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AccueilCahiers de musiques traditionnelles15Dossier : Histoires de viesAnwar Gambeno

Dossier : Histoires de vies

Anwar Gambeno

Transmettre une tradition omnivore (Le Cap, Afrique du Sud)
Denis-Constant Martin
p. 133-154

Résumé

Anwar Gambeno est le chef d’un des chœurs masculins les plus renommés dans les communautés « métisses » du Cap, en Afrique du Sud. Son histoire est dominée par l’absurdité des classifications raciales qui ont séparé les personnes dans l’ancienne Afrique du Sud et ont, en même temps, inscrit les pratiques culturelles à l’intérieur de frontières figées et pourtant irrémédiablement poreuses. Anwar Gambeno décrit les musiques jouées et chantées dans les communautés « métisses », notamment celles des troupes de carnaval (Coons) et des choeurs dits malais (Malay Choirs). Il explique comment ces groupes, composés d’amateurs, sont dirigés par des hommes sans formation musicale académique qui, pourtant, composent et conçoivent des arrangements polyphoniques élaborés. Il développe, enfin, une conception ouverte de la « tradition ». Sont considérées comme traditionnelles, donc emblématiques des communautés « métisses » du Cap, toutes les formes musicales qui ont été et sont interprétées par les Coons et les Malay Choirs : des innovations créoles aux chansons américaines et aux airs d’opéra.

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Texte intégral

1Le Cap, à la pointe australe de l’Afrique est une ville créole, un port par où sont arrivés des esclaves et des personnes libres qui y ont transporté des bribes de leur culture d’origine, des musiques, des paroles, des instruments. Le racisme et l’apartheid ont attaqué de front cette créolité ; ils ont voulu la détruire ; ils ont nié ses puissances créatrices. Pour ce faire, les pouvoirs, jusqu’en 1990, ont entrepris de catégoriser, de diviser, de séparer les êtres humains afin que tout mélange, culturel autant que biologique, soit impossible et que subsiste uniquement la primauté d’un groupe désigné comme « blanc » ou « européen ». Mais ni le racisme, ni l’apartheid, ni la brutalité de la répression n’ont pu araser les tables de l’histoire.

  • 1  Les termes anglais coloured et afrikaans kleurling sont habituellement traduits en français par «  (...)

2Pendant l’esclavage, après son abolition en 1834, et même alors que se multipliaient les lois et règlements ségrégationnistes au XXe siècle, des contacts et des échanges ont eu lieu qui ont engendré des inventions créoles. La séparation et l’idéologie de la hiérarchie des races ont fait que ceux qui furent classés « métis »1 se trouvèrent placés en position d’assumer un héritage que les blancs rejetaient et dont les Africains, minoritaires dans la province, avaient été maintenus ignorants (Martin, à paraître). De ce fait, les pratiques culturelles des métis, parmi lesquelles le carnaval du Nouvel An occupe une place centrale (Martin 1999 a et b), ont tout à la fois préservé l’héritage créole et l’ont transformé par création de formes nouvelles et greffes d’éléments importés, empruntés notamment aux répertoires du spectacle et de la musique nord-américains.

Fig. 1 : Anwar Gambeno au tambour ghoema avec Ricardo Trompeter au banjo.Alliance française de Mitchell’s Plain, septembre 1999.

Fig. 1 : Anwar Gambeno au tambour ghoema avec Ricardo Trompeter au banjo.Alliance française de Mitchell’s Plain, septembre 1999.

Photo : Denis-Constant Martin

Le carnaval de l’an nouveau : une multiplicité de compétitions vocales

  • 2  Le mot Coon, auquel on substitue parfois Minstrel par souci de correction politique, vient des Éta (...)
  • 3  Malay, désignant au départ des personnes, esclaves ou libres, originaires de zones de langues mala (...)
  • 4  Tambour bâti sur la structure en bois d’un petit tonneau, comportant une seule peau, frappé altern (...)

3Les fêtes du Nouvel An sont célébrées par trois types d’organisations distinctes mais étroitement liées entre elles qui, toutes, sont presque uniquement composées de métis : les troupes de Coons2 (en afrikaans Kaapse Klopse, les clubs du Cap), les Malay3 Choirs (Sangkore, chœurs chantants ; encore appelés Nagtroepe, troupes de la nuit, lors de la Saint Sylvestre) et les Christmas Choirs. Ces derniers sont en réalité des orchestres, et non des chœurs, chrétiens qui animent les fêtes paroissiales et défilent au moment de Noël ; les cordes y prédominaient autrefois mais, depuis les années 1950, ils sont composés pour l’essentiel de vents (cuivres et anches) ; ils tiennent leurs compétitions à partir de la fin janvier. Les Malay Choirs sont des chœurs masculins dont l’effectif peut varier d’une vingtaine à une centaine de chanteurs lorsqu’ils défilent dans la rue, accompagnés par un petit ensemble comprenant guitares, mandolines, banjos, un violoncelle ou une contrebasse, parfois un violon, et un tambour ghoema4. Ils ouvrent les fêtes du Nouvel An en chantant dans les rues du Bo Kaap (vieux quartier dit Malay, situé au pied de la « Croupe du Lion », prolongement occidental de la montagne de la Table) la nuit du 31 décembre et organisent leurs compétitions à partir de la fin janvier, sauf lorsque le ramadan coïncide avec la période des fêtes du Nouvel An.

  • 5  Ce terme est également utilisé dans les Malay Choirs.

4Les troupes de Coons ou de Minstrels sont les acteurs les plus importants du carnaval du Nouvel An. Selon les années et les formations, elles peuvent compter de quelques dizaines à plus d’un millier de membres. Ces derniers achètent au « capitaine » de la troupe un costume, appelé « uniforme » qui évoque l’habit des Black Face Minstrels du XIXe siècle. Il consiste aujourd’hui en une veste et un pantalon en tissu synthétique (qu’on persiste à qualifier de « satin ») aux couleurs de la troupe, qui doivent varier chaque année, accompagnés d’une ombrelle et d’un chapeau, portés avec un T-shirt blanc et des chaussures de tennis. Les Coons participent à une vingtaine de concours qui ont lieu dans des stades dont l’entrée est payante. Les compétitions de chant (solo ou choral) sont parmi les plus importantes, avec le concours du plus beau costume (best dress). Chaque troupe prépare plusieurs mois avant le 1er janvier un groupe vocal, sous la direction d’un « entraîneur » (coach5), directeur musical qui compose également une partie du répertoire ; les chanteurs sont accompagnés d’un orchestre où, comme dans les Christmas Choirs, les vents ont supplanté les cordes mais où, au surplus, les instruments électriques jouent un rôle de plus en plus important ; toutefois même lorsqu’ils utilisent une batterie, le ghoema demeure présent. D’ailleurs seul ce tambour, et les tambourins, peuvent donner le rythme aux Coons lorsqu’ils défilent à travers le centre ville du Cap le 2 janvier (Tweede Nuwe Jaar, le second Nouvel An).

  • 6  Il n’existe pas à proprement parler de répertoires instrumentaux particuliers aux fêtes du Nouvel (...)

5Les répertoires vocaux6 peuvent schématiquement être divisés en répertoires importés et répertoires créoles. Les premiers comprennent des chansons empruntées à la variété internationale, surtout d’origine nord-américaine. Depuis la découverte au Cap des premières Coon songs sous forme de partitions, ces répertoires n’ont cessé d’être renouvelés à la faveur des modes portées par le film (à partir du Jazz Singer de Alan Crossland, projeté pour la première fois au Cap en 1929, qui mettait en vedette un Al Jolson au visage noirci) et par le disque. Ces vagues musicales ont été cumulatives, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, on peut entendre aussi bien des bluettes des années 1920 que des raps ou des arrangements techno, en passant par des standards du jazz et des succès de la soul music. Elles ont touché surtout les Coons, mais n’ont pas été sans effet sur les Malay Choirs. Aux chansons de variété, il faut ajouter les airs d’opéra, extrêmement populaires et souvent présentés, plus ou moins adaptés, lors des compétitions des Coons et des Malay Choirs ; sans oublier que tous les mélanges, ou presque, sont possibles : en 1994, un Malay Choir présenta dans la catégorie « solo » un baryton de formation académique chantant dans un style opératique, avec des paroles en afrikaans, « When I sleep in your arms », chanson popularisée par Elvis Presley… Les répertoires importés sont interprétés par les groupes vocaux des Coons, dans les catégories Adult Sentimental, Juvenile Sentimental, Combined Chorus, Group Singing, Coon Song et par les Malay Choirs surtout dans la catégorie solo, même s’il peut s’en glisser aussi dans les Combined Chorus.

