- 1 Cet article a été élaboré sur la base d’une conférence que j’ai donnée en 1994 à la Société d’ethn (...)
1Ces dernières années, de nombreux articles ont traité des questions techniques et conceptuelles liées à la transcription ethnomusicologique1. Le problème soulevé par ces discussions est si complexe qu’on pourrait se demander si la transcription est vraiment une méthode de représentation adéquate. Nous assistons ici à une atteinte faite sans la moindre subtilité à l’intégrité du matériau, bien qu’elle soit probablement bénigne et involontaire. Une pratique relativement récente, fondée sur l’idéologie d’un espace-temps donné, se voit projetée dans un espace-temps culturel différent qui n’a jamais connu cette pratique. Nous appliquons une méthode chargée d’un lourd héritage (le système de notation de la musique occidentale) et ses résultats non moins chargés (l’édition, ou pire encore, « l’édition intégrale ») à un terrain virtuellement illimité comprenant des musiques et des cultures très différentes.
2On ne saurait sous-estimer les implications culturelles de la transcription comme moyen de communication et de préservation. Mettre quelque chose sur le papier n’est pas seulement affaire de technique. La transcription transforme un art oral en un art écrit, et l’abîme conceptuel qui sépare ces deux formes d’art est infranchissable. l’œuvre d’art qui apparaît sur le papier est érigée en absolu, comme extraite du temps. La version d’un chant censé être vécu dans l’instant et dans son contexte, avec des détails correspondant à une situation spécifique, devient soudain un objet immortalisé. Ce qui avant était une « pratique » devient tout à coup une « édition intégrale ».
3Cependant, en renonçant à la transcription, on ne fait qu’éluder la difficulté. Le problème de la transcription n’est pas un cas isolé ni une question purement méthodologique en ethnomusicologie, mais bien le miroir qui reflète le dilemme du terrain en général. Les musiques que nous transcrivons n’ont jamais, il est vrai, été destinées à être transcrites par ceux qui les jouent, encore moins à être étudiées par des gens de l’extérieur.
4Ce n’est pas la transcription mais la recherche scientifique en général qui transgresse les barrières culturelles. Tenter de résoudre la contradiction inhérente à l’ethnomusicologie en éliminant les méthodes ou en modifiant son point de vue ne fait qu’accroître la confusion. On pourrait imaginer par exemple que l’exécution musicale en tant que méthode de conceptualisation orale constitue un moyen plus authentique que la transcription pour apprendre les répertoires oraux. Cependant, dans le cadre de la recherche scientifique, il est impossible de communiquer la connaissance acquise par le biais de la pratique musicale sans manipulations ultérieures du matériau. Par conséquent, soit la performance musicale sort complètement du cadre scientifique, soit elle nous ramène au problème initial. En outre, apprendre une musique pour en faire un sujet de recherche ne peut être une démarche authentique, elle est nécessairement biaisée dès le départ car la recherche scientifique, par sa nature même, trahit la raison d’être et le contexte de l’art.
5En réalité, ce ne sont ni les besoins des interprètes ni les exigences morales et culturelles du monde occidental qui décident de notre manière de choisir et d’étudier le matériau, mais la politique des académies. En ethnomusicologie, le relatif abandon de l’étude des cultures traditionnelles éloignées au profit de musiques populaires plus accessibles, ainsi qu’un certain désintérêt pour la transcription et l’analyse en faveur de la description biographique et du contexte social viennent de ce qu’il est plus facile d’étudier et de communiquer ces dernières (ce qui ne veut bien entendu pas dire qu’elles soient dénuées de sens). Bien qu’il ne soit pas facile d’écrire un livre sur tel style de musique populaire américaine, il est infiniment plus difficile, plus coûteux, plus dangereux (terrain), plus astreignant (transcription et analyse) et moins gratifiant (en termes de carrière académique) d’étudier, par exemple, la structure micro tonale du maqâm iraqi. Aussi terre à terre que cela puisse paraître, derrière la question de la validité de la transcription se cachent des considérations pratiques : les chercheurs voudraient bien être à même d’acquérir et de communiquer une certaine somme de connaissance dans des temps de travail raisonnables !
6J’ai voulu rappeler au lecteur les problèmes conceptuels de la transcription liés à la question complexe du terrain en général, car pour moi les aspects techniques et concrets de la transcription découlent directement d’un problème conceptuel plus vaste. Je me propose d’analyser ici deux transcriptions, puis de les confronter à une description des caractéristiques essentielles de leur style d’interprétation. Nous verrons que les transcriptions dénaturent plus qu’elles n’éclairent l’essence rythmique de ces musiques ; le problème provient selon moi du fait que la transcription en tant que telle porte atteinte à l’intégrité du matériau. Pourtant, mon but n’est pas ici de prôner l’abandon de la transcription. La difficulté ne réside pas dans le fait que nous appliquions à d’autres musiques une méthode développée pour la musique occidentale, mais dans la problématique inhérente au rythme lui-même et dans la tension qui existe entre la représentation écrite et l’expérience orale.
7Il y a quelques années, j’écrivais dans un article sur le rythme libre et sa notation : « La notation n’exprime pas le rythme réel d’une interprétation musicale. Cependant elle reflète la structure rythmique sous-jacente et essentielle de la pièce ; c’est pourquoi elle constitue un point de départ plausible pour une discussion analytique » (Frigyesi 1993 : 61). Aujourd’hui je ne suis plus sûre que cela soit le cas ; il me semble que la notation est incapable de traduire certains aspects essentiels du rythme, entre autre la pulsation et la métrique que j’étudie ici.
