- 1 Rédigé par Vincent Dehoux et Sylvie Le Bomin pour la République Centrafricaine, et par Nathalie Fer (...)
1Ce texte1 envisage le rythme en Afrique centrale à partir de différentes traditions musicales. Une telle perspective comparatiste n’a été rendue possible que parce que les principes généraux de la métrique et du rythme régissant les musiques de cette partie du monde ont été clairement mis au jour par Simha Arom. Par rapport à de tels principes, ces contributions révèlent des particularités qui conduisent à affiner la théorie générale, démontrant s’il était nécessaire que le monde des traditions orales est essentiellement sujet à des variantes locales irréductibles les unes aux autres.
- 2 Arom 1976 ; Arom & Cantagrel 1977 ; Macéda 1981 ; Arom 1985 ; Dehoux 1986, 1993b, 1996 ; Olivier 19 (...)
2L’unité des points de vue qui suivent et qui justifie leur rapprochement provient de l’utilisation d’une méthodologie commune. Celle-ci met au centre du travail ethnomusicologique sur les musiques d’Afrique Centrale, la transcription, non comme but en soi, mais comme révélateur de formes de pensée proprement déroutantes et le plus souvent insaisissables autrement. Cependant, et compte tenu de la complexité des musiques de cette région, ce travail de transcription n’est pas toujours immédiatement applicable, loin s’en faut. Aussi sa réalisation nécessite-t-elle le recours préalable à des méthodes d’enregistrement analytique telle celle du play-back. Sans entrer dans les détails techniques, le play-back permet d’isoler, par une série d’enregistrements successifs et sur chacune des pistes d’une bande magnétique, les différentes parties d’une polyphonie. Simha Arom a imaginé2 l’adaptation d’une telle procédure au travail de terrain, la rendant compatible à des conditions matérielles rudimentaires, c’est-à-dire faisant appel à un appareillage léger, courant, autonome et ne nécessitant de la part de son utilisateur ni formation spécifique ni recours à une quelconque aide extérieure.
3La mise en place de la méthode du play-back n’a cependant pas comme seul effet de rendre possible le travail de transcription. En tant que procédé d’investigation, elle est à même de révéler au cours de sa mise en œuvre les processus mentaux à l’origine des productions musicales. Rappelons ici qu’elle place les informateurs dans une situation inattendue : en effet, un villageois d’Afrique centrale a-t-il eu l’occasion d’entendre une voix isolée extraite de l’ensemble polyphonique auquel il a l’habitude de participer ? Un xylophoniste, joueur de harpe ou de sanza, a-t-il pu écouter le jeu de sa main gauche ou de sa main droite isolément ? L’important ici n’est pas tant de leur révéler ces mécanismes que de porter attention aux discussions que l’écoute de telles bribes suscitera. Comment nommeront-ils, qualifieront-ils ces fragments des pièces musicales ? Seront-ils unanimes dans leurs jugements ? Chaque fragment sera-t-il identifié par les tenants de la tradition de la même manière, et quelles réflexions leur écoute suscitera-t-elle ? Autant d’interrogations qui laissentprésagerun échange intéressant entre musiciens et chercheur et qui remplaceront avantageusement le va-et-vient fastidieux de questions-réponses le plus souvent gratuites ; de sorte qu’une telle méthode d’enregistrement est susceptible de révéler, dans son application, la piste originale et impensable a priori que l’enquête, pour demeurer pertinente, n’aura qu’à emprunter.
Fig. 1 : Play-back de sanza (Centrafrique).
Photo : Sylvie Le Bomin
- 3 Il s’agit d’une pièce tirée d’un répertoire de chants avec sanza (gima-tamo) des Gbaya de Républiqu (...)
4A plus long terme, l’effet de cette méthode est de permettre un travail de transcription qui donne une image fidèle et tangible de la réalité acoustique… Pas exactement : la transcription doit avant tout rendre compte de la musique telle qu’elle se fait, telle qu’elle est pensée, et non pas seulement de son résultat sonore. Ainsi, voici la mélodie principale du chant à penser naa-bua3 : une succession de six notes de valeurs égales constituant une mélodie à pente descendante :
Exemple 1
- 4 Et qu’il concrétise si on lui demande de frapper des battements de main réguliers au cours de son e (...)
