- 1 Entretien réalisé à Paris le 15 janvier 1997. Sa transcription a été effectuée avec la collaboratio (...)
1A plus d’un égard, le parcours de Mireille Helffer est atypique : atypique dans la mesure où il débute hors des sentiers battus du milieu de la musique classique dans lequel elle évoluait dans sa jeunesse, et où rien ne semblait la prédisposer ni aux nombreuses recherches qu’elle effectua dans les Himalayas, ni à la carrière académique exemplaire qui fut la sienne. Trois traits de caractère expliquent ce trajet hors normes : une fougue jamais démentie par les années, une grande rigueur intellectuelle, dont témoignent ses écrits, et une ténacité dans l’effort menant à la réalisation de tout ce qu’elle entreprend.
Fig. 1 : Mireille Helffer.
Photo : Tràn Quang Hai.
2Chercheuse au CNRS depuis 1961, initiatrice de l’enseignement d’ethnomusicologie à l’Université de Paris X-Nanterre en 1976, puis fondatrice de la Société française d’ethnomusicologie (SFE) en 1983 et responsable de l’UPR Etudes d’ethnomusicologie du CNRS de 1985 à 1989, Mireille Helffer est aussi une femme de terrain, comme l’attestent ses nombreuses missions effectuées au Népal depuis 1966, puis en Inde, au Ladakh, au Bhutan et au Tibet. Dans cet entretien à bâtons rompus, elle nous fait part des motivations qui l’ont animée tout au long de sa vie, de ses découvertes et de ses expériences auprès des bardes et des moines de l’Himalaya, et enfin de quelques réflexions sur le développement de l’ethnomusicologie en France.
L.A.
On trouve au départ de toute carrière d’ethnomusicologue, dans des proportions variées, d’une part l’attrait pour d’autres cultures, pour des voyages lointains ou des manières de vivre différentes de la sienne, et d’autre part la passion pour des esthétiques, des formes et des structures musicales particulières. Alors dans votre cas, qu’est-ce qui a déclenché cette attirance ?
Je pense qu’il y a des moments différents dans une vocation et que c’est dans l’histoire de sa propre vie qu’on relie ces questions-là. Je suis née en 1928, et mes parents n’étaient pas particulièrement musiciens ; ma mère chantait pour son plaisir, bien qu’elle n’ait pas eu de formation musicale. Mais la musique me passionnait et je suis entrée à l’Ecole Normale de Musique à Paris, oh, pas très jeune, je devais avoir neuf ou dix ans. J’ai appris le piano et le solfège et, très vite, j’ai été séduite ; j’étais assez douée, mais pas exceptionnelle ; disons que je progressais normalement. Sans que personne ne m’y oblige, je pratiquais le piano en moyenne deux heures par jour, parallèlement à mes études au lycée, vraiment parce que j’aimais ça : c’était mon plaisir, mon bonheur.
Et puis, à la fin de mes études secondaires, juste après la guerre, j’ai rencontré le pianiste Claude Helffer aux Jeunesses Musicales ; ce fut le coup de foudre et… voilà 50 ans que ça dure ! Nous nous sommes très vite mariés, j’avais à peine dix-huit ans. Sa vocation musicale à lui s’est précisée, et il n’y avait pas de place dans l’appartement de notre jeune couple pour deux personnes faisant du piano. Je me suis donc écartée du piano, et les musiques d’ailleurs ont commencé à me solliciter. Et puis les enfants se sont succédés : à l’âge de vingt-six ans, j’en avais mis au monde quatre, et je dois dire que l’emploi du temps était chargé ! C’était un peu dur, mais c’était possible, parce que Claude travaillait en partie à la maison et que, donc, il y avait quand même une présence dans les lieux ; et je dois reconnaître qu’il a toujours été très vigilant à favoriser mon travail. Il ne m’a jamais fallu en affirmer le besoin par rapport à une puissance dominatrice masculine ; Claude était au contraire un mari qui souhaitait que sa femme soit à égalité avec lui, quitte à sacrifier certains aspects de sa propre carrière, notamment quand, beaucoup plus tard, j’ai été appelée à partir en mission. Il ne prenait alors pas d’engagements et restait à la maison à s’occuper de nos quatre enfants. D’un point de vue professionnel, c’était assez remarquable !
Nous n’avons donc pas eu une vie très ordinaire, parce que, chez les musiciens comme chez les ethnologues, quatre enfants, ce n’est pas courant ! Ce n’était pas toujours évident, mais le système mis en place a fonctionné. Avec, je crois, un assez grand respect mutuel pour essayer, dans la mesure du possible, de favoriser le développement de l’un et de l’autre. En fait, Claude m’a poussée à faire des études et à développer ma carrière. Moi je me serais peut-être très bien vue mère de famille, tout à fait tranquillement…
Mais alors, qu’est-ce qui vous a alors décidée à « faire carrière » ?
D’une certaine façon, on est toujours tributaire du parcours collectif de sa génération. Mon trajet à moi se situe dans cette période de l’immédiat après-guerre, avec la naissance du mouvement féministe, mai 68 et la suite. S’affirmer, pour une femme de ma génération, passait alors par un métier où elle devait se placer à égalité avec les hommes, c’est-à-dire qu’elle devait prouver ses capacités sur le plan intellectuel, indépendamment de son charme physique ou de ses beaux yeux ; je pense que j’ai été, au fond de moi, très marquée par cette situation. Pour prouver sa valeur, dans n’importe quel domaine que ce soit, intellectuel, artistique, politique ou autre, le combat est plus rude et le cheminement peut-être plus tortueux pour une femme. J’ai toujours pensé que Simone de Beauvoir n’avait pas joué le jeu en refusant la maternité ; elle n’assumait pas complètement sa féminité. En tout cas, je n’ai pas « décidé » de faire carrière ; je me suis orientée vers un domaine où j’ai fait carrière, ce qui est tout de même différent.