8Nous utilisons le terme de « métrique » pour définir le sentiment de la périodicité au niveau restreint de la perception du temps, soit approximativement de une à quatre secondes. Il apparaît que l’être humain éprouve le besoin et a la capacité d’organiser les événements acoustiques continus en cycles récurrents de longueur plus ou moins identique. La métrique est la perception du regroupement régulier d’événements sonores selon des fonctions récurrentes de regroupement temporel. Nous appelons communément ces fonctions temporelles « pulsations » ou « temps » et un cycle de ces fonctions, « mesure ». Ce que nous nommons le « premier temps de la mesure » est la sensation du commencement d’un cycle temporel.
9Les termes de « métrique », « rubato » et « rythme libre » sont plutôt des classifications mécaniques de types de flux rythmique dans leur relation avec cette périodicité. D’ordinaire, le rythme métrique se réfère à une structure dans laquelle les événements musicaux correspondent essentiellement, et sans trop de problème, à un schéma d’imagination et de perception de cycles réguliers, c’est-à-dire que les notes telles que nous les entendons s’accordent avec notre attente de temps et de mesure réguliers. Nous parlons de rubato lorsque les événements musicaux s’écartent de ce schéma imaginaire sans le faire disparaître complètement de notre esprit ; nous faisons l’expérience d’une sorte de confrontation entre la régularité des cycles et l’événement musical réel. Dans le rythme libre, la musique coule de telle sorte que nous ne percevons plus la périodicité au niveau des temps et des mesures.
10L’inaptitude de ces définitions à rendre compte de l’expérience musicale saute aux yeux. Elles décrivent le rubato comme étant le phénomène principal exprimant la tension entre la périodicité sous-jacente et les événements musicaux, alors que n’importe quel auditeur de musique sait que le rythme métrique présente plus de tension dans ce domaine. La définition du rythme libre est tout aussi inadéquate : dans toutes les musiques à rythme soi-disant libre, nous entendons d’une façon ou d’une autre une périodicité et une pulsation.
- 2 La littérature sur ce sujet est si riche qu’il est impossible de donner ici des références bibliog (...)
11Qu’est-ce qui produit le sentiment métrique en musique ? Beaucoup d’encre a coulé pour définir la nature réelle de l’« accent », de l’« accentuation », de l’« accentuation dynamique », de l’« accentuation métrique », etc., ceci afin de se débarrasser de l’idée que notre sentiment du mètre découle exclusivement des accents dynamiques2. La plupart des théoriciens sont arrivés à la conclusion qu’un certain nombre de paramètres (la mélodie, l’harmonie, le rythme, la dynamique) produisent ensemble, et selon des combinaisons sans cesse changeantes, l’impulsion qui permet de percevoir le mètre. Tous les paramètres de la musique doivent sans aucun doute être pris en compte, car chacun d’entre eux participe au jeu de composition qui coordonne la perception du mètre ou qui la contredit. A tout moment du processus musical, certains de ces paramètres renforcent la sensation du mètre ou la contredisent.
Fig. 1 : Différents arrangements métriques possibles d’une mélodie
12Toutefois, cette définition ne permet pas de comprendre que la sensation de la métrique est d’abord engendrée par l’interprétation musicale et non par la structure mélodique et les valeurs rythmiques représentées généralement dans les notations. Dans le fragment mélodique de notre premier exemple (fig. 1), on pourrait imaginer au moins six arrangements métriques différents. Sans la barre de mesure, il est impossible de savoir lequel des arrangements est le bon. Pourtant, si nous les entendons jouer, leur mètre paraît évident dès l’énoncé des premières notes.
13Comment l’exécution musicale exprime-t-elle la métrique de façon aussi efficace et immédiate ? En d’autres termes, comment la barre de mesure est-elle interprétée ?
14Si nous admettons qu’une même séquence de notes puisse être jouée selon différents mètres, le mètre doit alors être créé grâce à la dynamique et au tempo de l’interprétation. Si la dynamique est à l’origine de la perception du mètre, il ne sera pas possible de créer une métrique sur des instruments tels que le clavecin ou l’orgue qui ne peuvent modifier leur dynamique sur une petite échelle temporelle. Le fait que l’auditeur n’éprouve aucune difficulté à percevoir les unités métriques sur un clavecin indique que c’est le moment de l’occurrence des événements musicaux, qui, le premier, donne le sens du mètre.
15En réalité, le claveciniste et l’organiste opèrent des changements dynamiques car aucun musicien sensible ne peut s’empêcher de presser plus fort sur les touches à certains moments ; l’auditeur a en effet l’impression d’entendre des crescendos et des diminuendos là où, objectivement, rien de tel ne se produit. Ce qui se passe est une illusion : le crescendo émotionnel se traduit par des changements rythmiques subtils qui, à leur tour, créent chez l’auditeur l’illusion du crescendo.
16Dans la terminologie européenne, ce temps subtil des événements musicaux qui va de pair avec l’expression émotionnelle et les changements dynamiques est dit « agogique ». Le terme « agogie » désigne les irrégularités du rythme à un niveau infime dans le but d’articuler le flux musical en fonction de sa métrique, de ses gestes et de ses phrases.
17La sensation d’un accent métrique est produite par un léger retard de la note jouée par rapport à l’attente abstraite du mètre. Dans une interprétation musicale où la pulsation, disons à la noire, serait donnée avec l’exactitude du tic-tac d’une horloge, nous serions incapables d’entendre des mesures (les auditeurs seraient obligés de les créer mentalement). Lorsqu’un musicien laisse peu de temps entre les mesures (passant hâtivement de la dernière note d’une mesure à la première note de la suivante), nous sentons que son jeu est inarticulé ; mais lorsque l’écart entre les mesures est trop grand, la musique semble trop accentuée et donne l’impression d’être « traînante ». Paradoxalement, pour donner la sensation d’une exécution rythmique précise, l’interprète doit éviter l’exactitude métronomique et jouer avec un très léger retard au début de chaque mesure.