5Ces valeurs étant toutes d’égale durée, la transcription ne présente aucune difficulté. Ce sont là six noires ou six croches… simple affaire de proportions. Une telle transcription est tout à fait « plausible » : donnez-la à un musicien occidental, il chantera à partir d’elle la mélodie principale du chant naa-bua. La notation se trouvera donc validée. En se plaçant maintenant dans la perspective des Gbaya, la « famille » de chants à laquelle appartient naa-bua est basée sur un cycle mélodique de 24 unités temporelles minimales. Les six valeurs égales de cette mélodie sont donc à répartir dans ce cycle, ce qui ne pose aucune difficulté puisque 24 est divisible par 6. Or, une telle opération n’est pas culturellement pertinente, car le musicien se réfère à une pulsation isochrone qui divise ce cycle en huit « temps »4. Ainsi pour une mélodie d’apparence aussi banale (6 valeurs d’égale durée), on obtient une transcription dans laquelle les 6 valeurs égales sont superposées à 8 pulsations isochrones :
Exemple 2. Notation métrique
Exemple 2. Notation rythmique
6Cette mélodie est maintenant replacée dans son contexte instrumental, celui de la sanza. Le clavier de cet instrument répartit les hauteurs entre les deux pouces non pas selon le continuum grave-aigu, mais d’une façon originale qui privilégie les mouvements de chacun d’eux, de sorte que les hauteurs de la mélodie naa-bua, bien que conjointes, sont issues du jeu alterné des deux pouces sur le clavier de l’instrument, ce dont la transcription rendra compte ainsi :
Exemple 3
7Ce parcours de la première à la troisième transcription démontre l’utilité d’un tel travail pour la compréhension des musiques de tradition orale, en ce qu’il est à même de révéler un mode de pensée particulier. En effet, ce dernier ne consiste pas forcément en réalisations inimaginables, voire acrobatiques ou insensées, mais en un agencement original de structures pouvant fort bien exister ailleurs dans le monde. En outre, le processus de mise au jour de telles structures par play-back interposé s’avère riche d’enseignements dans la mesure où il place les exécutants dans une situation de prime abord énigmatique et donc fondamentalement révélatrice :
- 5 Quatre textes nous ont servi de référence : cf. en particulier Arom 1984, 1985, 1992 et 1993.
8Il est utile de rappeler ici quelques-uns des principes généraux qui régissent la rythmique des musiques centrafricaines tels que Simha Arom les a dégagés5 : les musiques d’Afrique centrale sont des musiques cycliques, mesurées où les durées sont strictement proportionnelles ; des ostinatos à variations, dont le tempo est invariant :
« Les formules des ostinatos rythmiques sont propres aux populations auxquelles elles appartiennent. Elles varient non seulement d’un groupe ethnique à un autre, mais encore à l’intérieur d’un même groupe, d’un type de musique à un autre. Et c’est précisément la combinatoire rythmique, fruit du croisement de plusieurs figures individuelles, qui constitue le critère d’identification d’une catégorie musicale, reconnaissable en tant que telle par les membres du groupe social » (Arom 1985 : 98).
9Le cycle, composé de la réitération de périodes, est le plus grand dénominateur commun. La période est toujours composée de nombres entiers de pulsations :
« étalon isochrone constituant l’unité de référence culturelle pour la mesure du temps […], la pulsation est donc l’unité fondamentale de temps par rapport à laquelle toutes les durées se définissent » (Arom 1984 : 7).
10La pulsation, qui est matérialisable, mais le plus souvent implicite, donne lieu à une division binaire, ternaire ou composite (en 5 valeurs égales), la plus petite valeur exprimée se définissant comme la valeur opérationnelle minimale :
« la valeur opérationnelle minimale équivaut à la plus petite durée pertinente […] dont toutes les autres durées constituent nécessairement des multiples. C’est à partir de ces valeurs minimales que s’élabore la configuration rythmique propre à chaque pièce, et, dans la polyphonie, à chaque partie » (Arom 1993 : 136).
11Par ailleurs, il convient d’opérer la distinction entre ce qui est de l’ordre du rythme et ce qui est de l’ordre du mètre :
« la métrique concerne l’étalonnage du temps en quantités – ou valeurs égales –, le rythme, les modalités de leur regroupement […] La métrique est un continuum, le rythme est une forme temporelle. Pour faire image, on peut dire que la métrique est la trame muette sur laquelle le rythme se déploie » (Arom 1992 : 9-10).
