Jérôme Cler : Musiques de Turquie
Jérôme Cler : Musiques de Turquie. Paris : Cité de la Musique/Arles : Actes Sud, collection « Musiques du monde », 2000. 186 pages, illustrations et photographies en noir et blanc, lexique des termes musicaux, bibliographie, discographie, accompagné d’un disque compact.
Texte intégral
- 1 A ce jour, quatre titres sont parus dans la collection «Musiques du monde» de la Cité de la Musiqu (...)
1Vingtième titre de la collection « Musiques du Monde » des éditeurs Cité de la Musique et Acte Sud, l’ouvrage de Jérôme Cler y trouve tout naturellement sa place, et c’est une entreprise heureuse, d’abord parce qu’il s’inscrit dans une collection où l’aire moyen-orientale et l’Asie centrale sont encore peu traitées1 ; mais encore parce que cette publication comble du coup un quasi-vide dans la littérature francophone d’ordre ethnomusicologique concernant la Turquie, qui est rare et a fortiori peu accessible au public non spécialisé.
2Résumer ce petit ouvrage d’introduction aux « musiques de Turquie » est par contre, une entreprise périlleuse. Il faut en découdre avec la mutitude d’informations très concentrées, touchant à l’organologie des principaux instruments, à l’organisation des séquences rythmiques, à l’histoire des genres musicaux et à l’évolution du statut des musiciens depuis l’Empire ottoman jusqu’à aujourd’hui. Transversalement, les notions de traditionalisme, de nationalisme, de nostalgie ou d’authenticité sont abordées dans la pluralité des contextes : urbains ou ruraux, nomades ou sédentaires, religieux ou séculaires, présents ou passés, théoriques ou pratiques, etc. Le champ évoqué par le seul titre du livre est foisonnant, ambitieux (surtout en 167 pages de texte) et protéiforme, et c’est à cette gageure que le lecteur est confronté d’emblée.
3Dans un bref préambule, l’auteur nous introduit à ses premiers pas en Turquie. En sa qualité d’envoyé d’un grand maître de saz exilé à Paris, il pénètre les arcanes des deux grandes institutions étatiques qui semblent avoir une mainmise absolue sur la conservation, la transmission et la production de musique : le conservatoire universitaire et les studios de la Radio. Très vite, ses interlocuteurs renvoient dans leur discours à l’idée d’une distinction nette entre une musique « savante » et une musique « populaire », alors même que de fait, la Radio d’Etat semble homogénéiser le répertoire en « une seule musique officielle, celle de la Radio qui « classicisait » les répertoires ruraux et semblait d’un même mouvement « vulgariser » la musique ottomane, jugée trop élitiste » (p. 16). D’un côté donc, il découvre une musique officielle uniformisée et centrée sur la performance radiophonique, et de l’autre des formes plus « traditionnelles » qu’il étudie dans le soufisme mevlevi et dans les répertoires ruraux.
4Le constat de ce paradoxe — révélateur d’une ambivalence mais non d’une contradiction — renvoie l’auteur à explorer, dans le premier chapitre, le lien entre l’élaboration d’une musique traditionnelle et la construction d’une identité nationale en Turquie. Car rien n’est moins innocent que la musique dans la conception kémaliste de la révolution nationale, qui fonde l’État turc en 1922. Ainsi, l’État doit créer une identité nationale qui établirait une « unité parfaite entre l’origine ethnique, le territoire et le nouvel État républicain » (p. 20). L’opposition entre « musique populaire » (halk müzigi) et « musique d’art » (sanat müzigi) est donc l’objet d’une manipulation idéologique à partir de laquelle peut émerger l’idée de « turcité » ou de « turquisme » (türkçülük), concept-clé du nouvel édifice culturel. L’État, en se construisant une tradition « authentique » de la nation, assoit sa légitimité en traçant des nouvelles frontières. Il doit ainsi opérer une série de coupures qui, en distinguant, hiérarchisent : alors que le « populaire » symbolise — à travers le peuple des campagnes anatoliennes — l’exaltation d’une authenticité dépourvue d’influences étrangères, le « savant » — produit de la cour ottomane et de l’élite urbaine — symbolise les influences étrangères (persanes, byzantines et arabes). La nation se construit donc à travers un « nettoyage » culturel des influences étrangères traduit par une « réforme » du code musical, mais aussi linguistique, scriptural, vestimentaire, censée « ressusciter un fond originel purement turc » (p. 21).