18L’étendue et la régularité de ces retards dépendent du style, du genre, du contexte et du goût. On perçoit la métrique dans une sonate pour piano de Mozart, dans une valse de Johann Strauss ou dans le Rock’n roll ; pourtant la sensation du mètre et le caractère rythmique général de ces musiques diffèrent considérablement. Les danseurs savent très bien qu’une danse donnée ne peut s’exécuter que sur une certaine musique et pas sur une autre : une mazurka ne se danse pas confortablement sur la musique d’une polonaise ou d’une valse, même si ces danses sont toutes à trois temps. Par delà la conception abstraite du mètre, il y a une agogie métrique interne : le 3/4 d’une musique spécifique n’est pas le même que le 3/4 d’un autre genre.
19En outre, le sentiment du mètre ne peut pas être communiqué de façon mécanique. Si l’interprète retardait la première note de chaque mesure de façon parfaitement identique à travers tout le morceau, nous nous sentirions aussi mal à l’aise que dans une exécution dénuée de toute agogie. La perception du mètre provient d’une interaction complexe entre l’attente mentale de la périodicité et la production effective de la musique. Une fois que la sensation du mètre a été créée au début du morceau (ce qui, dans la plupart des cas, arrive dès la première mesure), il n’est plus vraiment nécessaire d’accentuer le mètre car les auditeurs ont déjà « réglé leur horloge » intérieure. Dans le déroulement de la musique, il y a une interaction constante entre l’attente métrique de l’auditeur et le flux réel de la musique : la sensation du mètre doit constamment être recréée de diverses façons selon les événements musicaux.
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L’interaction complexe des éléments dans l’expression et la perception du mètre pourrait s’exprimer ainsi :
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Le besoin biologique intérieur de sentir la pulsation et la circularité (mètre) dans le temps.
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La réalisation du mètre par le biais de minuscules retards, une technique que l’on pourrait appeler l’agogie métrique.
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La structuration interne des mesures par delà le schéma général d’accentuation d’un mètre particulier (un autre aspect de l’agogie métrique tel qu’on peut le voir, par exemple, dans la sensation très différente que produisent des danses diverses dans le même mètre).
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La manière dont change l’agogie du mètre et son étendue dans le déroulement d’une pièce en rapport avec ses changements de structure.
20Cependant, les événements musicaux qui se produisent dans le cadre du mètre s’expriment aussi par de légers changements temporels. La clarté des phrases et des gestes de l’interprétation musicale dépend de la légère altération de leur schéma rythmique conçu de façon abstraite. Un léger retard indique le début d’un geste ; un plus long, un geste plus expressif et plus accentué. De même, un léger retard peut signifier le point culminant de la mélodie. L’accent dramatique peut aussi être exprimé par une « précipitation » de la mélodie (par opposition à la pulsation exacte). En général, ces déviations par rapport au schéma temporel abstrait sont aussi appelées agogiques ou rubato. L’agogie et le rubato se recoupent : tous deux signifient une légère déviation de l’occurrence temporelle par rapport à une structure abstraite. Normalement, nous appliquons le terme d’agogie à des manipulations minimes du temps qui, à la base, articulent la musique pour rendre ses phrases compréhensibles ; nous parlons de rubato lorsque le rythme joué dévie de façon plus importante de sa forme abstraite, telle qu’elle apparaît dans la notation, pour atteindre une plus grande expressivité.
21Nous touchons là à un paradoxe : le mètre, qui est la périodicité régulière donnant la structure selon laquelle le rubato est joué, s’exprime aussi par de subtiles déviations par rapport à cette périodicité temporelle abstraite. Le mètre est déjà en soi une sorte de rubato. Pendant l’interprétation musicale, les trois niveaux d’expression rythmique, agogie exprimant le mètre, agogie exprimant le phrasé et rubato, sont si enchevêtrés et interdépendants que nous apprenons à les jouer ensemble ; l’agogie est en fait l’art de la juste mesure et de l’équilibre entre les agogies du mètre et celles du rubato.
22Mais la complexité des choses ne s’arrête pas là. La pulsation, le mètre et le phrasé s’expriment principalement dans le temps musical ; or notre perception même de ce temps dépend de différents paramètres dont le timbre, la dynamique, le vibrato, etc. A première vue, on croit comprendre le rythme en mesurant la durée exacte des événements musicaux. Mais comment décider quand commence et quand se termine la note ? Entendons-nous le début d’une note lorsque nous sentons qu’elle se prépare (par exemple quand le chanteur inspire), ou lorsque nous l’entendons réellement, ou bien encore quelque part entre les deux ? Où se trouve le début d’une note qui ne commence pas par une simple attaque, mais qui s’intensifie progressivement comme, par exemple, dans le cas d’une hauteur que l’on atteint par un subtil crescendo et/ou glissando ? Où est le début d’une note chantée pour la syllabe « mer » : au premier murmure du « m » ou lorsque la voyelle commence ? Où se termine le son ; quelle proportion de la résonance et de la vibration fait partie intégrante de celui-ci ?
23L’idée que l’on puisse mesurer scientifiquement la durée d’une note est une pure illusion ; en réalité, la plupart des sons montrent un schéma complexe de vie interne avec des variations subtiles de leur dynamique, de leur timbre, de leur vibrato et de leur hauteur. L’ornementation et l’action coordonnée de plusieurs instruments rendent l’image encore plus confuse, exactement comme la présence de la respiration, du vibrato et de la prononciation du texte dans la musique vocale. A un niveau très subtil, le fait de décider quand commence et quand finit la note est déjà influencé par notre perception préconçue de la périodicité à l’intérieur d’un style particulier.