Quelles ont été les motivations qui vous ont poussée plus particulièrement vers l’ethnomusicologie et vers l’Orient ? Car, si la « fibre musicale » paraît évidente chez vous, rien ne semble vous prédisposer aux musiques asiatiques et himalayennes qui allaient devenir votre spécialité.
C’est certainement venu des conditions historiques : on commençait en effet à pouvoir écouter des musiques d’ailleurs. Ayant interrompu mon étude du piano, j’ai entrepris des études universitaires et, tout naturellement, j’ai choisi l’histoire de la musique. Nous étions au début des années cinquante, et j’ai fait ce que l’on pouvait faire à l’époque ; et puis, en cours de route, je ne sais guère pourquoi, j’ai été amenée à suivre des cours sur la philosophie indienne. Je me suis rapidement aperçue que la compréhension de la langue était nécessaire et, un beau jour, je suis rentrée à la maison et j’ai déclaré que je voulais faire du sanscrit. Les réactions ont tout de même été de surprise et on m’a dit : « Bon, très bien, mais l’histoire de la musique c’est plutôt mieux ». Alors j’ai décidé de faire les deux. A l’époque, les études de sanscrit à l’Institut de civilisation indienne duraient trois ans. Grâce à des maîtres exceptionnels comme Louis Renou, j’ai été fascinée par cette civilisation. C’est alors que j’ai rencontré le conservateur du Musée Guimet, Monsieur Philippe Stern, une des rares personnes en France à s’intéresser à la musique de l’Inde – il avait publié, dans les années 1920, un fameux article sur les râga. Voyant mon intérêt pour ces questions, il m’a invitée à m’occuper de la collection de disques qu’il avait déposée au Musée Guimet. J’ai commencé à écouter tous ces disques et, petit à petit, je me suis trouvée piégée par les musiques d’Asie !
Pourquoi alors avoir choisi le sanscrit et ne pas avoir plutôt étudié un autre instrument de musique, pour éventuellement partager votre carrière avec votre mari ?
Je n’ai jamais pensé à étudier un autre instrument ; je n’arrive pas à analyser pourquoi j’ai été attirée par le sanscrit, si ce n’est que j’avais beaucoup aimé le latin et le grec. C’était une langue de plus ; quant à la démarche, je ne me l’explicite pas. Je n’avais pas un environnement familial qui me poussait à m’intéresser à l’Asie. Mais j’ai toujours eu le goût des langues, et j’étais même assez douée dans ce domaine.
Si je comprends bien, votre intérêt initial était plutôt philologique. Vous n’aviez jamais voyagé en Asie et connu ce « déclic initial » que constitue un premier voyage ?
Non, jamais ! Ce sont les livres et les disques qui ont préparé mon itinéraire. Et aussi les quelques musiciens asiatiques qui étaient venus en France et que j’avais pu entendre « en direct ». Mais pendant mes études de sanscrit, j’avais rencontré d’autres étudiants qui, eux, se sont orientés vers l’ethnologie et qui envisageaient de partir sur le terrain. Cela m’attirait beaucoup ; mais, en raison de mes charges de famille, ce n’était pas possible pour moi, et je me contentais de travailler sur les enregistrements de collègues. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pu partir pour la première fois, seulement en 1966.
Qu’est-ce qui vous a sensibilisée à l’ethnomusicologie, et plus particulièrement aux musiques qui vous intéressent et aux méthodes d’investigation qui sont devenues les vôtres ?
Je ne sais pas, chacun se découvre des affinités qui l’attirent vers une culture et une musique données ; pour certains, c’est plutôt l’ambiance générale d’une musique qui les attire, pour d’autres, comme Bernard Lortat-Jacob, c’est la fête – il a toujours été fasciné par le domaine de la fête – ; pour moi, ça a été la question : « Comment font-ils, ces gens-là ? ». Alors peut-être que j’ai choisi les musiques sur lesquelles je travaille en fonction de ce genre d’interrogation. Mais je n’en suis pas au point de penser comme ce moine tibétain, qui m’a dit un jour : « Peut-être que, si vous vous intéressez à notre chant liturgique, c’est que vous êtes la réincarnation d’un maître de chant » !
Connaissiez-vous alors le milieu des ethnomusicologues ?
J’avais rencontré André Schaeffner au Musée de l’Homme, qui a toujours été un homme absolument charmant, et Claudie Marcel-Dubois, qui avait publié un livre sur les instruments de musique de l’Inde ancienne. Mais la rencontre la plus importante pour moi a probablement été celle de Constantin Brâiloiu. J’ai assisté à cinq conférences qu’il avait données au Musée de l’Homme ; j’étais simplement là comme auditrice, et je ne lui ai jamais parlé de ce que je faisais ; mais sa personnalité m’a réellement marquée.
