1Entre 1985 et 1987, le Professeur Shiloah faisait paraître HaMoreshet HaMusiqalit Shel Qehilot Israel (L’héritage musical des communautés juives), synthèse en douze volumes de son travail de pédagogue à l’Université Hébraïque de Jérusalem et à l’Université Ouverte de Tel Aviv. Cette étude allait être révisée et abrégée pour être publiée en anglais en 1992 sous le titre: Jewish Musical Traditions. C’est de la version française de cet ouvrage qu’il sera question ici.
2Dans l’introduction, l’auteur s’interroge sur les concepts d’héritage et d’authenticité à propos des musiques juives, soulevant d’emblée la question récurrente qui hante tous ceux qui entreprennent leur «odyssée à travers les sentiers sinueux des traditions juives», à savoir: existe-t-il un noyau musical originel qui soit commun à toutes les communautés d’Israël d’aujourd’hui? Pour y répondre, jugeant insuffisantes les approches systématiques, géographiques et historiques, l’auteur opte pour une étude à la fois synchronique et diachronique de la musique, envisagée dans son contexte culturel. Dans cette perspective, neuf thèmes de recherche vont être abordés, chacun constituant un chapitre de l’ouvrage.
3Dans Identité et caractère de la musique juive, le lecteur est tout d’abord convié devant le Mur des Lamentations, lieu où s’entremêlent les traditions musicales juives dans toutes leurs diversités. Face à cette «tour de Babel» (p. 17), existe-t-il une véritable identité musicale? La quête d’une source commune a été l’obsession de nombre de chercheurs, et au premier chef, celle d’Abraham Zvi Idelsohn – le père de la recherche musicale juive – auquel l’auteur consacre la plus grande partie de ce premier chapitre. Dès 1906, Idelsohn entreprenait une étude comparative de plus de mille chants issus des diverses communautés juives de Jérusalem. Dans son ouvrage majeur, paru en 1928, il soutenait la thèse d’une source commune – les modes de lecture des cantillations – et de son ancienneté – avant la destruction du Second Temple. Il y exposait en outre les grandes similitudes existant entre le chant grégorien et les mélodies juives orientales, et plus particulièrement celles d’origine yéménite. S’il reconnait l’importance de cette étude, Amnon Shiloah considère certaines de ces théories historiques comme invérifiables du fait de l’absence de sources écrites explicites. Quant à la méthode usitée, il lui préfère celle employée dans les années 30 par Robert Lachmann dans son étude de la tradition musicale juive de Djerba, au cours de laquelle, dans un espace très limité, ce dernier mit en lumière les influences de la culture musulmane sur la communauté juive.
4Dans Problèmes de méthodologie dans l’étude de la musique juive, il est fait le constat que, pour être appréhendées dans toutes leurs dimensions – orale, historique, géo-culturelle – les musiques juives nécessitent le recours à des méthodologies à la fois diverses et combinées. Le chercheur dispose de sources écrites nombreuses, mais éparses. Les plus importantes proviennent de la sphère religieuse: la Bible, bien sûr, mais aussi le Talmud et la Halakha (lois et coutumes) dans lesquels sont évoqués la symbolique et le pouvoir merveilleux de la musique vocale et instrumentale. Les récits de voyageurs étrangers sont de même souvent riches d’informations, telle la description d’un mariage juif à Tanger vu à différentes époques, par le poète juif Romanelli (1787), le peintre Delacroix (1832) et l’écrivain Dumas père (1845). On dispose également d’écrits internes, provenant le plus souvent de rabbins décrivant la vie musicale d’une communauté à un moment donné de son histoire. Leurs textes montrent les influences subies par le monde environnant comme leur lutte pour parfois s’en démarquer. D’une façon générale, ces textes dénotent la participation des théoriciens juifs à la vie musicale en Europe et en Méditerranée.
