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Comptes rendus
Disques

Les voix du monde. Une anthologie des expressions vocales

Le Chant du monde, Collection CNRS-Musée de l’Homme, 1996
Claire Pillot
p. 333-338
Référence(s) :

Les voix du monde. Une anthologie des expressions vocales. Un livre-disque (3 CD), 108 exemples musicaux (durée totale : 3h 30’ 17’’) ; livre de 190 pages bilingue français-anglais. Publié par l’UMR 9957 du CNRS (« Laboratoire d’ethnomusicologie ») avec le concours de la Société française d’ethnomusicologie (SFE). Coordination : Hugo Zemp, avec la collaboration de 25 ethnomusicologues. Le Chant du monde, Collection CNRS-Musée de l’Homme, CMX 3741010.12, 1996.

Texte intégral

1C’est à plus d’un titre que ce coffret fera date dans l’ethnomusicologie. Grâce à ces trois CD, l’auditeur bénéficiera d’un grand voyage musical, et les enregistrements proposés, de très bonne qualité, peuvent être l’écho de ces découvertes qui enrichissent nos connaissances et nourrissent l’esprit d’ouverture. Par surcroît, les auteurs nous font bénéficier de leurs compétences acoustiques et proposent pour la première fois une typologie à partir du fonctionnement de l’appareil phonatoire et de l’image du son produit (spectrogrammes) : il est en effet remarquable que l’auditeur puisse avoir à sa portée, pour un exemple sonore donné, des informations sur sa production (physiologie), sur sa perception (audition) et sur sa visualisation (analyse acoustique).

2Les productions enregistrées couvrent une large aire géographique (provenant de 56 pays des cinq continents) et contiennent des archives inédites (bandes magnétiques, film ou collections privées : environ 37 % de l’ensemble) ainsi que des exemples sonores provenant d’autres disques (environ 63 %). Ces enregistrements sont regroupés sous les thèmes suivants :

3– CD I : Techniques

  • Appels, cris et clameurs (10 exemples)

  • Voix et souffle (8 exemples dont 3 à la plage 12)

  • Parlé, déclamé, chanté (10 exemples dont 2 à la plage 20)

  • Ambitus et registre (10 exemples)

4– CD II : Techniques (suite)

  • Couleurs et timbres (8 exemples)

  • Voix travesties (5 exemples)

  • Ornementation (6 exemples)

  • Voix et instruments de musique (Chant dans l’instrument : 6 exemples dont deux

  • plage 21 ; imitation de l’instrument : 8 exemples)

  • Jeu sur les harmoniques (7 exemples dont deux à la plage 36)

5– CD III : Polyphonies

  • Hétérophonie (2 exemples)

  • Écho et tuilage (4 exemples)

  • Bourdon et ostinato (5 exemples)

  • Organisation parallèle, oblique ou contraire (5 exemples)

  • Accords (4 exemples)

  • Contrepoint et techniques combinées (10 exemples)

6Les « appels, cris et clameurs » qui débutent cette magistrale publication mettent en relief comment et pourquoi ces émissions sont réalisées selon la culture et l’intention psychologique de celui qui les émet, bien au delà d’un simple chant : parmi les productions les plus spectaculaires et émouvantes, citons les chants funèbres du Paraguay (CD I/5 : inspirations sonores et voix forcée) ou d’Albanie (CD I/7 : mise en écho d’une clameur collective) dont les formes spectrales, aisément comparables puisque se faisant face dans la mise en page, présentent de frappantes analogies (lignes descendantes signifiant l’aspect des lamentations).

7Les exemples figurant sous la rubrique « voix et souffle » ne manquent également pas de nous étonner, que ce soit la voix contenant ce souffle (CD I/ 11) ou les inspirations et expirations audibles, le chant haleté qui caractérise la plupart des autres exemples sonores de cette catégorie. Notons que le timbre guttural caractéristique des Inuit du Canada (CD I, plage 12) n’est pas sans rappeler à une oreille occidentale certaines voix rencontrées en pathologie (voir plus loin), sans que ce timbre altère ici l’aspect sain de leur voix spontanée (rires).

8L’écoute des productions « parlées, déclamées, chantées » ne peut se passer de leur rapport au texte émis, dont la transcription nous paraît parfois sommaire (CD I/20). Ce qui frappe l’auditeur, même dans cette rubrique, est la variété des timbres (voix ouvertes : CD I/17 ; voix éraillée : I/25).

