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Dossier - rythmes

Le rythme kanak

Kanaka rhythm
Raymond Ammann
p. 237-272

Résumés

Un grand nombre de chants traditionnels et de danses des Kanak de Nouvelle-Calédonie sont accompagnés d’une musique généralement appelée « rythme kanak » ou, plus simplement, « le rythme ». Ce rythme ne se compose pas seulement de la musique des instruments percutés, comme le suggère son nom ; sa particularité se trouve dans la relation entre la musique des percussions et celle des sons de voix : chuintements, phrases d’exclamation, cris et sifflements, effectués par toutes les personnes présentes. La relation entre ces sons vocaux et la musique des instruments percutés crée ce phénomène particulier appelé – d’une manière par trop simplifiée – « rythme ».

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Texte intégral

1Le territoire français de la Nouvelle-Calédonie est constitué de la Grande Terre (400 kilomètres de longueur sur 60 kilomètres de large), ainsi que des îles Belep (au nord), de l’île des Pins (au sud) et des îles Loyauté : Maré, Tiga, Lifou, Ouvéa (à l’est). L’occupation humaine de la Grande Terre et des îles Loyauté est attestée depuis au moins 3500 ans, les Mélanésiens de la Nouvelle-Calédonie se rattachant aux grandes migrations océaniennes des populations de langues austronésiennes venues d’Asie du Sud-Est. Les Mélanésiens de la Nouvelle-Calédonie se réfèrent aujourd’hui au nom « kanak », autrefois péjoratif, à la fois comme nom officiel et comme emblème de leur identité.

2La distance de 100 km seulement entre la Grande Terre et les îles Loyauté a permis des rencontres économiques, des migrations et des raids guerriers dès les premiers peuplements. Il est évident qu’il y a des parallèles et des similitudes culturelles entre les sociétés des îles Loyauté et celles de la Grande Terre. Pourtant des différences existent, liées à la situation géographique de chaque île. Les îles Loyauté formaient une zone tampon pour les migrations venant de Polynésie et de Mélanésie jusqu’à la période coloniale, et il semble qu’elles y aient laissé beaucoup d’influences avant de toucher la Grande Terre.

  • 1 Dans le sud se trouve la plupart des dépôts latéritiques des sols nickélifères : la terre, riche en (...)

3De nos jours, les influences polynésiennes sont manifestes notamment dans la danse et la musique traditionnelles des îles Loyauté, dont le répertoire est aujourd’hui plus varié que celui de la Grande Terre ; ces influences sont par exemple quasiment inexistantes dans le nord et le centre de la Grande Terre1, dont la musique et la danse présentent des traits bien homogènes, contrairement à la multiplicité des langues (trente-six langues répertoriées lors de l’arrivée des Européens).

4Un de ces traits est ce que les Kanak nomment eux-mêmes le « rythme kanak », désignant ainsi la musique qui accompagne les chants traditionnels appelés ae-ae, ainsi qu’un grand nombre de danses et toutes sortes d’expressions musicales. Dans les îles Loyauté, quelques danses sont accompagnées par le même type de rythme, mais la plupart des anciennes danses y sont accompagnées de chants en chœur.

5Sur la Grande Terre, le mot « rythme », tel qu’il est utilisé dans la langue quotidienne, a plutôt un sens général ou métaphorique, contrairement à celui qu’il a dans la théorie de la musique occidentale, où la rythmique est intimement liée à la métrique. Si la métrique est l’organisation du temps en mesures, la rythmique est l’organisation des valeur rythmiques, et la « métrique fournit une structure régulière sur laquelle peuvent se différencier les figures rythmiques » (Siron 1994 : 147). Le phénomène musical que les Kanak appelent rythme est tout à fait différent de cette définition : son sens s’étend à une musique au fond totale, à laquelle participent toutes les personnes présentes, qu’elles chantent, dansent, jouent d’un instrument, ou regardent et écoutent activement. Une explication à partir de l’origine presque mythique du rythme serait plus appropriée.