6Par répertoires créoles, j’entends ceux qui sont apparus au Cap, avec des formes musicales particulières dont le développement est intimement lié aux expériences historiques de cette ville et de ses habitants ; des répertoires issus de mélanges, où parfois la trace des composantes originelles s’entend encore, mais qui, dans leurs structures actuelles et dans les styles d’interprétation qui les perpétuent, n’existent qu’au Cap. On peut en distinguer deux qui ont en commun d’associer un soliste et un chœur : les moppies et les nederlandsliedjies (littéralement « chansons hollandaises », nederlands en abrégé).

  • 7  Une figure croche pointée-double croche-noire jouée deux fois sur une mesure à quatre temps.

7Les moppies sont des chansons comiques généralement bâties en forme de pots-pourris, mélodies, rythmes et bribes d’histoire se succédant sans autre logique que celle qui peut, mise en mouvement par la gestuelle du soliste, susciter le rire. Celui-ci occupe le devant de la scène, chante les paroles en les illustrant de mouvements éloquents où les mains gantées de blanc font un ballet qui semble relier l’Amérique du Nord à l’Indonésie. Le chœur répond au soliste en marquant un petit pas rapide sur place. Quelques moppies sont assez anciennes, mais il s’en compose sans cesse qui raillent certains comportements ou donnent un tour drolatique à l’actualité. Il est fort probable que les moppies ont servi de véhicule à la dérision des puissants ; mais, dans le contexte sud-africain, il ne faut pas s’étonner que peu de traces en aient été conservées. A l’origine, les moppies étaient des chansons à danser, des ghoemaliedjies (chansons de tambour) jouées sur le rythme caractéristique du Cap7 exprimé par le ghoema ; elles étaient un ingrédient indispensable de toutes les réunions festives, des piques-niques en particulier. Les moppies sont chantées aussi bien par les Coons que par les Malay Choirs et leurs paroles peuvent être écrites en anglais (Coons) ou en afrikaans (Coons et Malay Choirs).

  • 8  Ajouts entre les notes pivots de la mélodie ou autour d’elles de broderies utilisant les hauteurs (...)

8Les nederlandsjiedjies sont, en revanche, l’apanage exclusif des Malay Choirs et constituent sans doute le répertoire le plus original du Cap. Leurs paroles sont en afrikaans, parfois en vieux néerlandais transformé par la transmission orale. Sur des mélodies plus ou moins anciennes, elles réunissent un soliste qui, devant dans l’idéal posséder une voix bien particulière (registre aigu, timbre brillant et doux à la fois, capacité de phraser avec une grande souplesse), ornemente la mélodie. Le terme karienkel désigne ces ornementations8 ; mais « avoir les karienkels » ou posséder une « voix à karienkels » signifie à la fois être doté du timbre, être capable de phraser et savoir ornementer habilement (Desai 1983). La mélodie ainsi ornée acquiert une allure modale et donne à l’interprétation un sentiment « oriental » ; mais le chœur chante des accords fermement ancrés dans l’harmonie tonale occidentale (le plus souvent organisés selon la progression I IV V). La liberté de phrasé du soliste, les tuilages, l’absence de durées régulières dans la relation du soliste au chœur, l’éclatement du texte provoqué par les ornements et l’allongement ou, au contraire, le ramassement de certaines syllabes par rapport au temps énoncé par le chœur donnent aux nederlands une originalité indéniable. Les nederlands dérivent en partie des chansons de mariage musulman et demeurent très proches de chants pratiqués par les soufis, les djiekers et les pudjies dans lesquels l’ornementation mélismatique de la mélodie est courante. Ils présentent des similarités avec le krontjong indonésien, genre déjà créole né de la rencontre aux XVe et XVIe siècles de marins portugais et d’habitants des îles de l’Indonésie orientale (Becker 1975, Kornhauser 1978) que les esclaves ont fort bien pu transporter jusqu’au Cap. Toutefois l’harmonisation des parties chorales, leurs fermes appuis sur les temps dénotent évidemment l’Europe. Le groupe instrumental qui accompagne les Malay Choirs sonne facilement « ibérique » lorsqu’il introduit les nederlands mais, au début et à la fin des moppies, derrière lesquelles le ghoema se fait entendre, il ne peut masquer ni des marques africaines, ni des influences américaines.

9L’opposition entre répertoires importés et répertoires créoles doit être nuancée ; il faut la comprendre comme présentant les deux pôles d’un continuum bien davantage qu’une division tranchée. Les oulieds (chants anciens), vieilles chansons hollandaises aujourd’hui intégrées dans la catégorie combined chorus (chant choral sans soliste ni chef), en fournissent l’exemple. Mélodies et paroles sont d’origine néerlandaise — certaines chansons sont encore connues aux Pays Bas —, mais l’interprétation capetonienne les a complètement renouvelées. Il en va de même pour certaines chansons américaines du XIXe siècle incluses dans différentes catégories. La créolisation est avant tout une façon de faire, une manière de produire et de concevoir la musique qui donne naissance à des répertoires originaux, mais peut aussi s’appliquer, plus ou moins fortement, à des pièces et des styles déjà existants. D’autant plus que tout ici est replacé dans un système de transmission orale. Les paroles circulent par écrit, même si, avant d’être écrites, elles ont pu être transformées par l’oralité. Les musiques, elles, passent de bouches à oreilles, de génération en génération. Il n’existe aucun recueil de moppies ou de nederlands ; les musiques n’en ont jamais été notées et les paroles n’ont même pas été collectées systématiquement.

Anwar Gambeno9

  • 9  Les éléments d’histoire de la vie d’Anwar Gambeno qui suivent ont été recueillis au cours de quatr (...)
  • 10  On peut entendre Anwar Gambeno en soliste et les Tulips dans le CD : Les ménestrels du Cap, chants (...)

10Anwar Gambeno est le directeur musical, le chef au sens le plus complet du terme, d’un des meilleurs Malay Choirs du Cap, les Tulips10. Il dirige aussi le groupe vocal d’une des principales troupes de Coons, les All Stars. Au Cap, Anwar Gambeno est respecté non seulement pour ses talents musicaux, mais pour son dynamisme et sa rectitude. Après avoir travaillé comme mécanicien automobile jusqu’à la fin des années 1990, il a perdu son emploi et a ouvert un petit commerce (tuck shop) à son domicile, qui abrite aussi une salle de jeu (billard, flippers) pour enfants. Cette nouvelle organisation lui laisse plus de temps pour se consacrer à la musique : composer, arranger, faire répéter son chœur, donner des concerts et jeter les bases de l’école qu’il voudrait fonder.

Fig. 2 : Anwar Gambeno jouant du tambour ghoema avec les Tulips en uniforme de Coons. Alliance française de Mitchell’s Plain, septembre 1999.

Fig. 2 : Anwar Gambeno jouant du tambour ghoema avec les Tulips en uniforme de Coons. Alliance française de Mitchell’s Plain, septembre 1999.

Photo : Denis-Constant Martin

11Anwar Gambeno a grandi dans une famille pauvre classée « métisse ». Le récit de son enfance décrit la vie sociale d’un quartier populaire du Cap. Il insiste, d’une part, sur l’organisation de la collectivité, la surveillance commune des enfants, mais aussi sur la présence des gangs qui, à cette époque, n’étaient ni aussi violents (ils n’avaient pas d’armes à feu) ni aussi puissants économiquement (ils n’étaient pas intégrés dans les mafias nationales ou internationales du trafic de drogues « dures ») qu’aujourd’hui. Ces souvenirs illustrent encore une fois l’absurdité de l’apartheid : la raison pour laquelle les parents d’Anwar Gambeno et leurs enfants se retrouvèrent « métis » demeure un mystère ; les quartiers populaires abritaient une coexistence paisible de blancs et de métis ; les déplacements forcés ont froidement, délibérément brisé des communautés, ont tenté d’anéantir leur mode de vie, sans toutefois y parvenir totalement puisque nombre de pratiques culturelles — les fêtes du Nouvel An, les musiques en particulier — ont survécu en dépit de la ségrégation et de l’éparpillement des habitants des quartiers dont ils furent chassés.