24Disons d’emblée que cette étonnante complexité de l’expression et de la perception du mètre ne paraît pas aussi compliquée dans l’expérience de la musique elle-même. L’esprit est capable de traiter sans grande difficulté ces informations diverses et imbriquées et de les saisir comme un tout. La complexité apparaît seulement lorsque nous tentons de décomposer le processus en ses éléments. En outre, l’expérience de la pulsation et de la périodicité sur une petite échelle en musique semble être un besoin spontané chez l’homme. Ce besoin est si fort que les compositeurs et/ou les interprètes doivent se faire violence pour créer une musique dépourvue de pulsation et de périodicité. Il semble qu’à part quelques exemples de pièces expérimentales, aucune musique ne vise à produire cet effet. Même dans les styles dits à « rythme libre » comme l’alap dans le râga indien ou certains styles de récitation, il subsiste comme une pulsation. Dans toutes les traditions établies que je connais, le flux musical n’efface pas le sentiment naturel de la pulsation, mais au contraire élabore à partir de lui, le manipule. Ainsi nous ne devons pas nous demander au sujet de la métrique de la musique si la pulsation, le mètre et le rubato se trouvent ou non dans un morceau, car il est évident que ces aspects font partie intégrante de toute musique. Les questions devrait plutôt être les suivantes :
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Quel est le caractère de la pulsation et du mètre ?
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Quel est le rapport entre cette pulsation, ce mètre et les événements musicaux eux-mêmes ?
25Les deux transcriptions présentées ci-dessous sont le fruit de nombreuses expériences que j’ai faites pour représenter d’une manière sensible la nature fondamentale du mètre et du rythme de leurs interprétations respectives. Le premier exemple est un chant populaire hongrois dans le genre keserves (complainte, littéralement « chant d’amertume » du mot keseru qui signifie « amer ») (Kallós 1969). Pratiqué surtout en Transylvanie, le keserves est un chant triste partiellement improvisé ; c’est un genre essentiellement personnel chanté en solo dans lequel le chanteur exprime sa tristesse. De façon typique, le keserves reprend des chants strophiques connus dont les éléments mélodiques, rythmiques et textuels sont recomposés d’une manière originale.
Fig. 2: «Szelerem, szelerem», chant populaire hongrois de Mezóség., recueilli par Zoltán Kallós et György Martin, le nom de l’interprète et la date de l’enregistrement ne sont pas indiqués
Source: Hungarian Folk Musik from Rumania (Mezóség) I. Bonchida, válaszút (LPX 181079): side B, No 3/a
26Le keserves est un exemple remarquable de recomposition inventive d’éléments tirés de ce qu’on appelle les mélodies « de type complainte » (Falry 1988) (fig. 2). La plupart des chants strophiques hongrois comprennent quatre vers dont la fonction formelle est claire : (1) vers d’introduction, (2) vers de continuation ou de culmination, (3) vers culminant et/ou avant-dernier vers et enfin (4) vers de la cadence. Ici l’interprète ouvre le chant par deux vers qui lui servent d’introduction et de continuation, puis atteint le point culminant dans le registre aigu de façon particulièrement rapide. Après cette vigoureuse introduction comportant d’importants écarts d’intervalles, le troisième vers amène un contraste : une simple récitation dans le registre moyen (utilisant les notes de récitation : si b, do, ré). Bien que ce soit plutôt rare, ce vers peut parfois jouer le rôle d’avant-dernier vers. Cependant le vers cadenciel anticipé est évité : le quatrième vers réitérant le contenu mélodique du second. Cette idée ouvre la forme : le cinquième vers reprend l’idée du récitatif, mais cette fois dans un registre encore plus grave, situé au-dessous de la tonique ; le sixième vers rappelle à nouveau le contenu mélodique du second. Enfin le vers de la cadence combine l’idée du récitatif et de la finale.
27Cette conception formelle est vraiment spectaculaire : la cadence est retardée de quatre vers (apparaissant au septième vers plutôt qu’au quatrième) et la suspension des quatre vers procède en un mouvement circulaire qui évolue du vers introduction-culmination (contenu mélodique du deuxième vers) à la récitation. Ainsi nous entendons trois fois le contraste dramatique entre le vers à la courbe mélodique « chantante » au registre supérieur et celui du récitatif ; et ce contraste s’intensifie du fait que, vers la fin, l’intervalle entre les registres s’élargit (entre les vers quatre et cinq et entre les vers six et sept).
28Le dessin rythmique est non moins puissant. Il repose sur la forme habituelle du vers à douze pieds (6+6), une des plus anciennes structures dans les chants parlando-rubato et les danses de Hongrie. Si elle devait accompagner une danse, cette pièce conviendrait parfaitement au lassu, une danse « lente » de la Transylvanie (qui, de fait, recourt à ce chant). Le lassu est composé de deux mouvements corporels correspondant à une seule mesure dans la musique. Dans cette exécution, on sent la symétrie et le schéma d’accentuation double de la danse ; et pourtant, le chant donne dans l’ensemble l’impression d’un parlando.
29Ce stade intermédiaire entre le giusto (métrique) et le rubato m’a posé des problèmes de transcription insolubles. Les remarques explicatives du début du chant témoignent de ma frustration. L’indication « parlando-rubato » est la moins problématique, mais est aussi la moins riche en informations. Dans la tradition de l’ethnomusicologie hongroise, le « parlando-rubato » a un sens spécifique ; ce n’est pas la description ad hoc d’une interprétation particulière mais une indication générale sur le style. L’indication « quasi giusto, 5/8, 6/8 » est encore plus problématique. « Giusto » est le terme approprié pour décrire la métrique des danses hongroises, il signifie un rythme métrique avec une certaine flexibilité. L’indication du mètre 5/8 et 6/8 traduit correctement, je pense, le fait que la première et la troisième mesure de chaque vers sont plus ou moins dans ces mètres. Cependant, « quasi giusto, 5/8, 6/8 » semble faire allusion aux danses en 5/8, 6/8, ce qui serait un rapprochement tout à fait erroné car de tels mètres sont virtuellement inexistants dans les danses hongroises.
