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Dossier: Métissages

Le métissage en musique : un mouvement perpétuel (Amérique du Nord et Afrique du Sud)

Denis-Constant Martin
p. 3-22

Résumé

La plupart des musiques populaires modernes sont directement dérivées des musiques métisses qui ont pris forme en Amérique du Nord entre le XVIIe et le XXe siècle ; à tout le moins en intègrent-elles des éléments importants. Pour mieux comprendre leur processus de formation, il importe donc de revenir sur les conditions dans lesquelles se sont effectués les métissages américains fondateurs. Cette étude suit deux filières particulièrement fécondes : l’une profane, celle des Blackface Minstrels, l’autre religieuse, celle des Spirituals. Elle en envisage également les prolongements en Afrique du Sud, dans les fêtes du Nouvel an célébrées par la communauté dite métisse de la région du Cap. L’examen de ces dynamiques de mélange musical montre que le métissage engendre la création ; que celle-ci surgit surtout dans les zones où se recouvrent les musiques mises en contact et utilise des éléments qui permettent aux groupes impliqués dans le contact, en particulier lorsqu’ils sont opprimés, de donner un sens pertinent à la situation qu’ils vivent. Enfin, il apparaît clairement que les métissages innovants peuvent se combiner pour donner lieu encore à d’autres métissages et d’autres créations.

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Texte intégral

  • 1 Jeu de mot sur beurre — sens de zebda en arabe dialectal maghrébin — et beur.

1Alors que la déferlante des tubes de l’été s’abattait sur la France de 1999, la surprise vint du succès inattendu rencontré par une chanson née dans les cités toulousaines, proposée par un groupe, Zebda1, qui se positionne lui-même au cœur d’un triangle rock-raï-musette. « Tomber la chemise » (Zebda 1998) lance des paroles festives et consensuelles. L’introduction de cette chanson, le rythme d’ensemble font penser au reggae, avec un contretemps plus accentué et une basse moins mobile que dans l’original jamaïcain, influences rock que souligne encore un court solo de guitare « wa-wa ». La mélodie qui les colore est d’une extrême simplicité : appuyée sur un ostinato de basse déclinant un immuable accord majeur, elle est bâtie sur trois notes et possède un léger parfum oriental. De fait, elle ressemble beaucoup aux scies latino-orientales à la mode dans les années 1950, tout particulièrement à l’increvable « Chérie je t’aime, chérie je t’adore » popularisée entre autres par Dario Moreno, l’enfant de Smyrne au sombrero mexicain…

2Zebda fait entendre l’écho de l’amalgame, des additions, des mélanges qui ont fabriqué, selon Fernand Braudel, l’identité de la France (Braudel 1986 : 17). Ce groupe n’est pas, en cela, fort original ; il chante bien des « r » (rock, reggae, rap, raï) où l’on entend, entre autres mais distinctement, battre le cœur des Amériques métisses ; il n’est qu’un continuateur des innombrables artisans du brassage qui ont inventé les formes et les sons des musiques populaires modernes. Celles-ci, prises dans leur ensemble, de Bombay au Cap, de Tokyo à Los Angeles, de Buenos Aires à Kinshasa, sont toutes issues de rencontres, de mélanges et de fusions. Il ne pouvait sans doute pas en être autrement, compte tenu de l’histoire de l’humanité et des incessantes migrations qui ont agité les hommes. Pourtant, si le métissage des musiques, de toutes les musiques, apparaît comme une inévitable réalité, la manière dont il s’est constitué, les procédés de sélection des ingrédients entrant dans sa composition, les combinaisons qui ont engendré des nouveautés toujours remises en circulation et incessamment retransformées ; autant de processus qui recèlent encore des parts d’inconnu.

  • 2  Je tiens à remercier Carlos Sandroni pour avoir attiré mon attention sur les travaux de Margaret K (...)