Je suis né à Harfield, un quartier de Claremont, dans la banlieue sud du Cap. Notre famille n’était pas bien riche : mon père était pêcheur et ma mère couturière, nous étions huit enfants, alors vous pouvez imaginer le combat permanent de mes parents pour nous élever. Je suis allé à l’école jusqu’au bac, toujours dans des écoles « métisses », puis j’ai arrêté, j’ai appris la mécanique automobile et j’ai trouvé un emploi.

  • 11  Les chanteurs et coaches se réfèrent souvent aux chansons en utilisant un titre déformé ou abrégé, (...)
  • 12  En réalité « Come Back to Sorrento », chanson napolitaine dont le titre original est « Torna a Sur (...)

12En ce temps-là, toute la communauté s’occupait de l’éducation des enfants. Je vais vous raconter une histoire. Quand j’étais gosse, j’avais ­l’habitude de chanter un peu tout le temps. Mes chansons favorites étaient « Writing Love Letters in the Sand »11 et « Hear the Music of Sorrento »12. C’était moi qui allais chercher le lait à la laiterie et, en chemin, je passais devant un café, le Joe Canadian Café, devant lequel se retrouvaient tous les mauvais garçons du quartier — à cette époque on ne les appelait pas des gangsters mais des skollies. Ma mère me disait toujours de les éviter, de ne pas les laisser me prendre l’argent du lait. En fait, comme ils aimaient la musique et qu’ils chantaient avec les Coons, ils me donnaient toujours une pièce de six pence pour que je leur chante quelque chose. Donc je chantais en marchant et, un jour, un couple m’entendit et, alors que je m’apprêtais à entrer dans la laiterie, l’homme me dit : « Non, mon gars, continue à chanter. Suis-nous jusque l’arrêt du bus et chante ». Alors je les ai suivis en chantant et le type m’a donné cinq livres. Il était tellement amoureux qu’il m’aurait donné dix mille livres s’il les avait eues parce que lui ne pouvait pas chanter pour sa petite amie. Mais, quand je suis revenu à la maison avec le lait, la première chose que mon père me dit, ce fut « où est ce billet de cinq livres que ce type t’a donné ? » Aujourd’hui encore j’ignore comment il avait pu le savoir aussi vite…

  • 13  Avant les années 1960.

Mon père était dur, il me frappait presque tous les jours, mais il nous a appris à survivre, à nous battre, y compris physiquement, c’était un champion de boxe ; il nous a appris à n’avoir peur de rien. Mon père était italien. Je pense que son père était venu s’installer en Afrique du Sud avec toute sa famille. Ils étaient originaires de Palerme en Sicile. Mon père est arrivé ici très jeune, mais il était né en Italie. Quant à ma mère, elle était née en Afrique du Sud mais sa mère était danoise et son père, portugais. Curieusement, mes deux parents étaient d’origine européenne. Et je ne sais ni comment ni pourquoi mon père devint « métis » ; peut-être parce qu’il était pêcheur et qu’il y avait beaucoup de « métis » chez les pêcheurs… Il faut dire qu’à cette époque13, l’apartheid n’était pas appliqué rigoureusement, les gens se mélangeaient assez librement.

A la maison, nous parlions anglais. Mon père ne parlait italien qu’à ma sœur aînée, mais la famille gardait beaucoup de traditions italiennes, à commencer par la cuisine. Du point de vue religieux, mon père était catholique, il ne pratiquait pas mais nous obligeait à aller à l’église. Ma mère était témoin de Jéhovah, et c’est elle qui avait la responsabilité de notre éducation spirituelle. Pour moi, cela faisait problème ; j’avais le sentiment que l’amour qu’il doit y avoir dans une famille n’était pas là. Et puis, ma mère nous imposait des contraintes sévères : nous ne pouvions pas faire partie d’un club de foot, d’une association, on ne fêtait pas Noël, toutes les fêtes étaient considérées comme des fêtes païennes… Nous vivions dans un vide social, nous ne pouvions pas avoir d’amis de notre âge parce qu’ils n’étaient pas témoins de Jéhovah.

  • 14  Une des lois fondamentales de l’apartheid adoptée en 1950 obligeant les personnes classées selon l (...)
  • 15  Autre quartier de la banlieue sud.
  • 16  Un des premiers townships construits pour les métis déplacés au sud-est du centre ville.

A cette époque, blancs et métis habitaient les mêmes quartiers. Nos voisins étaient blancs, les gens de l’autre côté de la rue étaient blancs. Le Group Areas Act14 n’était pas encore appliqué dans les années 1950-1960. Harfield et Claremont furent les premiers touchés. C’est là qu’il y eut les premiers déplacements forcés, d’autant plus douloureux que la plupart des gens étaient propriétaires de leur maison. Je me rappelle bien quand les représentants du gouvernement sont venus nous dire que nous devions partir, j’avais une douzaine d’années : ils proposaient une somme ridicule, c’était à prendre ou à laisser, de toute manière vous étiez chassés, et vous aviez un mois pour donner votre réponse. Alors les gens ont commencé à partir vers le township de Bonteheuwel. Si la maison qui vous était destinée dans le township n’était pas prête, ils vous mettaient ailleurs en attendant, mais vous deviez quitter Claremont. Ainsi nous dûmes passer six mois à Mowbray15, vers 1961-1962, et de là nous partîmes pour Heideveld16. Harfield était une communauté très unie et elle fut totalement détruite. Ce fut la fin de ma jeunesse, j’avais 14-15 ans. Un peu plus tard, j’ai quitté mes parents. Je me suis marié à 17 ans et je me suis installé à Heideveld avec ma femme.

Un peu avant, je m’étais converti à l’islam. La plupart de mes amis étaient musulmans. A cette époque, quand vous étiez adolescent, si vous vouliez survivre dans un township, vous deviez appartenir à un groupe, vous pouvez dire un gang si vous voulez. Donc j’ai fait partie d’un gang, les Kitchen Boys, et j’en suis même devenu le chef mais je n’ai jamais fait de prison, alors que la plupart de mes copains passèrent par là. J’ai été attiré par eux parce que c’étaient des chanteurs, ils chantaient pour diverses troupes de Coons selon les années et, en général, ils les faisaient gagner. Et puis, il y avait une famille musulmane, les Isaacs, la façon dont ils vivaient, l’amour qu’il y avait au sein de cette famille, ça m’a fortement impressionné. J’y voyais ce qui manquait chez moi.

Quand j’ai rencontré ces types, les musulmans membres du gang, je connaissais bien la Bible, et j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup de similarités avec le christianisme. Mais il n’y avait pas les contraintes que j’avais connues chez moi. Enfin j’ai rencontré ma femme qui était musulmane et cela a renforcé ma décision de me convertir. C’est au même moment que j’ai commencé à utiliser couramment l’afrikaans. Je savais un peu d’afrikaans mais c’est quand j’ai rejoint ce groupe, où tout le monde parlait afrikaans, que je m’y suis vraiment mis.

Débuts musicaux

  • 17  Littéralement « bras long », style de danse où les partenaires se tiennent les bras tendus à l’hor (...)

13Dans le milieu auquel appartient Anwar Gambeno, la musique — le chant surtout — est omniprésente. Elle est partie intégrante de la culture de la rue qui a été transportée tant bien que mal des anciens quartiers métis aux townships ; elle est un ingrédient essentiel des fêtes du Nouvel An ; elle fait danser aux week-ends quand des hommes de toutes professions forment des orchestres qui jouent les airs à la mode en les remodelant pour les besoins du langarm17 ; elle anime les entractes dans les cinémas, appelés bioscopes, pendant lesquels sont souvent organisés des concours d’amateurs ; elle joue un rôle important dans les services chrétiens mais aussi dans certains rituels musulmans ainsi que lors des mariages ; enfin, la musique traverse, mieux elle unit, les communautés : chrétiens et musulmans communient en elle. Dans ces conditions — qui incluent le mépris, la dévalorisation du groupe d’appartenance, la brutalité avec laquelle il est déplacé, la répression policière qui ira croissant des années 1960 aux années 1980 — toute musique devient « tradition » : elle est incorporée dans un mode de vie dont elle témoigne, dont elle est un des centres de gravité dans la mesure où elle constitue, avec les activités qu’elle soutient, notamment le carnaval des Coons, un des domaines où la créativité — qui affirme l’appartenance pleine et entière à l’humanité — peut s’épanouir. C’est donc une des activités dans lesquelles s’investit la fierté : la recherche de la dignité fait que l’excellence musicale devient comme une obligation, une compulsion à laquelle on ne peut échapper car, à l’échelle de la communauté tout entière, la musique est une véritable mission.