30En réalité, ce chant combine plusieurs approches rythmiques en constante interaction les unes avec les autres et il est impossible de reproduire cette interaction dans la notation :
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La base métrique de ce chant est le rythme du lassu transylvanien noté en 4/4.
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Bien qu’il s’inscrive, d’une part, dans ce cadre métrique et, d’autre part, dans le style d’interprétation caractéristique du parlando-rubato, le morceau est joué en oscillant constamment entre des sections plus parlando et d’autres plus métriques.
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Certaines formes rythmiques reviennent comme des unités stables.
31Malgré l’impression de rubato, ce chant a un cadre rythmique rigoureusement structuré. Chaque vers est composé de deux paires de mesures, basées chacune sur le schéma identique :
32Le rythme résulte, lui, d’altérations temporelles mineures apportées à ce schéma. Ces variantes ne sont pas totalement libres, elles appartiennent essentiellement à trois types quasi-métriques. Un des types sert à toutes les mesures finales (les mesures deux et quatre de chaque vers) : deux notes longues, dont la seconde est plus longue que la première. Le schéma pour les premières mesures de chaque vers est brève-brève-brève-longue (souvent notable en 5/8 : eeeq) et pour les troisièmes mesures de chaque vers est brève-longue-brève-longue (souvent notable en 6/8 :
33Bien que les deux derniers schémas semblent quelque peu métriques, la différence qui les sépare n’est pas aussi considérable qu’il y paraît sur le papier, car dans ce style de jeu flexible, les notes n’ont pas des durées et des proportions rigoureusement fixées. Nous nous trouvons dans cette situation étrange où les mètres 5/8 et 6/8 qui, dans une musique réellement métrique, auraient donné l’impression d’être vraiment différents, semblent plutôt être ici des variantes l’un de l’autre. Notre sensation de la métrique provient moins de la succession des 5/8 et des 6/8 que du fait que ces mélodies se développent par paires de notes et que toutes les mesures sont approximativement de la même longueur.
34Deux aspects de cette musique défient toute transcription :
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Le fait que se combinent des styles rythmiques différents, ayant tous des éléments à la fois rubato et giusto.
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Le fait que la mélodie se développe par paires de notes, ce qui est plus déterminant dans notre perception de la métrique que les valeurs temporelles et les proportions réelles des notes.
- 3 Depuis Bartók, le sujet du rubato durci a été étudié par plusieurs ethnomusicologues hongrois dont (...)
35Déjà dans les années 1920, Bartók découvrait certains aspects de ces interactions des rythmes rubato et giusto. C’est en termes d’évolution en chaîne qu’il concevait les différentes formations rythmiques (Bartók 1981 : 9). Selon lui, le rythme le plus ancien a dû être une sorte de tempo giusto qui traduisait le mouvement corporel (comme la danse, à la base de ce chant). Puis, à un niveau plus élaboré, le parlando-rubato s’est développé suivant le rythme de la parole (comme le style parlando-rubato de ce chant). Enfin, à un stade encore plus tardif, ce rubato parlant s’est « durci » pour aboutir de nouveau à un rythme métrique (comme les 5/8 et 6/8 de cet exemple)3.
36Il est peu probable qu’une telle évolution ait jamais eu lieu dans l’histoire de la musique. Il n’y a aucune raison de penser que le concept du rythme de la danse ait précédé le concept du rubato, ni que le rubato ait été entièrement libre avant de développer une métrique interne. Dans la musique populaire hongroise, le passage du rubato au giusto se fait naturellement, la même mélodie ayant souvent des versions (dansées) rubato et giusto. Certaines mélodies, probablement rubato à l’origine, ont été utilisées plus tard pour la danse. De plus, la majorité des mélodies rubato reposent sur des textes poétiques qui, de ce fait, obéissent toujours à une certaine métrique interne. Bartók a néanmoins découvert ici une des caractéristiques essentielles de la musique hongroise, à savoir la coexistence possible et la constante interaction de trois conceptions rythmiques différentes dans une même pièce.
- 4 Le concept de la variation proportionnelle interne des paires de notes et l’idée que l’asymétrie m (...)
37Une autre particularité importante décrite par Bartók a trait à la variabilité des relations temporelles internes des paires de notes (Bartók 1981 : 14 et 33). Dans la musique populaire hongroise, la structure rythmique sous-jacente consiste en paires de notes dont la combinaison symétrique engendre les lignes rythmiques. Dans le rubato, alors que la longueur des mesures reste plus ou moins semblable, les proportions temporelles des notes à l’intérieur de la mesure varient en fonction de leurs formations asymétriques, celles-ci, à leur tour, peuvent se « durcir » (selon Bartók) et réapparaître sans changement notable dans chaque couplet (voir les types 5/8 et 6/8 de notre exemple). Cette technique montre que le rubato est en fait obtenu par des formations métriques4.
38Ainsi, la sensation de la métrique est produite de trois façons différentes dans ce chant populaire : par l’arrangement symétrique des lignes et des mesures, par l’association avec la danse animée par un mouvement régulier sous-jacent et un rythme double, enfin, par la récurrence des schémas quasi-métriques (symétriques, 6/8 et asymétrique, 5/8).
- 5 Voir l’enregistrement Hungarian Musik from Szek (1985) ; ces enregistrements furent effectués à la (...)
39L’origine de son caractère rubato s’avère encore plus complexe. D’abord, la structure métrique sous-jacente de la danse lassu porte en elle un élément de rubato car elle est dansée avec des mouvements de balancement d’avant en arrière, sans attaques nettes5. Ensuite, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les formations rythmiques récurrentes (les motifs 5/8 et 6/8) donnent une sensation de rubato « durci », selon la terminologie bartókienne, car elles semblent être des altérations rythmiques du schéma de base. Les mêmes aspects rythmiques contribuent donc à donner à la fois l’impression du rubato et de la métrique, c’est le cas de la nature double, rubato et métrique, du rythme de la danse lassu et du « rubato durci ».
40Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, le style général de cette musique suggère un rubato. Le chanteur préfère rendre le rubato, non par des modifications radicales de la structure rythmique, mais par des moyens plus subtils : timbre de la voix, faibles altérations temporelles produites par de légers glissandi sur les consonnes et les voyelles, ornementation, changements délicats de la dynamique, jeu retenu et intériorisé.
41En écoutant cette musique et d’autres encore, on arrive à la conclusion que le rubato est plus une attitude qu’une formation rythmique clairement définissable. Ici, comme dans toute autre transcription, les valeurs réelles de la durée n’indiquent en elles-mêmes ni le rubato ni aucune autre expression métrique. En général, notre notation rythmique conventionnelle ne donne aucune indication sur l’aspect le plus important du style rythmique : le degré de précision de l’accent, le rubato, l’exactitude de la durée etc. Bien qu’à l’évidence on doive transmettre la différence entre l’expression du rubato et de la métrique à travers les caractéristiques objectives du son, ceux-ci se produisent à un niveau tellement subtil qu’on ne peut les mesurer de façon objective et les transcrire sans obstruer l’image visuelle censée communiquer le schéma rythmique global.
- 6 Pour une étude plus détaillée de la prière Hallel, voir Frigyesi (1986)
42Mon second exemple (fig. 3) est une transcription de la bénédiction de la prière du Hallel6. Le texte du Hallel consiste en psaumes célébrant l’exode des juifs hors d’Egypte ; il est chanté pendant certaines fêtes de l’année liturgique. Dans la tradition ashkénaze européenne, sa mélodie se compose, malgré quelques différences locales, de sections récitatives et métriques alternantes. Certains psaumes sont lus à la manière du récitatif et d’autres chantés métriquement. Dans les sections récitatives, le chantre entonne à haute voix les premiers mots du psaume, puis la congrégation lit de façon hétérophonique la suite du texte avant que le chantre ne récite les derniers versets. En conséquence, la partie vraiment musicale, la récitation du chantre, n’a pas une forme définitive, son style rythmique pouvant varier du plus chantant au plus déclamatoire.
Fig. 3 : Bénédiction de la prière Hallel, exécutée par Dezsó Gärtner de Hajdunánás et Miskolc. Enregistrée à Budapest, 1977, par JF.
43Seule exception à la règle, la bénédiction d’ouverture qui, selon la tradition, est entièrement exécutée par le chantre. D’habitude celui-ci prend grand soin d’exposer la base mélodique de la prière, nusah, dans cette partie car la bénédiction sert à annoncer la prière.J’ai choisi cette section à cause de la clarté de sa structure mélodique et rythmique.
- 7 Exemple 1 dans Frigyesi (1985). Notons que Chemjo Vinaver (1989) grand connaisseur de la musique tr (...)
- 8 Voir mes explications dans Frigyesi (1986), non publié.
44Dans un article précédent, j’ai publié une autre transcription de cette même interprétation, en utilisant la notation adoptée communément pour décrire la musique juive, c’est-à-dire sans barre de mesure et en indiquant seulement quelques valeurs rythmiques très approximatives7. Mais plus j’écoute la pièce, plus il me semble que cette façon d’aborder la transcription trahit le style rythmique, car il suggère une musique sans pulsation et sans métrique alors que j’entends clairement la pulsation dans cet exemple musical8. De plus, la musique ne me semble pas du tout composée de notes à valeurs rythmiques arbitraires mais plutôt de séries distinctes de schémas métriques.
45J’ai donc tâché de capter ce caractère quasi-métrique dans ma transcription. Après avoir longtemps écouté la mélodie pour y distinguer la pulsation sous-jacente, j’ai transcrit celle-ci avec des noires, en annotant les valeurs rythmiques réelles par rapport à cette pulsation. Me rendant ensuite compte que ces battements formaient des paires, j’eus l’idée de représenter le rythme dans des quasi-mesures contenant chacune deux noires (à l’exception d’une mesure de la durée d’une noire). Bien que cette transcription reflète mieux l’expérience auditive que ne le fait la notation habituelle de la musique juive, elle reste trompeuse pour différentes raisons.
- 9 J’ai décrit quelques aspects des différents styles de récitation dans Frigyesi (1993, mars 1992, 1 (...)
46Pour se représenter le style rythmique de cette musique, il faut nécessairement comprendre ses principes formels, dérivés de la tradition récitative commune à l’aire méditerranéenne9. Bien que nous ne puissions probablement jamais déterminer où, et au sein de quel groupe, ce style de récitation a pris naissance, il est évident que toutes les traditions religieuses de cette région partagent un style de lecture des textes sacrés structurellement analogue. Ce style, décrit par plusieurs chercheurs, aborde le texte en fonction, d’une part, de ses petites unités textuelles (mot ou groupe de mots), de l’autre, de phrases arrangées symétriquement. La première approche aboutit à un style mélodique appelé « style regroupé » par Avenary (1963) et « centonisation », en relation avec le chant Grégorien, par Feretti (1938). Dans le style regroupé, les petites unités de texte sont assorties de formules mélodiques spécifiques, combinées un peu à la façon d’une mosaïque pour créer une progression mélodique plus longue. La seconde approche traite le texte dans ses phrases, elle est la base de la psalmodie et des structures de types psalmodiques.
47Ces deux attitudes face à la récitation définissent la mélodie du chant grégorien et la psalmodie de textes dans les autres branches de la Chrétienté orientale, dans la musique juive et, dans une certaine mesure, dans la cantillation coranique. S’il y a longtemps que leur importance est reconnue dans le domaine de la composition mélodique, peu a été dit sur la façon dont elles déterminent la conception du rythme.
