1Au début du XXIe siècle, il reste encore en Sibérie de rares chamanes traditionnels, reconnus par leur communauté pour leur fonction rituelle d’intermédiaires avec le monde des esprits, et ceci malgré la féroce répression qui s’est exercée contre eux au cours de l’ère soviétique. Mais le chamanisme est aussi présent dans bien d’autres manifestations musicales d’où le chamane est absent : rituels collectifs anciens reconstitués après la perestroïka, représentations sur une scène de théâtre ou groupes d’ethnorock ou de néofolk professionnels menant parfois des carrières internationales. C’est ce monde divers mais toujours imprégné des anciennes croyances que je vais tenter de décrire, à partir de ce que j’ai pu observer personnellement ou de témoignages d’autochtones ou de chercheurs étrangers.
2Il faut d’abord préciser que le chamanisme est certes un phénomène où l’individu tient une grande place, où les rituels ne sont pas obligatoirement très fixes, mais aussi que ce phénomène se développe au sein d’une société chamanique, ce qui fait toute la différence avec les néo-chamanismes qui apparaissent actuellement dans le monde, y compris peut-être en Sibérie, notamment en milieu urbain à Kyzyl, à Yakoutsk ou à Oulan-Oude. Le chamane agit au sein d’une communauté et, contrairement à une opinion répandue, il n’est pas toujours tout le temps son propre musiquant tout au long du rituel. J’ai ainsi pu assister en décembre 1992 à un rituel pratiqué par le chamane nganasan Djulsimjaku Demnimeevič Kosterkin, au cours duquel son oncle Boris Djuhodovič s’est emparé à plusieurs reprises de son tambour pour en jouer, alors que la femme de ce dernier en frappait le cadre de temps à autre avec une baguette et que l’assemblée participait vocalement (Lecomte 1993). De même, Alexandra Lavrillier (Lavrillier, Lecomte 2004) décrit un rituel célébré en 1997 par Savelij Vasilev, un chamane évenk, à la fin duquel les assistants revêtent ses habits et jouent du tambour pour l’aider à « tiédir » et à revenir dans le « monde du milieu ».
3Les pratiques chamaniques sont assimilées à un jeu chez les Évenk du sud de la République Saha et de l’oblast’ de l’Amour, selon le principe du « représenter, c’est faire », et ce jeu est souvent un jeu collectif, ouvert à tous les membres de la société, comme les rondes chantées eohor des Bouriates, qui constituaient l’essentiel des pratiques chamaniques collectives (Dugarov 1991). Les enfants évenk, qui possèdent souvent des mini-tambours chamaniques, jouent eux-même aux chamanes (Lavrillier 2005).
- 1 Saha est l’auto-ethnonyme des Yakoutes.
4Cette notion de jeu peut être aussi prise dans le sens du « jeu » de l’acteur. C’est peut-être ce qui explique que la lignée des chamanes nganasan Kosterkine se soit bien souvent dissimulée sous le masque de l’acteur, au cours de la période soviétique. Gavril Vassilevič Ksenofontov (1998), un ethnographe saha 1 qui a effectué de nombreuses enquêtes de terrain chez les Saha, les Bouriates et les Toungouses, avant son exécution en 1938 au cours de la répression stalinienne, décrit cet aspect théâtral du chamanisme traditionnel : « En assistant aux séances dramatiques des chamanes yakoutes, il m’est arrivé plus d’une fois de voir le public réagir spontanément au jeu exceptionnellement talentueux du chamane-acteur. La modulation vocale, la mimique et la gesticulation, la passion, l’incarnation vivante des maladies personnifiées, bref, tout ce que dans un autre contexte l’on appellerait l’art théâtral tend à donner vie aux esprits. »
5De même, le mouvement soviétique de « détournement » des fêtes traditionnelles, tel qu’il s’est déroulé dans diverses régions, au Kamtchatka, en Tchoukotka, en Yakoutie ou ailleurs, a donné naissance à une nouvelle catégorie que décrit Alexandra Lavrillier (Lavrillier 2005), celle des « imitateurs de chamane ». Les premiers d’entre eux – hommes ou femmes – avaient été choisis par l’administration soviétique pour tenir des rôles de chamanes pendant les spectacles folkloriques de propagande athéiste. De véritables chamanes, des guérisseurs ou encore des enfants de chamanes avaient accepté de remplir cette fonction pour échapper à la répression. Pendant toute la période soviétique, ces « imitateurs de chamanes », parfois de génération en génération, ont participé à différents spectacles. À folkloriser ainsi les rituels, le régime soviétique pensait leur faire perdre tout sens aux yeux de la population autochtone. C’est pourtant maintenant entre autres parmi ces ex-« imitateurs de chamanes », qui sont souvent des enfants de chamanes, que les intellectuels « constructeurs » de rituels collectifs choisissent des spécialistes, en plus des anciens. Certains de ces « imitateurs de chamanes » disent qu’ils sont des « chamanes en devenir », et la population leur reconnaît, entre autres, des pouvoirs de guérisseurs.