Fig. 3 : Anwar Gambeno et le « noyau dur » (core group) des Tulips en habits de Malay Choir, 1999.

Fig. 3 : Anwar Gambeno et le « noyau dur » (core group) des Tulips en habits de Malay Choir, 1999.

Photo d.r.

  • 18  Groupe d’immeubles à l’architecture soignée, aux appartements équipés de tout le confort ; images (...)

Je suis venu à la musique d’abord par mon père. Il jouait de la batterie, du piano et du violon ; d’ailleurs on le surnommait « Peter le violoneux ». Il n’était pas professionnel, mais il jouait avec des orchestres de danse. Il fut le batteur du Joe Murray’s Dance Band, puis il joua du violon dans l’orchestre de Wally Ruiters. Ces groupes jouaient du langarm. Il faisait aussi partie d’un Christmas Choir, les Young Belgians, un des plus importants issu des Bloemhof Flats18 à District Six. A cette époque les Christmas Choir n’avaient pas de cuivres, ils étaient surtout composés de cordes ; et il y avait beaucoup de musulmans dans ces orchestres chrétiens…

  • 19  Un enfant ou un adolescent y interprète une chanson, le plus souvent une chanson d’amour, emprunté (...)
  • 20  Sur les noms des troupes et leurs significations symboliques, voir : Martin 1998.

J’ai commencé à chanter avec les Coons, comme soliste dans la catégorie Juvenile Sentimental19, quand j’avais 7 ou 8 ans. A Harfield et Claremont, il y avait un grand nombre de troupes : les Samba Crooning Minstrels, les Kentonian Jazz Singers, les Yankie Doodle Dandies, les Coronation Darkies, les Meadow Cottonfield Darkies et les Gold Dollar Singers20… Moi, j’ai commencé à chanter avec les Sambas, c’est là que j’ai découvert cette musique et que j’ai commencé à l’aimer. Afin de pouvoir participer aux compétitions du carnaval, je m’échappais de chez moi pour aller chez une de mes sœurs qui était mariée à un gars qui chantait avec les Coons et je restais chez elle pendant une semaine.

  • 21  « Got a Funny Feeling » était l’une des chansons mineures interprétées par Cliff Richard dans le f (...)
  • 22  Homme politique populiste, habile orateur, parfois traité péjorativement de « Coon », il est deven (...)

Ensuite, j’ai gagné un concours d’amateurs en chantant « You Got a Funny Feeling21 ». J’ai rejoint un orchestre pop appelé les Furries et, quand j’ai eu 18 ans, j’ai formé mon groupe, les Wizards. Nous jouions la musique d’Elvis Presley, de Cliff Richard, des Beatles, des Rolling Stones, de Clarence Clearwater Revival, ce genre de choses. Nous nous produisions dans des arrière-cours, à l’occasion de ce qu’on appelait des bob up : il fallait payer un shilling (un bob) pour entrer. On le faisait surtout pour le plaisir et le peu d’argent qu’on gagnait, on le mettait dans les instruments. Nous avions une lead guitar, une guitare rythmique, une guitare basse et une batterie. Nous étions tous membres des Kitchen Boys. C’était très chouette. Nous nous sommes présentés à un concours d’orchestres à Port Elizabeth mais nous avons été battus par un autre groupe du Cap, les Big Beats, dont le chanteur était Peter Marais, le maire actuel du Cap22. Quand Cliff Richard est venu chanter au Cap ce sont eux qui l’ont accompagné : ils jouaient la musique des Shadows.

Finalement, nous avons créé un Malay Choir, les Junge Heidelandes. Il n’a pas duré deux ans, ça n’intéressait pas beaucoup la plupart des copains. Ça m’intéressait moi, mais eux préféraient les Coons ; la discipline des Malay Choirs était trop sévère pour eux.

La musique traditionnelle des Malay Choirs, les nederlands, les moppies, m’attirait depuis que j’étais tout gosse. J’ai commencé à chanter avec les Coons, mais, quand je suis devenu plus grand, j’ai décidé de me consacrer à la musique traditionnelle. Même si elle ne faisait pas partie des traditions dans ma famille, j’ai baigné dedans parce qu’au moment du Nouvel An il y avait des chœurs partout. A cette époque, pour chanter les nederlands, le chœur se mettait en cercle avec le soliste au milieu, on l’entendait mais on ne pouvait pas le voir et c’était fascinant. Après la séparation des Junge Heidelandes, j’ai rejoint un autre Malay Choir, les Young Ideas. J’y suis resté environ un an. Puis je me suis dit « non, j’ai un trop grand potentiel pour n’être qu’un simple membre », malheureusement mon caractère est ainsi fait, alors avec quelques amis j’ai créé le Junge Studente Sangkoor. Au bout de douze ans, il y a eu des dissensions. J’ai alors fondé les Tulips, c’était en 1983.

Pendant tout ce temps-là, évidemment, je travaillais comme mécanicien automobile. Mais je suis toujours arrivé à m’organiser pour avoir une activité musicale. Je ne sais pas vraiment comment parce que mes journées de travail étaient longues, mais il le fallait. Vous savez, si vous voulez diriger un chœur, il faut que vous soyez là tout le temps. Après la fin des compétitions, les chanteurs prennent un mois ou deux de repos. Mais vous, et ceux qui font partie du noyau dur du chœur, vous continuez à travailler. Puis les répétitions recommencent en juin et vous avez besoin du soutien de ces personnes qui forment le noyau. David [Valesco] est là, Davey [Smith] est là, Hadji [Johaar Kenny] est là. Ils doivent être là, il n’y a rien à faire. Ce n’est pas que nous soyons indispensables. Personne ne l’est. Je ne suis pas indispensable ; si je meurs demain, ce qu’à Dieu ne plaise, cette histoire doit continuer, je veux dire, les Tulips doivent continuer. Mais, pour le moment, c’est nous qui faisons marcher le groupe, alors il faut que nous soyons là, c’est tout. Si votre femme veut vous quitter, qu’elle vous quitte. La musique est une affaire sérieuse ; quand nous travaillons avec le chœur, je ne peux pas avoir la tête ailleurs. Mais ça me garde jeune, ça me fait aller…

Direction des chœurs et composition :
oralité et tradition

14La musique des métis est orale. Elle est transmise de façon informelle, dans les chœurs et par les chœurs ; les répertoires anciens ne sont pas consignés par écrit mais communiqués oralement ; les compositions musicales sont conçues sans le secours de l’écriture. On se trouve en présence, au Cap, d’une culture musicale urbaine, imprégnée de musiques écrites mais fonctionnant oralement, perpétuée, renouvelée en permanence par des musiciens autodidactes n’ayant aucune formation musicale académique. Ne savoir ni lire, ni écrire la musique est à la fois raison de fierté et, sans qu’on le dise trop, objet de honte. L’explication des techniques de direction de chœur, d’arrangement vocal et de composition est fréquemment assortie de commentaires soulignant que la manière adoptée n’est peut-être pas correcte (du point de vue de la musique officielle) mais qu’elle produit des sons harmonieux pour ceux qui les imaginent, les chantent et les écoutent. Cette oralité urbaine au contact de musiques écrites de plus en plus véhiculées par l’enregistrement donne une nouvelle dimension à la notion de « tradition ». Si le fond propre de la tradition est constitué par ce que j’ai dénommé « répertoires créoles », les moppies et les nederlands, elle n’en phagocyte pas moins tout ce que les chanteurs rencontrent et refaçonnent dans l’oralité.

15Les nederlands sont réputés anciens (une des chansons les plus populaires, « Rosa », n’a pourtant sans doute pas plus d’une cinquantaine d’années) ; il est interdit d’en composer de nouveaux et des règles strictes régissent le choix que peuvent faire les chœurs quant aux chansons qu’ils présentent en compétition. Les nederlands sont donc considérés comme immuables, quelles que soient les conséquences de l’oralité sur la manière dont ils sont transmis. Dans le répertoire des moppies, qui sont aussi partie intégrante de ce qui est considéré comme « tradition », coexistent des chansons anciennes — certaines, dont la plus fameuse « Dar Kom die Alibama », remontent au XIXe siècle — et des compositions très récentes. Parmi les chants de Combined Chorus, on entendra, de même, de vieux airs hollandais et des créations contemporaines. La pratique de la composition de tête utilisant des bribes de mélodies déjà existantes pour fabriquer des pots-pourris montre clairement comment devient tradition ce qui est mis dans une forme particulière, jugée propre à la communauté, symbolique de son identité telle qu’elle est construite de l’intérieur ; comment donc devient tradition ce qui fait sens du point de vue de la pratique musicale en tant que pratique sociale, quel que soit l’âge ou la provenance des matériaux utilisés.