12Les périodes qui composent le cycle sont généralement immuables. Cependant, celles-ci peuvent faire l’objet d’agencements divers par des procédés d’amplification et de quasi-périodicité :
13Amplification : « procédé qui consiste à développer, de façon sporadique, le matériel rythmique propre à une période sur un nombre de périodes toujours multiple de celle-ci » (Arom 1984 : 9).
14Quasi-périodicité : « réapparaissent, à des fréquences irrégulières, des motifs parfaitement reconnaissables, mais séparés par des séries de percussions équidistantes dépourvues d’accentuation » (Arom 1984 : 9).
15Le cycle peut aussi répondre au principe de macro-périodicité. C’est-à-dire qu’il peut donner lieu à :
« la superposition de périodes de dimensions différentes, lorsqu’aucune d’elles, prise isolément, n’atteint cette dimension » (Arom 1984 : 9).
16En définitive, on peut souscrire à la remarque formulée par Arom en ces termes :
« la caractéristique dominante du rythme consiste en une très forte tendance à la contramétricité, suscitant une relation conflictuelle permanente entre la structure métrique de la période et les événements rythmiques qui s’y produisent » (Arom 1984 : 29).
- 6 Les Banda constituent une vaste famille linguistique de République Centrafricaine divisée en de nom (...)
- 7 Ces xylophones portatifs à résonateurs multiples sont conformes à la typologie des xylophones banda (...)
17A ce jour, les Banda Gbambiya6 sont les seuls en Centrafrique à utiliser une formation comprenant quatre xylophones7(mbaza), auxquels s’adjoignent un tambour (kporo) et, selon les circonstances, des hochets et des sonnailles (ngala, manga, bakedge). Cet ensemble intervient dans des circonstances aussi bien rituelles que de divertissement et accompagne le chant et la danse.
18La connaissance que nous avons des musiques d’Afrique centrale conduit généralement à attribuer une grande virtuosité au jeu de tambour – qu’il s’agisse de tambours de bois ou à membrane. Comme on le verra par la suite, les Banda Gbambiya répartissent les rôles entre instruments rythmiques et instruments mélodiques différemment des autres populations de cette région. De plus, la complexité de la polyrythmie n’émane pas, dans leur musique, de la superposition des différentes parties, mais des variations dont elles font l’objet ; ces dernières créent une ambiguïté permanente entre division binaire et division ternaire de la pulsation. Par ailleurs, la pièce kochi agoa (cf. infra, ex. 8) montrera comment les Banda Gbambiya sont à même de renouveler leur matériau musical avec une grande économie de moyens.
19L’utilisation de quatre xylophones n’est pas la seule particularité de la musique banda gbambiya : la partie de tambour est dépourvue de complexité rythmique puisqu’elle agit en métronome – le tambourinaire matérialisant essentiellement la pulsation –, repère métrique de toutes les parties.
20La complexité rythmique réside dans les parties de xylophones. Chacun d’eux aun rôle propre, qu’il s’agisse du soliste (engeren) ou des xylophones d’accompagnement (ayan, okon et aguan). La partie soliste d’engeren fait l’objet de nombreuses variations mélodico-rythmiques alors que les parties d’accompagnement sont jouées sur un nombre limité de lames, en ostinato quasi strict.
Fig. 2 : Play-back de xylophone (Centrafrique).
Photo : Sylvie Le Bomin
- 8 Il s’agit d’un répertoire de chants avec xylophones des Banda Gbambiya de République Centrafricaine (...)
21Les pièces du répertoire de divertissement (kevere kotara)8 – qui accompagnent la danse et le chant – ont toutes la même structure métrique et rythmique, à savoir un cycle de huit pulsations dont la subdivision est binaire. La mélodie revient au xylophone soliste qui, du fait des nombreuses variations qu’il réalise, ne peut servir de référence à la danse. Quelle que soit la pièce, la version minimale jouée sur les xylophones ayan et aguan ne varie pas plus sur le plan mélodique que sur le plan rythmique : aucune partie réalisée sur ces xylophones n’est spécifique à une pièce.
Exemple 4
22Les parties jouées sur les xylophones d’accompagnement ne permettent donc pas d’identifier la pièce, mais seulement la danse ou la catégorie musicale correspondante. Ainsi, bien qu’accordés sur des hauteurs précises, ces xylophones d’accompagnement n’ont-ils pas de fonction mélodique. Ils réalisent une formule rythmique caractéristique de la danse et/ou d’un répertoire, rôle généralement dévolu à un tambour. Comme le précise Vincent Dehoux, les répertoires musicaux de Centrafrique
« s’appuient sur une formule rythmique spécifique propre à chacun d’eux et frappée en ostinato strict sur le tambour de bois. Il s’agit là en quelque sorte d’une « signature », élément indispensable pour l’identification du répertoire et l’exécution des différentes pièces qui le composent » (Dehoux 1993b : 151-152).