Fig. 1 : Rituel chamanique nganassane, Ust’-Avam (presqu’île de Taimyr).
Photo Henri Lecomte, décembre 1992.
6La recherche de modernité n’est pas non plus considérée de manière négative par les plus fervents défenseurs des cultures autochtones. Lorsque j’ai séjourné en 1998 dans le village évenk de Iengra, dans le sud de la République Saha, mon hôtesse, Faïna Mateeva Lehanova, une intellectuelle évenk faisant beaucoup pour le renouveau, notamment culturel, de sa communauté, a insisté pour que j’aille à Nerungri, la grande ville située à une cinquantaine de kilomètres du village, acheter une cassette pour faire une copie de celle enregistrée par Vladimir Kolesov. Ce dernier chantait en évenk sur un accompagnement de synthétiseur et de boîte à rythme. Il avait grandi chez la chamane Matriona Kulbertinova et, lorsqu’il était adolescent puis jeune homme, lui rendait régulièrement visite pour se ressourcer et profiter de sa sagesse et de ses conseils. Maintes fois, il avait participé activement aux rituels chamaniques. Il était considéré par la communauté comme le petit-fils de la chamane.
7Sa mort tragique dans la taïga en 1994, présentée par les autorités comme un accident de chasse – il aurait été tué par un ours qui, curieusement, lui aurait volé ses jumelles et sa carabine –, est considérée par la communauté comme un meurtre. Mais elle est aussi vue comme la conséquence d’une mauvaise manipulation rituelle lors de la première édition du nouvel ikènipkè, rituel saisonnier et collectif interdit par les soviétiques dans les années 1930 et abandonné chez les Évenk du sud de la Iakoutie et de la région de l’Amour dans les années 1950, puis « réactivé » à Iakoutsk en 1992 et dans les différents villages évenks dans les années suivantes. On voit donc que la prétendue « folklorisation » est loin d’être uniquement liée au divertissement dans l’imaginaire autochtone (rappelons qu’en évenk « jouer » et « chamaniser » sont le même mot) et que le modernisme de la musique n’en fait pas pour autant systématiquement une musique sans pouvoirs.
- 2 Traduit de l’évenk par Alexandra Lavrillier.
8Voici un exemple d’un chant 2 de Vladimir Kolesov, dont le rythme pourrait rappeler les martèlements du tambour du chamane. Son titre, « Ajat ngènèkèl », « Vis bien, vis pour le meilleur ! » est une formule performative largement utilisée dans tous les chants traditionnels, selon le principe du « dire c’est faire ».
- 3 La métaphore de « l’ arbre » pour désigner « l’humain » est plus que fréquente, non seulement dans (...)
Apparaissant sur la terre [du milieu], mon enfant
Sache que tu chanteras [« joueras » au sens évenk]
Ainsi, tu grandiras comme un jeune arbre 3
Ainsi, tu deviendras grand
Depuis ton foyer maternel, vis bien
Quoi que tu fasses [que tu entreprennes], fais le bien, du mieux/pour le meilleur
Aide toujours tes amis
Souviens-toi toujours de [respecte, soutiens] tes ascendants/parents maternels et paternels
Où que tu ailles, conduis-toi avec sérieux, avec tenue [ne fais pas n’importe quoi]
Ainsi, tu trouveras le bonheur [de vivre]
Aime [respecte] ta terre [ton monde]
Autant que te le permet ton cœur.