5S’ensuivra la répression de la musique classique dès les années vingt : les confréries soufies, qui pratiquent « l’audition mystique » (sama’) (p. 173) sont interdites ; la section orientale du conservatoire d’Istanbul est fermée, et la musique classique ottomane, accusée d’être « étrangère », « métissée », « morbide et irrationnelle », « subordonnée à l’expression pathologique du sentiment et de la nostalgie artificielle » (p. 22) est interdite à la radio. Dès 1948, le conservatoire et la Radio inaugurent la « tradition » des chœurs (koro), une forme qui semble incarner l’identité collective basée sur la « turcité ». La réforme, visant à une « évolution » locale, se matérialise par la diffusion radiophonique de musiques régionales réorchestrées, ainsi que par la création, dans les villes, des « maisons du peuple » (halk evleri) également vouées à la collecte et à la transcription des musiques rurales. Ces réformes culturelles auraient finalement échoué, en ce sens que « les paysans ne se sont pas vraiment reconnus dans la réinvention de leur tradition par l’État turc républicain » (p. 33). L’auteur montre qu’ils ont plutôt intégré à leurs propres répertoires des chansons d’autres régions, dans un esprit syncrétique…
- 2 Walter Feldman: Music of the Ottoman Court, Berlin: Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1996.
6La « musique d’art » ottomane (sanat muzigi) est peut-être justement le résultat d’une telle « synthèse créatrice » (p. 35), et non d’emprunts forcés comme le prétend le discours officiel. Elle constitue à ce titre l’objet du second chapitre, où l’auteur s’attache à décrire l’émergence d’une culture « proprement ottomane » — dont l’âge d’or se situe au xviie siècle — dans une perspective socio-historique proche de celle de Walter Feldman2. Ainsi, à la vision réductrice d’une « civilisation étrangère à l’âme turque » se substitue l’image inverse « d’une “turcité” fondamentale de cet Empire multiethnique où le palais même intégrait toutes les origines, de l’Europe orientale à la Transoxiane et au monde arabe » (p. 36-37). La culture de la cour est ainsi le produit d’une « attitude syncrétiste » (p. 36) des tribus nomades türks, perméables à l’assimilation dans la culture sédentaire lors de leurs migrations vers l’Ouest, et de celle des « élites citadines iranisées », une catégorie en soi très hétérogène.
7Ainsi, dès le xve siècle, naît à la cour de l’Empire, une musique ottomane distincte de celle qui se joue à Herat, Damas, Bagdad ou Alep. Elle est transmise oralement jusqu’au xviiie siècle par des pratiquants appartenant à des catégories très variées : les müezzin, les esclaves musiciens éduqués au Palais, les femmes (dans le cadre du harem), les danseuses et harpistes tsiganes (çengi), les poètes-compositeurs (musulmans, juifs ou chrétiens), ou encore les « compagnons de faveur » (musahib), musiciens personnels du sultan. Face à la diversité des acteurs et à la préexistence des échanges de musiciens de l’Espagne à la Transoxiane, l’auteur déduit que la tradition musicale ottomane « n’était pas basée sur des principes ethniques : seuls le goût et les conventions musicales fondées sur le « makam », importaient » (p. 47).
8Une autre particularité de la politique musicale de l’Empire réside dans l’intégration du clergé à l’administration. Ainsi les imams, muezzins et ulemas ont souvent pris part à la musique séculière de la cour tout en répandant en retour la musique profane dans la mosquée. Ce type d’ambiguïté tend à remettre en cause la distinction des théoriciens entre une musique instrumentale séculière (musiki), qui relève de la théorie des échelles musicales et de l’économie modale (makam), et d’autre part, le genre du chant sacré ou religieux — constitué par la cantillation coranique —, musique vocale et domaine des ulemas. Par ailleurs, dès le xviie siècle apparaissent à la cour les joueurs de flûte ney issus du soufisme mevlevi. Si de nombreuses personnalités influentes — jusqu’au sultan Selim III — appartenaient à l’ordre, les formes musicales véhiculées à travers la pratique extatique du dhikr, l’audition mystique (sama’), ou la cérémonie de l’ayîn se sont fortement développées à la cour d’Istanbul, si bien que les conceptions mystiques des mevlevi semblent toucher tous les milieux sociaux. Avec la sécularisation progressive des structures de l’Empire, l’auteur observe l’apparition au xixe siècle de genres musicaux, parmi lesquels on note les orchestres militaires masculins et féminins (mehter), ainsi que le genre « léger » des chansons urbaines (s¸arki). Ce dernier exemple souligne bien, par la pratique partagée des luths et du poème épique, les échanges qui prévalaient sous forme d’une diffusion progressive des campagnes vers la cour, et inversement : « les musiciens professionnels de la cour entretenaient des relations suivies avec des troubadours as¸ik, qu’ils intégraient dans les concerts privés. Ceux-ci avaient également la maîtrise des répertoires soufis » (p. 62).