23Dans l’orchestre de xylophones banda gbambiya, des instruments auxquels l’appartenance organologique attribue par ailleurs une fonction mélodique ont ici une fonction rythmique. De fait, la présence de quatre instruments « mélodiques » n’implique pas l’existence de quatre parties mélodiques constitutives.
Exemple 5
24Cependant, les versions minimales des différentes parties et de leur superposition montrent clairement une conception binaire : une même formule, strictement binaire (figure B), est jouée simultanément sur chacun des xylophones d’accompagnement :
Exemple 6
25Or, le rôle des instrumentistes est de rompre la régularité de cette répétition stricte : ce faisant, l’organisation binaire particulièrement prégnante dans les versions minimales devient beaucoup moins évidente lors de l’exécution habituelle. On retrouve ici un procédé utilisé par Steve Reich et que décrit Simha Arom :
« Il y a plusieurs façons d’organiser perceptuellement ce que l’on entend : c’est un problème de classement mental. Telle formule de Steve Reich est basée sur douze temps du début à la fin, simplement des déplacements très légers, d’une partie par rapport aux autres, créent au fur et à mesure de ce décalage une ambiguïté progressive » (Arom et Dehoux 1978 : 71).
26Les difficultés rencontrées dans la détermination des rythmes tiennent au fait qu’aux versions citées plus haut, sont ajoutées des micro-variations rythmiques exécutées par les xylophones ayan et okon. Ce dernier point, ainsi que la résonance particulière des lames d’aguan, ne permettent jamais d’avoir une répétition suffisamment affirmée pour déterminer le rythme avec certitude. L’ambiguïté naît des variations appliquées à la figure rythmique [A]. De plus, empiétant sur la figure rythmique [B], des variations plus subtiles déstabilisent la perception, supprimant le seul élément de référence de la régularité binaire.
- 9 Transcripion réalisée avec l’aide de Simha Arom et de Fabrice Marandola.
Exemple 79
27Issue d’un répertoire de chasse, la pièce kochi agoa est jouée dans les cérémonies de possession (kobo)et dans celle pour les jumeaux (ameya). Sa réalisation sur cinq lames par le xylophone soliste montre l’ingéniosité des musiciens gbambiya qui, tout en faisant preuve d’une grande économie de moyens, ne font jamais coïncider structure rythmique et structure mélodique.
28Le cycle est de douze pulsations de division binaire. Il se compose de six segments rythmiques de deux pulsations dont le nombre de valeurs opérationnelles minimales est : [3+3] et [2+2+2], le premier étant commétrique et le second contramétrique. La succession des durées dans le cycle est : [3+3]+[2+2+2]+[3+3]+ [2+2+2]+[3+3]+[2+2+2]
Exemple 8
29Cette organisation rythmique en masque totalement une autre, cette fois-ci mélodique : en effet, la mélodie de la main droite (MD) est constituée de l’enchaînement de trois notes répétées toujours dans le même ordre : [Si, La, Ré].
30La mélodie de la main gauche s’organise à partir de deux formules de trois notes (MG1 et MG2), également jouées toujours dans le même ordre : [Mi, Mi, Sol] et [Sol, Mi, Sol].
31Si la succession systématique des trois hauteurs dans le même ordre peut conférer une répétitivité inhabituelle à la pièce, la structure rythmique qui lui est concomitante instaure au contraire une sensation d’ambivalence. La perception des auditeurs est ainsi constamment renouvelée et, s’il est certain que cela ne procure aucune difficulté particulière aux danseurs gbambiya, l’auditeur occidental ne sait quant à lui jamais sur « quel pied danser ».
32Bien que cycliques, ces musiques étonnent toujours par leur absence de réitération stricte. Ceci parce qu’elles ne se déroulent pas uniquement sur un axe temporel mais également dans une « épaisseur » qui, à chaque cycle, laisse percevoir quelque chose de nouveau. Cette observation rejoint celle de Kubik lorsqu’il fait remarquer que :
« Listening to African music demands different abilities from the listener than European music. It demands also a different direction of attention. In European concerts one’s attention is normally more directed to what will happen in the horizontal development of the composition. In African instrumental music this way of listening is certainly not absent, but it is less emphasized. A listener to African music has to direct his attention more to the inner dimensions of the compositions, which are so manifold that they cannot be perceived all at once in a split second. The listener has to change his own « position » gradually, just in the same way that one looks at an object from different sides.