9Bien différentes de cette expression moderne, mais enracinée dans la vie villageoise, il existe aussi à Touva (Stépanoff 2004) des associations chamaniques sous des formes urbaines nouvelles, parfois aidées par des mouvements européens ou américains dans la mouvance du New Age, qui se livrent à une âpre concurrence pour des raisons économiques, le chamanisme étant devenu, au moins à Kyzyl, une bonne manière d’attirer les touristes. On trouve ainsi des tarifs pour les étrangers affichés au mur de certaines de ces sociétés chamaniques, la venue d’étrangers étant de surcroît source de prestige.
Fig. 2 : Le kajchi (chanteur d’épopée) Eldek Kalkin interprète un chant propitiatoire pour le feu, Jabogan (kraï de l’Altaï).
Photo Henri Lecomte, juin 2006.
10On rencontre des formes similaires dans la République Saha avec, par exemple, V. A. Kondakov (Le Berre-Semenov 2002) qui se présente à la fois comme chamane, docteur en médecine, docteur en psychologie et membre de l’Union des écrivains. En 1991, il a fondé un institut de médecine traditionnelle où officient cinq chamanes. Il a également inventé le concept de temples chamaniques, dont l’un a été construit en 1999 et l’autre en 2000. On y trouve une bibliothèque consacrée aux médecines traditionnelles, des cabinets de massage, des salles pour des séminaires, etc. Il organise également des manifestations néo-traditionnelles, notamment à l’époque de l’ihyah, la grande fête qui célèbre le solstice d’été. Pour lui, le chamane est l’intermédiaire entre les hommes et les divinités et il le compare au prêtre. Il cherche, comme ses collègues de Touva, une reconnaissance internationale et dispose d’un site Internet en anglais 4.
11Ce néo-chamanisme existe aussi sur un plan plus individuel. Ainsi, j’ai pu rencontrer en mars 2004 un personnage du nom de Valentin Hagdaev, un Bouriate vivant dans le petit village d’Elanci, non loin du lac Baïkal, en Cisbaïkalie. Il se fait appeler le « chamane d’Ol’hon », Ol’hon étant une petite île du Baïkal où se sont conservées des formes anciennes de l’art vocal bouriate de l’ouest. Valentin se présente comme le dernier chamane et célèbre tous les mardis, sur la falaise en face d’un rocher que l’on appelle le « rocher du chamane », un rite touristique au cours duquel il distribue notamment, contre rétribution, des calendriers avec son portrait en couleurs ! Je n’ai pas pu assister à son spectacle, au cours duquel il joue du tambour, la température étant encore un peu rigoureuse et, en conséquence, le touriste rare…
12À côté de ce chamanisme « financier », il existe aussi des approches du chamanisme à des fins identitaires.
13Les invités du huitième congrès des écrivains finno-ougriens, qui s’est déroulé du 21 au 23 septembre 2004, ont pu assister, dans la salle de spectacle du Théâtre des peuples ob-ougriens de Hanty-Mansisk, à la représentation d’un spectacle musical intitulé « En suivant le soleil, en contemplant le monde ». Cinq jeunes filles et trois jeunes garçons y jouaient sur des instruments traditionnels hanty et mansi (tambours, guimbardes, vièles, cithares et harpes) des pièces anciennes utilisant l’échelle pentatonique hémitonique caractéristique de ces cultures, sur laquelle sont accordées les neuf cordes de la harpe et les cinq (parfois sept) de la cithare. Ils dansaient également en chantant (sans paroles), vêtus de costumes traditionnels stylisés, sur une scène où les jeux de lumière répondaient à des effets sonores mêlés aux instruments acoustiques, l’ensemble étant censé évoquer un univers où nature et surnature s’entrecroisent, avec apparition d’oiseaux et de représentations d’esprits.
14Le texte d’accompagnement remis aux participants au colloque indiquait d’ailleurs que « Les peuples Hanty et Mansi sont des peuples de la forêt et du renne. Depuis les temps anciens, ils se sont consacrés à la chasse et à la pêche. Toute leur vie, depuis la naissance jusqu’à la mort, ils ont communiqué avec les esprits et les idoles. Que répondent les esprits ? Qu’envoient les idoles ? Du poisson et des animaux, rennes et oiseaux. » Indépendamment de la conservation du vocabulaire soviétique (« les idoles »), on peut voir une revendication du vieux fonds chamanique toujours resté étonnamment vivant dans toute la Sibérie après des siècles de persécutions tsaristes, puis bolcheviques. On voit aussi que cette revendication est intimement liée à la musique et que, dans ce contexte urbain, la pratique de la cithare est encore assez répandue. Elle n’a vraisemblablement jamais été utilisée dans les rituels chamaniques de la région, qui se déroulaient au son d’un tambour sur cadre ou de bâtons entrechoqués, mais elle est utilisée lors des « jeux de l’Ours » qui se déroulent toujours chaque année. Si ces derniers ne font pas appel au chamane – qui n’existe d’ailleurs sans doute plus dans ces régions –, ils sont empreints d’esprit chamanique et font une large place à la musique. J’ai pu voir des vidéos de rituels du jeu de l’Ours, filmés récemment dans la région de Saranpaul ’, auxquels participaient de jeunes joueurs mansi de cithare sangk’yltap que j’ai pu enregistrer à Saranpaul ’.