6Les Kanak qui vivent dans la chaîne centrale disent que ces sons viennent de l’eau courante des criques et des rivières, et que certains sons particuliers ne peuvent être entendus qu’en des endroits précis, derrière des rochers, où l’eau jaillit en produisant des motifs au rythme régulier. Les Kanak de la côte parlent de la rumeur de la mer et du rythme des vagues se brisant sur la plage. De même, dans l’intérieur ou sur le littoral, les sensations et les sonorités provoquées par le mouvement continu de l’eau des rivières ou de la mer en arrière-fond permanent, ainsi que le rythme discret de l’eau jaillissante ou des vagues : ces deux éléments font partie intégrante de la métaphore du « rythme kanak ».

Les composantes discrètes du « rythme kanak »

7Les éléments acoustiques discrets du rythme kanak proviennent de deux sources sonores : instruments et voix. Les instruments traditionnels kanak utilisés pour marquer le rythme sont tous des idiophones : les battoirs d’écorce, les tubes pilonnants en bambou, les bâtons frappés, les tambours à fente, les percussions corporelles et le martellement du sol avec les pieds, ainsi que les idiophones faisant partie de l’attirail de danse comme les sonnailles portées aux chevilles. On y a récemment ajouté des instruments tels que le sifflet métallique et parfois l’harmonica.

8D’autres sons vocaux, qui ne sont pas des chants (chuintements, exclamations, cris, sifflements…), sont produits non seulement par les percussionnistes, mais aussi par les danseurs et le public.

La part des percussions

9La part des percussions dans le rythme kanak consiste en petites cellules rythmiques (Siron 1994 : 173) indéfiniment répétées. Deux rythmes existent, l’un composé de cellules à deux temps et l’autre de cellules à quatre temps. Le premier est généralement nommé « rythme du pilou ». Pilou est le mot utilisé aujourd’hui pour désigner certaines danses kanak, en particulier la danse en rond à laquelle tout le monde peut participer. La cellule rythmique à quatre temps est utilisée pour les danses imitatives dans quelques régions ; mais c’est seulement dans la région de Hienghène (nord-est de la Grande Terre) qu’elle porte un nom : whaî.

Fig. 1 : Groupe de chanteurs de Hienghène interprétant un chant aioii. Nouméa.

Fig. 1 : Groupe de chanteurs de Hienghène interprétant un chant aioii. Nouméa.

Photo : David Becker

10Les instruments principalement utilisés pour jouer le rythme du pilou sont les battoirs d’écorce et les tuyaux pilonnants. Pour jouer le rythme composé de cellule de quatre temps, on utilise principalement le tambour à fente, complété par les tuyaux pilonnants.

11Les battoirs d’écorce sont les instruments les plus fréquemment joués aujourd’hui ; ils sont déjà mentionnés dans les premières chroniques sur la Nouvelle-Calédonie. Cette sorte d’idiophone entrechoqué ne se retrouve nulle part ailleurs dans les îles du Pacifique. Ressemblant à des triangles isocèles et tenus par le bout le plus pointu, les battoirs sont de tailles variées. Le plus long de la paire peut mesurer jusqu’à 50 cm et son extrémité avoir une largeur de 30 cm. Le joueur tient un battoir dans chaque main et les frappe l’un contre l’autre. Si le battoir est très grand, il est tenu d’une main et frappé avec une baguette. Lors de la confection d’une paire de battoirs destinés à être entrechoqués, on fait en sorte que le son d’un battoir frappé avec la main n’ait pas le même timbre que celui de l’autre : l’un des deux battoirs doit donner un son plus clair et l’autre un son plus sourd. Une variante de cet instrument consiste en deux pièces de l’axe inflorescent de l’aloès (Agave ou Furcraea), de 40 cm de long et de 5 cm de diamètre, utilisé de la même façon.

12Le tuyau pilonnant est généralement joué comme instrument complémentaire au battoir d’écorce, et les danses de la Grande Terre ne sont souvent accompagnées que de ces deux instruments. Le tube est fabriqué à partir d’un tronc de bambou d’une longueur de 100 à 140 cm et d’un diamètre variant entre 5 et 25 cm. Tous les nœuds sont percés, sauf celui de l’extrémité inférieure. Le tube est frappé verticalement contre le sol par le musicien. A l’origine, les bambous pilonnants devaient toujours être joués par paires ou par groupes de paires, et seulement par les hommes. Aujourd’hui, il arrive que les orchestres possèdent un nombre impair de ces instruments (trois ou plus) et que ce soient des femmes qui en jouent. Contrairement au battoir d’écorce, qui est une instrument typiquement kanak, les bambous pilonnants sont connus en plusieurs endroits dans la zone du Pacifique.