5Musique et religion traite de l’emprunt face à la norme religieuse. Le chapitre s’ouvre sur le phénomène d’infiltration de mélodies étrangères au sein de la synagogue. L’auteur nous livre quelques exemples frappants pour illustrer différents processus d’intégration. Le premier est d’ordre émotionnel: c’est le cas de la chanson de variété Yerushalaim Shel Zaav (Jérusalem d’Or). Le fait que sa diffusion ait coïncidé avec l’avènement de la Guerre des Six Jours (1967) allait rapidement faire entrer cette mélodie dans l’hymnodie sabbatique. Il peut arriver qu’un chant soit intégré à la synagogue du fait de son contenu, comme le montre l’exemple d’une chanson traditionnelle française où l’amour d’un berger et d’une bergère a été interprété comme une allégorie de la relation entre Dieu et Israël. Autre moyen d’accès: le phénomène de mode, illustré par le cas étonnant de Chéri[e] je t’aime, Chéri[e] je t’adore, succès mondial des années 1960 qui allait servir de nouveau support au Qaddish, l’une des prières les plus importantes du rite juif. L’introduction de ces nouvelles mélodies est souvent due à l’initiative des cantors – coordinateurs des prières durant les offices – animés par le désir de briller, de plaire à leur communauté en repoussant toujours plus loin les interdits religieux. Comme l’explique longuement Shiloah, il faut dire l’attitude ambiguë du judaïsme à l’égard de la musique. Si cette dernière permet de glorifier l’Eternel, elle peut aussi entraîner l’Homme dans le péché. Cette dualité transparaît dans les réactions diverses observées par les autorités rabbiniques au cours des siècles, oscillant entre la rigueur de la lettre et la souplesse de l’esprit.
6Le quatrième chapitre a pour thème La Cantillation, élément essentiel du rite. Mais qu’est-ce que la cantillation? Pour l’auteur, elle est sans doute plus proche de la déclamation que du chant. C’est le temps du discours qui prime. Son rôle essentiel consiste en la mise en valeur du texte. La transmission de la cantillation s’est opérée par deux canaux: l’un écrit et l’autre oral, mais tous deux sont intimement liés puisque, si le premier sert à l’apprentissage, le second est appliqué au cours de l’office. Le système écrit date du Xe siècle de notre ère. Il se résume à 26 symboles graphiques dont le rôle est à la fois celui de la ponctuation, de la mélodie et de l’emphase. Toutefois, l’emploi de ces accents fait état d’une relative souplesse, et donc, à un signe particulier peuvent correspondre différentes mélodies en fonction de la nature d’un texte, ou de la spécificité d’un office. Les contours mélodiques restent – par définition – assez flous: leur interprétation varie ainsi d’une communauté à l’autre. Ce qui fait dire à Amnon Shiloah que la démarche d’Idelsohn visant à remonter à la source originelle par l’analyse de la cantillation ne tient pas.
7Le cinquième thème concerne Le Piyyut, facteur de développement de la musique synagogale. Il s’agit là de la grande tradition poétique religieuse, née vers le IVe siècle, qui allait transformer la liturgie en l’enrichissant par de nouveaux éléments. L’auteur en fait l’historique, passant en revue et dans le détail les diverses techniques poétiques usitées au cours des époques. La création toujours plus grande d’hymnes synagogaux devait donner naissance à de nombreux recueils d’anthologies. L’engouement pour ce type de chants allait d’ailleurs largement dépasser le cadre de la synagogue pour pénétrer le domaine paraliturgique. Sur le plan des pratiques, le piyyut devait modifier profondément l’attitude des fidèles pour lesquels une plus grande participation au rite était ainsi offerte. C’est dire la place incontournable de cette forme dans l’histoire musicale juive.