A l’époque, quand on étudiait la musicologie en Sorbonne, il n’y avait aucune espèce d’ouverture aux musiques d’ailleurs. C’était avant Jacques Chailley. Le responsable des études était Paul-Marie Masson, qui s’intéressait à l’opéra de Rameau ; nous avions des cours sur le Romantisme français, sur le chant grégorien, mais rien du tout sur le domaine extra-européen. Et j’avais le même genre de problème en ethnologie, où il n’était question que d’Afrique. Le sanscrit et les « langues O » étaient donc une des rares portes vers l’Asie.
Pourquoi alors le Népal, si l’on considère l’immensité de la culture indienne ?
Le hasard y est pour beaucoup, parce qu’au départ, je m’intéressais à la musique classique de l’Inde. Mais, pour différentes raisons, la personnalité d’Alain Daniélou constituait une sorte de barrage. Je ne conteste pas son influence, et je pense même qu’il a joué un rôle capital dans la découverte de la musique indienne en Occident. Mais il n’y avait à l’époque guère de place pour une autre personne dans ce domaine, surtout pas pour une femme ! Il s’est trouvé, à un moment donné, que c’est vers le Népal que je me suis orientée, et non vers l’Inde, parce que certains de mes collègues en avaient ramené des enregistrements – en particulier des chants de Gâiné – dont ils ne savaient que faire. Or il s’était créé, à ce moment-là, une équipe de recherche sur le Népal et on m’a proposé de m’y intégrer, étant donné que j’étais déjà au CNRS. Je me suis donc mise à étudier le népali, ce qui s’est fait sans trop de peine car j’avais déjà une bonne connaissance du sanscrit. Et je suis finalement partie au Népal, tout d’abord pour étudier sur place les chants de Gâiné : le Népal et les Gâiné ont vraiment été mon premier contact avec le terrain. Pour des raisons familiales, je ne pouvais jamais partir longtemps sur le terrain. J’aurais compromis la carrière de Claude, et puis il y avait les enfants, dont un était handicapé… Je faisais donc des séjours limités, qui ne dépassaient jamais trois mois.
Comment avez-vous vécu votre premier terrain au Népal, la découverte d’un monde nouveau, d’une manière de vivre différente, de conditions d’existence peut-être difficiles ?
C’était très dur. Quand je suis rentrée après ma mission de 1966, je m’étais juré que je ne repartirais jamais là-bas ! La vérité, c’est que j’ai eu peur tout le temps. Il n’y avait pas de routes, pas de communications, pas de cartes géographiques, et je me sentais complètement isolée. Souvent, je me demandais ce qui avait bien pu m’attirer là, au bout du monde, loin de tout, et surtout de mes quatre enfants qui m’attendaient en France. Enfin, je pense qu’à un moment ou à un autre, tout le monde est en proie à ce genre de sentiment sur le terrain. J’étais obsédée par la pensée qu’il puisse m’arriver quelque chose. Quand j’ai quitté Kathmandou pour la première fois, j’avais choisi de me rendre dans la région de Pokhara, parce qu’il y avait un aéroport, et aussi un tout petit hôpital tenu par je ne sais quelle mission protestante. De Pokhara, je suis partie à pieds, avec mon porteur et l’étudiant népalais qui m’accompagnait, à la recherche des Gâiné ; on m’avait dit qu’il y en avait dans la région, mais je ne savais pas où. Alors je suis partie à leur recherche ! Une chose qui m’a profondément déprimée dans les villages, c’était de voir comment les gens vivaient, cette misère… les malheureuses femmes qui se levaient à 4h du matin pour faire tourner leur meule à grains, et puis ces enfants qui n’avaient presque rien à manger, la jeune femme qui n’avait plus de lait, son bébé mourant dans les bras, et moi complètement impuissante : tout ça était extrêmement dur.
Comment les villageois réagissaient-ils à votre présence ?
Selon les endroits, on était plus ou moins bien reçu, et tout le monde se demandait pourquoi diable je voulais voir des Gâiné ! Au début, ma présence amusait ; il fallait que je me situe par rapport à la vie du village, aux castes. Il y avait là une trentaine de maisons de Gâiné à l’écart, en bordure du village, dans une zone bien déterminée ; alors je me suis installée à proximité. Mais j’ai compris que, si je pénétrais chez eux, je me mettais du côté des basses castes, et je ne pouvais donc plus avoir de contacts avec les autres. Toutes ces choses ne peuvent s’apprendre dans les livres, ni par les confidences de ceux qui vous ont précédé ; ce n’est que sur le terrain qu’on les découvre. Ensuite, quand les Gâiné eurent compris ce que je faisais là, tous voulaient que je les enregistre, pour gagner quelques sous. Un jour, un groupe de musiciens s’est présenté à moi, et j’ai payé pour les enregistrer. Le soir, tout le monde s’est saoûlé, tout le village était ivre, et toute la nuit ont retenti des cris… c’était horrible ! Toutes ces expériences étaient à la fois fascinantes et épuisantes nerveusement.
Et sur le plan personnel, vous n’avez jamais connu de problèmes graves au Népal ?
J’ai eu la très grande chance de ne pas être malade. Mais, lors de mon premier séjour, au début du trajet, je me suis fait une entorse magistrale. Que faire ? Je n’avais pas le choix : il fallait continuer ! On m’avait dit qu’il y avait un petit aéroport à proximité ; mais en fait, il nous a fallu quinze jours de marche pour y parvenir. Une autre fois, en 1969, j’ai fait de la tachycardie ; je ne savais pas ce que c’était, je n’en avais jamais eu ; j’ai vraiment cru que j’allais mourir là-bas !