15Il est intéressant d’ailleurs de remarquer que ces jeunes musiciens ont été formés par un professeur de musique moldave, Dmitri Georgievič Ageev, qui avait lui-même bénéficié de l’enseignement d’Artem Grigor’evič Griskine, un des derniers détenteurs mansi de la tradition. Une nouvelle génération de professeurs autochtones, tel Georgij Lijatov, est d’ailleurs en train de se former au sein de cette école de musique où cohabitent l’enseignement de la musique traditionnelle et celui de la musique savante européenne. Le directeur du conservatoire produit lui-même sur les scènes de Hanty-Mansisk, la capitale régionale, ses œuvres où se mélangent, avec plus ou moins de bonheur, des rituels reconstitués du jeu de l’Ours, des pièces instrumentales du répertoire traditionnel et des arrangements « modernistes ».
16Cette volonté de certains habitants de la région originaires de la partie européenne de la Russie, de se référer au passé des populations autochtones, ultraminoritaires, – on dénombrait 28 783 Hanty et 11 573 Mansi au recensement de 1992 (Sulyandziga, 2003) – se retrouve dans l’architecture de Hanty-Mansisk. Cette ville, habitée à une écrasante majorité par des Slaves, connaît depuis quelques années un bouleversement de son urbanisme, avec ces gigantesques constructions, à l’esthétique d’ailleurs plutôt réussie, en forme de čum, la tente conique des éleveurs de rennes, ou bien avec ces statues représentant de gracieuses jeunes femmes, dans un style rappelant plus la statuaire grecque antique, revue par l’esthétique stalinienne, que les arts plastiques des populations autochtones, mais jouant d’un tambour qui ne saurait être que « chamanique ». Ce renouveau n’est d’ailleurs sans doute que peu influencé par les Hanty ou les Mansi qui n’ont pratiquement aucun pouvoir de décision, même s’il existe des élus autochtones, comme l’écrivain hanty Eremej Danilovič Aypin. On peut aussi remarquer que ces mises en valeur spectaculaires de la culture des nomades de la région sont effectuées grâce à l’argent des compagnies pétrolières, celles-là même qui sont en train de détruire le milieu naturel indispensable à la vie des éleveurs et de leurs troupeaux. On peut noter également que les poteaux rituels ornés de représentations d’esprits ne se trouvent pas dans le centre de la ville, mais dans un petit parc excentré, consacré aux cultures autochtones.
Fig. 3 : Imitation d’un rituel chamanique par la chanteuse nivh Ol’ga Anatol’evna Njavan, dans le klub de Nekrasovka (île de Sakhaline).
Photo Henri Lecomte, avril 1996.
Fig. 4 : Imitateur de chamane au cours de l’ihyah, Suntar (république Saha).
Photo Henri Lecomte, juin 1992.
17Un autre phénomène apparu après la perestroïka, qui a débuté en 1986, a été l’apparition de groupes d’« ethnorock », pour employer une expression courante en Sibérie. Le premier a été Čolbon (Vénus ou la face cachée de la Lune), fondé en 1987 dans ce qui allait devenir la République Saha (Yakoutie) en 1990. Ce groupe a été formé par des frères qui chantent et jouent de la guitare solo, de la guitare basse, du saxophone, des claviers et de la batterie. Après avoir enregistré deux disques vinyle, ils se sont arrêtés pendant de nombreuses années, pour reprendre en 2004, enregistrant un CD à l’automne de la même année et commençant une carrière internationale, notamment à Hong-Kong et en Finlande. Ils cultivent une apparence « exotique », se produisant vêtus de malici, les tuniques traditionnelles en fourrure avec une capuche, utilisant également amulettes, tambour chamanique et pratiquant des reconstitutions de danses rituelles.
