Pierre IMBERT (coord.) : Vielle à roue, territoires illimités
Pierre IMBERT (coord.) : Vielle à roue, territoires illimités. Saint-Juin-de-Milly : FAMDT Editions, 1996. 191p., illustrations.
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1Cinquième livraison d’une collection consacrée principalement aux thèmes traversant les divers mouvements associatifs de collecte, de conservation et de diffusion des musiques traditionnelles en France, ce volume offre treize articles abondamment illustrés, suivis d’une discographie réalisée par Alain Swietlik et d’une bibliographie indicative, presque uniquement francophone. Il faut admettre que l’instrument connaît une destinée peu banale et trouve en la France un terrain de prédilection pour s’épanouir sous des aspects fortement contrastés. Tout d’abord, en marge des tendances esthétiques, la vielle – dont la facture n’a cessé d’évoluer, et évolue encore aujourd’hui – semble s’être maintenue sans discontinuité en Europe depuis le XIVe siècle parmi les mendiants et vagabonds. Que ce soit dans les grandes villes, aux portes des lieux de pèlerinage, dans des tavernes misérables, chez les chansonniers et petits métiers itinérants (ramoneurs savoyards par exemple), ou à l’occasion de fêtes importantes, les témoignages écrits et iconographiques réunis par Claude Flagel montrent la permanence de la vielle – objet à très forte connotation symbolique – aux mains de marginaux, en très petit nombre, certes, mais au pittoresque si vif qu’il retient fréquemment le regard des observateurs.
2C’est d’ailleurs entre les mains de chanteurs ambulants aveugles que la vielle apparaît sans ambiguïté en Ukraine et Biélorussie au XIXe siècle. Luce Moïses nous présente une lira ukrainienne de facture et de technique de jeu très rudimentaires : une chanterelle sur un clavier diatonique et deux bourdons en quinte. Cette relation entre la vielle et le chant fait d’ailleurs l’objet d’un article du vielleux-chanteur Jean-François Dutertre, qui, dans une démonstration convaincante, écrit « La vielle se présente bien comme un support prodigieux de la voix humaine ». En Hongrie, la nyenyere – onomatopée rappelant étrangement la niennenne, autre vielle à roue, de Bretagne – n’a, elle aussi, que trois cordes, mais l’une d’elle, dite « craquante », autorise déjà un jeu rythmique commandé par le coup de poignet. Elle semble ne pénétrer les milieux populaires (deux aires de pratique distantes d’une centaine de kilomètres) qu’au XIXe siècle, mais n’est pas réservée aux chanteurs aveugles. Son répertoire comprend également des airs de danse, et elle peut occasionnellement s’associer à la duda (cornemuse) et, plus fréquemment, à la clarinette, qui alors mène le duo, phénomène fréquent en Europe depuis le milieu du XIXe siècle.
3A cet instrument rustique, populaire et masculin, Florence Gétreau oppose une vielle raffinée, aristocratique et féminine. Que s’est-il passé ? Un phénomène unique dans l’esthétique baroque, essentiellement français, et que l’auteur nous dépeint à travers la présentation d’une vingtaine de tableaux et gravures mettant en scène de « belles vielleuses au siècle de Louis XV ». Ce renversement brutal des valeurs dans la perception de la vielle à roue en France est analysé par Jean-Christophe Maillard. Considérée comme l’instrument privilégié des aveugles mendiants jusqu’à la fin du XVIIe, ainsi que l’illustrent les célèbres gravures d’un Jacques Callot ou d’un Georges de la Tour plusieurs fois citées dans l’ouvrage, la vielle va passer en quelques années aux mains des ménétriers urbains avant que de recevoir les honneurs de compositeurs (Bouin, Dupuits, Michon, Prudent, Bodin de Boismortier, Naudot, Corette, C. Buterne, F. Chauvon et un certain J. Aubert). Servie par des virtuoses qui eurent leurs heures de gloire à Paris et à la cour (Danguy, C. Bâton, Ravet, Dufour), la vielle connaît de profondes améliorations techniques et esthétiques grâce aux efforts d’habiles luthiers comme Henri Bâton, puis Louvet, Lambert, Varquain, Feury, Roulleau. Facture, répertoires, méthodes et concerts connaissent leur apogée durant une période, au demeurant plutôt courte : le deuxième tiers du XVIIIe siècle. Tout comme le clavecin, la vielle disparaît définitivement des salons peu avant la Révolution de 1789.