3Pour en explorer quelques-unes, à la suite des travaux entrepris notamment par Alan Merriam (1955), Margaret Kartomi (1981)2 et Peter Van Der Merwe (1989), je voudrais revenir sur les conditions sociales dans lesquelles s’est constitué ce que l’on pourrait dénommer le socle nord-américain (ou afro-euro-indo-américain) des musiques populaires modernes. C’est en effet à partir des mélanges et des innovations qui se sont produits dans les Amériques septentrionales que se sont développées la plupart des musiques largement écoutées aujourd’hui. Deux filières d’innovations furent particulièrement fécondes : la première, profane, conduisit des Ménestrels à face noircie (Blackface Minstrels) à d’infinies musiques de variété mais aussi au blues, au country and western, au jazz, au rock et à tous leurs dérivés ; la seconde, sacrée en son premier élan, commença avec les spirituals pour aboutir, après bien des détours, au reggae et au rap.

Contact, échange, métissage, création

4Posé face aux habitudes de découpage classificatoire, à l’inclination pour une supposée pureté authentique qui ont longtemps marqué les sciences sociales d’Occident, le métissage est difficile à penser (Amselle 1990). Pour y réussir, il faut abandonner l’idée que mélanges et métissages produisent nécessairement des abâtardissements et des appauvrissements, reconnaître qu’ils sont sources de « dynamiques fondamentales » (Gruzinski 1999 : 54) qui se déploient dans des « zones étranges » et mettent en œuvre des procédures inédites (ibid. : 241) susceptibles d’engendrer la création.

5Au commencement est la rencontre : des hommes se déplacent et en croisent d’autres ; ce sont tous des êtres humains (même si certains prétendent le contraire), ils sont donc semblables et pourtant différents. Ce qui les distingue les effraie parfois, les fascine aussi immanquablement ; cette ambivalence sous-tend le contact qu’ils établissent, encadre les échanges qui s’ensuivent. Ils peuvent être, ont souvent été, violents ; du fait de la peur qui saisit les hommes, de leur volonté de pouvoir ou de leur ambition de conquête, ce sont souvent des coups qui s’échangent. après le contact initial. L’histoire est pleine de ces drames. Mais les coups n’empêchent jamais les objets de circuler (Turgeon 1997), les corps de se frotter, les paroles de s’emmêler (Alleyne 1980 ; Valkhoff 1972), les musiques de s’enchevêtrer (Dubois 1997 ; Pacquier 1996). La rencontre de groupes humains est ainsi presque toujours l’occasion d’établir une relation, de domination certes, mais une relation tout de même.

  • 3  Serge Gruzinski (1996: 147) résume clairement les conséquences de la conquête: «L’échange des obje (...)

6Lorsque la rencontre se produit à l’issue d’un voyage, sur une terre où certains veulent s’établir, qu’ils veulent contrôler, et où ils font venir, pour la mettre en valeur, des personnes originaires d’autres continents, les échanges entre indigènes, colonisateurs conquérants et esclaves ou serviteurs sous contrat (indentured) aboutissent à la formation d’un monde nouveau : bien qu’asymétriques, ils reposent sur une certaine réciprocité (Turgeon 1996 : 16) ; tous en sont transformés. Sur fond d’incompréhension et de brutalité, de complicité et de solidarité, dans les malentendus et les à-peu-près (Gruzinski 1996 : 144), chacun se forge des repères où l’Autre entre nécessairement ; et tous ces repères, ceux des Uns et ceux des Autres, délimitent ensemble l’univers hybride qu’ils ont désormais en partage3.

  • 4  «Dynamiques d’appropriation et processus adaptifs.» (Turgeon 1996: 15).
  • 5  Dans l’acception que donnent à ce terme Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1989 (...)