13Le tambour à fente des Kanak se présente sous la forme d’un tronc de bois évidé ou d’un tube de bambou dont les nœuds ont été percés, pourvu d’une fente longitudinale. Sa longueur varie entre 50 cm pour les instruments en bois et environ 200 cm pour les instruments en bambou ; son diamètre n’excède pas 30 cm. Le tambour à fente est posé sur le sol et le ou les musicien(s), assis le long du tambour, utilise(nt) des baguettes de bois de 30 à 40 cm de long et de 3 à 4 cm de diamètre ; le tambour n’est donc pas pilonné, comme les grands tambours du nord de la Mélanésie.

Le « rythme du pilou »

14Le rythme du pilou constitue la base acoustique des chants à deux voix qui accompagnent la danse en rond. A défaut de chanteurs, le rythme seul accompagne la danse. Le rythme du pilou est également battu à l’occasion de certaines danses imitatives du centre de la Grande Terre. Il accompagne toutes sortes d’expressions spontanées et joyeuses ; il est une sorte de symbole acoustique de la tradition musicale kanak en général. Les stations de radio locales et la télévision néo-calédonienne diffusent toujours des extraits du rythme du pilou pour introduire une émission sur la culture kanak. Dans la musique de jeunes kanak appelée kaneka,le rythme du pilou est devenu le lien entre la tradition et la musique moderne de style occidental, jouée avec des instruments amplifiés.

15Pour jouer le rythme du pilou, l’ensemble des percussionnistes se divise en deux groupes, chacun assurant une des deux frappes du rythme. Les joueurs qui assurent la première frappe de la cellule rythmique s’appellent vëdi en paicî (une langue du centre-nord de la Grande Terre) et cen bwan-jep en fwâi (une langue du nord de la Grande Terre). Les joueurs du second groupe s’appellent temô-ôri en paicî et thedua en fwâi. La division entre ces deux groupes se fait de la manière suivante : le meneur de l’ensemble commence à frapper, suivi par les autres, puis un joueur se met à frapper entre ces battements, créant une sorte de contretemps qu’adoptent d’autres joueurs. Le nombre des joueurs du premier groupe est normalement plus important que celui du second, et il se crée ainsi une alternance dans le volume des battements. Il n’est pas nécessaire de créer une division de l’espace entre les deux groupes.

16Lorsque la cellule rythmique du rythme du pilou ne comporte que deux frappes, il peut être qualifié de binaire. Il existe cependant des différences régionales dans l’interprétation de ce rythme. De manière générale, certaines variantes peuvent être considérées comme binaires, mais la plupart seront classées comme ternaires. De toute façon, ces termes appartiennent à la théorie européenne et ne correspondent pas à la conception du rythme kanak. Dans le rythme du pilou, la première frappe (vëdi ou thedua) est régulière, alors que le deuxième coup de la cellule peut être légèrement anticipé, créant ainsi une sorte de syncope. Aucune des variantes du rythme du pilou n’est ainsi réductible à une simple pulsation isochrone car elles présentent des particularités dans la synchronisation des battements qui sont impossibles à définir comme binaires ou ternaires.

  • 2 Il est intéressant que cette proportion corresponde à la proportion du battement de cœur humain.

17Moyle (1995 : 57) a analysé un rythme proche de la paire de doubles battements au centre de l’Australie. Son analyse a fait apparaître que la durée entre les deux premières frappes équivalait à seulement 37,5 % de la durée totale de la cellule rythmique2.

18On s’aperçoit aussi que la perception individuelle du dynamisme (volume, force) de chaque frappe a autant d’importance que la valeur des durées. Des variations individuelles de dynamique et de tempo pendant une exécution, comportant des libertés personnelles d’expression, peuvent produire un effet de balancement car un percussionniste peut ne frapper qu’un coup sur quatre, ou au contraire les frapper tous. Le rythme du pilou consiste en une totalité acoustique impossible à définir ni par des niveaux dynamiques ni à l’aide d’un métronome.