18Le 16 mars 2004, le journaliste qui s’entretient avec eux pour le journal « Studenčeskij Mir » (Le monde étudiant), édité par l’Université de Yakoutsk, écrit : « En écoutant leur musique on entre dans un rituel. Ils chantent en saha, c’est une langue exotique, très sauvage, comme un diamant brut. Ils démontrent une puissance vocale crue, qui vient de la nature, une sorte de magie. Une chanson s’appelle “ Poliboja ”, c’est un chant de bataille qui constitue une sorte de mini-opéra. Une autre chanson a pour titre “ Drougo ” (À un ami), dans un style plutôt ska. “ La pierre maudite ” est un récitatif lié à la sorcellerie, très sombre, qui donne le frisson. C’est une sorte de punk ou de trash rituel yakoute. Le concert propose un mélange de joie, de tristesse, d’inquiétude, de fierté saha. Le réveil de l’identité saha est lié à l’auto-identification nationale. »
19Un des musiciens, Grigori, déclare : « La vraie musique, c’est le sentiment qui est à l’intérieur de toi, c’est la nature. Nous sommes des garçons qui viennent des villages. La musique doit se faire avec de la viande et du sang. » Un autre musicien du groupe, Sacha Iline, affirme : « Je me sens un Indien russe. »
20Le journaliste poursuit : « J’ai eu l’impression d’être dans la toundra, près du feu, de voir une aurore boréale, parce que le chanteur était dans une transe chamanique. La voix de Nikifor Semenova est comme un talisman, on dirait la voix de la nature elle-même, l’esprit des Saha. À travers lui, on a l’impression de faire partie d’un seul organisme. Le timbre unique de sa voix porte une mémoire génétique, comme si on revenait dans le passé. On ressent le rythme du tambour comme le pouls, le battement du cœur. Il a un charisme exceptionnel qui lui a été transmis par sa grand-mère qui était udagan (chamane). On ressent dans sa façon d’être un énorme respect vis-à-vis de cette personne. » (On peut remarquer que c’est à propos de ces expressions urbaines, ne faisant pas appel à un chamane traditionnel, que l’on voit apparaître pour la première fois le mot « transe ».)
21Comme pour d’autres acteurs de ce renouveau de la pensée chamanique, le groupe est préoccupé par des considérations écologiques. Ainsi, lorsque la compagnie Almaz Rossia Saha avait voulu financer la sortie d’un disque vinyle, Namoly, un des musiciens, avait refusé parce qu’il ne voulait pas cautionner les dégâts occasionnés à la nature par les exploitations minières du diamant. On peut d’ailleurs remarquer une différence avec les groupes folkloriques plus officiels qui n’éprouvaient aucun scrupule dans les années 1990 à éditer de luxueuses plaquettes financées par De Beers, la grande compagnie sud-africaine d’extraction du diamant, très présente à l’époque dans la République Saha.
22Toujours dans la République Saha, Stepanida Borissova (Borissova, s.d.), chanteuse, conteuse, actrice dramatique, artiste émérite de Russie, s’est particulièrement épanouie depuis quelques années dans ce qu’elle appelle la chanson ethnique. Elle est surnommée « la conscience de la nation yakoute ». Elle chante le toyuk (chant d’éloges) en improvisant sur tout ce qu’elle ressent par rapport aux événements ou aux personnes rencontrées. Elle utilise le kylissah et le kylihat, deux techniques très anciennes utilisées dans l’olonho (l’épopée) qui raconte les combats avec les abbassy, les êtres maléfiques du monde chtonien, pourvus d’un seul œil ou d’une seule main. Elle déclare également chanter en utilisant l’udagan kurduk,la vibration de la voix d’une femme chamane, censée agir de façon magique sur les spectateurs. Stepanida Borissova a enregistré notamment un CD en compagnie du percussionniste tchèque Pavel Fajt. Elle a effectué plusieurs tournées internationales et l’on peut lire sur internet que « bien que ce soit difficile à prouver, on dit que sa voix a guéri certaines personnes. »
23Les artistes de cette mouvance se sentent souvent un devoir de transmission de leur savoir traditionnel. Ainsi, les musiciens saha Claudia et German Hatylaevy se rendent parfois dans des petits villages comme Mirne pour faire des master classes, afin d’apprendre aux enfants à jouer des instruments yakoutes. Ils travaillent beaucoup avec deux groupes de l’ulus de Mirne, l’un s’appelant « Kustuk » et l’autre « Tolbon ». Ils veulent conserver les instruments traditionnels, le kyrimpa, une vièle inspirée, selon les régions, par le violon européen (son nom dériverait du mot russe skripka, qui signifie violon) ou par les vièles chinoises de type erhu, ainsi que la guimbarde homus, en créant une nouvelle musique qui intègre une guitare acoustique. Ils gèrent un groupe qui s’appelle « Tekim » et fait partie du Gymnase national de Yakoutie. Ils s’efforcent d’intéresser à la musique traditionnelle les enfants qui viennent de la ville et qui sont en général russophones. Ils composent des morceaux pour des rituels mis en scène, telle une pièce sur la grue argentée, oiseau bénéfique, très présent dans l’imaginaire saha comme dans celui de nombreuses populations türks ou mongoles.