7Le contact donne lieu à des transferts culturels4 qui produisent des métissages d’où surgit la création. Ce qui est en jeu pour toutes les parties au mélange n’est rien moins que l’invention d’une société dans laquelle tous doivent, par souhait, par hasard ou par contrainte, vivre. Or il faut non seulement la bâtir mais encore lui donner sens, des sens qui varient selon les groupes qui les imaginent mais ne peuvent pas être hermétiquement isolés les uns des autres. Le métissage créole5 doit donc être compris d’abord comme un effort de création qui vise à maîtriser l’environnement et à comprendre, puis souvent à changer, les positions respectives qu’y occupent ses différents habitants. Dans les Amériques, les langues et les religions en ont fourni de nombreuses confirmations. Il n’en va pas différemment pour les musiques.

Conquête et esclavage : un nouveau monde

8En Amérique du Nord, dans les espaces où se formeront les États-Unis, vivaient des groupes indigènes. Des Européens venus de divers pays s’y installèrent et prirent progressivement le contrôle des terres s’étendant entre l’Atlantique et le Pacifique. Les colons de la façade orientale, puis du Sud-Est, importèrent des esclaves africains. De 1619 à 1865, de 400000 à 600000 personnes, selon les estimations, furent ainsi déportées. Les populations amérindiennes étaient diverses ; les envahisseurs européens étaient, au début, souvent originaires d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. Les Africains appartenaient à de très nombreuses sociétés implantées entre les actuels Sénégal et Angola, parfois dans l’intérieur, assez loin des côtes, voire même au Mozambique ou à Madagascar (Curtin 1969 ; Davidson 1980). Les systèmes sociaux, les religions, les langues, les habitudes alimentaires et les musiques de leurs aires de provenance étaient donc extrêmement différentes. En outre, les esclaves étaient à leur arrivée systématiquement dispersés afin que ne puissent se recomposer des groupes d’originaires (Genovese 1974). Ils vivaient, surtout aux xviiie et xixe siècles, en contact très étroit, intime, avec les colons, le plus souvent sur de petites fermes où un faible nombre d’esclaves côtoyaient une famille européenne. Dans les villes du Nord, jusqu’à la fin du xixe siècle, les pauvres se trouvaient mélangés sans énormes distinctions d’origine. De ces contacts émergèrent de nouvelles musiques.

Fig. 1 : Harun Kenny & The Tulips interprétant un moppie (chanson comique). Le Cap, 1999.

Fig. 1 : Harun Kenny & The Tulips interprétant un moppie (chanson comique). Le Cap, 1999.

Photo : Denis-Constant Martin.

9Aux mélanges musicaux, les indigènes contribuèrent certainement, bien que leur décimation ait probablement limité leur influence ; en tout état de cause, l’apport amérindien aux musiques créoles d’Amérique du Nord a été fort peu étudié (Conway 1995 : 315 ; Nash 1947) ; tout en postulant son existence, je ne pourrai ici le prendre en compte. Chez les Européens, les historiens s’accordent généralement à reconnaître l’existence d’un noyau anglo-celte autour duquel s’agrégèrent des pratiques musicales nouvelles (Cockrell 1997 ; Conway 1995). En ce qui concerne les Africains, dispersés, sans grands moyens de communication les uns avec les autres, il leur fallut inventer des langages communs.

10L’hypothèse la plus probable est que, placés dans une condition de mort sociale (Patterson 1982), devant la négation de leur humanité, ils réagirent en s’efforçant de se redonner à eux-mêmes le sentiment de leur propre humanité pour mieux la proclamer à la face de ceux qui la refusaient. Dans ce but, deux stratégies étaient concevables pour créer des musiques partagées, indispensables à la vie sociale et manifestant la capacité de création des captifs. La première consistait à utiliser ce qu’il pouvait y avoir de similaire ou de compatible dans les systèmes musicaux des zones de provenance des esclaves, à élaborer en quelque sorte un panafricanisme de l’exil (Martin 1991). La seconde entraînait l’appropriation d’éléments des pratiques musicales des maîtres — là encore surtout de ceux qui se révélaient compatibles avec les formes « panafricaines » (Nettl 1978 ; Storm Roberts 1972) —, leur réinterprétation et leur transformation. Ces deux stratégies étaient probablement gouvernées par la nécessité de donner un sens à l’absurdité d’une vie d’esclave, par le besoin de retrouver l’espoir (Depestre 1980).