If anyone finds African music « monotonous » or « repetitive », if it is tiresome to him to listen even for a few minutes, we simply see that he has not yet discovered how to listen toit » (Kubik 1994 : 78-79).
- 10 La province de l’Extrême-Nord du Cameroun compte une quarantaine d’ethnies réparties inégalement en (...)
33La multitude d’ethnies de la province de l’Extrême-Nord du Cameroun10 présente un large éventail de musiques instrumentales et vocales. Les chants, de forme responsoriale, sont exécutés soit a cappella, soit accompagnés d’instruments mélodiques (harpes ou flûtes) ou rythmiques (tambours, hochets, sonnailles). Les ensembles instrumentaux sont constitués essentiellement d’aérophones, en particulier de flûtes de facture très variée, qui mettent en œuvre des polyphonies en hoquet ou en contrepoint.
34L’intérêt de la rythmique de ces musiques n’est pas lié à la complexité de l’agencement des durées mais aux relations qu’entretiennent rythme et mélodie dans les polyphonies en hoquet, à l’organisation interne de chaque partie (périodicité, mode de division de la pulsation) et au tempo qui régit l’ensemble d’une exécution.
- 11 Ils sont issus d’ethnies qui, du point de vue de leurs pratiques musicales respectives, reflètent c (...)
35Les exemples qui suivent concernent trois types de formations musicales11 : ensembles d’aérophones exécutant des polyphonies en hoquet ; chant et tambour ; harpe accompagnée d’un soubassement rythmique matérialisé par des pas de danse.
- 12 L’ensemble ajiwili est composé de neuf instruments de taille différente répartis entre autant de mu (...)
36Dans les polyphonies en hoquet, la réalisation d’une mélodie implique sa décomposition en autant de parties que l’ensemble compte d’instruments mélodiques, chacun d’eux exécutant une seule note ; c’est pourquoi la structure rythmique propre à chaque partie est entièrement tributaire de la structure mélodique de l’ensemble de la pièce. Ainsi, ce qui pourrait être considéré comme une polyrythmie complexe ne résulte en fait que de la nécessaire imbrication des parties. Dans ce type d’exécution, les paramètres de hauteur et de rythme sont parfaitement en osmose, le second étant totalement dépendant de la place du premier au sein de la partie vocalequi tient lieu de référence. Dans cet ensemble de flûtes ajiwili12des Ouldémé, le chant constitue la référence à partir de laquelle s’organise l’imbrication des différentes parties. Il en est de même pour chaque pièce du répertoire.
Exemple 9
37Si les principes qui sous-tendent l’organisation rythmique des musiques des populations animistes de l’Extrême-Nord sont, dans l’ensemble, similaires à ceux décrits par Simha Arom, il existe cependant quelques cas singuliers.
13tempile seul facteur qui détermine deux sous-ensembles à l’intérieur d’une même catégorie musicaletempi
- 14 Anthologie de la musique du Tchad, OCORA, 3 vol. , plages 1 et 2, face B du deuxième volume (OCR 37 (...)
- 15 Par ailleurs, Charles Duvelle note : « on remarquera le changement de « tempo » précédé d’un « rall (...)
38On rencontre également, chez les Toupouri, un phénomène extrêmement rare dans les musiques d’Afrique centrale : il s’agit d’un changement de tempo en cours de jeu qui consiste en un ralentissement progressif de la pulsation. Dans deux pièces enregistrées par Charles Duvelle en 196414, le tempo passe respectivement de 108 à 62 et de 100 à 68 pulsations par minute, avant de se stabiliser. Ce fait reste limité, au sein même de l’ethnie, aux musiques exécutées par des ensembles de trompes auxquelles peuvent s’adjoindre flûtes et sonnailles15.
Fig. 3 : Hochets multiples de chevilles, ethnie Ouldémé (Cameroun).
Photo : Nathalie Fernando.
- 16 La harpe ouldémé est jouée par les hommes durant toute la saison sèche. Elle comporte cinq cordes e (...)