Fig. 2 : Enregistrement d’un chanteur gâiné. Vallée de Kathmandou, Népal, 1979.
Et pourtant, malgré ces recherches, votre thèse porte sur « Les chants dans l’épopée tibétaine » (1977) et non sur le Népal et les Gâiné. On a l’impression que cette thèse et ce terrain n’ont pratiquement aucun lien !
Oui, en effet ! L’essentiel de mon travail au Népal s’est fait entre 1966 et 1970. Par la suite, j’ai un peu laissé ces recherches de côté et je me suis accrochée à ma thèse. Personne parmi les tibétologues et les philologues de l’époque ne semblait s’intéresser à l’aspect sonore de l’épopée de Ge-sar. Et pourtant, sa dimension musicale m’a paru intéressante : j’avais le sentiment que c’était ainsi qu’elle prenait vie. Je n’étais pas allée au Tibet et ma thèse a été faite partir d’enregistrements rapportés par d’autres ou réalisés en laboratoire au Musée Guimet avec Lobsang Tensing, un Tibétain qui se trouvait alors à Paris et qui était capable de chanter l’épopée. Il avait été « prêté » pour trois ans par un institut américain au Professeur Rolf Stein, mais il ne parlait pas le français et, quant à moi, je ne savais pas un mot de tibétain, je ne lisais pas le tibétain, et je n’en connaissais même pas l’écriture ! Je me suis donc mise à en étudier les rudiments, mais de façon totalement empirique, sans aucune méthode. Pour les jeunes étudiants d’aujourd’hui, cela peut paraître incompréhensible, parce que maintenant, ils ont la possibilité d’être formés en tout. Mais nous, nous devions tout découvrir par nous-même ; c’était stimulant et passionnant.
Après votre période népalaise, à un certain moment, vous « basculez » vers la musique du bouddhisme tibétain. Quelles en étaient les raisons profondes ?
Mon travail sur l’épopée m’avait en quelque sorte familiarisée avec le contexte tibétain. J’avais énormément lu sur la question parce qu’il y avait des réalités de l’épopée que je ne connaissais pas et qu’il me fallait bien les éclaircir. Et puis, à Guimet, j’avais découvert des exemplaires de notation de la musique monastique tibétaine, dont le système m’avait intriguée ; c’en était presque devenu une obsession. Alors là aussi, une fois encore, j’ai été conduite par les événements. Mais quand je débarquai pour la première fois dans les monastères tibétains en 1973, je me dis que c’était de la folie. Je savais si peu de choses !
Comment s’est passée votre rencontre avec la musique tibétaine ?
Les conditions étaient complètement différentes de celles que j’avais connues avec les Gâiné, déjà du fait que je ne travaillais pas avec des musiciens professionnels ou avec des mendiants, mais avec des moines. Cette période a été très excitante ; il y a eu tout le travail que j’explique assez longuement dans mon article dans le volume des Cahiers sur le terrain (1995) ; c’est un travail de fourmi que de regarder les notations, de les décrypter, de voir ce qu’elles indiquent, ce qu’elles expriment. Les moines étaient très étonnés de mon travail et ils n’ont pas tout de suite compris que, si je posais des questions, c’est quand même que j’avais déjà saisi un certain nombre de choses. Au fur et à mesure de cette démarche je me trouvais confrontée à toutes sortes d’énigmes : « Ah bon, tiens ! ils parlent des instruments de musique ; mais qu’est-ce qu’ils disent sur les instruments de musique ? ». Et alors, en commençant à gratter, je m’apercevais que, sans m’y attendre, j’étais renvoyée à l’Inde, qui était ma source première, et aux deux bases les plus importantes de ma formation : le sanscrit et l’ethnologie, la démarche ethnologique.
Vous n’étiez certainement pas la première Occidentale à s’être intéressée aux monastères tibétains ; mais la plupart des étrangers qui s’y rendent sont attirés par le bouddhisme, sa doctrine et sa voie, ce qui n’était a priori pas votre cas. Quelle était l’attitude des moines face à une Européenne qui débarque un jour chez eux et se passionne pour quelque chose d’aussi « pointu » que leur système de notation musicale ?
Les musiques auxquelles correspondaient ces notations étaient des musiques qui accompagnaient des rituels à caractère ésotérique. D’ailleurs les premières fois que je me suis rendue aux monastères de Gyutö et de Tashijong, on ne m’a pas laissée y assister. N’ayant pas reçu les initiations religieuses préalables, je n’en avais pas le droit. Je ne demandais d’ailleurs pas à être initiée, mais voulais juste avoir accès à l’aspect, disons, technique du rituel. La première attitude rencontrée a donc été de refus pur et simple.
Plusieurs universitaires occidentaux ont mêlé leur investigation académique à une recherche spirituelle, plus intérieure. L’attrait du bouddhisme ne s’est-il jamais manifesté en vous d’une manière très forte ?
