- 1 Traduit de l’italien par Georges Goormaghtigh
1Le livre d’Antonello Ricci constitue une nouveauté marquante dans le panorama des études sur le folklore musical en Italie : un véritable essai d’anthropologie de la musique ou, mieux, d’anthropologie des sons, comme l’affirme l’auteur dans son titre. Ce volume est la deuxième publication, après l’ouvrage de Mauro Geraci Le ragioni dei cantastorie, d’une nouvelle maison d’édition spécialisée dans les monographies ethnomusicologiques : « Il Trovatore ». La chose mérite d’être signalée en ces temps difficiles pour l’édition musicale et ethnomusicologique, d’autant plus que ces publications sont particulièrement soignées.
2Le titre, Écouter le monde, est explicite ; il indique la perspective choisie par Ricci pour analyser le paysage sonore de Mesoraca, un village d’environ sept mille habitants situé dans l’arrière-pays de la côte ionique calabraise, dont l’économie est essentiellement agro-pastorale. La recherche de Ricci est vraiment menée « les oreilles ouvertes » ; son attention se porte toujours vers les aspects sonores qui, en tant que composantes déterminantes d’un comportement rituel ou social, scandent la vie de la communauté villageoise. L’auteur décrit et interprète soigneusement ces différentes manifestations sonores.
3Cette approche est marquée, entre autre, par les recherches de Murray Schafer sur le paysage sonore, maintes fois mentionnées dans l’ouvrage, et sur des concepts développés à l’époque par Walter Ong tels que l’écoute, l’espace acoustique et la dynamique orale/aurale. Une telle démarche remet implicitement en cause une certaine conception de l’enquête anthropologique dans laquelle les phénomènes sonores ne sont pas perçus et encore moins considérés comme significatifs. Dans son livre, Ricci, en tant qu’anthropologue de la musique, renverse cette perspective et part à la recherche de la dimension sonore des événements de la communauté de Mesoraca, en identifiant leur fonction, leur sens, leur valeur. Il considère les sons comme une clé privilégiée pour la compréhension des rapports sociaux à l’intérieur de la communauté villageoise et comme l’emblème d’une forte identité communautaire. Il affirme dans sa conclusion : « […] ce choix méthodologique vise à révéler, dans un contexte social donné, les termes d’une « mentalité acoustique » : une communauté entière, dans le « concret » de ses propres physionomies auditives, suit un indice sonore faible, voire évanescent, et répond promptement aux signaux de sa propre écoute, pour orienter les comportements, qu’ils soient conflictuels ou déterminés par le simple fait d’être ensemble « (p. 302).
4Cette clé de lecture est omniprésente dans l’ouvrage. Par exemple, à propos de la procession du Vendredi saint (U signure muòrtu), après avoir décrit les différents moments sonores de la cérémonie, l’auteur affirme que « l’aspersion par les sons, le désir de les percevoir en s’y trouvant immergé, leur diffusion au cours de la procession, constituent des signaux incontestables des différents niveaux de valeur […] que possède la perception acoustique, avec son architecture complexe de renvois symboliques, pour les habitants de ce village » (p 75).
5Le livre s’articule en deux parties et sept chapitres. Les deux parties, intitulées ‘La géographie acoustique’ et ‘Le temps des sons’, se réfèrent aux coordonnées spatiales du son et à la scansion temporelle des sons dans le cycle de l’année que Ricci prend comme base de sa recherche. Les chapitres de la première partie sont consacrés respectivement aux rituels de la Semaine sainte (U signure muòrtu), à l’activité du choix, de l’achat et de la vente des sonnailles pour les bêtes (Foires et marchés), ainsi qu’aux activités pastorales (les voies sonores de la transhumance). Dans la seconde partie, le cycle de l’année sonore commence avec le jour et la nuit de la Toussaint (Les morts), pour continuer avec la période de Noël et l’utilisation de la cornemuse (« Dormi, dormi Gesù bellu »), puis avec les répertoires cérémoniels féminins dont les neuvaines et les rosaires scandent les fêtes de l’année (Chanter et écouter). Le septième chapitre est entièrement consacré aux images des différents moments de la recherche (les images des sons) avec 130 belles photographies. La sensibilité de l’auteur pour la documentation photographique en ethnomusicologie, fruit d’une longue attention à la documentation visuelle du folklore musical italien, se révèle à nouveau, comme ce fut déjà le cas, par exemple, dans son travail sur les photos de Franco Pinna en rapport avec les recherches de De Martino en Lucanie (Ricci 1994).