9Les extrêmes de l’ambitus vocal que sont les voix très graves (CD I/26, 28) ou aiguës (I/30) attirent l’attention de l’auditeur dans la rubrique « ambitus et registre ». Celle-ci contient également des exemples d’utilisation du passage entre les deux mécanismes vibratoires laryngés principaux (mécanisme 1, dit « de poitrine »/mécanisme 2, dit « de tête »). Alors que le chant classique occidental cherche à le masquer perceptivement (continuité), il peut être travaillé comme technique vocale spécifique dans le yodel (rupture, CD I/32-35) ou se situer comme simple usage ornemental (CD I/31 ; ornementation, cf. Castellengo 1991). On retrouve le yodel dans d’autres catégories (Contrepoint des Pygmées Aka, CD III/26) ; peut-être aurait-on pu trouver d’autres exemples d’utilisation de cette technique vocale, notamment dans le jazz.

10Nous remarquons à plusieurs reprises l’étrange similitude de timbres entre certaines voix considérées médicalement comme « pathologiques » et plusieurs des productions offertes (CD I/28 ; II/10 notamment) ; de telles voix pourraient paraître inesthétiques pour des oreilles non habituées à les entendre, mais non pas pour celles d’un auditeur plus familiarisé avec ces timbres donnés. Ainsi, en pathologie, on peut peut-être entrevoir à travers ces aspects pour nous étranges la remise en question du concept de voix « normale » ou « bien placée », ne serait-ce qu’à travers les exemples sonores entendus.

11Les deux premiers exemples de la rubrique « couleurs et timbres », ainsi que leur analyse acoustique (spectrogrammes), dont la mise en page en vis-à-vis rend aisée la comparaison, nous paraissent aussi très remarquables. Parmi les chants de louanges de Guinée (CD II/1), les monodies où la voix est projetée dans un registre aigu, étroit et tendu, méritent l’attention de l’auditeur et correspondent à une répartition de la majeure partie de l’énergie sonore dans les fréquences aiguës (spectrogramme n° 6, page 92). Physiologiquement, ce caractère tendu peut être interprété comme résultant d’une compression des cordes vocales durant la phonation (Hammarberg 1997). A l’inverse, l’exemple suivant (Chant d’initiation, république Centrafricaine : CD II/2) nous révèle un duo de jeunes filles aux voix légèrement soufflées et de faible portée, ce qui est lié à une pauvreté de l’énergie dans les hautes fréquences (spectrogramme n° 7, page 93). Remarquons que le timbre des voix de ce dernier exemple nous fait percevoir celles-ci comme confidentielles et intimes, ce qui correspond aux similarités entre les langues dans l’utilisation des configurations laryngées (fermeture incomplète des plis vocaux en cas de voix soufflée) aux niveaux phonologiques (les contrastes entre des sons soufflés et voisés sont phonologiquement pertinents en hindi), mais aussi aux niveaux extralinguistiques : une qualité soufflée de la voix peut être pathologique en Occident, mais peut aussi être une caractéristique d’un groupe de locuteurs ou de leur état physique (intimité reliée au souffle, cf. Vaissière 1997).

12Dans cette même rubrique de « couleurs et timbres » suivent d’autres productions, dont plusieurs contiennent de petites variations telles que le « vibrato serré » (commentaire du livret) et la trémulation laryngée, ainsi que des coups de glotte (par exemple CD II/5 : chant de gloire des Iakoutes de Russie). Cette rubrique se devait de contenir un exemple du chant flamenco (CD II/7) : la voix flamenca pure n’est pas une « belle » voix mais « una voz que hiere » (« une voix qui blesse »), et son chant « un cante que duele » (« un chant qui fait mal ») : les auteurs précisent que c’est parce qu’elle contient des impuretés intentionnelles

13Des sons étranges éveillent en nous des émotions curieuses, comme un certain nombre d’exemples appartenant à la section « voix travesties » : ces enregistrements renvoient ici, selon les auteurs, « à une modification particulière de la voix à des fins symboliques, de sorte qu’au sein même d’une culture, cette voix apparaît comme singulière et démarquée de son usage courant » (p. 16 du livret). Le « travestissement » peut concerner le registre (CD II/9) ou le timbre (CD II/10) ; il peut même faire introduire des objets externes (mirliton, CD II/11-12 notamment).

14Les voix sont « ornées » (CD II/14-19) par un vibrato plus ou moins serré, parfois par une trémulation laryngée (Inde, plage 15) ou probablement par la transition entre deux modes vibratoires (CD II/16 ; cf. Castellengo 1991 de sorte que ce dernier exemple aurait également pu figurer dans la rubrique « ambitus et registre »).