J’ai appris à diriger un chœur avec des coaches plus âgés. En fait, quand j’ai commencé, je n’y connaissais rien. Je n’y connais toujours rien… Honnêtement, j’en sais juste un petit peu. Ce que j’ai appris sur le tas, c’est que d’abord il faut de la discipline. Et qu’il faut une bonne oreille, il faut être capable d’entendre l’intonation, la justesse ; ce sont des mots que j’emploie maintenant mais que j’ignorais quand j’ai commencé. C’est ce genre de choses que j’ai grappillé auprès des vieux maîtres. Quand cent personnes chantaient, ils étaient capables d’entendre immédiatement qui ne chantait pas comme il fallait. Quand vous dirigez un chœur de 200 chanteurs et que vous essayez de leur apprendre une harmonisation à quatre voix alors qu’en fait, ils chantent au moins huit parties différentes parce que chacun chante sa partie comme il l’imagine, et c’est particulièrement vrai des Coons, il faut être capable de les écouter, de tout entendre en même temps. C’est en les regardant faire que j’ai appris car ces chefs ne disaient jamais « viens, je vais te montrer » ou « passe à la maison je vais te faire un cours. » Il fallait venir aux répétitions, s’arranger pour être au premier rang des chanteurs et attraper ce qu’on pouvait y attraper, comprendre ce qu’ils disaient. C’est très important, surtout avec les Coons : ils ne sont pas faciles, il faut parler leur langage pour qu’ils comprennent.

Je me suis mis à « entraîner » les Tulips moi-même parce que j’avais un coach que je payais fort cher et, un jour, alors que j’écoutais la répétition, j’ai réalisé qu’il ne les faisait pas travailler correctement. Le chœur chantait faux. Ce coach est resté une heure et, quand il est parti, j’ai dit aux gars « maintenant on reprend, il y a quelque chose qui ne va pas, il y en a qui détonnent… » Depuis, c’est moi qui « entraîne » les Tulips, et je dirige aussi des chœurs de Coons pour les All Stars.

« Entraîner » un chœur, c’est à peu près la même chose pour les Coons et les Malay Choirs ; les Malay Choirs sont moins nombreux et plus disciplinés, c’est tout. Ceux qui viennent chanter pour les Coons, il y en a qui ont bu, d’autres qui sont drogués… Mais ce qu’il faut savoir c’est que, de toute manière, les chanteurs ne connaissent pas la musique, ils ne font que vous imiter, ils vous écoutent et ils font comme vous. Si vous leur chantez ce que vous voulez qu’ils chantent, ils le reproduiront. C’est le seul moyen. Alors il faut le faire bien. Vous arrivez avec vos chansons, vous écrivez les paroles sur un tableau et vous chantez le premier vers. Par exemple, en 2001, nous avons présenté « Nessun Dorma » comme chœur combiné, en italien. Il a d’abord fallu que moi j’apprenne les paroles et la mélodie d’après une cassette de Pavarotti. Le dimanche j’allais aux répétitions des Coons et je leur montrais « c’est comme ça que se chante le premier vers » et on le refaisait jusqu’à ce que ce soit bien. Il faut du temps et de la patience. Parce qu’il n’y a pas que la mélodie, il y a les harmonisations. Ce que chantent les basses, les ténors, les altos… Je n’ai jamais appris cela, je le fais d’oreille. Je fais la première voix, puis je fais la basse, j’ai l’impression que ça sonne bien, ça n’est peut-être pas correct pour quelqu’un qui a fait des études musicales, mais ça sonne bien à mon oreille, il n’y a pas de dissonance et quand je mets les deux ensemble, c’est harmonieux. Cela veut dire qu’il faut être capable d’entendre les quatre parties ensemble dans sa tête. Je compose donc les quatre voix dans ma tête et je les chante aux membres du chœur et, quand je les entends tous ensemble, ça donne une polyphonie fantastique. Mais je peux changer l’arrangement. Des fois, je rentre à la maison après une répétition et je me dis : « si je change la partie des basses ici, ça va sonner encore mieux. » J’entends les quatre voix, j’entends le chœur tout entier dans ma tête. Ça peut sembler étrange ; certains peuvent penser « ce type est fou » mais je l’entends, je l’entends dans ma tête et c’est comme ça que ça marche.

Pour composer, c’est un peu la même chose. Parce que je n’ai reçu aucune instruction musicale formelle, tout se fait d’oreille. Je ne sais pas écrire la musique. Alors, il arrive que je prenne un bout de mélodie ici, un autre là et que j’y ajoute mes paroles. Je ne sais pas si on peut appeler ça composer. Peut-être c’est simplement composer les paroles. Mais on utilise souvent les mélodies des autres. Moi aussi bien que mes confrères dans cette musique traditionnelle : aucun d’entre nous n’a été formé musicalement. Cela aussi, je l’ai appris des vieux maîtres, cette façon de faire une compilation de mélodies, de modifier un peu une mélodie pour qu’elle colle mieux à la chanson, à l’histoire. Et ce n’est pas si simple. Quand j’ai commencé, je ne savais pas ce qu’était une modulation, je ne l’ai appris que plus tard, comment il fallait changer de tonalité. Mais ça ne m’a pas mal réussi, je compose ainsi parce que c’est la tradition, et parce qu’en compétition j’ai eu pas mal de succès.

Je compose la musique indépendamment des paroles. Je fais d’abord la mélodie et je mets ensuite les paroles. Des fois, les idées ne viennent pas facilement et quand arrive le Nouvel An, il faut composer de nouvelles chansons. Mais une fois que vous tenez le thème, que le premier vers est écrit, le reste suit sans problème. Ça ne vient pas tous les jours, on peut rester des heures avec le crayon en l’air et puis tout d’un coup… C’est pour cela que j’ai toujours un crayon et du papier dans ma voiture, parce que quand ça arrive, il faut l’écrire immédiatement.

Pour la musique, je me chante la mélodie dans ma tête, je construis la mélodie dans ma tête. Ensuite j’écris les paroles. Puis je vais voir David [Valesco] et Davey [Smith], je leur chante ce que j’ai composé et je leur demande de faire l’accompagnement. Souvent ils se battent pour savoir quels accords ils vont employer, l’un dit la mineur, l’autre ré mineur, et au bout du compte, ils vont se décider pour encore autre chose. Mais ils sont comme moi, autodidactes, personne ne leur a appris à jouer de la guitare. Pourtant ils savent exactement où se trouve chaque accord, chaque note. Alors nous nous réunissons, ils choisissent les accords, nous organisons les parties vocales. C’est difficile, et puis nous avons tendance à changer, mais il faut se décider et pouvoir dire « maintenant, c’est ainsi que nous allons le faire. »

Musique de prolétaires, musique communautaire

16Le mot « communauté » est employé dans divers sens, comme s’il absorbait différentes catégories de personnes en cercles concentriques. Au centre, les proches, la famille, ceux qu’on peut nommer, quels que soient les liens du sang, « oncle » ou « tante » ; puis le quartier immédiat qui, du fait de l’apartheid, est socialement homogène ; puis ceux avec lesquels on partage un élément important du mode de vie, la religion notamment ; puis l’ensemble des personnes qui naguère étaient classées métisses. C’est en considérant ce schéma simplifié que l’on peut comprendre comment la « tradition » est posée comme communautaire, bien qu’elle suscite des divisions au sein de la communauté, prise dans son sens le plus large. La musique des Coons et des Malay Choirs est une musique de prolétaires — et de lumpen prolétaires ; mais, comme elle porte l’héritage de la créolité, comme elle est la preuve de l’existence d’une culture créative, donc humaine, chez ceux dont l’humanité a été niée, elle est musique de l’ensemble de la communauté. Même si les éléments les plus instruits et les plus aisés la rejettent, ou se contentent de la consommer passivement. Depuis 1990, l’attitude d’un certain nombre de membres de cette « élite » métisse a d’ailleurs évolué ; là où ils ne voulaient voir que gangsters et drogués « faisant les singes pour distraire les blancs », ils commencent à reconnaître qu’ils sont aussi attachés (dans tous les sens du mot) à ces traditions.