24Claudia Hatylaeva a rédigé une maîtrise intitulée « La musique ethnique en tant que facteur de l’harmonisation spirituelle d’une personne », alors que German Hatylaev a écrit : « L’aspect culturel et historique du kylissah et du kyrimpa. » En général, un concert est divisé en trois parties : le lien familial, l’héritage des ancêtres, le réveil. En Yakoutie, le propos récurrent concernant l’ethnorock est la comparaison avec les rituels chamaniques, enrichis des moyens de la musique moderne ethnique.
25D’après les déclarations de ces musiciens, la musique ethnique n’est pas considérée uniquement d’un point de vue musical, mais aussi selon une perspective ethnographique et du point de vue de son influence psychologique dans le développement spirituel.
26Ce sont les groupes ou les individualités venus de Touva et se réclamant de cette modernité identitaire qui ont le plus grand retentissement mondial. On peut citer Huun Huur Tu, à l’instrumentation uniquement acoustique, mis à part un CD de remix, Spirits from Tuva (2002), et qui a effectué sa première tournée aux États-Unis en 1993, ainsi que Yat Kha, qui allie guitares saturées et instruments traditionnels. La chanteuse Sainkho Namtchylak multiplie les expériences : elle a enregistré vingt-huit CD avec des musiciens venus des musiques classique, contemporaine, traditionnelle ou du jazz. Née à Touva, elle est présentée sur le site Internet Mondomix comme ayant été « initiée à Moscou aux techniques de chant issues de la tradition chamanique ».
27Les points communs entre les deux groupes et la chanteuse sont l’utilisation du chant diphonique et une constante référence à l’univers chamanique, qui s’inscrit dans un courant qui dépasse celui de la seule Sibérie. J’ai pu ainsi voir les membres de Huun Huur Tu participer au festival de Cumbre Tajin, dans l’état de Veracruz, au Mexique, d’abord sur la scène principale puis dans des ateliers où ils côtoyaient des curanderos totonaques ou nahua ou la chanteuse quechua Luzmila Carpio qui célébrait Pachamama, la Terre-mère. Les jeunes spectateurs du festival organisaient ensuite des danses autour du feu, dans un esprit New Age qui est celui de beaucoup des amateurs de ces groupes et qui existe aussi chez les Européens de Sibérie, adeptes des théories de l’ekstrasens. Yat Kha et Huun Huur Tu sont aussi apparemment appréciés par un public autochtone, alors que Sainkho paraît plus se rattacher à ce vaste courant international qui se réclame d’une vague tradition chamanique (en mai 2005, on trouvait ainsi sur internet 689 sites de rock chamanique et 463 de jazz chamanique).