En fait, non, car je demeure très enracinée dans le christianisme. A une certaine époque, je me suis posé la question : « Est-ce que je devrais prendre refuge dans le Bouddha, sa loi et la communauté, première étape de l’aspirant bouddhiste ? Est-ce que ça aurait un sens ? ». J’en ai même discuté avec un religieux, un jésuite qui vit à Kathmandou, qui est naturalisé népalais, et à qui j’avais fait part de ma perplexité. Il m’a dit que cela dépendait des raisons pour lesquelles j’envisageais cette démarche. Etait-ce d’un point de vue spirituel ou par simple utilitarisme, c’est-à-dire pour faciliter mes recherches et l’accès à certaines connaissances ? Finalement, je me suis dit que ce n’était pas vraiment par attirance spirituelle et que cela n’aurait pas été honnête vis-à-vis des moines. Il valait mieux que je m’affirme telle que j’étais, et les responsables religieux l’ont parfaitement compris. Il est vrai que, par moments, j’ai découvert parmi les Tibétains de quoi alimenter ma démarche spirituelle, même s’il m’arrivait de rouspéter, de râler, de résister ! Mais jusqu’à présent, jusqu’à aujourd’hui – je ne dis pas que ce sera nécessairement toujours ainsi – je me sens chrétienne et catholique. Mais ça vous intrigue, je le sens bien !
Disons que la question m’intéresse parce que, sans être moi-même non plus converti au bouddhisme, je ressens un immense respect pour la tradition bouddhique. Mais j’imagine que, finalement, vos recherches ne doivent pas poser de problème à vos interlocuteurs dans la mesure où elles ne touchent pas au « noyau dur » de leurs connaissances.
Non, je ne crois pas en effet que cela leur pose de problème, d’abord parce qu’ils savent que je respecte leur démarche, et d’autre part parce qu’ils estiment – le Dalaï Lama le dit aussi – que, si on est bien enraciné dans sa propre culture, il est sans doute préférable de l’approfondir.
Parlons maintenant un peu plus d’ethnomusicologie, si vous le voulez bien. Qu’avez-vous le sentiment d’avoir apporté à la discipline par vos recherches ?
En résumé, je dirais que, quand je travaillais sur les chants de Gâiné, puis sur l’épopée tibétaine, j’ai tenté de mettre au point une méthode, une façon d’envisager le rapport entre texte et musique – qui a toujours été pour moi quelque chose de très important – et je m’aperçois que je transmets ce souci aussi aux étudiants dont j’ai la charge. C’est quelque chose de capital, dans la mesure où, dans une musique qui est chantée, c’est le texte qui prime et que, d’une certaine façon, c’est toute la culture qui s’exprime dans ce texte. Jusqu’à présent, je n’ai rien lu d’autre sur l’épopée tibétaine qui aille dans le même sens analytique : personne ne l’a fait.
Dans ma recherche sur la notation des chants bouddhiques, je me suis posé la question de savoir ce qui était noté, et pourquoi c’était noté de cette façon-là, quel en était le résultat. Et je suis encore loin d’avoir trouvé toutes les réponses. Et puis, en cours de route, j’ai rencontré les notations pour les instruments de musique tibétains. Je ne m’y attendais pas parce que personne, à l’époque, n’en n’avait encore parlé ! Walter Kaufmann et Ivan Vandor avaient signalé leur existence, mais ils n’en avaient pratiquement jamais vues, et ils n’ont en tout cas fourni aucune étude sérieuse sur la question. Alors là-dessus, je crois avoir apporté quelque chose. J’ai l’impression d’avoir en tout cas posé quelques jalons. Il me semble que je donne des éléments à ceux qui voudraient avancer plus loin. Ils n’auront pas à refaire toute cette fastidieuse démarche que, moi, j’ai faite. Avec les moyens dont je dispose, j’essaie de faire le point, de fournir et d’analyser des documents de manière à ce qu’on puisse les reprendre et continuer le travail en développant d’autres aspects de la question.
Y a-t-il aujourd’hui d’autres chercheurs qui poursuivent le chemin sur lequel vous vous êtes engagée ?
Dans certains domaines, oui, et dans d’autres, ce serait impossible, à moins qu’ils n’aient recours aux anciens enregistrements ; c’est d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui. En ce qui concerne les Gâiné, par exemple, j’ai eu un étudiant qui n’était pas spécialement ethnomusicologue, mais qui a tout de même passé une maîtrise d’ethnomusicologie, et je lui ai proposé d’aller voir ce qui était advenu chez eux depuis vingt-cinq ans. Il est parti avec des copies des vieux enregistrements sous le bras, et sa recherche a été assez fructueuse : il a retrouvé des choses qui ont très peu bougé. Il y en a un autre qui est en train de faire la même chose, un Norvégien : je ne sais pas quels seront les résultats, mais il est venu me voir, on a discuté, et je lui ai donné tout ce que j’avais, tous les enregistrements, et il est reparti. J’estime avoir fait, si vous voulez, le point sur la situation musicale des Gâiné à une époque donnée. Aux autres de jouer avec leurs nouveaux moyens, avec leurs nouvelles approches, avec une formation bien supérieure à celle que je pouvais avoir.
Vous parliez de votre démarche sur la relation entre paroles et musique ; qu’a-t-elle a de spécifique ?
Une très jolie publication vient de sortir sur les littératures orales de l’Inde du Nord. Eh bien, il n’y est pratiquement pas question de leur musique, et pourtant tout y est chanté. C’est vraiment amputer toute une démarche. Et inversement, l’ethnomusicologue ne s’intéresse souvent pas vraiment aux textes, et je pense que c’est vraiment une lacune ; je n’ai pas le sentiment qu’on en ait beaucoup parlé jusqu’à présent. Bernard Lortat-Jacob s’y est intéressé quand il a travaillé au Maroc et en Sardaigne, mais d’une manière plus « participative ». Il n’était pas dans ma nature de me joindre aux autres musiciens ; et de toute façon, je ne pouvais pas me transformer en Gâiné ; enfin, à l’époque, c’était vraiment impensable. Et même, en admettant que j’aie été capable de faire couiner un violon…
Justement, n’avez-vous jamais été tentée par aucune sorte de « couinement » sur le terrain, ne serait-ce que pour vous familiariser avec une esthétique et une méthode d’apprentissage différentes ? Par exemple par l’étude de la musique classique indienne ?