8La musique dans le monde de la mystique nous entraîne dans le monde du Zohar (traité ésotérique du XIIIe s.) et de la Kabbale. Au XVIe siècle, l’école mystique de Safed en Palestine reprenait le flambeau de l’Age d’Or espagnol, développant toute une tradition au sein de laquelle la musique allait prendre une place prépondérante. Tout est musique: le corps de l’Homme vibre comme la harpe de David, le shofar (corne de bélier) peut infléchir le jugement divin, le chant de l’Homme s’unit à celui des anges dans une symphonie cosmique le conduisant à l’extase. Dès lors qu’il s’agit de glorifier le Créateur, même les chants profanes sont sanctifiés. De ce courant mystique devait naître quantité de pratiques: louanges et supplications nocturnes comme nombre de chants liturgiques et paraliturgiques. L’auteur en fait l’exposé et, dans un style empli de lyrisme, il démontre finalement, qu’en matière de musique, c’est l’enseignement des kabbalistes qui devait l’emporter sur celui des réfractaires à toute musique.
9La musique non-synagogale entre le sacré et le profane est un domaine d’étude aux frontières mouvantes. Pour Idelsohn, par définition, la musique juive ne peut être profane. Shiloah entend montrer qu’un folklore juif existe bel et bien, avec ses propres répertoires, ses langues diversifiées en sus de l’hébreu et ses formations instrumentales. Certes, toutes les célébrations associées au cycle des fêtes sont empreintes de religiosité, mais elles font l’objet de toutes sortes de manifestations musicales qui se démarquent très distinctement du monde synagogal. C’est dans le cycle de vie que l’auteur trouve que le chant folklorique parvient à sa plénitude. Pour célébrer les naissances et les mariages, chaque communauté puise dans le patrimoine qui lui est propre. Ce qui leur est commun est, outre certaines thématiques récurrentes, l’emploi de formations intrumentales et la présence forte et remarquée des chants féminins dont l’auteur reconnaît, après Bartók, le caractère souvent très archaïque.
10Le rôle de l’interprète est le thème développé dans Créativité populaire et pratique de l’interprétation. Dans le chant populaire, l’interprète est le lien entre les individus et leur communauté, entre le passé et le futur. Dans le cas de l’interprète juif, son auditoire peut être juif ou non. Quant à son répertoire, là encore, il est double: les paroles qu’il ajoute au fonds textuel préexistant peuvent concerner des événements survenus au sein de la communauté, ou bien atteindre un niveau plus large. Dans ce type de tradition populaire existe ce que l’auteur nomme un «cachet juif», comme par exemple dans le diwan (recueil de chants) juif yéménite qui associe les airs traditionnels du Yémen, ceux du judaïsme espagnol ainsi que des hymnes paraliturgiques. Il en est de même pour d’autres traditions visitées par l’auteur – la judéo-espagnole ou la hassidique. Le chapitre s’achève sur des exemples d’ensembles musicaux juifs qui, malgré leur statut souvent précaire, ont marqué de leur empreinte la vie musicale locale, voire nationale, de leurs pays.
11Le dernier chapitre de l’ouvrage est dédié à La danse, forme d’expression qui soulève souvent les mêmes interrogations que la musique juive, mais qui, par rapport à celle-ci, n’a fait l’objet pour l’heure d’aucune étude systématique. Il faut dire que les sources sont plutôt minces. Il est difficile de se faire une idée de la danse dans l’Israël antique hormis par quelques traces archéologiques et par quelques indications dans la Bible. Il faut dire également que la danse, plus encore que la musique, à suscité de fortes réticences religieuses au cours des siècles, exception faite du mouvement hassidique pour lequel la danse est aussi prière. Avec la renaissance de l’Etat d’Israël est né le désir de créer pour la danse un patrimoine national, inspiré à la fois des fêtes agraires bibliques et des traditions dansées locales ou étrangères. Ce projet a vécu, mais la danse folklorique est encore présente, au même titre que les diverses danses communautaires issues de la diaspora.