15L’auditeur peut ensuite entendre un certain nombre d’enregistrements mettant la voix en rapport avec un instrument (« voix et instruments de musique ») ; dans la première séquence de cette partie, « chant dans l’instrument », les chanteurs mêlent leur voix au son de tuyaux (CD II/20), de trompes (II/21), ou d’une flûte de Pan (II/22). Le dernier exemple de cette catégorie (Voix et jeu de flûte du Laos, CD II/24) est tout à fait particulier puisque les sons vocaux et de flûte ne sont pas joués simultanément d’une part, et que la chanteuse imite l’instrument d’autre part ; la visualisation des sons entendus au moyen d’un spectrogramme aurait été intéressante pour confirmer la confusion auditive entre les productions vocale et instrumentale. Cet exemple ne figure pourtant pas dans la rubrique suivante (« imitation de l’instrument »), qui compte aussi quelques émissions spectaculaires aux oreilles de l’auditeur néophyte occidental (notamment CD II/25, 26 – berceuse chantée par une femme du Mali tenant son bébé dans les bras – où l’emploi de consonnes nasales et liquides, [m] et [l] principalement, confortent l’idée de calme et de celle de la douceur du bercement).

16Les productions vocales utilisant les « jeux sur les harmoniques » utilisent soit un excitateur externe (insecte, comme la très spectaculaire mélodie de Papouasie Nouvelle-Guinée, CD II/33 ; guimbarde, II/34, ou arc musical, II/35) soit un vibrateur interne (chant diphonique, II/36-38).

17L’auditeur occidental sera peut-être frappé, en découvrant les extraits polyphoniques du troisième CD, par la grande liberté des différentes parties vocales (variantes individuelles dans les chants du Sénégal, III/4), par les continuums sonores (chant de prière de Taiwan, III/6, remarquablement appuyé de l’explication visuelle de la figure 17, page 104 du livret), parmi les procédés d’ « hétérophonie, d’écho et de tuilage, de bourdon et d’ostinato, d’organisation parallèle, oblique ou contraire de deux voix, d’accords, de contrepoint et techniques combinées ». Remarquons cependant que la classification de ce troisième disque est plutôt d’ordre musicologique, alors que celle des deux CD précédents prend davantage appui sur des éléments de technique vocale (acoustique et physiologie).

18On peut cependant se demander si d’autres types de regroupement des exemples entendus auraient pu être effectués, ce sur quoi s’interrogent les auteurs eux-mêmes (p.11-12 du livret) : d’un strict point de vue acoustico-physiologique, n’aurait-on pas pu classer ces voix en terme de jeux sur la dynamique (notamment CD II/1), d’extrêmes de la tessiture (« ambitus et registre ») et de contrastes, particularités et diversité de timbres ? (notamment : soufflé : CD I/ 28, CD II/2 ; éraillé : CD I/5 ; CD I/7 ; rauque : CD I/12-14 ; CD II/10 ; tendu : CD II/1 ; nasal : CD I/30 ; CD II/3…). Cette dernière rubrique est particulièrement riche, le timbre n’étant pas un composant mais un composé. Les notions d’attaque (dure pour les exemples suivants : CD I/25 ; CD II/7) et d’articulation (CD I/22) mériteraient d’être soulignées.

19De plus, certains enregistrements appartiennent à plusieurs catégories à la fois, ce que mentionnent parfois les auteurs : c’est le cas du chant de labour des femmes de Côte d’Ivoire (CD III/14 : en même temps organisation parallèle et ostinato), mais aussi de l’Appel au bétail de Suisse (CD II/3, classé dans les « appels, cris et clameurs » mais comportant deux courts passages yodlés, de sorte que cet exemple aurait pu tout autant figurer dans la séquence « ambitus et registre »), et d’autres exemples encore. En fait, toute classification est un parti pris a priori nécessairement insatisfaisant à certains points de vue, et les auteurs ont malgré tout réalisé un habile compromis entre des critères musicaux d’une part, de techniques vocales d’autre part.

20L’ensemble de ces 108 exemples sonores nous semble bien remarquable car appuyés de précieux et bons commentaires, même si les extraits choisis nous semblent parfois un peu courts (CD I/12 ; CD II/2, 11, 20).

21En complément de la fascination que provoque la découverte de ces mélodies, l’auditeur néophyte ou spécialiste a le plus grand plaisir de trouver dans le copieux livret des informations inédites sur ces musiques. Clair, précis et solide, celui-ci situe chacun des répertoires dans son contexte ; nous y trouvons un juste équilibre entre l’intérêt esthétique et l’apport documentaire faisant de ces données des informations tout à fait abordables pour le grand public.