19Par exemple, quand un musicien assis à une table interprète un chant ae-ae, il accompagne son chant d’une réalisation particulière du rythme du pilou, marquant le premier battement en tapant du bout des doigts d’une main sur la table, et le deuxième en grattant la table avec les doigts de l’autre main, donnant un son proche de tap-shhh / tap-shhh, où le shhh ressemble à une sorte d’arpège.

20Le tempo, déterminé ici par le nombre de cellules à la minute, peut varier selon le genre. Pour les chants ae-ae, on le maintient régulièrement à un tempo un peu plus lent que celui des danses. Pour accompagner les danseurs marchant sur l’aire de danse, dans la région paicî, on joue le rythme du pilou au tempo de 140 cellules à la minute. La danse seï de Pothé est accompagnée par un rythme de pilou de 97 cellules à la minute. Les chants ae-ae, quant à eux, sont accompagnés au tempo de 120 à 130 cellules à la minute.

21Les transcriptions suivantes illustrent quelques façons de noter le rythme du pilou. Dans les exemples 1 et 2, pris dans la moitié nord de la Grande Terre, un des deux battements est nettement plus long que l’autre. Dans les exemples 3 et 4, du sud de la Grande Terre, la différence entre les deux battements est plutôt dans leur dynamique.

Le « rythme de quatre »

22Le « rythme de quatre » consiste en une répétition indéfinie de cellules rythmiques à quatre temps ; il est moins fréquent que le rythme du pilou. On le trouve à la base de l’accompagnement de quelques danses imitatives du nord de la Grande Terre et des îles Loyauté. En fwâi, il s’appelle whaî, mais on le désigne par l’expression « rythme du nord », qui induit en erreur car on ne le trouve pas que dans le nord.

23Un ou deux musiciens frappent le rythme de quatre sur une caisse ou un tambour à fente, et d’autres musiciens interviennent avec des bambous pilonnants, frappant sur chaque deuxième battement du rythme. Le premier battement de la cellule rythmique peut être frappé sur un endroit précis de l’instrument qui donne un son plus fort, légèrement prolongé avant l’arrivée des battements deux et trois, tandis que le dernier battement de la cellule est généralement retardé, formant ainsi une sorte d’anacrouse par rapport à la prochaine cellule. La version la plus simple peut être notée comme suit :

24Cependant, comme l’ensemble d’un rythme de quatre est réservé aux tambours à fente et/ou aux bambous frappés, il est habituellement complété par des bambous pilonnants, qui jouent dans le style du rythme du pilou sur les temps 1 et 3 d’une mesure à quatre temps.

  • 3 Crowe (1995 :21-32) note un tempo de 10 notes à la seconde (soit 600 battements à la minute) pour l (...)

25Le tempo du rythme de quatre est normalement plus rapide que le rythme du pilou ; il est même souvent trop rapide pour les bambous pilonnants et les battoirs d’écorce, qui exigent un double mouvement du bras pour effectuer un battement. En revanche, pour le tambour à fente ou le bambou frappé, les bras frappent l’un après l’autre. Pour accompagner la danse hneen du nord de la Grande Terre, le rythme de quatre est joué à 100 cellules rythmiques à la minute, et pour la danse faimanu de Mouli (Ouvéa, îles Loyauté), il est de 125 cellules rythmiques à la minute3.

26Le caractère du son dans le rythme de quatre peut expliquer certaines des énigmes que posel’analyse rythmique. À Belep, l’ensemble comporte normalement deux tambours à fente en bois et deux grands bambous pilonnants ; le rythme de quatre est alors bien audible. Mais les autres ensembles du nord de la Grande Terre, comme celui de la danse hneen interprétée par les danseurs de Ouaré, comprennent beaucoup plus de bambous pilonnants que de tambours à fente, et le rythme du pilou a tendance à supplanter le rythme de quatre. Le timbre joue aussi un rôle important car un ensemble de percussions est caractérisé par le matériau dont est fait le tambour à fente : le registre d’harmoniques dominantes du bois est en effet plus grave que celui du bambou.

Fig. 2 : Salomon Mayat tenant un bambou pilonnant et, sous son bras, un battoir en écorce. Il siffle pour accompagner les chants à deux voix.

Fig. 2 : Salomon Mayat tenant un bambou pilonnant et, sous son bras, un battoir en écorce. Il siffle pour accompagner les chants à deux voix.