12Dans Rétrospective et prospective, l’auteur reprend la question du noyau commun éventuel à toutes les traditions musicales juives – dont certaines ont pu être évoquées au fil de l’ouvrage – lui donnant l’occasion d’exprimer avec plus de force encore ses postulats méthodologiques. S’il reconnaît des similitudes entre les diverses communautés, il estime plus importante encore la prise en compte des traits distinctifs révélés dans la pratique interprétative. Reprenant Sachs, il juge plus intéressant «le faire» (la musique) que «l’être». Autre postulat: alors qu’il considère Idelsohn comme un archéologue en quête de «l’authentique», il dit vouloir accepter et s’intéresser précisément au changement. S’appuyant sur le célèbre verset de l’Ecclésiaste [9:1] «Ce qui a été sera (...)», l’auteur estime que le changement est une part imperceptible de la continuité. Son intérêt pour la contribution des musiciens orientaux dans l’élaboration d’un nouveau style national israélien l’a amené à étudier, avec le sociologue Eric Cohen, les directions du changement dans la musique ethnique. Et de proposer au final une typologie des dynamiques stylistiques dans la musique juive orientale en Israël.
13Dans le court Epilogue qui suit, est fait le constat suivant: la religion a somme toute préservé la musique de changements trop radicaux, tandis que le contact avec d’autres cultures a engendré de réelles affinités. Celles-ci ont-elles dénaturé la musique juive, ou bien l’ont-elles sauvée de la disparition? Question qui, à l’instar de beaucoup d’autres, et comme l’écrit Shiloah sous forme d’excuse, demeurera sans doute sans réponse.
14Le plus grand mérite de cet ouvrage réside dans la richesse de la documentation. On devine qu’elle est le fruit d’un long travail de pédagogue toujours désireux d’enrichir ses connaissances et, par là même, celles de ses étudiants. Ici, c’est au tour du lecteur d’en profiter et de s’instruire réellement sur le sujet. Qu’il soit néophyte ou plus averti, il sera intéressé, souvent étonné, par les nombreux exemples donnés. Le chapitre sur la mystique est sans doute le plus abouti. C’est d’ailleurs le seul qui comporte une réelle conclusion. On y découvre une vision religieuse qui tranche avec les clichés qu’on a l’habitude de lire sur le sujet. Quant à la méthodologie employée, si l’on n’est pas forcé d’y adhérer pleinement, le fait que l’auteur fasse partie intégrante de son sujet est sans aucun doute un atout.
15Mais ce livre appelle toutefois quelques remarques. La première concerne la forme. On regrettera tout d’abord que l’auteur n’ait point jugé nécessaire de numéroter ses chapitres et surtout les sous-titres qui les composent. Le lecteur est obligé de faire des aller et retours permanents pour mieux se situer dans le propos. Quant aux quelques exemples musicaux donnés, il est dommage qu’ils apparaissent rarement dans la continuité du discours, et surtout que les textes des chants soient peu souvent translittérés et jamais traduits, empêchant tout lecteur non-hébraïsant d’y participer. Autre remarque, qui concerne cette-fois l’édition: le texte est émaillé de nombreuses ‘coquilles’ et la traduction n’est pas toujours satisfaisante, ce qui, de la part d’un auteur francophone, est regrettable.
16Sur le fond même de l’ouvrage, notre première remarque concerne le choix thématique des chapitres. La formule, sans être nouvelle, est intéressante, mais la frontière entre les thématiques exposées dans les différents chapitres est souvent fort ténue, provoquant bien souvent des redondances qui alourdissent le discours. Par ailleurs, si l’histoire et la géographie de la diaspora juive peuvent sembler une évidence pour un spécialiste du sujet, ces deux aspects auraient sans doute mérité un bref chapitre explicatif à l’adresse du grand public. Enfin, la version française, parue dix années après la publication originale en hébreu, aurait mérité une réactualisation des sources. En effet, la bibliographie fait état majoritairement d’ouvrages publiés il y a plus de vingt ans, négligeant ainsi les travaux de recherche réalisés depuis lors en Israël et ailleurs. Pour ne prendre qu’un exemple, le chapitre consacré à la cantillation biblique aurait gagné en intérêt pour le lecteur si les travaux de Reinhard Flender et ceux de Frank Alvarez-Pereyre y avaient été intégrés.
17En dépit de ces réserves, il est indéniable que l’ouvrage d’Amnon Shiloah apporte de nouveaux éléments pour notre compréhension de ce formidable puzzle que représentent les traditions musicales juives.