Le vertige de la page blanche
Résumé
Lorsque le musicien ou le musicologue se trouve en face d’un patrimoine – quel qu’il soit – qui lui est inconnu, son désir de l’appréhender dans sa globalité comme dans sa spécificité l’entraînera, après une longue phase d’écoute, à vouloir le lire. En ethnomusicologie, comme il existe un va-et-vient permanent entre ce que l’on nomme « le terrain » et la table de travail, il en est de même pour la transcription et l’analyse qui sont intrinsèquement liées. La première n’est certes pas la finalité de la seconde. Mais elle est le guide qui la soutient, l’accompagne et la motive. Pour l’apprenti, la transcription est une expérience de l’intimité, un véritable parcours initiatique.
Texte intégral
- 1 Un grand merci à Vincent Cavalli, Emmanuelle Guibard, Laurent Jauffret et Pascale Quesnel pour leu (...)
1Le récit qui suit n’est pas une fiction… Il est bien le bref rappel d’un passé, presque déjà mythique, le souvenir (reconstruit) d’états d’âmes d’un apprenti se trouvant à l’aube d’un projet d’analyse totalement neuf. Le doute et la confiance, l’angoisse et le plaisir sont autant d’expériences personnelles, malheureusement occultés dans la plupart des ouvrages scientifiques, mais dont je souhaiterais témoigner ici1.
2Après des études de musicologie, je suis parti en Israël dans le but d’acquérir des connaissances sur les musiques traditionnelles juives. Au cours de ces années d’apprentissage, le destin devait m’amener à faire la rencontre de la communauté juive éthiopienne et de sa tradition musicale. Alors qu’il n’existait aucune étude musicale approfondie du chant liturgique juif éthiopien, je décidai, dans le cadre d’une thèse, de procéder à son analyse systématique.
3Explorer un terrain vierge est très motivant. Mais c’est aussi prendre une responsabilité. Toute analyse est faite de risques. J’en ai pris particulièrement conscience au moment de transcrire les quelque quatre vingt chants de prière constitutifs de mon corpus.
(Tel Aviv, mai 1991)
4Transcrire…
Prendre une belle page emplie de portées musicales. Non, pas celle-ci. Celle-là avec des quadrillages horizontaux. On l’a fait venir exprès de Genève. Puis, prendre un crayon à papier ou, mieux: aller choisir parmi tous les crayons neufs achetés la veille. Choisir, c’est à dire, prendre son temps. Le choix est d’importance. Il faut se sentir bien; c’est essentiel.
La pile de bandes est sur l’étagère; Acte I, scène 1: en choisir une.
« Marche »
5J’entends une prière, l’oreille distraite. Le plus urgent à faire, c’est encore de tailler son crayon neuf, tout en écoutant un peu. Entendre, c’est la base. Mais, écouter un peu, c’est un bon début. On fait comme celui qui regarde une scène pénible, entre ses doigts.
6La pièce est courte, mais il semblerait bien que le hasard ait choisi la plus difficile. La durée ne doit plus être un paramètre; sauf si la pièce est vraiment trop longue.
7«Halleluia» sur l’étiquette; c’est tentant. Ça doit être joyeux.
8C’est vivant. Le problème, c’est que la pièce est scandée. C’est déjà suffisamment complexe comme cela pour ne pas se bloquer d’entrée avec un paramètre supplémentaire.
9Ce que je devrais faire, c’est classer les bandes: les pièces scandées à ma gauche, et les non-scandées à ma droite; ou le contraire, n’ayons pas d’a priori. En fait, ça ne va pas être possible, car il y a plusieurs prières sur chaque bande et elles ont déjà été regroupées d’après leurs fonctions rituelles.
10De toute façon, il va bien falloir tout transcrire. Certes, mais autant démarrer en confiance.
1) non scandée
2) pas trop longue
3) bien interprétée : chant clair, bref et surtout, répétitif. Ah oui, répétitif ! Quand j’entends les chanteurs répéter inlassablement la même formule, je me sens à l’aise et pas perdu du tout. Je me dis que, vu que la pièce n’est faite, grosso modo, que d’une seule et même formule, il n’y aura qu’une seule difficulté à résoudre ; grosso modo.