22L’auditeur appréciera particulièrement la présence d’un exposé sur la phonation et d’un glossaire des termes techniques, témoignant du souci de pédagogie et d’information des auteurs : en temps que rééducateur de la voix, nous soulignons ici l’intérêt de données sur la phonation pour les spécialistes et non spécialistes, complétées par une bibliographie adaptée ; signalons cependant quelques imprécisions et contradictions comme la nécessité de faire référence aux schémas de l’appareil vocal (pages 106 -107), de repréciser l’existence, aussi bien pour les sujets féminins que « masculins » (page 73) de quatre mécanismes vibratoires laryngés au lieu des deux « formes vibratoires fondamentales » présentées à la page 73 (les auteurs évoquent pourtant les deux registres manquants – strohbass et sifflet – à la page 14).

23Le glossaire sera d’une aide précieuse pour les non spécialistes, pour lesquels cette production est particulièrement riche et remarquable. Signalons de nouveau quelques nuances à apporter à la définition de la glotte (espace triangulaire délimité par les bords libres des cordes vocales ouvertes en respiration ; dans la phonation normale, c’est-à-dire quand les plis vocaux sont en fermeture, cet espace n’existe plus) ou du registre de sifflet dont l’onde électro-glottographique présente un spectre riche en harmoniques, contrairement à une onde obéissant au système du biseau (Il existe probablement de petites vibrations cordales invisibles avec les moyens d’investigation actuels). Précisons enfin que le « sonagramme » (ou spectrogramme), en plus du temps en abscisse et de la fréquence en ordonnée, permet également de visualiser le taux d’énergie des composantes du son, proportionnel au degré de noirceur du tracé. Les définitions des « larynx, pharynx » et « registre » sont en revanche particulièrement claires et complètes, et l’ensemble est de nature à satisfaire la curiosité de tout un chacun en matière de physiologie de la voix et d’acoustique vocale.

24Comme le mentionnent les auteurs page 79, les spectrogrammes (ainsi que les schémas qui les accompagnent) apportent une aide efficace aussi bien à la psychoacoustique qu’à l’analyse musicale, et il est méritoire de les avoir présentés ainsi pour la première fois dans une publication à large diffusion comme celle-ci. L’auditeur-lecteur aurait peut-être aimé également visualiser la position des organes vocaux au moment de ces émissions variées (vidéo, photographie…), mais ces investigations seraient certainement très difficilement réalisables quand on mesure déjà les difficultés liées à un simple enregistrement sonore sur le terrain. Du reste, la qualité des enregistrements effectués sur le terrain est excellente ; compte tenu des difficultés inhérentes à ce type de travail, la prise de son est exemplaire.

25En conclusion, l’originalité de ce coffret tient au fait qu’il est très intéressant de mieux comprendre les relations existant entre l’intention et la culture du locuteur, les images acoustiques propres aux productions entendues, et la modification de la structure physiologique de l’appareil vocal dans ces situations extrêmes et variables. Ce rassemblement de productions vocales en provenance du monde entier n’est pas seulement celui de voix « originales », mais il s’agit d’une véritable palette d’exemples sonores savamment agencés qui rend leur comparaison possible, de façon très efficace sur le plan perceptif.

26Les musiques extra-européennes nous ont montré qu’il existe autant de techniques vocales que de formes entendues : on constate alors que la voix a pu se développer de façon bien différente de par le monde, prouvant qu’en matière de technique et d’esthétique vocales, il n’existe pas une, mais une de nombreuses vérités : en fonction des critères esthétiques et culturels qui guident le « travail » du chanteur, ils peuvent donner lieu à des réalisations vocales extrêmement différentes. C’est ce qui ressort de l’écoute de ces trois remarquables CD que tout amateur, mélomane ou spécialiste (ethnomusicologue, acousticien, physiologiste, pédagogue et rééducateur de la voix…) se doit de posséder.

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Bibliographie

CASTELLENGO Michèle, 1991, « Continuité, rupture, ornementation, ou les bons usages de la transition entre deux modes d’émission vocale », Cahiers de musiques traditionnelles 4, « Voix » : 155-165.

HAMMARBERG Britta, 1997, « Perceptual evaluation of dysphonic voices », Actes des Journées Larynx 97. Marseille : 11-18.

VAISSIÈRE Jacqueline, 1997, « Phonological use of the larynx », Actes des Journées Larynx 97. Marseille : 115-125.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claire Pillot, « Les voix du monde. Une anthologie des expressions vocales »Cahiers d’ethnomusicologie, 10 | 1997, 333-338.

Référence électronique

Claire Pillot, « Les voix du monde. Une anthologie des expressions vocales »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 10 | 1997, mis en ligne le 06 janvier 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/932

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