4Mais, partout où la vielle paraît avoir sonné quelque temps dans le « passé », elle connaît aujourd’hui une spectaculaire renaissance. Cela se constate dans les milieux « baroqueux ». Cela est encore plus sensible dans l’Europe des régions. A peine a-t-elle disparu des milieux paysans que de nouveaux interprètes s’en emparent durant la seconde moitié du XXe siècle. Leur démarche de musiciens, et non plus de ménétriers locaux, suit très souvent un parcours identique : inventaire organologique, recherche de répertoires, ré-invention de techniques de jeu, définition, volontaire ou pas, de « styles de jeu régionaux » à forte connotation identitaire, enfin, émancipation de la tradition pour une réappropriation totale de l’objet dans un contexte de création contemporaine. Ainsi en est-il de Mykhaïlo Khai et d’Olès Sanin, dit « Smik », en Ukraine, de Ferenc Sebö, Ferenc Novak, Mihaly Barsony en Hongrie et de bien d’autres dans toute l’Europe. L’article de J.F. Heintzen s’emploie à déconstruire l’idée d’un style de jeu dit « bourbonnais », basé sur un accord en ré et sur une curieuse prédilection pour le mode mineur. Il apparaît, là encore, que l’implantation de la vielle comme instrument populaire ne remonte pas bien au delà du début du XIXe siècle dans le Centre de la France. Ce qui est considéré comme une tradition séculaire parmi les vielleux d’aujourd’hui ne serait que le résultat d’une évolution toute récente. Fruit d’apports successifs de musiciens talentueux et inventifs, le « style bourbonnais » reste étroitement lié aux personnalités de Gaston Guillemain, Jules Aubouet et surtout Gilbert Malochet (1859-1945) dont la brillante technique lui valut une certaine gloire locale au cours de la IIIe République, si friande en concours de « musiques champêtres ». La diffusion du « style bourbonnais » au cours de ce dernier quart du XXe siècle chez les revivalistes européens tiendrait aux dizaines d’élèves formés par Gaston Rivière et au goût marqué du public des bals folk pour les bourrées à deux temps, remarquablement interprétées par des vielleux professionnels comme Bernard Blanc, Patrick Bouffard et Frédéric Paris.
5L’étude de Jean-François Chassaing tend à montrer comment une approche à la fois diachronique et synchronique des rapports qui lient le musicien au luthier peut aboutir à des conclusions intéressantes sur l’origine d’une vocation de lutherie à Jenzat (Allier). Cette approche subtile de la problématique apporte le maillon manquant à l’histoire même de la vielle dans les milieux paysans français au XIXe siècle. Il semblerait que la clé de voûte qui supporte l’édifice des traditions régionales récentes (Landes, Périgord, Marche, Bresse, Bretagne, Vendée, Berry, Bourbonnais, Combrailles, Basse-Auvergne, Morvan, etc.) se trouve dans la transition entre une pratique de salon (deux derniers tiers du XVIIIe siècle) et une pratique importante de ménétriers-paysans aux fonctions sociales tout autres (XIXe et début XXe siècles). Peut-être sans le savoir, la petite ville de Jenzat, et les ateliers Pajot et Pimpard en particulier, concoururent-ils au développement du jeu de la vielle dans les provinces françaises. « Sans en être le chef, le luthier est au centre d’un réseau », bien qu’il reste très dépendant des praticiens. Le jeu de l’offre et de la demande semble alimenté par des enjeux économiques et artistiques a priori antagonistes. Ainsi, le glissement de la vielle de salon vers la vielle de bal contraignit les luthiers à adapter leurs modèles tout au long du XXe siècle avant de se recycler dans la vente d’instruments de musique plus en vogue (violons, clarinettes, pistons, accordéons, etc.). Ce sont ces instruments sonores et robustes que les collecteurs-musiciens rencontrent dans leurs quêtes d’authenticité durant les années 1970-1980. S’appuyant sur des éléments autobiographiques, Pierre Imbert en retrace le parcours et s’applique à définir quelques critères stylistiques qui, selon lui, participeraient d’une esthétique commune aux vielleux traditionnels en France. Mais « Comment conserver la vielle aujourd’hui ? », s’interroge Sylvie Douce de la Salle. Au delà des questions habituelles d’organologie, la conservatrice de la plus importante collection de vielles au monde (Musée de Montluçon) avance quelques idées sur le pourquoi et le pour qui, ouvrant généreusement ses vitrines tant aux luthiers qu’aux musiciens. Ces derniers occupent toute la dernière partie de l’ouvrage sous forme de portraits et d’entretiens. Vingt années de recherche et de création du luthier Jean-Luc Bleton, autant d’expérience chez les vielleux Pascal Lefeuvre, Valentin Clastrier et Dominique Regef pour des parcours musicaux qui les conduisent des musiques traditionnelles aux créations électroniques contemporaines, en passant par les musiques anciennes ou le jazz.
6Objet constamment renouvelé au cours de son histoire longue et mouvementée, la vielle à roue n’a pas fini d’intriguer et de séduire. Ouverts sur des horizons nouveaux et prometteurs, les vielleux français paraissent aujourd’hui les mieux armés pour lui promettre un bel avenir. Serait-ce le garant d’une tradition, que de lui permettre de se renouveler, selon des cycles certes encore difficile à saisir, mais dont la rotation tendrait à accélérer, à l’aube du XXIe siècle.
References
Bibliographical reference
Yves Defrance, “Pierre IMBERT (coord.) : Vielle à roue, territoires illimités”, Cahiers d’ethnomusicologie, 10 | 1997, 325-327.
Electronic reference
Yves Defrance, “Pierre IMBERT (coord.) : Vielle à roue, territoires illimités”, Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 10 | 1997, Online since 06 January 2012, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/927
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