9Au niveau de la matière musicale, la mélodie des makam, liée à l’idée de mode et de rang, contient aussi celle d’une émotion, d’un moment choisi, constituant un « ethos » (p. 64). Ainsi la particularité esthétique de la performance du taksim réside dans la forme d’improvisation non mesurée, qui expose parfaitement la grammaire du makam et la liberté personnelle de l’improvisateur. L’instrument de prédilection des taksim est le luth à long manche, tanbûr, considéré par les théoriciens — de Farabi à Cantemir — comme « le plus parfait et complet de tous les instruments » ; à ce titre, il est l’emblème de la tradition qui se construit à la cour.
10Dans une troisième partie, Jérôme Cler pose la question de l’autochtonie à travers l’influence des nomades türks sur la tradition poétique, qui est incarnée par la figure du troubadour et chanteur itinérant (as¸ik), littéralement : « amoureux » ou « poète musicien ». Son apparition au xiiie siècle semble correspondre à l’émergence d’une tradition littéraire anatolienne en langue turque (hikmet), constituée de textes narratifs composés de quatrains versifiés. L’as¸ik est d’abord une figure du local, puisqu’il a le rôle d’entretenir la mémoire collective du groupe par la pratique de l’épopée héroïque. Le cadre rituel de ces récits peut varier, de la réunion masculine villageoise aux formes de joutes poétiques pratiquées dans les « maisons de thé » dans les villes. Le as¸ik symbolise aussi une appartenance identitaire à une culture de pasteurs nomades turcs apparentés à l’Asie centrale, qui fait face aux sédentaires, des turcs citadins iranisés et proches d’un islam sunnite. La fonction des as¸ik est souvent identifiée à celle des baba, chefs charismatiques, poètes et saints personnages initiateurs de confréries soufies apparentées au shi’isme, comme le bektas¸isme. Les as¸ik sont aussi jusqu’à aujourd’hui, les porte-parole d’une opposition au sunnisme orthodoxe dominant. Ils constituent donc des figures révélatrices d’une interface entre le niveau local et intimiste du village et l’engagement politique global dans les mégapoles, et au-delà, ce qui dénote une imbrication des champs politique, religieux et poético-musical.
- 3 Ce thème de la nostalgie mériterait sans doute une analyse plus complète dans le code musical du m (...)
11Au niveau formel, Cler repère les analogies entre les structures poétiques et musicales, en particulier les formes rythmiques (usul). Dans les répertoires des campagnes, la pratique de rythmes asymétriques « boîteux » (aksak) est courante. Des correspondances semblent émerger entre les rythmes, les pas de danse et la métrique issue des registres poétiques, de même qu’entre la voix du chanteur et le son du saz qui la prolonge dans un même « souffle » (hava) : le souffle du chanteur est ainsi « soit expiré complètement dans une phrase musicale dépourvue de toute contrainte métrique » (p. 111) : c’est l’air long (uzun hava) ; « soit « brisé » (kirik), lorsque la prosodie s’inscrit dans un mètre musical » (ibid.). Ces deux termes constituent une distinction fondamentale dans la typologie des genres musicaux en Anatolie. Quant à l’affect associé, il relève de la nostalgie, et développe le thème de l’éloignement et de la séparation, constituant une caractéristique importante de l’imaginaire anatolien3 : le « sens de l’exil » (gurget). Enfin, si la contrainte rythmique des formes poétiques règle strictement le quatrain en heptasyllabes rimés selon le schéma AABA, « le jeu de sonorités n’est jamais loin des jeux sémantiques, de sorte que bien souvent les doubles sens y abondent » (p. 117). Ainsi la prédilection pour l’impair et l’asymétrie dans la versification rejoignent la particularité des rythmes aksak, témoins de l’expression d’une identité rurale d’ascendance nomade.