Visages noirs et ménestrels métis

11La pauvreté des sources concernant les pratiques musicales des esclaves aux xviie et xviiie siècles interdit de pouvoir reconstituer précisément l’émergence des musiques créoles nord-américaines. Les écrits ou reproductions étudiés par Dena Epstein (1977) donnent quelques traits généraux. Les colons dans leurs souvenirs, les voyageurs dans leurs relations insistent sur le goût des esclaves pour la musique. Ils les montrent jouant des instruments d’origine africaine (tambours, arcs musicaux, flûtes, xylophones) qui auront presque tous disparu au xixe siècle, du violon qu’ils aimaient particulièrement et de sortes de luths qui préfigurent le banjo. L’évangélisation générale des esclaves ne s’étant amorcée qu’avec les « réveils » (awakenings) religieux de 1734 et, plus encore, de 1801, il est à peu près certain que la première génération de ces musiques créoles fut profane. Les esclaves les pratiquaient au travail mais aussi pour leur plaisir et dansaient à leurs sons, sans que nous puissions savoir quels ils étaient ; des esclaves domestiques furent organisés en orchestres qui interprétaient pour le divertissement de leurs maîtres les danses européennes alors à la mode.

12Avant même que des humanistes du Nord ne commencent à collecter des chants religieux pendant la guerre civile (Allen, Ware, Garrison 1951), des amuseurs blancs furent frappés par ce que jouaient, chantaient et dansaient les esclaves noirs du Sud et les prolétaires afro-américains libres du Nord. Le théâtre anglais avait fait entendre, dès le xviiie siècle, des Negro Songs lors des entractes et les visages noircis étaient habituels dans certains rituels carnavalesques ou de charivari. Ces pratiques furent transposées en Amérique du Nord (Cockrell 1997 : 32-33). Mais la présence d’un grand nombre de Noirs ne pouvait manquer de transformer ces premiers Blackface Comedians.

13L’américanisation, la créolisation apparaissent au grand jour en 1827 avec « Long Tail Blue », chanson qui met en scène un personnage de dandy noir, élégant et habile, somme toute plutôt positif (Lewis 1996). « Jim Crow », présenté par Thomas D. Rice au Bowery Theater de New York en transforme l’allure : le Noir joué par un Blanc devient une parodie de l’Américain (noir) en pleine ascension sociale que montrait « Long Tail Blue », pourtant il demeure d’une grande ambiguïté. Jim « le Corbeau » est un Noir animalisé, il est en haillons, mais il est habile danseur et les mots qu’il chante composent une chanson d’exploits qui inclinera parfois vers l’anti-esclavagisme (Cockrell 1997 : chap. 3). 1834 voit naître « Zip Coon » : l’animalisation se poursuit avec un terme (dérivé de racoon, raton laveur) qui, désignant les Afro-Américains, demeurera extrêmement injurieux ; cette fois, le Noir semble ridiculisé, et sa prétention d’être bien éduqué et cultivé est sévèrement moquée. Pourtant celui qui véritablement incarna Zip Coon, George Washington Dixon, chanteur, journaliste, contempteur de l’immoralité maintes fois traduit devant les tribunaux et soupçonné d’être lui-même un mulâtre, lui donna sans doute une image plus complexe soulignant par le grotesque les injustices faites aux petites gens alors que Andrew Jackson était Président des États-Unis (Cockrell 1997 : chap. 4).

Fig. 2: Grand March Past de la troupe de coons Penny Pinchers All Stars. En tête, les drum majors. Le Cap, Coon Carnival, Janvier 1994. 

Fig. 2: Grand March Past de la troupe de coons Penny Pinchers All Stars. En tête, les drum majors. Le Cap, Coon Carnival, Janvier 1994. 