11Il faut commencer. Le temps de tailler à nouveau son crayon, d’aller chercher la gomme oubliée.
12«On ne joue jamais comme c’est écrit» nous dit Couperin. Et Pablo Casals de préciser: «L’art de l’interprétation est de ne pas jouer ce qui est écrit». Dans un sens c’est rassurant. Surtout pour celui qui écrit ou transcrit. Je garde ces arguments dans ma poche pour me protéger des critiques à venir. A la réflexion… disons que ces profondes pensées, si elles ne sont pas vraiment une assurance-vie, peuvent faire illusion un instant.
13L’angoisse de la page blanche existe sans doute pour tout transcripteur. Ici, l’angoisse n’est pas de trouver, d’inventer, mais bien de reproduire avec sa main et son crayon ce que l’on entend avec les oreilles et le cerveau. Certains vous diront qu’aucune transcription ne peut être fidèle, et donc qu’il est inutile de tenter quoi que ce soit dans ce sens: transcrire c’est trahir. D’autres, à moins que ce soient les mêmes, vous affirmeront que l’on n’a pas les moyens – ni même le droit – de transcrire un idiome qui nous est radicalement et irrémédiablement étranger. Et pourtant, une culture, ça s’apprend. Il suffit d’un peu de volonté et de beaucoup de temps. Nombreuses sont les personnes extérieures à la culture musicale savante occidentale qui néanmoins y excellent, en vrais professionnels.
14Revenons à mon corpus. Voilà des semaines que j’entends, que j’écoute cette musique. Hier, je me suis surpris à chanter une mélodie juive éthiopienne. En fait, en y réfléchissant plus encore, cela fait des semaines que, lorsque je me mets à siffler, à fredonner, ce sont bien des airs de mon corpus que je restitue! Autant dire que je suis sur la bonne voie. Je ne suis pas devenu une éponge (pour rassurer Bachelard, ennemi des métaphores immédiates), encore moins un éthiopien. Je suis un apprenti.
15A propos d’apprentissage, je devrais plutôt essayer de me souvenir de ce que m’a dit Simha Arom concernant la transcription, lors de notre première séance de travail à Jérusalem. Quand on transcrit, il faut – entre autre – être attentif, honnête, sérieux et ludique. Si l’on ne prend pas plaisir, il faut faire autre chose. Et surtout: «Il faut laisser le matériel raconter son histoire!». L’idée est séduisante, mais pour l’heure, il me faut bien avouer ma grande solitude devant tant de matière et tant d’histoire!
(Tel Aviv, juin 1991)
16Trois semaines déjà. Que le temps passe vite! Les bruits de la rue, le klaxon des voitures, les jingles des radios, parviennent jusqu’à moi sans m’atteindre vraiment. Seuls les cours de piano que je donne m’empêchent d’être déconnecté avec l’extérieur, mais je dois me concentrer pour renouer avec Chopin, Debussy et tous les autres.
17J’ai couché sur le papier plus de trente chants. Le chiffre en lui-même importe peu car je sais avoir triché avec les statistiques. J’ai choisi jusqu’à présent les pièces les plus courtes et les moins complexes.
18Dans un sens, c’est un bon choix. J’ai au moins l’impression d’avoir avancé. Et puis, mine de rien, je progresse; dans les deux sens du terme. J’ai réussi à lever – en partie – le premier obstacle, à savoir celui des échelles. Pour nombre de pièces, je n’arrivais pas à déterminer leur mode avec certitude. C’est pentatonique, anhémitonique même, mais la hauteur ne cesse de changer et ce pycnon de malheur qui n’arrête pas de bouger! à croire que les prêtres le font exprès… J’ai écrit à Arom sur ce point, joignant à mon courrier une cassette et quelques bouts de transcriptions. Sa réponse me confirme les joies et les peines du système pentatonique. Il me rassure au passage sur le fonctionnement de mes oreilles. Merci Docteur! Comme plusieurs perspectives sonores s’offrent à moi, j’ai donc décidé de transcrire les chants en plusieurs versions. Pour l’heure, c’est bien la seule solution pour aller de l’avant.