12Dans le chapitre suivant, l’auteur décrit la performance dans les régions de hauts pâturages d’été. Si chaque village peut être présenté comme une « microculture » (p. 123) en fonction du degré de sédentarisation de sa population, il note l’existence d’une « sociabilité musicale réduite, d’intimité, dont le champ lexical mêle l’affectivité, l’idée du cercle restreint et la musique » (ibid.). L’expression du registre de l’intime (partagé d’ailleurs par d’autres cultures au Moyen-Orient, voir Lambert 1997), est atteint par la conversation ou le « commerce agréable » (muhabbet etmek ou sohbet etmek) (ibid.), et lié au sentiment d’amour (yarenlik), terme dont le champ sémantique exprime l’amitié, l’amour divin, la plaisanterie et la chaleur de la réunion joyeuse. La performance musicale est donc étroitement liée aux formes de solidarité et d’amitié. Et une pluralité de contextes en offre la mise en scène : le chant et le jeu du luth saz dans les rituels mystiques pratiqués par les Alévis, les festivités de mariage, l’accompagnement des danses. Aussi le musicien villageois s’inscrit dans un réseau d’interconnaissance relativement local, en fonction de sa connaissance du répertoire ; il est à ce titre considéré plutôt comme un « artisan » (usta), contrairement à l’« artiste régional » (mahalle sanatcisi) — dont la connaissance de l’écriture musicale assure prestige et autorité — qui fait partie de la catégorie de « lettrés » (hoca), et peut à ce titre être engagé à la Radio.
- 4 Martin Stokes, The arabesk debate. Music and Musicians in Modern Turkey, Oxford: Clarendon Press, (...)
13En dernier lieu, l’auteur s’interroge sur la tradition des as¸ik dans le contexte moderne. A ce titre, le renouveau du saz, « considéré comme l’instrument par excellence » (p. 152) semble révélateur. Promu par la Radio, les conservatoires et l’accès de la culture alévi sur la scène publique, il symbolise l’unité nationale mais aussi la lutte révolutionnaire des alévis et la « tradition rurale authentique ». Aussi, la pratique de cet instrument devenu prestigieux se diffuse largement auprès des jeunes des villes, et contribue au renouveau de la musique populaire. Parallèlement coexiste la culture arabesk, « phénomène majeur de la modernité urbaine turque des années quatre-vingt » (p. 159), issue du cinéma égyptien des années trente et de la traduction de ses musiques. Largement diffusé par les cassettes et les concerts, le genre arabesk est décrit par l’ethnomusicologue Martin Stokes4 comme la « culture du dolmus¸ » (les taxis collectifs). A travers la synthèse qu’il opère entre les divers styles et traditions, il manifeste l’identité des migrants du Sud-Est. S’il emprunte le registre de l’expressivité et du sentimentalisme, ses leitmotives sont l’exil douloureux, le fatalisme et l’amour. La culture arabesk est aussi le lieu d’affrontements entre les tenants du traditionalisme et de la modernité, au point que « les adversaires de l’arabesk, au nom du saz et de la halk müzigi, ne reconnaissaient pas dans ces populations déplacées, déracinées, ayant perdu leurs repères à distance du terroir d’origine, la capacité de créer une tradition » (p. 162). Pourtant, si les contextes de production des deux domaines de la musique savante et rurale (sédentaire ou nomade) tendent à disparaître, le renouveau du répertoire rural (türkü) à travers l’engouement des jeunes pour le saz, ainsi que l’apparition de nouveaux répertoires urbains (s¸arki, arabesk ou pop) et de techniques constamment renouvelées (jeu sur l’électro-saz, jeu sans plectre, techniques digitales, tapping…) dénotent une réinvention de la tradition aujourd’hui. D’autant que l’élan vers un « retour aux sources » et la recherche d’une authenticité tend, à force de créer un discours sur la tradition — discours empreint de nostalgie ! — à créer la tradition elle-même qui, après tout, n’est peut-être justement qu’un discours… « sur la tradition » (p. 166).
14Cet ouvrage concis est illustré par des exemples sonores qui complètent judicieusement les propos de l’auteur. Les vingt plages — dont sept ont été enregistrées par l’auteur et plusieurs autres sont inédites en CD — retracent assez fidèlement, en 52 minutes, le parcours textuel. L’ensemble évoque la pluralité des genres, des rythmes, des instruments, des techniques vocales et des registres émotifs.