Photo : Denis-Constant Martin.

14Jusqu’à la fin des années 1830, les Blackface Minstrels présentent des numéros individuels dans des spectacles qui ne leur sont pas exclusivement consacrés. Certains de ces solistes renommés sont d’ailleurs noirs, tels le plus fameux des danseurs, William Henry Lane dit Juba dont Charles Dickens vantera la virtuosité, et Horace Weston, le maître incontesté du banjo (Winter 1996). Un changement important se produit au début des années 1840 avec l’apparition de troupes de Minstrels : d’abord un quatuor associant le violon et le banjo, le tambourin et les bones (morceaux d’os, de métal ou de bois entrechoqués) dont les membres chantent, dansent et racontent des blagues. Modèle du genre, les Virginia Minstrels de Dan Emmett se produisent à New York puis à Boston en 1843 et feront beaucoup d’émules (Nathan 1977). Dès lors, le burlesque perd de son ambiguïté. Le Blackface Minstrel, né du métissage et des aspirations d’une jeunesse bigarrée maltraitée par les débuts de l’industrialisation américaine (Bean, Hatch, McNamara 1996 ; Cockrell 1997 ; Lhamon 1998) devient caricature raciste.

15Dans ces conditions, ce sont des artistes afro-américains qui reprennent le paradoxe et l’ambivalence. William Henry Lane et Horace Weston étaient des étoiles isolées. Après 1865, des troupes de Minstrels noirs se multiplient. Les conventions du genre demeurent : les comédiens sont noirs, ils ne s’en noircissent pas moins le visage. Mais leur répertoire est élargi et, bien que l’on manque de données précises en ce domaine, on peut penser que leur interprétation des « chansons de plantations » devait trancher sur celle des comédiens blancs. En outre, ces troupes donnent à des compositeurs noirs l’occasion de faire montre de leur talent. Ainsi, on peut, dans la brièveté la plus sommaire, suivre le développement d’un art afro-américain du spectacle qui irait des Georgia Colored Minstrels créés dès 1865 à Indianapolis aux compositeurs et chefs d’orchestre Ford Dabney et James Reese Europe, dont le rôle fut insigne dans l’avènement du jazz, en passant par les danseurs Bert Williams et George Walker, inventeurs de la revue musicale (Winter 1996). Revues et comédies musicales supplanteront les Minstrel Shows, mais c’est un visage noirci, celui de Al Jolson, qui apparaît pour chanter « Dirty Hands, Dirty Face » dans le premier film « parlant » de l’histoire du cinéma, The Jazz Singer de Alan Crossland (1927). Dans les domaines de la musique, du chant, de la danse, de la conception d’ensemble d’une performance, les Minstrels montrèrent l’invention d’une forme américaine, créole, métissée du divertissement. Cette forme s’exporta dans le monde entier : en Europe, en Asie, aux Antilles, en Afrique de l’Ouest et du Sud.

Des spirituals à la musique de l’âme

  • 6  Réunions de masse tenues en plein air ou sous des tentes, durant habituellement plusieurs jours.