Photo : David Becker

Rôle de la voix et des éléments acoustiques ajoutés

27Un certain nombre d’éléments sonores s’ajoutent aux percussions, émis par les danseurs, le public et les percussionnistes eux-mêmes. La participation des spectateurs est un trait important et typique des danses kanak. Ces éléments acoustiques ne sont pas définis dans leur forme, mais suivent des schémas caractéristiques. Chacun est libre d’improviser comme il le souhaite et d’émettre des chuintements, des coups de sifflets, des modulations vocales, des trilles, des syllabes inarticulées, et même des phrases répétées. Lambert (1900/1985 : 155) notait : « Il serait superflu de s’étendre sur les chants et les cris divers qui accompagnent les danses de toute nature ».

  • 4 E ongo pu e pu lapin, e ongo pu e u teme – Le lapin monte la femelle, et quand il descend il s ‘éva (...)

28En paicî, on appelle toy une série de syllabes comme hei-hei-hei, et uängi les sifflements et les chuintements de différentes durées. Des phrases criées, ainsi que des motifs de sifflements ont une forme rythmique particulière : parfois ils doublent le rythme des percussions, parfois ils interviennent à contre-temps. Quelques phrases, quelques mots criés ont un contenu humoristique ou secret. Si deux musiciens ont partagé une aventure, l’un peut par exemple y faire référence, mais de manière détournée, afin de n’être compris que de son partenaire. Il existe même un certain nombre de mots et de phrases codifiés. Dans l’exemple suivant, une phrase est récitée sur le tempo et se superpose au rythme4 :

29Voici un exemple d’anticipation :

30Voici un autre exemple en français, avec une anticipation à la fin. La première partie double le rythme des percussions. A la fin de la phrase, le rythme vient à contre-temps et accentue un jeu avec le mot militaires qui, prononcé en français standard, est accentué sur la troisième syllabe. C’est ici la première syllabe du mot qui est synchronisée avec le rythme, ce qui provoque une prononciation absurde du mot car l’accent tombe sur le temps faible de la cellule rythmique. La syllabe -taires forme ainsi une anticipation sur la cellule suivante.

31Le signal donné par le meneur de la danse pour interrompre le rythme est un motif sifflé spécial, qui se distingue des autres sifflements pour éviter les confusions. En paicî, ce signal est appelé uh-uh et est donné en synchronisation avec les frappes sur les instruments percutés, définissant ainsi le moment précis de l’interruption.

32De nombreux éléments culturels ont été sujets à des modifications importantes ou se sont perdus au cours des cent cinquante dernières années. En parallèle avec la disparition de la musique et de la danse, le vocabulaire spécifique s’est également perdu, et la question se pose de savoir s’il existait au XIXe siècle un ou des termes désignant la notion que les Kanak appellent aujourd’hui rythme. Ce mot, qu’ils ont adopté du français, inclut en effet aussi pour eux la notion de timbre.

  • 5 Pourtant le son obtenu en frappant un battoir avec les mains se distingue de celui obtenu quand les (...)

33Les bambous pilonnants et les battoirs d’écorce avec lesquels est joué le rythme du pilou sont deux instruments individuels, sélectionnés par paires selon leurs timbres. Les deux tubes d’une paire de bambous pilonnants sont de longueur inégale. Le plus long est en outre souvent plus épais que l’autre et donne de ce fait un son plus grave. Les deux battoirs d’écorce sont frappés avec la main, et la sonorité ainsi perçue détermine le choix du second battoir de la paire5. Dans le rythme du pilou, la différence entre les deux sons de la cellule se manifeste par leur valeur rythmique et par leur dynamique, mais aussi par leur sonorité.

34Le rôle de la voix et des éléments acoustiques ajoutés à la partie de percussion est un facteur important pour indiquer la particularité régionale du rythme. En effet, ces éléments ne jouent pas qu’un rôle rythmique ; ils produisent également des timbres signifiants pour le rythme du pilou. Les sifflets métalliques produisant de courtes cellules rythmiques en ostinato sont constitués de plusieurs petits tuyaux, dont les sons forment plutôt un accord qu’un seul ton aigu.