28Les populations autochtones voient également dans ces formes d’expression une façon de revendiquer leur identité. Les groupes existent aussi à un niveau plus local, s’adressant alors à un public presque entièrement communautaire. Dans le nord-est de la République saha, dans la région de la Kolyma, on peut rencontrer un groupe d’ethnorock yukagir ou encore Slava Egorovič Kemlil, un éleveur de rennes čukč, renommé pour ses chants, inspirés par l’atmosphère des rituels chamaniques et imitant les chants et les cris des habitants de la toundra, chiens, corbeaux ou rennes (Lecomte 1993). Il a une double pratique, puisqu’il interprète le même genre de chants soit avec le simple accompagnement de son tambour jarah, soit avec celui d’un clavier électronique, d’une basse électrique et d’une batterie. Sans pouvoir dire s’il s’agit d’une pratique habituelle, j’avais été surpris de l’entendre chanter avec son seul tambour pour une réunion officielle fêtant l’inauguration d’un collège pour les peuples du Nord, dans la petite ville de Čerskij, alors que je l’avais vu se produire pour la communauté du village de Kolymskoe avec son groupe rock. Comme l’été précédent, en assistant au centre de la République Saha aux fêtes de l’yhyah, qui célèbrent chez les Saha le solstice d’été (Lecomte 2001, 2003), je m’étais rendu compte que la conception occidentale de ce qui est authentique n’était pas forcément la même que celle des peuples autochtones et que ces musiques « évolutives » étaient généralement bien perçues par la communauté, anciens inclus.
29Dans les villages nanaj de la région de Habarovsk, plus de dix groupes de musique nationale existaient en 2002, pour une population de 12355 personnes : Givana, Mangbo, Siun, Tasima, Ilga Diarini, Kekuke, Amtaka etc. Les Nanaj sont seulement 173 dans l’île de Sakhaline, près de la ville de Poronajsk. Cela ne les empêche pas d’avoir leur propre groupe musical et d’effectuer des cérémonies où, à côté des chants « profanes », si tant est qu’une telle chose existe chez les peuples autochtones de Sibérie, se déroule une reconstitution de rituel chamanique par une dame jouant du tambour et dansant avec la ceinture de sonnailles traditionnelle. Ils effectuent également des offrandes de graisse et d’alcool pour nourrir les représentations d’esprits apportées spécialement pour l’occasion dans une valise. Dans le nord de l’île, les Nivh du village de Nekrasovka effectuent aussi des reconstitutions de rituels chamaniques ou du jeu de l’Ours dans la maison de la culture locale, l’hiver, ou dans la toundra arborée, l’été.
30Des phénomènes similaires existent au Kamtchatka. C’est une région où les chamanes n’ont jamais été nombreux. Une sorte de « chamanisme domestique » existe tant chez les Čukč que chez les Korjak, chez qui chaque famille possède son tambour, après plus de cinquante ans d’interdiction. Les pratiques liées au chamanisme réapparaissent avec une impressionnante vitalité. J’ai pu assister ainsi en août 2004, dans la toundra de la région de Hajleno, à la crémation d’une vieille dame čukč, à laquelle participaient deux dames korjak qui représentaient Kujkynnjaku, le Grand Corbeau, démiurge, parfois chamane, et trickster, et son épouse Myty (Charrin, 1983). Elles ont accompli le rituel interdit pendant toute l’époque soviétique, avec la découpe de l’arceau du traîneau destiné à être brûlé avec la défunte, celle des liens de ses vêtements et des bracelets de laîche qui ceignaient ses bras, avant d’éventrer le corps pour permettre aux ninvit, les mauvais esprits, de s’enfuir. Elles sont ensuite descendues du bûcher en croassant et en agitant les bras comme des ailes. Si les officiantes étaient âgées, les assistants représentaient toutes les générations et participèrent activement aux jeux rituels de balle et de lutte qui ont suivi le repas pris en commun.
31Ces reconstitutions de rituels ont été menées de manière beaucoup plus spectaculaire dans la République Saha, puisqu’il s’agissait là d’une volonté politique d’affirmer l’identité du peuple Saha qui venait de retrouver une relative autonomie, laquelle s’effrite d’ailleurs depuis quelques années. En 1992, les fêtes de l’ihyah regroupaient des milliers de participants dans tout le pays, avec des acteurs déguisés en chamanes, dans les théâtres ou au cours des fêtes villageoises, alors que le stade de Yakoutsk était le lieu de lâchers de parachutistes représentant les bootur, les preux des épopées. Les pratiques personnelles, comme celle des offrandes au feu, y compris à celui d’une cuisinière à gaz dans un appartement en plein cœur de la capitale, sont également très répandues. On peut noter, cependant, qu’à notre connaissance, les chamanes traditionnels ne participent jamais à ces néo-rituels, de même qu’aucun n’avait assisté au grand colloque sur le chamanisme qui s’était tenu à Yakoutsk au début de l’hiver 1992.