19Mon autre motif de satisfaction du moment est que je pense avoir compris les diverses manières dont usent les chanteurs pour se distribuer les versets musicaux. Quel plaisir lorsque, de la matière sonore, surgissent peu à peu différentes formes; généreuses, évidemment. Dès lors, j’attends avec impatience que la pièce suivante vienne confirmer ce que j’ai déjà pu dégager, ou bien qu’elle me révèle de l’inédit. Je peux saisir ces formes, les symboliser à ma guise et les classer dans une typologie… le bonheur, quoi! Pour fêter ça, je me suis débouché une bouteille.
(Tel Aviv, août 1991)
20Aujourd’hui, une de mes illusions s’est envolée. J’ai montré mes transcriptions à un ami qui s’est mis à les chanter. Ce qu’il a réalisé ressemblait à tout, sauf à du chant liturgique judéo-éthiopien…
21Il me faut bien admettre que l’on ne peut reproduire ce qu’on ignore. Pourtant, je les ai peaufinées, mes partitions: les notes, le texte, les signes de phrasé, des flèches dans tous les sens, tout y était; sauf qu’une transcription est comme cette boisson célèbre: elle ressemble à…, elle à le goût de… mais ce n’est pas de…
22Je me suis endormi sur cette pensée: il n’y a pas meilleure représentation que le son lui-même.
[…]
23Hier, ça sentait l’autodafé; pas aujourd’hui, où je me suis remis à l’ouvrage dans de nouvelles dispositions.
24La transcription n’a pas la prétention de remplacer le son. Telle quelle, elle ne peut être que descriptive. Elle ne devient prescriptive qu’avec le support de l’enregistrement. Dans l’idéal, on devrait toujours joindre à une transcription l’exemple sonore qui lui correspond. L’essor du disque n’a pas signé l’arrêt de mort de la transcription. Bien au contraire, il lui donne le souffle de vie qui lui manquait.
(Tel Aviv, automne 1991)
25Chaque nouvelle pièce apporte son lot de problèmes spécifiques qu’il me faut surmonter. Par rapport à mes premières écoutes, ma perception analytique s’est affinée. Mes partitions en témoignent: mes velléités de précision obsessionnelle se sont effacées au profit d’une plus grande lisibilité. Transcription et analyse sont d’ailleurs intimement liées. J’analyse, parce que je transcris, pour pouvoir analyser.
26En musicologie, l’analyse qui se passe de l’écrit, c’est de l’écoute de disque.
(Tel Aviv, janvier 1992)
27J’ai transcrit tous les chants. L’analyse à la table de travail est arrivée à une étape. J’ai beau réécouter les enregistrements, je sais avoir atteint le seuil de mes compétences. Restent de nombreux problèmes à résoudre: la plurivocalité dont il est bien difficile de dégager tous les éléments constitutifs, la modalité qui demeure équivoque, l’organisation du temps qui est incertaine, la configuration de certaines pièces pour lesquelles je ne sais qui chante quoi. Il est temps de retourner voir les prêtres.
(Jérusalem, février 1992)
28Je leur ai montré mon gros classeur de transcriptions. Je leur ai illustré le principe en chantant devant eux certains de leurs chants. Ça les a plutôt amusés de réaliser que dans mon système, lorsque «ça monte», la graphie monte aussi, alors que, pour eux, ça serait plutôt le contraire. Ils m’ont félicité, gentiment. Ils m’ont encouragé à poursuivre mon travail, même si tout ceci leur semblait visiblement bien hermétique. Il n’empêche qu’ils ne ménagent pas leurs efforts pour m’éclairer sur leur tradition.
(Tel Aviv, juin 1992)
29Plus je connais ces prêtres et plus je comprends que les enregistrements me livrent une partie d’eux-mêmes, de leur savoir, leur sensibilité, leurs petites habitudes, leurs défauts et leurs contradictions. Finalement, mes transcriptions en portent implicitement les traces.
(Lyon-Jérusalem, 1992-1997)
30Je fais la navette entre les prêtres et ma table de travail, mes partitions sous le bras. A force d’entretiens, d’interrogations et d’expérimentations, j’arrive peu à peu à résoudre les problèmes que me pose cette tradition musicale. Ce qui a une incidence directe sur mes transcriptions: je gomme, je rectifie, je réécris pour la énième fois. Ça devient à la fois plus épuré et plus précis.
