l’intonation surtout… et puis dans la chiusura, chacun retourne à sa propre voix, à sa voce personnelle…» (Francesco Demuro)
39L’ensemble de ces opinions crée une vérité qui est flottante si l’on se place du point de vue d’une histoire à écrire. Ces divergences d’interprétation ne peuvent manquer de se fondre dans un rapport à l’histoire qui, quand il est pointé du doigt par l’ethnomusicologue, fait apparaître des faits de pratiques stratégiques de l’histoire orale, inséparables de ce qui se joue dans le chant au moment de la gara sul palco. La Novecento, par exemple, pourra être chantée une dizaine de fois par chacun des cantadores pendant les trois Canti in Re qui ponctuent les chants de la joute, mais il ne sera pas applaudi dix fois. Toute l’histoire du chant à guitare fonctionne sur l’utilisation stratégique de ces traces, de ces ‘oghes, laissées par les maîtres du passé.
40Et dans le chant, la pratique vocale stratégique des traces se cristallise dans le tragghju de chaque chanteur, dans ce que Giuseppe Chelo m’a défini, deux mois avant de décéder, comme « le comportement du chant». Ce terme presque intraduisible, tant en français qu’en italien, et qui rappelle encore une fois combien l’acte de chanter concerne le comportement, aurait à voir avec le tracé laissé par le parcours mélodique emprunté par la ‘oghe. Le tragghju, ce n’est pas la voix, la voce, ni le timbre, c’est l’élément actif de sa propre personnalité mélodique, synonyme en Sardaigne de « technique», de « système», et souvent résumé sous la formule « mode de chanter qui est propre à chaque chanteur».
- 16 « Quelle belle mélodie, offerte en cadeau au printemps»
41Le tragghju est en réalité le paramètre le plus important de l’imitation. Quand Franceschino Demuru dit que la Novecento est de Cubeddu, il ne falsifie pas consciemment l’histoire ni ne fait preuve de mauvaise foi, même si comme le souligne Aldo Cabitza, « c’est normal qu’en étant un inconditionnel de Cubeddu, Franceschino prenne ses parts, pour Cubeddu. C’est logique»; mais il conçoit simplement l’exécution de la Novecento avec le tragghju de Cubeddu. C’est ce qu’il a dans l’oreille. Quand il décide d’ailleurs de chanter une autre ‘oghe de Francesco Cubeddu, « ite bella melodia, regalada sa primavera»16, et qu’il choisit le moment précis dans la joute où, selon lui, toutes les conditions sont réunies pour que cette ‘oghe trouve sur le public l’impact qu’elle nourrit en lui, alors Franceschino la « jette» (butta) en essayant d’éprouver (provare) l’émotion qu’il a ressentie la première fois qu’il l’a entendue de la bouche de Francesco Cubeddu.
42Quand résonne la voix de Mario Scanu dans la mémoire des mélomanes ou de Leonardo Cabizza, la seule manière de faire revivre son souvenir dans le présent est de chanter une ‘oghe qui lui est propre, la Novecento, mais surtout de retrouver les inflexions de son tragghju, sans quoi la ‘oghe resterait une formule mélodique muette, cet « être invisible» dont parle Kandinsky à propos du point géométrique au regard des traces laissées par la ligne (Kandinsky 1975: 61). Il y a les notes, le modèle, le squelette, et puis il y a le « tracé», le tragghju qui, à chaque fois qu’il réapparaît dans la gara sous les traits d’un autre cantadore, emporte les faveurs du public. Comme pour Robinson Crusoé (Defoe: 132-133), cité par Maurice Halbwachs (Halbwachs 1925: 25-26), qui s’interroge sur les empreintes de pas qu’il découvre sur le sable, bientôt balayées par l’effet des vagues, ces traces signent une présence humaine. Mais pour que la magie de ce point de rencontre entre traces et mémoires soit effective, il faut bien que le lien entre pratique musicale et mémoire de cette pratique soit opérant au niveau du chant, autant qu’à celui de ses histoires. Car, sans souvenirs, évidée de tout ce qui entoure sa pratique, la musique risque d’y perde en premier la mémoire.