A vrai dire, non ! Ayant vu à domicile ce qu’était un vrai travail de musicien professionnel, je ne pouvais pas bricoler. Ce que j’aurais peut-être aimé, c’est faire un travail sur la voix, chanter. Mais c’est la chose la plus difficile au monde dans une culture différente de la vôtre. Il est vrai que j’ai toujours ressenti une sorte de besoin fondamental de la voix ; ça vient de ce que ma mère chantait à la maison. Elle ne chantait pas très bien ; mais c’est la musique que j’ai entendue étant enfant, maman chantant des mélodies. Peut-être cela explique-t-il que les musiques vocales m’ont toujours mobilisée davantage que les musiques instrumentales.
J’ai quand même eu une expérience, qui a été pour moi tout à fait unique et sans doute très importante, quand les premiers frères Dagar sont venus à Paris, invités par le Centre d’étude des musiques orientales. J’ai pu participer à quelques cours ; enfin, c’est un bien grand mot ; disons à quelques séances d’initiation à leurs techniques vocales. C’était très impressionnant : ces grands musiciens nous ont simplement fait asseoir par terre et nous ont fait chercher notre Sa, notre note fondamentale, sans aucun vibrato ; et la prise de conscience de cette présence en nous, de cette possibilité, était fascinante. Il était amusant de remarquer que, plus les gens présents étaient des musiciens entraînés, plus ils avaient une quasi impossibilité de produire ce son stable, sans vibrato : ça avait un côté presque comique, même. La rencontre avec les frères Dagar a été pour moi une expérience fondamentale. J’étais déjà sensibilisée aux musiques vocales, mais là, j’ai eu l’impression d’accéder à quelque chose d’essentiel.
Croyez-vous que l’enseignement, le fait d’avoir enseigné, d’avoir dirigé des thèses, a orienté votre démarche personnelle ? On retire en effet de la lecture de vos écrits l’impression qu’ils sont très structurés.
En général, je n’écris pas sans avoir préalablement déterminé la structure du texte, sans en avoir défini le plan, tout simplement parce que je n’y arrive pas !
Je ne sais pas très bien comment l’expliquer ; le sujet à traiter mûrit en moi et je me dis : « Alors là, je commence à voir ! » J’effectue d’abord deux ou trois ébauches et, à un certain moment, la mayonnaise prend, en quelque sorte. Je pourrai ensuite modifier les détails, mais j’ai une espèce de sentiment que le plan est bon. Cela s’est passé ainsi pour mon livre sur les instruments de musique tibétains (1994b) où, après avoir hésité un certain temps, j’ai un jour résolu de procéder comme je l’ai fait, c’est-à-dire de l’extérieur vers l’intérieur, des instruments profanes aux instruments rituels.
Fig. 3 : Dans la cour du monastère de Zhe-chen, Bodnath, Népal, 1995.
C’est finalement assez bouddhique, comme manière de procéder !
- 2 Nina Egert : « Mireille Helffer. Mchod-Rol : les instruments de la musique tibétaine ». Asian Music (...)
Oui, ça m’a fait rire, d’ailleurs, parce que ce choix a suscité des critiques, notamment d’une jeune étudiante américaine, qui en a fait un compte rendu pour la revue Asian Music2. Elle ne comprenait pas pourquoi je n’avais pas suivi le système de classification « classique » (idiophone, etc.), bien que je m’en sois expliquée dans l’introduction du livre.
Vous m’avez un jour dit avoir le sentiment d’écrire d’une manière un peu… sèche. Pensez-vous que cette « sécheresse », ce caractère délibérément objectif, distancié, est nécessaire à la rigueur et au caractère scientifique de vos écrits, ou est-ce que vous la déplorez ?
D’une certaine façon oui, je le regrette, mais je ne sais pas faire autrement ! Et c’est encore pire avec l’ordinateur ! Je m’exprime de façon plus libre en parlant, mais je n’y arrive pas en écrivant. Et c’est pour cette raison que je fais une très grande différence entre la parole – quand j’enseigne par exemple – et l’écrit. D’ailleurs, je dis dans cet entretien des choses que je n’aurais jamais écrites !
L’enseignement a en effet joué un grand rôle dans votre carrière, puisque c’est vous qui avez introduit l’ethnomusicologie à l’Université de Nanterre. Pourriez-vous en retracer l’historique et nous parler de l’expérience que vous en avez retirée ?
Lorsque j’étais étudiante, il n’y avait pas vraiment d’enseignement d’ethnomusicologie en France ; l’approche de la discipline était limitée à cinq séances d’introduction à la Sorbonne, où André Schaeffner et Gilbert Rouget nous présentaient quelques aspects du domaine. Plus tard, il y a eu le séminaire de Claudie Marcel-Dubois à l’Ecole des Hautes Etudes, plus ou moins inspiré de la méthode de Lévi-Strauss ; et c’était tout ce que nous avions comme formation. Quand on pense à ce qui se faisait alors en Amérique, la France était vraiment très en retard. Alors, un beau jour, je me suis présentée à Nanterre et j’ai proposé d’y développer un enseignement en ethnomusicologie. J’en avais la possibilité, puisque j’étais au CNRS. La proposition a été acceptée, et une charge de cours m’a été attribuée.