48La sensation de la métrique découle essentiellement du fait que cette musique est organisée en petites unités de longueur approximative, c’est-à-dire qu’elles correspondent les unes aux autres sans être exactement de la même longueur ou de la même organisation métrique interne. Notre exemple illustre parfaitement cette approche. Chaque unité textuelle correspond à un motif mélodique et aussi à une structure rythmique spécifique ; en outre, à une exception près, chacune de ces unités a plus ou moins la même longueur.
49Dans ma transcription, les unités sont séparées par une barre de mesure en pointillés. Cependant, bien qu’elles ressemblent à des « mesures » dans la notation, elles ne le sont pas au sens métrique du terme. La métrique ne désigne pas seulement la séquence d’unités de durée équivalente, mais aussi, et c’est le plus important, la récurrence de fonctions métriques analogues à l’intérieur d’une même unité. (Par exemple, 4/4 signifie qu’il y a, dans chaque mesure, quatre unités de durée égale, des noires, suivant un schéma rythmique « très fort, faible, fort, faible » ; et qu’en outre, ces unités se divisent en de plus petites unités, des croches, toujours selon le même modèle rythmique). La présence des mesures voudrait dire qu’il existe une structure sous-jacente d’accentuation métrique récurrente par rapport à laquelle le texte et la musique sont joués.
50Ce qui se passe ici est bien différent : il n’y a pas de fond rythmique mais seulement un flux régulier d’unités textuelles et mélodiques correspondantes. Ces unités ont leur propre métrique interne ; elles n’entrent pas dans une structure métrique générale plus vaste. dans la transcription, par exemple, certains motifs contiennent des triolets, ce qui tendrait à indiquer une tension au sein d’une métrique essentiellement double. Dans la plupart des cas, aucune tension du genre n’existe car l’auditeur n’a pas d’attente particulière en ce qui concerne l’arrangement de la métrique interne des unités.
51En outre, la longueur des unités n’étant pas tout à fait semblable, la durée exacte des notes individuelles n’a aucune pertinence dans le contexte de l’ensemble du morceau. Par exemple, en éliminant les signes de triolet dans la seconde mesure de la transcription, nous arriverions à une mesure de six croches, c’est-à-dire une mesure de 50 % plus longue que la précédente. Mais si nous tenons compte du fait que les doubles croches de la première mesure sont légèrement plus longues que celles de la seconde, la différence de longueur entre ces deux mesures paraîtra alors plus réduite, voire négligeable.
52Pourtant, nous entendons bien des formations métriques, et parfois même une tension métrique à l’intérieur d’une unité. Par exemple, d’après notre transcription, deux des motifs commencent sur une levée. Ceci peut paraître absurde dans le contexte de ce style rythmique flexible. La longueur des notes et des mesures étant seulement approximative, il n’y a aucune raison de dire qu’un motif commence une triple croche avant la barre de mesure imaginaire (comme dans la levée de la seconde mesure de la deuxième ligne). Néanmoins, la première note de cette structure « sonne » vraiment comme une levée, bien qu’il soit difficile de déterminer si cet effet est produit par l’accentuation du texte, par le brusque saut de la mélodie combiné à un changement soudain de la dynamique, ou parce que nous percevons une pulsation sous-jacente.
53Chaque motif mélodique a son propre schéma rythmique doté de ses proportions internes caractéristiques, sa sensation et éventuellement sa tension métrique. Cependant, la musique n’est pas métrique dans son ensemble. On ne sent pas un développement rythmique continu s’appliquant à toutes les structures. Ce qui signifie que la métrique interne et la tension métrique dans un schéma donné ne peuvent se transcrire de façon mécanique, et ne peuvent pas non plus être mesurées par rapport à un cadre métrique absolu.
54Il est évident que la transcription d’une telle musique ne peut être que subjective. Aucun des éléments du rythme – pulsation sous-jacente, durée des unités, métrique interne – ne reste régulier pendant assez longtemps pour qu’il puisse être question de stabilité métrique. Comment pouvons-nous transcrire un schéma composé de notes brèves légèrement plus longues que celles du précédent ? Devons-nous entendre son rythme d’après une « horloge » (et noter son asymétrie rythmique compliquée), ou changer notre horloge imaginaire (et indiquer le changement métronomique) ou encore le considérer simplement comme une déviation de type rubato ? En fait aucun de ces choix n’a vraiment d’importance ; lorsque nous écoutons cette musique, notre approche générale est assez flexible pour rendre plausible chacune de ces interprétations.
55A un niveau supérieur, les phrases textuelles et mélodiques créent la périodicité rythmique d’une façon semblable. Comme pour les motifs, les phrases ne sont pas exactement de la même longueur, mais donnent l’impression d’une séquence d’unités correspondantes. Nous trouvons dans cet exemple trois phrases, représentées chacune par une ligne séparée dans la transcription. La structure des phrases de ce passage coule en un flux bien agencé :
Ligne 1. Introduction et premier vers (long, avec une pause interne après le motif d’ouverture)
Ligne 2. Continuation et deuxième vers (long, avec une élision d’environ un quart de temps pour amener la cadence de façon efficace)
Ligne 3. Vers cadenciel (bref)
56A l’arrière-plan de la mesure et des cycles de phrases, nous sentons la présence d’une pulsation continue. Cette dernière devient encore plus apparente à mesure qu’évolue l’interprétation. La prière des juifs ashkénazes est toujours récitée avec un balancement du corps d’avant en arrière. Pourtant, ce balancement ne correspond pas à la structure de la musique. Il est légèrement circulaire, sans attaque nette au début du cycle et, dans la plupart des cas, il n’est pas tout à fait régulier. En outre, d’après ce que j’ai pu observer, les personnes qui prient en se balançant n’utilisent pas ce mouvement pour marquer la pulsation de la musique. Le balancement suit apparemment ses propres règles qui n’ont pas grand chose à voir avec la récitation, ce qui crée une sorte de polyrythmie entre le rythme du corps et celui de la musique. Néanmoins, cette pulsation sous-jacente influence la musique en déterminant sa vitesse et son énergie, et parfois même coïncide avec la pulsation de la musique.