39La harpe16 accompagne le plus souvent des chants à caractère intimiste, mais peut également soutenir la danse lors de veillées ou rythmer des travaux collectifs tels que le battage du mil.
40Son répertoire comprend des pièces spécifiquement ouldémé, ou empruntées aux ethnies voisines. Elles sont pour la plupart basées sur un cycle de six pulsations ternaires ou neuf pulsations binaires, ce qui correspond dans les deux cas à un total de dix-huit valeurs opérationnelles minimales, toutes exprimées au cours de l’exécution. Le cycle est donc toujours totalement monnayé, de sorte que les seules variations qui interviennent dans le jeu de la harpe sont d’ordre mélodique. En outre, aucune valeur n’est accentuée, ce qui crée une ambiguïté quant à la perception de la subdivision – binaire ou ternaire – de la pulsation.
41Les danseurs, qui martèlent bruyammant le sol avec leurs pieds, contribuent à entretenir cette sensation d’ambiguïté : alors qu’habituellement, en Afrique centrale, les pas de danse coïncident avec la pulsation, les danseurs exécutent ici des figures rythmiques tour à tour commétriques ou contramétriques.Tout en effectuant continuellement des variations, ils alternent ces deux types de figures, soit en respectant la périodicité du cycle mélodique, soit en enjambant celui-ci.
- 17 Cette pièce a été enregistrée le 31 janvier 1995 dans le village de Dibon.
Exemple 1017
42En présence de plusieurs danseurs, les variations sont moins fréquentes puisque la superposition de leurs pas crée des formules polyrythmiques qui suffisent à entretenir l’ambiguïté binaire-ternaire.
Exemple 11
- 18 Genre/de/Mada/de/Tazan, nom d’un village de l’ethnie Mada, voisine des Ouldémé.
43Chek i Mada i Tazan18 occupe une place à part dans le répertoire de harpe ouldémé : empruntée à l’ethnie voisine Mada, cette pièce constitue une exception en ce que son cycle mélodique compte dix-neuf valeurs opérationnelles minimales non accentuées. Dix-neuf étant un nombre premier, le cycle mélodique ne peut se fonder ni sur une division binaire, ni sur une division ternaire de la pulsation. Cependant, les musiciens conçoivent Chek i Mada selon cette dernière. Il faut donc trois répétitions du cycle mélodique avant que sa première note ne coïncide de nouveau avec la pulsation.
Fig. 4 : Harpiste ouldémé (Cameroun).
Photo : Nathalie Fernando.
44Nous sommes en présence d’un processus particulier de macro-périodicité, puisqu’il concerne la superposition de la métrique et du cycle instrumental : la période métrique équivaut à une pulsation composée de trois valeurs opérationnelles minimales, la période du cycle instrumental étant constituée de dix-neuf valeurs opérationnelles minimales.
- 19 Enregistrement effectué le 31 janvier 1995 dans le village de Dibon.
Exemple 12 : Chek i Mada i Tazan.19
45Le gourna rassemble, plusieurs mois par an, des hommes jeunes se nourrissant essentiellement de lait de vache afin de devenir forts et d’embellir. Leur fonction est de danser et de chanter lors des cérémonies de levée de deuil. Les chants qu’ils exécutent, renouvelés tous les ans, sont conçus pour chaque clan par un auteur réputé. Les paroles, souvent satiriques, se rapportent aux événements marquants des derniers mois de l’année écoulée.
46Les chants, de forme responsoriale, sont exécutés par un chœur d’hommes accompagné de tambours cylindriques à deux peaux. Les couplets chantés par l’ensemble du chœur alternent avec le refrain, sans paroles, réalisé par le soliste. La structure des chants de gourna répond au principe de quasi-périodicité20 : la longueur des couplets varie en fonction de la prosodie, alors que les refrains demeurent toujours identiques.
47De plus, la pulsation des chants de gourna n’est pas isochrone : aux pulsations ternaires qui sous-tendent la plus grande partie du chant viennent se substituer, à intervalles irréguliers, deux pulsations binaires, la valeur opérationnelle minimale restant quant à elle parfaitement isochrone. Ainsi, la figure rythmique du tambour principal, qui compte douze valeurs opérationnelles minimales :
devient :
avec seulement dix valeurs opérationnelles minimales.
- 21 Enregistré le 16 janvier 1995 dans le village d’Oulargo.