  • 23  Fin 2001, un rand valait à peu près 0,11 euros.
  • 24  Un costume de Coon valait à peu près 350 rands en 2002 ; les costumes des Malay Choirs, plus éléga (...)

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les gens qui font partie d’un chœur ou d’une troupe de Coons sont pauvres. Ils ne gagnent parfois pas plus de 100 rands23 par semaine et ils ont une famille à faire vivre. Tout au long de l’année, ils n’ont aucune occasion de s’amuser. Le Nouvel An, c’est le seul moment où ils le peuvent, parce qu’ils ont touché une prime ou qu’ils ont réussi à économiser 10 rands chaque semaine pour participer au carnaval. Et ça coûte de plus en plus cher24. De l’autre côté, le carnaval aide beaucoup de gens à vivre. Il y a les femmes qui font les rosettes en tissu pour les costumes ou les nœuds papillons, celles qui préparent les samosas que les chanteurs vont manger pendant les répétitions ou les compétitions. Il y a beaucoup de gens qui gagnent un peu d’argent grâce au carnaval.

En outre, nous donnons une occupation aux jeunes ; pendant qu’ils chantent, ils ne traînent pas dans la rue. Il n’y a rien, absolument rien pour les jeunes dans les townships. Nous essayons de les occuper, de leur donner l’occasion de faire quelque chose d’agréable tout au long de l’année et, en même temps, quand le chœur donne un concert, ils peuvent gagner un petit quelque chose qui leur permettra d’acheter un costume de Coon pour défiler à la fin de l’année.

Mais ce que nous faisons n’est ni toujours bien compris ni toujours bien vu. Les gens instruits dans notre société nous méprisent et disent « noooooon, il ne faut pas aller au carnaval, ce ne sont que des bandes d’imbéciles qui tournent en rond. » Nous voulons en finir avec ce type d’idées. Il y a parfois des personnes qui ne se tiennent pas bien. Mais ces fêtes sont célébrées par des gens qui sont totalement et complètement au bas de l’échelle sociale ; c’est le seul moment de l’année où ils peuvent s’amuser ; après, retour à la normale, à nouveau au turbin, ils ne peuvent plus se permettre la moindre distraction. Je crois que c’est un peu partout la même histoire : ce sont surtout les paysans et les classes les plus pauvres qui font vivre la tradition et la culture. Ce qu’ils font n’est pas dégradant, ils ont leur façon de s’exprimer, d’extérioriser leur joie, mais parfois il y a des débordements.

Il ne faut pas oublier non plus les stigmates de l’apartheid. Il y a des gens qui sont contre les Malay Choirs et les Coons, qui pensent que ce qu’ils font est « indigne » parce qu’ils ont le sentiment que le gouvernement de l’apartheid les a utilisés pour montrer au monde que les « métis » étaient heureux. Il y avait une expression, les « Joyeux Hottentots » (Jolly Hotnots) employée pour signifier cela ; pour cette raison, ils pensent qu’il ne faut pas célébrer le carnaval, qu’il faut le condamner. Mais cela n’a jamais reflété notre état d’esprit. D’autre part, dans les Coons et les Malay Choirs, il y a beaucoup de musulmans et maintenant il y a des dirigeants religieux pour dire que l’islam ne doit pas tolérer ces manifestations. Je ne comprends pas pourquoi, car je ne connais aucun enseignement coranique disant qu’il est interdit de chanter. Je ne comprends pas pourquoi ils sont contre ; peut-être est-ce toujours pour les mêmes raisons politiques.

Perpétuer la tradition

17L’importance de la musique est telle qu’elle peut être comparée à celle de la religion, même si elles ne sont pas vraiment du même ordre. Toutes deux cependant pèsent sur l’organisation de la vie. De la vie personnelle d’un homme comme Anwar Gambeno, de la vie de la communauté tout entière car, ce que la tradition met en jeu, c’est l’existence même de la communauté ; ce que sa continuation signifie, c’est la survie de la communauté. On retrouve ici un thème récurrent dans la plupart des entretiens que j’ai conduits au Cap. la perpétuation des fêtes du Nouvel An et des musiques qui les accompagnent est immanquablement associée à la continuation de la vie de la communauté. D’une communauté qui possède ses caractéristiques, sa personnalité, sa culture mais qui est en même temps ouverte ; d’une communauté qui a survécu à toutes sortes de tribulations, l’esclavage, le racisme, l’apartheid, les déplacements forcés ; d’une communauté qui, par conséquent, a connu la menace de la désintégration, de la dépersonnalisation, qui concrètement a été en butte à la négation de son existence en tant que collectivité d’êtres humains dignes et autonomes. Les plus défavorisés ayant survécu dans et par l’oralité, il n’y a donc rien de surprenant si la musique de transmission orale est devenue le symbole de leur survie à travers les temps, de leur indestructible résilience. Transmettre ces traditions ; former les jeunes pour qu’à leur tour ils forment leurs enfants ; reproduire des instruments disparus qui témoignent eux aussi du caractère composite de la tradition — donc de l’histoire des métis, des mélanges entre ce qui existait en Afrique du Sud avant l’arrivée des blancs, ce qui est arrivé avec les esclaves et ce que les Américains ont apporté ; telles sont donc les tâches impératives que doivent accomplir ceux qui sont aujourd’hui actifs. Mais, dans le monde contemporain, dans la « nouvelle » Afrique du Sud, ils ne peuvent plus se satisfaire des formes d’auto-apprentissage qu’ils ont eux-mêmes connues.

18Anwar Gambeno, un des chefs de chœur les plus conscients dans le monde des Malay Choirs et des Coons, pense maintenant en termes de collectage et d’école. Si Anwar Gambeno conçoit l’école qu’il souhaite créer formellement, avec le soutien et la reconnaissance des pouvoirs publics, comme un lieu où le savoir informel des Anciens sera encore enseigné oralement, il voudrait que la recherche vienne désormais consolider ce savoir. C’est un appel qu’il lance au terme de ce récit, un appel pour que les chansons de la tradition, telle qu’on l’entend au Cap, soient recueillies, paroles et surtout musiques, systématiquement par ceux qui possèdent les compétences nécessaires, afin que demain les jeunes puissent disposer de la totalité d’un patrimoine qui, autrement, risquerait de disparaître.

Je suppose que viendra un temps où il faudra que je dise « voila, ça y est, il faut maintenant que je pense sérieusement à mes autres engagements. » Ma femme a déjà fait le pèlerinage à la Mecque et cela fait un certain temps qu’elle insiste auprès de moi pour que j’y pense aussi. Alors, il va falloir qu’un de ces jours je me décide à suivre cette route. Dans quelques années, nous ferons le pèlerinage ensemble, moi pour la première fois, elle pour la deuxième ou troisième fois. Il va falloir que j’y pense sérieusement, mais cela ne veut pas dire que j’en aurai fini avec la musique. Parce qu’il y a mes engagements religieux et il y a mes autres engagements, mes engagements sociaux envers la tradition parce que la tradition et la culture du Cap sont extrêmement chères à mon cœur et que je tiens absolument à laisser quelque chose après moi qui montre que j’ai apporté quelque chose, et quelque chose d’important.

  • 25  « Solo » désigne ici une des catégories des compétitions officielles des Malay Choirs qui consiste (...)