15On retiendra de l’ouvrage son mérite essentiel : à travers une approche très large et bien documentée des musiques turques, Jérôme Cler montre bien que la division entre une musique « nomade » et une musique « sédentaire » ou urbaine est une opposition relative aux contextes culturels, historiques ou discursifs en Turquie. En tirant parti de la « porosité » des limites entre les sphères musicales (savant/populaire, moderne/traditionnel, urbain/rural, religieux/profane, autochtone/métissé, etc.), il révèle la nature ambivalente du champ étudié et les glissements permanents d’une catégorie dans l’autre, ce qui a l’avantage de ne pas réduire l’extrême plasticité de la culture étudiée.
- 5 Jean During, Quelque chose se passe. Le sens de la tradition dans l’Orient musical. Lagrasse: Verd (...)
16Toutefois, il souffre peut-être de l’excès de ses qualités : l’abondance de détails empêche la prise de recul nécessaire face aux enjeux et aux concepts-clés de l’analyse. Ainsi, les thèmes de l’ethos nostalgique, la distinction entre authentique et traditionnel (et la valeur subjective de cette terminologie) dans les discours indigènes, la question de la transmission, ou l’élaboration d’un traditionalisme d’Etat (par exemple à travers l’hymne national) auraient sans doute gagné à une meilleure mise en valeur. Par ailleurs, le lecteur attentif aux formes contemporaines ne peut que regretter la disproportion — reflétant les choix de l’auteur — entre une large place accordée à la musique classique ottomane (46 p.), alors que quelques paragraphes seulement sont consacrés au genre arabesk ou à la world music. Ce sont pourtant des phénomènes révélateurs d’une réélaboration (ou invention) de la « tradition » passée, mais pas simplement d’une déperdition. On ne peut ici qu’abonder dans le sens de Jean During5, pour qui l’ethnomusicologue « n’appréhende que du changement, du mouvement, de l’instable. On croyait avoir saisi le fond stable, la structure, l’essentiel, les archétypes, mais on avait simplement découpé une tranche d’histoire » (During 1995 : 34). Ainsi, tenter de décrypter des origines « chamaniques », des « processus cognitifs » (p. 108) des formes rythmiques, voir des « structures profondes » (p. 85) là où on constate le métissage et les profondes transformations liées à l’histoire, semble quelque peu illusoire sur le plan épistémologique, et surtout faiblement porter du point de vue heuristique. Excepté ces quelques réserves qui ne nuisent en rien à la grande richesse du texte, le livre et le disque de Jérôme Cler constituent un outil précieux, car minutieusement établi, et il est à ce titre un guide remarquable des musiques turques d’origine urbaine ou rurale.
Notes
1 A ce jour, quatre titres sont parus dans la collection «Musiques du monde» de la Cité de la Musique chez Actes Sud (sur un total de 19 titres) couvrant l’aire moyen-orientale, dont trois concernent le Maghreb et un seul l’Asie centrale.
2 Walter Feldman: Music of the Ottoman Court, Berlin: Verlag für Wissenschaft und Bildung, 1996.
3 Ce thème de la nostalgie mériterait sans doute une analyse plus complète dans le code musical du moyen-orient; on peut aussi se référer à l’article général de Jean Starobinski, «La nostalgie», Diogène 54/1996: 92-115. Pour une excellente analyse de l’atmosphère «ḥ̣ālī», où se mêle convivialité, intimité et recherche de la compagnie d’individus agréables dans les séances musicales à Sana’a, voir Jean Lambert, La médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite, Paris: Société d’Ethnologie, 1997: 39-70.
4 Martin Stokes, The arabesk debate. Music and Musicians in Modern Turkey, Oxford: Clarendon Press, 1992.
5 Jean During, Quelque chose se passe. Le sens de la tradition dans l’Orient musical. Lagrasse: Verdier, 1995.
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Référence papier
Luc Weissenberg, « Jérôme Cler : Musiques de Turquie », Cahiers d’ethnomusicologie, 13 | 2001, 236-242.
Référence électronique
Luc Weissenberg, « Jérôme Cler : Musiques de Turquie », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 13 | 2001, mis en ligne le 09 janvier 2012, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/731
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