J’ai appelé mon cours, je crois, « Musique et sociétés », puisqu’on était dans un département d’ethnologie, et non pas de musicologie. Je l’ai bien sûr basé sur mon expérience personnelle, c’est-à-dire essentiellement sur des musiques himalayennes. Je faisais aussi un cours sur les instruments, un autre sur la voix. Une année ou deux ont passé, et j’ai proposé d’élargir l’enseignement à des gens qui travaillaient dans d’autres domaines. J’ai alors proposé à Bernard Lortat-Jacob de me rejoindre. D’autres ont suivi, dans les années 70 : Pierre Sallée qui s’est occupé de l’Afrique jusqu’à sa mort tragique en 1987, puis Schéhérazade Qassim Hassan pour le monde arabe, et un ou deux autres. J’ai alors proposé la création d’un certificat en ethnomusicologie, ce qui a entraîné par la suite la création de deux postes de maîtres de conférence, et c’est Jean-Michel Baudet qui a obtenu le premier. Miriam Rovsing Olsen a été la deuxième, un ou deux ans plus tard. La conception de cet enseignement m’a pris beaucoup de temps et d’énergie parce que, dans le cadre universitaire, il me fallait assister à d’interminables réunions, justifier la nécessité de cet enseignement, trouver les crédits, etc… C’était assommant ! En fait, c’est finalement grâce à la Direction de la musique que l’enseignement a pu être mis en place, puisque c’est elle qui a commencé par payer les charges de cours.
Ces dernières années, je me suis donné de la peine pour former des étudiants au niveau du doctorat ; ce qui représente pour eux un investissement considérable ! Quelqu’un comme Dana Rappoport, par exemple, qui a toutes les qualités de terrain requises et qui travaille sur un domaine inédit, pourrait développer une recherche musicale importante sur cette Austronésie dont on nous parle au niveau linguistique, mais dont la musique et tant d’autres aspects culturels demeurent inconnus. Il reste une multitude de sujets à aborder sur l’Asie ! Enfin, je parle de l’Asie parce que c’est ce que je connais le mieux !
Pourriez-vous nous parler maintenant de l’aspect muséographique de votre carrière. Vous avez longtemps collaboré au Musée Guimet et au Musée de l’Homme, mais sans vraiment être une spécialiste de l’objet. Quel a été votre rôle dans ces institutions ?
En fait, j’y ai surtout travaillé sur les archives musicales, qui sont à mon avis tout aussi essentielles que la conservation d’objets, de témoignages matériels. Mais ça prend du temps ! A Guimet, quand j’étais étudiante, je me suis d’abord occupée des archives existantes ; et puis, à un certain moment, j’ai incité les ethnologues à partir avec des magnétophones. Il a donc fallu organiser le classement des documents sonores qu’ils rapportaient. Une sorte de contrat a été établi avec le Musée de l’Homme, qui s’est chargé de leur archivage, parce que moi, entre Guimet et l’équipe de recherche sur le Népal, je n’en avais pas le temps. Mais j’en étais l’ethnomusicologue responsable, c’est à dire que je soutirais leurs enregistrements à tous les chercheurs de l’équipe ; on en faisait l’inventaire, on les copiait, on les classait au Musée de l’Homme.
La conservation d’enregistrements sonores, même bien documentés, peut-elle être une fin en soi, ou devrait-elle être envisagée avant tout comme base de publications, ou éventuellement de sonorisation de salles de musées ? Quelle est, pour vous, la finalité de l’archivage ?
J’imagine qu’à certains moments, de tels témoignages peuvent se révéler utiles, rappeler des périodes de leur histoire à des gens venus de pays lointains. Peut-être qu’un jour, leur recherche d’identité s’appuiera sur de tels documents. On en a d’ailleurs déjà quelques exemples. Quand j’ai commencé mes recherches sur le Tibet, j’ai eu – enfin comme tout le monde – le sentiment que tout allait disparaître, ou en tout cas se transformer rapidement, et qu’il fallait en conserver des traces.
Que pensez-vous du développement actuel de l’ethnomusicologie en France ? Comment vous situez-vous, par exemple, par rapport à une démarche comme celle de Simha Arom ?
Ce qui est sûr, c’est qu’en France, les démarches sont beaucoup plus individualistes qu’aux Etats-Unis ; c’est dans la mentalité ! La recherche d’Arom est vraiment d’ordre musicologique et, en tant que telle, je la respecte. Elle a un aspect… rassurant du fait qu’elle s’accompagne de tout un arsenal de vérifications d’ordre scientifique. Mais est-ce cela qui est essentiel ?… Je dirais que le caractère exclusif de ses méthodes me gêne. Certains de ses disciples en arrivent à perdre toute sorte d’intérêt et de considération pour l’être humain qu’ils ont en face d’eux sur le terrain. J’admire beaucoup ce que fait Arom ; mais moi, je serais incapable de fonctionner de cette manière parce qu’il y a une question de relation aux gens, capitale à mon avis, qui m’empêcherait à tout jamais d’utiliser des méthodes de ce type. On peut certainement les appliquer, mais ça devrait toujours être en complément d’autres approches. Je pense par exemple à ce que fait Vincent Dehoux, qui me paraît beaucoup plus nuancé.