6L’auteur, en harmonie avec la communauté qu’il a étudiée pendant plusieurs années, porte une attention toute particulière aux aspects sonores de la vie cérémonielle, mais aussi de la vie quotidienne. Ainsi, de même que les habitants de Mesoraca « écoutent le monde », Ricci interprète leur vie à travers ce qu’il écoute ; par exemple, la « composante acoustique » des rites est mise en relief et ceux-ci sont appelés « rites sonores ». La procession du Vendredi saint est vue comme un « véritable ‘épandage de sons’, une action rituelle qui consiste en une série de ‘gestes sonores’« (p. 73). L’auteur décrit non seulement les événements proprement musicaux, mais aussi et surtout les différents « paysages sonores » qui alternent au cours du cycle de l’année agricole et pastorale. (Notons que se développe depuis quelque temps en Italie un intérêt pour ce type de recherches, illustré, entre autres, par les travaux de Sergio Bonanzinga sur les « événements sonores » en Sicile (1992)). Un autre aspect particulièrement intéressant est celui qui touche au répertoire purement féminin des lamentations funèbres, toujours en usage à Mesoraca (pp. 172-175).
7La recherche sur la finesse d’oreille des bergers et sur la qualité sonore des sonnailles pour le bétail est également originale et très intéressante. Les longues procédures d’achat, l’attention portée au timbre des cloches, le processus continuel d’accordage, l’acuité auditive des bergers lorsqu’il s’agit d’identifier leurs propres cloches, les relations sociales qui s’instaurent à travers les sons, dévoilent une composante acoustique du monde pastoral, à ma connaissance jamais décrite et analysée avec autant de soin, de profondeur et de participation. Un épisode est particulièrement révélateur de cette finesse et de cette tension de l’écoute des bergers : Ricci raconte admirablement comment le berger Alessandro Perri « fait appel à toutes les règles de sa grammaire de l’écoute à distance pour pouvoir décoder les imperceptibles présences sonores d’un lointain horizon acoustique. » (p. 157) afin de retrouver quelques chèvres qui s’étaient perdues dans les pâturages.
8S’il ne fait pas de doute que ce travail met en évidence l’importance fondamentale de l’écoute et de la communication sonore dans la vie communautaire de Mesoraca, il me semble que la recherche de Ricci s’arrête à « ce qui » s’entend. Et je ne me réfère pas tant ici à une psychologie (ou une anthropologie) de la perception qu’à la qualité spécifique des sons produits. Par exemple, quelles sont les formalisations sonores spécifiques qui caractérisent l’accordage d’un ensemble déterminé de sonnailles ‘ncampanata (les sonnailles de tout un troupeau) par rapport à un autre ? Ou selon quels paramètres sonores les joueurs de cornemuse se distinguent-ils entre eux ? Ou encore quels sont, s’ils existent, les éléments sonores qui pourraient caractériser l’« identité communautaire » de Mesoraca ? Distinctions et identifications sonores dont cette étude montre justement avec une grande force qu’elles jouent un rôle fondamental dans les relations sociales de la communauté villageoise et constituent un puissant facteur identitaire. Du reste, l’ethnomusicologie n’a commencé que récemment à s’attaquer de façon systématique à la question du son. Ces réflexions ne se veulent pas une critique, elles sont, au contraire, un exemple des nombreuses stimulations que suscite la lecture de cette intéressante recherche.
9Signalons, enfin, qu’on peut écouter les divers aspects sonores illustrant ce travail dans le CD édité par Antonello Ricci, intitulé Mesoraca. Vie musicale d’un village en Calabre. AIMP XLII, VDE-Gallo 872, Genève 1996.