Fig. 5 : Joueuses de guimbarde homus au cours de l’ihyah, Suntar (république Saha).
Photo Henri Lecomte, juin 1992.
32On voit ainsi que le chamanisme est resté vivant en Sibérie, à des niveaux très différents mais qui s’interpénètrent. Bien souvent les personnes qui ont des pratiques liées à la modernité avec des résonances chamaniques ou identitaires sont issues de milieux nomades ou ruraux où elles ont un rapport tout autre – du moins en apparence – avec la tradition. Ce qui me paraît certain est que ce qu’un chercheur occidental peut percevoir comme contradictoire ne l’est pas pour un autochtone. Même si ce dernier vit en ville, il a gardé la plupart du temps un contact avec sa communauté restée dans la toundra ou la taïga et dans laquelle il vient occasionnellement se ressourcer. Le modèle reste l’éleveur ou le chasseur nomade, et la notion d’échange, si importante dans le chamanisme, se perpétue entre les autochtones urbains et les autres. Il y a l’obligation de recevoir les parents qui viennent en ville pour des raisons médicales, par exemple, mais ce sont souvent des intellectuels autochtones des villes qui ont, les premiers, tenté de redonner vie aux rituels censés avoir disparu pendant l’époque soviétique, mais ayant subsisté d’une certaine manière sous le masque de fêtes des éleveurs, des pêcheurs ou autres… et auxquels participaient, rappelons-le, des chamanes traditionnels. Ce qui semble le plus éloigné de l’esprit chamanique n’est pas la forme, l’utilisation de guitares électriques ou de synthétiseurs en lieu et place de tambours, mais plutôt un rapport à l’argent et au pouvoir bien différent dans les grandes sociétés néochamaniques qui apparaissent depuis quelques années à Touva et en Mongolie, alors qu’en Bouriatie naissent de nouvelles formes, comme celle du passage de grade de la chamane Valentina Berdimuratova, qui s’est déroulé en juillet 2005 à Oulan-Oude. On peut d’ailleurs noter que ce sens de la hiérarchie est tout à fait absent des sociétés acéphales qui ont donné naissance au chamanisme. Il existait certes des chamanes plus puissants que d’autres et les histoires de combats de chamanes abondent (Lecomte 1993a : plage 7 ; Weinstein 2005) mais sont très loin de la concurrence à base éminemment financière qui existe entre les associations chamaniques de la République de Touva, alors qu’il s’agissait traditionnellement d’une rivalité de pouvoirs liés à des alliances avec les entités de la surnature.
33On peut donc constater actuellement en Sibérie un mouvement culturel qui présente trois aspects.
34Le premier est un retour aux sources chamaniques dans la toundra ou la taïga, où les gens sont d’une part plus libres qu’à l’époque soviétique et, d’autre part, sont obligés de retourner aux anciennes techniques d’acquisition et à une vie plus traditionnelle, puisqu’ils ne sont plus du tout assistés matériellement, comme c’était le cas avant la perestroïka. C’est la forme qui est restée le plus directement liée à l’idée de pouvoir, puisqu’une mauvaise exécution des rituels, même reconstitués, peut entraîner la mort.
35Le second est le modernisme des jeunes groupes d’ethnorock ou de folk évolutif, qui présente de forts aspects identitaires et écologiques. L’un et l’autre ne nous semblent pas contradictoires, mais plutôt complémentaires, s’appuyant tous les deux sur le même fond idéologique du chamanisme porté par le même vecteur essentiel, la musique.
36Il existe enfin ce chamanisme urbain des sociétés hiérarchisées dont les acteurs sont, certes, des autochtones, qui ont une clientèle urbaine en partie communautaire, mais qui paraissent beaucoup plus éloignées de l’esprit des formes encore pratiquées dans les villages ou les campements. Le rapport au profit, même si celui-ci existe dans la seconde catégorie, semble plus affirmé et l’aspect identitaire moins prononcé.
37Une chose paraît cependant certaine : la multiplicité des formes actuelles du chamanisme sibérien, qui fait d’ailleurs écho aux époques antérieures où l’on serait tenté de dire qu’il y avait autant de chamanismes que de chamanes ou de microsociétés, est la preuve que cette ancienne conception du monde est restée très profondément ancrée dans l’imaginaire collectif des peuples sibériens au début du XXIe siècle.