Que pensez-vous de tous ces musiciens orientaux, professionnels ou non, qui effectuent aujourd’hui des tournées en Occident ?
Si, dans leur pays, ils ont des situations de musiciens « de scène », je n’y vois aucun inconvénient, sauf qu’ils y acquièrent un rapport à l’argent qui n’est sans doute pas toujours très sain. Pour ce qui est des autres, des groupes non-professionnels, je pense que ce n’est dans l’ensemble pas très bon pour eux. Ça peut leur donner une occasion de voyager et, éventuellement, de gagner quelques sous. Mais il peut aussi y avoir pour eux des conséquences néfastes au retour, notamment par rapport aux autres, à ceux qui sont restés à la maison. C’est en tout cas un luxe que notre société peut s’offrir : on se fait plaisir en faisant venir des gens. Personnellement, je ne m’investirais pas là-dedans ! En tant que public, je n’aime pas vraiment, parce que j’ai toujours l’impression qu’il y a quelque chose de faussé.
Quant aux moines tibétains, c’est très clair pour eux : c’est une affaire économique ; ils en sont tout à fait conscients. C’est d’ailleurs la même chose pour les disques qu’ils enregistrent. Le CD des moines de Gyutö, les fameux « moines diphoniques », qui a été publié en 1987 aux Etats-Unis sous le label Windham Records (WD-2001), s’est par exemple vendu à plus de cent mille exemplaires. Grâce à ce disque, les moines ont pu rebâtir leur monastère : ils en retirent un bénéfice certain ; mais, d’un autre côté, c’est les faire entrer dans une logique marchande un peu curieuse… Je peux aussi citer le cas des moines de Zhe-chen, qui viennent souvent en Occident. Il y a parmi eux un moine français, Mathieu Ricard, qui est d’ailleurs un ami de longue date ; il est tout à fait conscient de la situation. Ils ont d’ailleurs des costumes superbes, parce que c’est un des monastère les plus riches de la vallée de Kathmandou. Ils reçoivent des soutiens considérables, occidentaux, taïwanais ou autres ; la bonne marche d’un monastère nécessite aujourd’hui la mise en place d’une véritable machine économique ! Mais pour ces jeunes moines qui, tout d’un coup, découvrent brusquement toutes les richesses de l’Occident, je pense qu’il y a quelque chose d’assez néfaste, et que cela peut provoquer chez eux une rupture profonde.
Mais n’est-ce pas une rupture du même ordre que vous recherchiez en partant au Népal et au Tibet ? Chacun ne va-t-il pas chercher chez l’autre ce qu’il ne trouve pas chez lui ?
Je ne crois pas ; j’avais d’autres raisons qu’eux, et ce n’était en rien une affaire économique pour moi. Les moines ne font pas cette démarche d’eux-mêmes, si je puis dire ; elle est suscitée par une demande, et par le fait qu’ils ont besoin d’argent ; ils sont en quelque sorte pris dans ce jeu-là. De toute façon, ils sont « pervertis », du fait que ces monastères, à l’heure actuelle, ne sont plus des lieux de retraite, loin de tout ; ils sont souvent en ville, ou près des agglomérations urbaines ; les moines peuvent sortir, se promener, aller au bazar… Il y a en outre toute une espèce de corruption du système du fait que, pour répandre le bouddhisme en Occident, les plus brillants d’entre eux sont appelés à l’extérieur pour donner des conférences, des sermons, des enseignements, ce qui rapporte une manne financière à leurs monastères, au risque de négliger leurs ouailles sur le terrain, au sein du monastère.
Pour conclure sur une note plus musicale, j’aimerais que vous nous disiez en quoi le fait de vivre avec un musicien, qui plus est, un spécialiste de la musique contemporaine, vous a aidée dans votre démarche. Il vous fait côtoyer pas mal d’artistes qui, on le sait, ressentent souvent un grand attrait pour les musiques du monde ou, du moins, pour certaines d’entre elles. Qu’avez-vous retiré de leur manière d’entendre et de commenter les musiques qui vous intéressaient ?
Mon mari a écouté – pas toujours apprécié, mais écouté – toutes les musiques sur lesquelles j’ai travaillé. Je lui demande souvent son avis, et ce qui l’intéresse, ce sont surtout les questions de structure, de composition, de forme. Lorsque nous recevons des musiciens ou des compositeurs à la maison, il dit souvent en riant qu’il n’y en a que pour moi et pour les musiques de l’Inde ou du Tibet. Je me rappelle que Luciano Berio a été fasciné par certains enregistrements que j’avais sélectionnés pour lui. Une autre fois, Pierre Boulez est venu au Musée Guimet avec Jean-Louis Barrault pour écouter des enregistrements de nô japonais, en vue des musiques de scènes pour L’Orestie. J’ai vraiment eu l’impression que, tout d’un coup, cette découverte les avait aidés à progresser. Dans l’ensemble, leur écoute était focalisée sur le travail du timbre dans ces musiques, ce qui m’a aussi certainement aidée à affiner mon oreille. Je n’y aurais peut-être pas été aussi sensible, notamment quand je travaillais à mon livre sur les instruments du Tibet, si je n’avais pas eu, parallèlement à mes recherches personnelles, ce contact quotidien avec la musique contemporaine.