La musique tient une place majeure dans ma vie. Ce que je vais dire peut prêter à controverses, il se peut que je sois un peu trop franc et que cela me cause des ennuis avec mes amis, mais la musique est tellement importante pour moi en ce moment que… Vous savez, c’est la religion qui devrait être la plus importante. La religion EST importante, elle joue un rôle essentiel dans la manière dont je vis, dans les principes qui gouvernent ma vie, dans la façon dont j’ai élevé mes enfants. Mais la musique aussi, la musique traditionnelle, le chant des moppies, des nederlands, des solos25. Elle a joué un rôle important dans l’éducation de mes enfants : je les ai intéressés à la musique, ma fille chante, mon fils chante, mon petit-fils chante, ma femme chante. Tout le monde chante dans cette maison, nous sommes tous actifs dans la culture. Et il faut se souvenir que la religion n’est pas la culture. Je peux me tromper mais la religion n’est pas ma culture. L’islam est ma religion mais la culture, c’est différent. Ma religion influence ma culture, elles sont liées, mais la religion n’est pas la culture. La religion gouverne ma vie, mon être tout entier, mes principes. Mais il en va ainsi également de ma culture et de la musique parce qu’il est capital pour moi de faire en sorte qu’elles ne se perdent pas. Vous savez, je ne suis pas là-dedans pour me remplir les poches. Dans notre musique, dans le carnaval des Coons, dans les Malay Choirs, dans les Christmas Choirs, il y a des gens qui ont des ambitions cachées, qui cherchent à se remplir les poches, à faire de l’argent facilement. Ce n’est pas notre intention. Il y a des avantages, et si nous bénéficions de quelques avantages, nous sommes plus que contents. Tout travail doit rapporter quelque chose. Mais, au bout du compte, ce n’est pas ce qui nous motive. Ce qui nous motive, c’est de préserver cette chose pour que les enfants de nos enfants puissent chanter les nederlands et les moppies, pour qu’ils puissent dire un jour « mon père, ou David [Valesco], ou Davey [Smith], ou Hadji [Johaar Kenny], a joué un rôle — même modeste mais un rôle significatif — dans la préservation de cette chose. Nous ne cherchons pas à devenir célèbres, mais si cela arrive, si on nous reconnaît dans la communauté par suite de nos efforts, si nos enfants, nos pairs, nos familles bénéficient de ce que nous faisons, qu’il en soit ainsi. Mais la fin des fins, c’est que cette chose soit préservée, sauvée et qu’on ne nous prenne pas pour des fous. Parce que nous ne sommes pas des fous. Nous ne courons pas dans les rues avec des ombrelles et le visage noirci pour divertir. C’est sérieux. Je crois que sans culture et sans tradition une société ne peut pas survivre. Il faut que nous ayons une culture, il faut que nous ayons une tradition. Et je crois que la culture du Cap est unique. Cette culture est pratiquée par des gens ordinaires, de la classe ouvrière, pas par des bourgeois qui gagnent 10000 rands par mois, conduisent une BMW et habitent les beaux quartiers. Ils ne pratiquent pas la tradition ; ils viennent la voir ; ils en font partie mais comme spectateurs et, parce que ce sont les gens des townships qui sont impliqués dans la tradition, les gens de la haute ne veulent pas être associés avec eux. C’est une forme de discrimination sociale.

Le carnaval et le Nouvel An sont l’occasion de pratiquer cette tradition. Je n’aime pas parler de politique ; mais, malheureusement, la politique est intervenue ici : notre communauté a été privée d’équipements, notre communauté a été empêchée de s’exprimer dans beaucoup de domaines, alors à ce moment de l’année, on se libère des frustrations accumulées. Cette tradition a été transmise de père en fils. C’est une des plus belles traditions du monde. Il n’y a qu’au Cap que nous faisons ce genre de choses. Que serait le Cap sans les Coons ? Pouvez-vous vous imaginer au Cap la nuit du 31 décembre sans les Coons ou les Malay Choirs ? Il faut que nous protégions cela. C’est pourquoi il faudrait étudier la musique et la tradition. Il faudrait trouver quelqu’un pour écrire les mélodies des nederlands, pour écrire les karienkels. Il faut absolument que tout cela soit sauvé, il n’est que temps. Le grand défi aujourd’hui est d’intéresser les jeunes à la culture, à la tradition.

  • 26  Instruments de percussion faits à l’origine dans des os animaux, puis petits cylindres de bois ten (...)
  • 27  Luth à long manche fabriqué par les Khoikhoi du Sud de l’Afrique du Sud au XVIIIe siècle. Il s’agi (...)
  • 28  Petit tambourin composé d’une peau fortement tendue sur un cadre circulaire et dépourvu de cymbale (...)

Nous voulons créer une école pour enseigner aux jeunes à jouer du banjo et de la guitare, pour leur apprendre à chanter les karienkels, parce que cet art disparaît, les jeunes ne s’y intéressent plus et il faut réveiller cet intérêt. En fait, nous avons commencé avec le chœur, nous avons formé des jeunes grâce au chœur. Mais l’intérêt doit être embrasé. Vous savez ce que c’est, ces gosses, ils deviennent de jeunes hommes, ils commencent à fréquenter les filles, l’intérêt se perd. Mais c’est bien. Qu’ils cessent de s’intéresser ; qu’ils rencontrent des filles ; ils reviendront. Parce qu’ils n’oublieront pas. L’école visera à enseigner le banjo, la guitare, le chant et la direction de chœur. Quand on a appris cela, on peut « entraîner » aussi bien les Malay Choirs que les Coons. Une chose à laquelle je tiens beaucoup est l’enseignement du banjo, c’est très important parce qu’on ne trouve pas de jeunes banjoïstes aujourd’hui et Boeta Davey [Smith] a beaucoup de choses à transmettre en ce qui concerne le banjo. En outre il y a d’autres instruments, des instruments traditionnels. Dans des concerts, on voit des Africains avec leurs instruments, une calebasse avec un manche et des cordes, c’est leur instrument traditionnel. Nous aussi nous avons nos instruments traditionnels : les bones26, que plus personne n’emploie aujourd’hui ; le ramkie27 ; le gammie28, c’est juste un petit tambourin mais il y a une manière particulière d’en jouer, et cela doit être enseigné aux jeunes… »

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Bibliographie

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KORNHAUSER Bronia, 1978, « In Defence of Kroncong » in Margaret J. Kartomi ed. : Studies in Indonesian Music. Victoria, Monash University, Centre of Southeast Asian Studies (Monash Papers on Southeast Asia .7.) : 104-183.

JEPPIE Shamil, SOUDIEN Crain eds., 1990, The Struggle for District Six, Past and Present. Cape Town : Buchu Books.

KIRBY Percival R., 1939, « Musical instruments of the Cape Malays », South African Journal of Science 36, december : 477-488.

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MARTIN Denis-Constant, 2000, « Le métissage en musique, un mouvement perpétuel, création et identité, Amérique du Nord et Afrique du Sud », Cahiers de musiques traditionnelles 13 : 3-22.

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Notes

1  Les termes anglais coloured et afrikaans kleurling sont habituellement traduits en français par « métis », bien que le sens de ce mot soit sensiblement différent de celui de l’expression « gens de couleur », plus proche des termes utilisés en Afrique du Sud, je me conformerai à cet usage en adoptant la pratique habituelle en Afrique du Sud d’une initiale minuscule afin de ne pas essentialiser le groupe ainsi désigné. Les métis sont, en majorité, les descendants d’esclaves amenés au Cap entre 1652 et 1834 d’Indonésie, d’Inde, de Madagascar, du Mozambique et d’Afrique de l’Ouest. Minoritaires au plan national (8,7% de la population totale), ils sont majoritaires dans la province du Western Cape. Ils se répartissent entre une minorité musulmane et une majorité de chrétiens appartenant à différentes confessions. Leur langue maternelle est dans la plupart des cas l’afrikaans, dont ils utilisent un dialecte particulier plus proche du créole originel que de l’afrikaans « renéerlandisé » par les blancs, mais presque tous sont aujourd’hui bilingues et quelques familles ne pratiquent que l’anglais. Destinés à former un groupe intermédiaire entre les blancs et les Africains, un groupe que la classe dirigeante d’origine européenne voulait maintenir dans sa dépendance, ils ont bénéficié au XXe siècle d’avantages économiques relatifs par rapport aux Africains mais n’en ont pas moins été frappés par la ségrégation et l’apartheid; ils ont notamment été victimes de déplacements forcés qui les ont contraints à quitter les quartiers proches du centre ville qu’ils occupaient; enfin, considérés comme « bâtards » et « dégénérés », ils ont probablement été les plus méprisés par les blancs.

2  Le mot Coon, auquel on substitue parfois Minstrel par souci de correction politique, vient des États-Unis où il sert d’injure raciste dont le français « raton » peut rendre le caractère odieux. Ce sens a été perdu pour la quasi-totalité de ceux qui participent au Coon Carnival ; il désigne le carnavalier, son costume, son maquillage et la troupe à laquelle il appartient. Il rappelle l’influence qu’ont eue durant la seconde moitié du XIXe siècle les compagnies de Black Face Minstrels, blancs puis afro-américains, qui visitèrent l’Afrique du Sud et y firent connaître des répertoires de chansons nouvelles, des instruments (notamment le banjo), des codes de comportement scénique et des formes de spectacle alors insoupçonnés (Martin 2000).