31Par le choix d’une écriture paradigmatique, mes transcriptions reflètent très distinctement les différentes formes chantées. Celles-ci ont d’ailleurs été validées par les prêtres et leur emploi spécifié.
32Je me suis mis en tête d’analyser le fonctionnement de leur système mélodique. Si mon immersion au sein de cette culture juive éthiopienne «exilée» en Israël me passionne, ce projet d’analyse m’excite tout autant. Pour ce faire, je compte sur mes transcriptions. Sans elles, autant laisser tomber tout de suite mon objectif. Comment comparer entre eux des milliers d’énoncés sans le support de l’écrit? J’ai dû affronter mille difficultés, mais, après une simplification systématique des mélodies transcrites – obtenue par suppression progressive des redondances et des variantes – un beau matin, l’essence du formulaire m’a littéralement sauté au visage. Ce que l’oreille ne pouvait saisir était là, devant moi: des formules mélodiques élémentaires, liées entre elles par de multiples combinaisons qu’il suffisait de répertorier pour enfin comprendre leur fonctionnement et formaliser le sytème. Re-bouteille.
(Lyon, Mars 1997)
33Il arrive un temps où il est nécessaire de faire une pause, de rassembler tous les éléments recueillis au fil des années et d’en faire la synthèse.
34Mes transcriptions témoignent de toutes les étapes de mon analyse. A travers elles, j’en revis la problématique, l’heuristique et la méthodologie. Grâce à elles, je mesure les progrès parcourus par rapport à mes premières ébauches que je regarde à présent d’un air amusé et indulgent. Depuis lors, j’ai eu de nombreuses fois l’occasion de vérifier auprès d’amis musiciens qu’ils étaient à même de mieux comprendre l’exécution d’un chant en l’écoutant tout en suivant son déroulement sur la partition. Oh, je sais bien que la transcription idéale n’existe pas et que le système de notation que j’utilise est perfectible, mais tant qu’il n’y aura pas d’autre méthode d’analyse musicale plus performante, j’estime ses qualités plus grandes que ses défauts.
35La transcription n’est pas la finalité de l’analyse musicale. Elle en est la colonne vertébrale. D’autres perspectives d’études peuvent bien évidemment être envisagées. Elles ne viennent nullement en concurrence avec elle. Au contraire, elles ne peuvent que la compléter.
36La systématique a permis de dégager les éléments constitutifs de cette tradition, c’est-à-dire ses aspects caractéristiques. L’étude n’en est pas finie pour autant. Il m’importe à présent de mieux la situer dans son contexte d’origine – le nord-ouest éthiopien – en la comparant à d’autres afin d’en déterminer les spécificités.
(Gondar, novembre-décembre 1998)
37Des volutes d’encens s’élèvent jusqu’au plafond peint de l’église. Le chant des moines y plane avec elles. A certains moments, viennent s’y joindre le cliquetis des sistres, le martèlement des bâtons de prières sur le sol et la frappe des tambours. Parfois, je crois reconnaître une voix, un début d’air, une formule mélodique que j’ai entendu là-bas, exilée de l’autre côté de la Mer Rouge, mais l’instant d’après me plonge dans un monde inconnu. J’enregistre, je photographie, regrettant de n’avoir point de caméra avec moi. Plus j’assiste aux offices et plus je sens combien ces chants chrétiens sont à la fois si proches et si différents de ceux des Juifs, mais je ne sais où, comment et en quoi ils le sont. Celui qui transcrit et qui sommeillait en moi ouvre alors un œil…
(Lyon, janvier 1999)
38La pile des cassettes de Gondar est sur ma table. Elle m’attend.
Devant moi, une feuille blanche me regarde ; de toutes ses fibres.
Frisson.
« Play »
Notes
1 Un grand merci à Vincent Cavalli, Emmanuelle Guibard, Laurent Jauffret et Pascale Quesnel pour leurs bons conseils lors de la rédaction de cet article.
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Référence papier
Olivier Tourny, « Le vertige de la page blanche », Cahiers d’ethnomusicologie, 12 | 1999, 3-8.
Référence électronique
Olivier Tourny, « Le vertige de la page blanche », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 12 | 1999, mis en ligne le 08 janvier 2012, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/670
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