48Cette variation, qui relève d’un procédé de contraction à la fois rythmique et métrique, est entièrement tributaire du texte chanté : elle intervient de manière systématique lors des refrains et au début de chaque couplet, mais également au milieu de certains de ces couplets, lorsque la longueur de leur texte chanté nécessite plusieurs phrases mélodiques (cf. le cycle 3 de l’exemple 1321).
Exemple 13
49Dans l’ensemble des chants de gourna – quelque soit l’auteur ou son clan d’origine – la structure rythmique, dépendante du texte, se caractérise toujours par une pulsation non-isochrone.
50Le maray est une fête rituelle qui a lieu, chez les Mofou, tous les quatre ans. Elle consiste à sacrifier un taureau qui a été élevé et engraissé dans une case obscure pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce rite, qui rend hommage aux ancêtres, est destiné à consolider les liens familiaux et à protéger la communauté.
- 22 Il s’agit de flûtes avec un seul ou sans trou de jeu. Deux d’entre elles, parmi les plus graves, ém (...)
- 23 Chant/pour/sortir/taureau.
51Pendant cette fête, qui se déroule sur plusieurs jours, intervient un ensemble constitué de sept flûtes en bois fogwom22, de trois trompes à embouchure latérale, de deux tambours et de plusieurs paires de hochets. Parmi les pièces exécutées figure Walay ma pli sla23, jouée lors de la sortie du taureau avant le sacrifice.
52La structure musicale de cette pièce est constituée d’un cycle mélodique auquel correspondent trois réitérations de la cellule rythmique exécutée par les tambours et hochets. La valeur opérationnelle minimale qui sous-tend l’organisation des durées n’est matérialisée qu’une seule fois, à la fin du cycle mélodique (cf. notes encadrées). Le grand tambour et les hochets donnent la structure rythmique de base de la pièce dont le petit tambour marque le début de chacune des réitérations. Cette structure est constituée d’un groupement irrégulier des dix valeurs opérationnelles minimales [2+2+3+3] ou [4+3+3], et correspond aux pas marqués par tous les participants, ainsi qu’à la battue donnée par les musiciens. A la différence du chant de gourna, l’irrégularité ne dépend pas ici d’une contraction de pulsations ternaires en pulsations binaires ; de plus, elle se renouvelle de façon strictement périodique.
Exemple 14
(enregistré le 2 février 1996 dans le village de Zob. Cf. CD Ocora C 560 110, plage 3).
- 24 Cf. Arom 1985 : 423-428.
53Bien que cette structure rythmique puisse s’analyser comme une figure irrégulièrement commétrique et asymétrique par rapport à une pulsation binaire24, les Mofou ont vivement réfuté la battue régulière que nous leur avons proposée : [2+2+2+2+2]. La battue irrégulière sur laquelle se fonde la pièce walay ma pli sla est donc proche de celle que l’on retrouve dans les rythmes aksak.
54« En raison de l’interdépendance entre leur caractère asymétrique et leur tempo rapide, les formes de type aksak sont irréductibles à une pulsation isochrone. Inscrites dans un cadre périodique immuable, elles constituent autant de figures réitératives. Leur caractère « boiteux » résulte de groupements fondés sur la juxtaposition de quantités binaires et ternaires, dont la somme correspond nécessairement à un nombre premier. Ce sont les modalités de cette juxtaposition qui déterminent l’articulation – forcément asymétrique – de l’aksak et, simultanément, en délimitent la forme » (Arom 1992 : 204).
55La structure rythmique et métrique sur laquelle se fonde la pièce comptant un nombre pair de valeurs opérationnelles minimales, il ne s’agit pas ici d’un véritable aksak. Néanmoins, eu égard à la conception qu’en ont les musiciens Mofou, nous parlerons de structure rythmique de type aksak.
Fig. 5 : Joueur de fogwom, ethnie Mofou (Cameroun).
Photo : Fabrice Marandola.
56La rythmique des musiques de Centrafrique et de l’Extrême-Nord du Cameroun sont régies, dans leur grande majorité, selon des principes identiques. Cependant, les exemples présentés montrent que même les règles les plus générales, concernant par exemple la régularité du tempo ou de la pulsation, peuvent connaître des exceptions. Ces dernières, constituant des cas singuliers au sein même du patrimoine musical des ethnies dans lesquelles on les rencontre, témoignent une nouvelle fois de la capacité des musiciens d’Afrique centrale à jouer, ou à se jouer, des notions élémentaires de leur grammaire rythmique.