3  Malay, désignant au départ des personnes, esclaves ou libres, originaires de zones de langues malaises (donc surtout des îles incluses dans l’Indonésie contemporaine), est devenu au Cap un quasi synonyme de musulman avec des connotations qui y associent diverses pratiques culturelles, en particulier culinaires. Les Malay Choirs sont composés en majorité de musulmans mais, de même qu’il peut y avoir des musulmans dans les Christmas Choirs, certains Malay Choirs comptent aussi dans leurs rangs une minorité de chrétiens.

4  Tambour bâti sur la structure en bois d’un petit tonneau, comportant une seule peau, frappé alternativement des deux mains. Il figure l’instrument créole par excellence et est devenu symbolique de la musique métisse du Cap (Kirby 1939).

5  Ce terme est également utilisé dans les Malay Choirs.

6  Il n’existe pas à proprement parler de répertoires instrumentaux particuliers aux fêtes du Nouvel An, à l’exception de ceux des Christmas Choirs qui jouent des arrangements sur des hymnes chrétiennes, principalement des cantiques protestants, et de ceux qui sont joués pour certaines compétitions des Coons (best band on stage, par exemple) et ne possèdent pas d’originalité marquée. On ne les évoquera pas ici.

7  Une figure croche pointée-double croche-noire jouée deux fois sur une mesure à quatre temps.

8  Ajouts entre les notes pivots de la mélodie ou autour d’elles de broderies utilisant les hauteurs intermédiaires ou de trilles. Les chanteurs évoquent souvent à ce propos un « chant en quarts de ton » ; en réalité, les karienkels procèdent le plus souvent par tons entiers.

9  Les éléments d’histoire de la vie d’Anwar Gambeno qui suivent ont été recueillis au cours de quatre entretiens enregistrés à son domicile, dans le quartier de Mitchell’s Plain, en janvier et octobre 1994, ainsi qu’en décembre 2001 ; le dernier entretien s’est déroulé en présence de trois des « piliers » des Tulips : David Valesco, « Boeta » Davey Smith, « Hadji » Johaar Kenny, auxquels Anwar Gambeno fait quelquefois allusion. Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre d’une recherche sur « Culture, identité et politique chez les métis au Cap » financée par le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de la Fondation nationale des sciences politiques, avec le soutien de l’Institut français d’Afrique du Sud (Johannesburg) et de l’Université du Western Cape (Le Cap).

10  On peut entendre Anwar Gambeno en soliste et les Tulips dans le CD : Les ménestrels du Cap, chants des troupes de carnaval et des chœurs « malais », Paris, Buda, 2002 (référence 198 610-2, distribution Universal).

11  Les chanteurs et coaches se réfèrent souvent aux chansons en utilisant un titre déformé ou abrégé, voire des éléments d’un vers. Le titre exact de cette chanson est « Love Letters in the Sand », musique de J. Fred Coots, paroles de Nick et Charles Kenny. Elle date de l’entre-deux guerres mais connut un grand succès en 1957 dans l’interprétation de Pat Boone.

12  En réalité « Come Back to Sorrento », chanson napolitaine dont le titre original est « Torna a Surriento », composée en 1904 par Ernesto di Curtis . Elle fut utilisée en 1930 dans le film Paramount on Parade, chantée en italien par Frank Sinatra après la seconde guerre mondiale et figure au répertoire des « Trois ténors » (Luciano Pavarotti, Placido Domingo, José Carreras).

13  Avant les années 1960.

14  Une des lois fondamentales de l’apartheid adoptée en 1950 obligeant les personnes classées selon les catégories du Population Registration Act de 1950 à habiter à l’intérieur des zones qui leur étaient attribuées. En vertu du Group Areas Act, un certain nombre de quartiers du Cap dont la population comprenait une majorité ou un nombre important de métis, dont District Six et Claremont, furent déclarés « zones blanches ». A partir du début des années 1960, ils furent systématiquement évacués. Claremont devint exclusivement blanc tandis que District Six fut rasé, les luttes anti-apartheid empêchant qu’il soit reconstruit. Les métis chassés des zones blanches furent relogés dans des quartiers neufs, les townships, situés dans des plaines sablonneuses entre la baie de la Table au nord et la fausse Baie au sud, à des distances variant entre 10 et 35 kilomètres du centre ville (Jeppie, Soudien 1990).

15  Autre quartier de la banlieue sud.

16  Un des premiers townships construits pour les métis déplacés au sud-est du centre ville.

17  Littéralement « bras long », style de danse où les partenaires se tiennent les bras tendus à l’horizontale, pratiqué surtout dans les bals métis sur des musiques aux rythmes sautillants, jouées par des orchestres qui mettent aujourd’hui en vedette un saxophoniste utilisant un ample vibrato sur fond de clavier électrique.

18  Groupe d’immeubles à l’architecture soignée, aux appartements équipés de tout le confort ; images d’un habitat moderne à la limite de District Six, ils furent épargnés par les destructions.

19  Un enfant ou un adolescent y interprète une chanson, le plus souvent une chanson d’amour, empruntée aux variétés internationales.

20  Sur les noms des troupes et leurs significations symboliques, voir : Martin 1998.

21  « Got a Funny Feeling » était l’une des chansons mineures interprétées par Cliff Richard dans le film The Young Ones (1961, mis en scène par Sidney J. Furie) qui lança sa carrière cinématographique et dont la distribution comprenait également l’actrice sud-africaine Carol Grey.

22  Homme politique populiste, habile orateur, parfois traité péjorativement de « Coon », il est devenu depuis le Premier ministre de la province du Western Cape.

23  Fin 2001, un rand valait à peu près 0,11 euros.

24  Un costume de Coon valait à peu près 350 rands en 2002 ; les costumes des Malay Choirs, plus élégants, mieux coupés, sont encore plus onéreux.

25  « Solo » désigne ici une des catégories des compétitions officielles des Malay Choirs qui consiste en l’interprétation d’une chanson, le plus souvent empruntée aux répertoires des variétés, par un seul chanteur accompagné du groupe instrumental. C’est l’un des domaines où excelle Anwar Gambeno.

26  Instruments de percussion faits à l’origine dans des os animaux, puis petits cylindres de bois tenus par paire dans chaque main et entrechoqués ; ils ont été introduits au Cap par les troupes de Black Face Minstrels américains (Winans 1984).

27  Luth à long manche fabriqué par les Khoikhoi du Sud de l’Afrique du Sud au XVIIIe siècle. Il s’agit probablement d’un compromis entre des instruments à cordes pincées d’origine portugaise, dont probablement le rabequinha, apportés par des esclaves venus d’Indonésie et des luths indigènes ; il semble que, au XIXe siècle, il ait évolué sous l’influence du banjo popularisé par les Black Face Minstrels (Kirby 1939, Rycroft 1984).

28  Petit tambourin composé d’une peau fortement tendue sur un cadre circulaire et dépourvu de cymbales.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Anwar Gambeno au tambour ghoema avec Ricardo Trompeter au banjo.Alliance française de Mitchell’s Plain, septembre 1999.
Crédits Photo : Denis-Constant Martin
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/739/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 300k
Titre Fig. 2 : Anwar Gambeno jouant du tambour ghoema avec les Tulips en uniforme de Coons. Alliance française de Mitchell’s Plain, septembre 1999.
Crédits Photo : Denis-Constant Martin
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/739/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 216k
Titre Fig. 3 : Anwar Gambeno et le « noyau dur » (core group) des Tulips en habits de Malay Choir, 1999.
Crédits Photo d.r.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/739/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 225k
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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Anwar Gambeno »Cahiers d’ethnomusicologie, 15 | 2002, 133-154.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Anwar Gambeno »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 15 | 2002, mis en ligne le 11 janvier 2012, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/739

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Auteur

Denis-Constant Martin

Denis-Constant MARTIN est chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de la Fondation nationale des sciences politiques (Paris) ; il enseigne un cours de « Sociologie des musiques populaires » à l’Université de Paris 8-Saint Denis. Dans le cadre de ses travaux sur les relations entre culture et politique, il termine une étude sur « Identité, culture et politique chez les ‘métis’ au Cap ». Il a récemment publié La France du Jazz, musique, modernité et identité dans la première moitié du XXe siècle (2002, avec Olivier Roueff).

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