35L’harmonica est un des rares instruments mélodiques joués rythmiquement sur des accords diatoniques inspirés et expirés, synchronisés avec des frappes du doigt sur le corps de l’instrument : une façon très particulière de jouer de l’harmonica, mais bien choisie pour exprimer la sonorité recherchée dans le rythme kanak.

36La notion de rythme du pilou des Kanak ne se limite donc pas à la seule division du temps ; elle inclut également les notions de sonorité et de timbre. Cette réalisation exige la participation d’un certain nombre de personnes et traduit une conception de la danse et de la musique typiquement mélanésienne et distincte de la conception européenne, indienne ou même polynésienne. Souvent en Mélanésie lors de présentations de musique et de danse, il n’existe pas de barrière entre les musiciens et le public, l’exécution étant un événement ouvert à tout le monde. Le rythme du pilou accompagne principalement la danse en rond, à laquelle tout le monde est invité à participer.

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Bibliographie

AMMANN Raymond, 1994, Les danses Kanak : une introduction. Nouméa : ADCK.

AMMANN Raymond, 1997, Danses et Musiques Kanak. Une présentation des danses et des musiques mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie, dans les cérémonies et dans la vie quotidienne, du xviiie siècle à nos jours. Nouméa : ADCK.

BEAUDET Jean-Michel et Kaloonbat TEIN, 1985, « Musique de Hienghène ». La Case 4. Nouméa : OCSTC, 2-25.

CROWE Peter, 1995, « Des tambours à fente au Vanuatu ». Percussion 39, 24-29.

MOYLE Richard, 1995, « Singing From the Heart ? », in : The Essence of Singing and the substance of song, Recent Responses to the Aboriginal Performing Arts and other Essays in Honour of Catherine Ellis, (ed. Linda Barwick). Oceania Monograph 46. Sidney : University of Sydney, 53-58.

LAMBERT Pierre, 1985, Mœurs et superstitions des Néo-Calédoniens. Nouméa : Société d’Études Historiques de la Nouvelle-Calédonie 14. (Fac-similé de 1900, Nouméa : Nouvelle Imprimerie Nouméenne).

SIRON Jacques, 1994, La partition intérieure, jazz, musiques improvisées. Paris : Éditions Outre Mesure (première édition : 1992).

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Notes

1 Dans le sud se trouve la plupart des dépôts latéritiques des sols nickélifères : la terre, riche en minéraux, est peu fertile, et même toxique, pour les cultures traditionnelles kanak, comme les tubercules vivriers. A l’époque précoloniale l’intérieur du sud n’était pas peuplé.

2 Il est intéressant que cette proportion corresponde à la proportion du battement de cœur humain.

3 Crowe (1995 :21-32) note un tempo de 10 notes à la seconde (soit 600 battements à la minute) pour les ensembles de tambours à fente d’Ambae ; Mouli est légèrement plus lent avec 520 battements à la minute.

4 E ongo pu e pu lapin, e ongo pu e u teme – Le lapin monte la femelle, et quand il descend il s ‘évanouit.

5 Pourtant le son obtenu en frappant un battoir avec les mains se distingue de celui obtenu quand les deux battoirs sont frappés l’un contre l’autre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Raymond Ammann, « Le rythme kanak »Cahiers d’ethnomusicologie, 10 | 1997, 237-272.

Référence électronique

Raymond Ammann, « Le rythme kanak »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 10 | 1997, mis en ligne le 06 janvier 2012, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/898

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Auteur

Raymond Ammann

Raymond AMMANN, né en Suisse, est diplomé des Universités de Bâle et de Berne. Titulaire d’un doctorat en ethnomusicologie, il a étudié les musiques et les danses de la région du Détroit de Bering, ainsi que les musiques et les danses de la Mélanésie. Dans le cadre d’un programme de recherches confié par l’Agence de Développement de la Culture Kanak (Nouméa), il étudie les danses et musiques kanak de Nouvelle-Calédonie depuis 1992. Raymond Ammann a donné des conférences à l’occasion de réunions internationales d’ethnomusicologues et a publié plusieurs articles. En 1994, il a publié un premier ouvrage pour le grand public, Les danses kanak, une introduction, dirigé une collection de cassettes sur les chants des Iles Loyauté et conseillé la réalisation de films vidéo sur les danses kanak. En 1997 sort Musiques et Danses Kanak, un livre accompagné par un disque compact dans la collection AIMP.

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