57En résumé, on trouve dans cette pièce une périodicité temporelle à au moins trois niveaux différents, mais aucun d’entre eux ne correspond à un temps exact. Cependant, le plus intéressant est que, malgré cette flexibilité, on perçoit quand même des tensions métriques occasionnelles. Par moments, les unités sous-jacentes (la pulsation de la noire ou les quasi-mesures) prennent de l’autonomie et créent une attente quasi-métrique. Bien qu’on puisse concevoir le commencement comme une unité métrique mobile, on entend parfois des levées et même des triolets par opposition à une métrique double. L’image générale de cette transcription évoque un peu cette expérience, mais au prix d’une trop grande complication et d’une séparation trop rigide des unités de motifs. Elle ne traduit pas l’impression de base de cette musique, qui est celle d’une récitation au rythme flexible, proche du discours.
58Pour Bartók, la transcription était la façon privilégiée de pénétrer la structure de la pièce, d’apprendre à entendre la musique jusque dans ses moindres détails et à l’intérioriser. Dans cette fonction, transcrire signifie confronter sa musicalité acquise à un nouveau matériau et, par ce processus, arriver à l’accorder avec sa propre sensibilité musicale.
59Il est utile d’accepter cette définition pour la fonction de la transcription ethnomusicologique (par « transcription ethnomusicologique », j’entends une méthode qui vise à capter une structure musicale pertinente par écrit). Mais déjà à ce niveau personnel de l’apprentissage, on est confronté à une série de questions conceptuelles et techniques. Sur quoi se base-t-on pour penser qu’une méthode venue de l’extérieur puisse révéler le caractère essentiel d’un art ? Peut-on croire que les représentations analytiques ne sont pas marquées du sceau de notre culture et sont susceptibles de s’appliquer indifféremment à n’importe quel art ? Ne se pourrait-il pas qu’en transcrivant une musique, nous nous exerçons à devenir aveugles aux aspects qui ne cadrent pas avec nos habitudes de notation ?
60C’est bien possible. Dans les deux exemples ci-dessus, la transcription n’a pas réussi à capter le caractère essentiel du rythme ; nous acquérons une meilleure compréhension de ce caractère en étudiant les différents aspects du style d’interprétation, son contexte et son histoire : autant de domaines qui défient notre système de notation.
61Toutefois, le problème central de la transcription se situe ailleurs. L’échec de mes deux transcriptions ne vient pas seulement de ce qu’elles ne représentent pas suffisamment bien l’un ou l’autre des aspects du rythme. Ce qui n’apparaît pas dans la transcription, ce que la transcription n’évoque même pas, c’est la totalité du style rythmique. Nous ne concevons pas le rythme des musiques comme la somme de facteurs différents (mètre, durées etc.), mais comme un tout, comme un style. Dès que l’on commence à décomposer ce style en ces éléments, on se trouve face à un phénomène si pluridimensionnel qu’il est objectivement impossible de le rendre par écrit, c’est à dire sous une forme de représentation unidimensionnelle.
62La contradiction – attribuée vraisemblablement de façon erronée à l’opposition qui existe entre la musique non occidentale et la transcription occidentale – est en réalité une contradiction entre la nature pluridimensionnelle de l’expérience orale et la nature unidimensionnelle de l’écrit. Nous sommes confrontés au même type de problème lorsqu’il s’agit de transcrire une langue. Seulement là, l’écart séparant la forme orale de l’écrite nous est plus familier. Dans la langue aussi, la forme écrite ne transmet qu’un message unidimensionnel réduit. L’écriture ne retient pas la prononciation, le débit, l’intonation, la qualité vocale, les gestes, les mouvements corporels, etc. Nous saisissons le sens du mot écrit uniquement parce que (et seulement si) nous connaissons au préalable son aspect sonore, les schémas visuels qui l’accompagnent et son contexte stylistique, historique, social et conceptuel ; toute une somme de connaissances que nous obtenons surtout par des sources extérieures, et qui ne compensent en fin de compte que partiellement le manque d’information acquis tout naturellement dans le langage parlé.
63La situation est la même en musique ; la notation n’a de sens que si elle est associée à une connaissance acquise à travers la tradition orale. La musique occidentale ne fait pas exception : nous comprenons plus facilement la notation de la musique occidentale uniquement parce que nous vivons dans son monde sonore. Même les gens qui n’ont pas reçu d’instruction musicale sont sensibilisés, dès leur plus jeune âge, au concept occidental de la métrique, du phrasé, de la forme, du mouvement dynamique, sans parler de l’éducation émotive qui forme la toile de fond de cette musique. Ceux qui apprennent la musique complètent cette connaissance acquise spontanément par des détails spécifiques concernant les styles musicaux, la technique et le goût. Et même dans un cadre contextuel aussi riche, les interprétations d’une même partition peuvent être très différentes.
64Le problème est qu’aucune transcription ne peut saisir l’essence du style musical. Toutes les discussions passionnées au sujet de la transcription arrivent à un constat simple et élémentaire : nous ne pouvons pas communiquer, apprendre et intérioriser la musique uniquement par le biais de la transcription et de l’analyse. Ce qui apparaît dans l’analyse comme étant inévitablement une structure rythmique multiforme extrêmement complexe et qui ressemble dans l’écriture à un schéma unidimensionnel insuffisant, est en réalité une expérience orale intégrale, immédiatement compréhensible.