16Les musiques et danses qui, dans la première moitié du xixe siècle, fascinèrent de jeunes Blancs au point qu’ils voulurent les adopter et qu’elles les incitèrent à faire profession de comédien, avaient sans doute pris forme au cours du xviiie siècle. Le banjo existait alors, parfois accompagné de tambours, et faisait danser même des Blancs à l’occasion (Conway 1995) ; le chant profane était évidemment pratiqué par les esclaves. C’est durant la même période qu’on trouve les traces d’une participation noire à la fondation des christianismes américains. Les « réveils » religieux de 1734 et 1801 combinent un style de prédication enflammé, émotionnel, et le chant collectif ; Blancs et Noirs se mêlent dans les Camp Meetings6. Aux premiers temps de l’entrée des Afro-Américains en christianisme, le répertoire des chants est surtout composé d’hymnes européennes, le plus souvent modales, sans accents réguliers. Elles sont mélodiquement proches des chansons anglo-irlandaises, mais font l’objet de broderies individuelles qui éloignent le chant en groupe du strict unisson. Au surplus, en Amérique se développe la pratique du lining out, énonciation d’un vers par le chantre et reprise par la congrégation, qui donne une allure responsoriale au chant, non sans laisser place au tuilage. Les hymnes classiques tirées du Bay Psalm Book de 1640 ou du Hymns and Spiritual Songs publié par Isaac Watts en 1707 ne seront jamais abandonnées, mais des cantiques d’un type inédit apparurent, notamment dans le maelström des Camp Meetings, à quoi l’on donnera le nom générique de spiritual songs. Ce répertoire est en partie partagé par Noirs et Blancs mais les uns et les autres vont aussi composer des chants qu’ils considèrent comme leurs. S’agissant des Afro-Américains, ce sont ces chants que collectent au cours de la guerre civile des femmes et des hommes venus du Nord, pour composer Slave Songs of the United States.

Fig. 3 : Anwar Gambeno, directeur musical de The Tulips, jouant du tambour ghoema. Le Cap, 1999.

Fig. 3 : Anwar Gambeno, directeur musical de The Tulips, jouant du tambour ghoema. Le Cap, 1999.

Photo : Denis-Constant Martin.

17Après l’abolition, des écoles et Colleges pour anciens esclaves sont créés ; le chant y est enseigné, des chorales s’y forment. Elles interprètent les spirituals noirs en les coulant dans des formes européennes, notamment l’harmonisation en quatre parties. De ces ensembles, souvent baptisés Jubilee Singers, sortiront les quartets qui deviendront les hérauts privilégiés du chant religieux afro-américain modernisé, les gospel songs diffusés à partir de la fin des années 1920. Ces chants évangéliques apparaissent par suite de l’inclusion dans la musique des cantiques d’éléments empruntés aux genres profanes, blues et jazz (Martin 1998). Cette interinfluence entre musiques noires sacrées et profanes ne cessera jamais. Elle stimulera l’évolution des musiques religieuses ; elle nourrira l’apparition de styles profanes nouveaux, notamment de la soul music dans les années 1960, puis du rap qui puise à toutes les sources de la parole afro-américaine, telle qu’elle est prêchée et chantée dans les temples notamment. Gospel et soul music voyageront aussi, comme les spirituals à la fin du xixe siècle, et le reggae n’aurait sans doute pu être imaginé si de jeunes Jamaïcains n’en avaient été bercés (Constant 1982).

Le Cap, carrefour de métissages

18Spirituals et gospel songs touchèrent l’Afrique du Sud au point que l’hymnodie africaine en fut fortement imprégnée. Jazz, rap et reggae y ont été adoptés et reformulés (Coplan 1985 : 44-46 ; Martin 1992). Dans la seconde moitié du xixe siècle, les Blackface Minstrels eurent un impact dont on a peine aujourd’hui à imaginer la force. Non seulement chez les Blancs mais plus encore chez les Africains (Erlmann 1991) et ceux que l’on nomme en français les Métis (coloureds). La manière dont ils se sont emparés d’éléments essentiels de la ménestrandie américaine est intéressante parce qu’elle illustre encore d’autres procédures de métissage (Martin 1999).

19L’expérience des Métis possède un certain nombre de points communs avec celle des Afro-Américains, à commencer par l’esclavage. Celui-ci dura, dans la colonie du Cap, de 1652 à 1834. 26,4 % des esclaves vinrent d’Afrique (surtout Mozambique et Afrique occidentale) ; 25,9 % d’Inde (Bengale, Malabar Coromandel) et de Ceylan ; 25,1 % de Madagascar ; 22,7 % des actuelles Indonésie et Malaisie (Shell 1994). Comme en Amérique du Nord, il leur fut impossible de reformer des communautés d’origine et, pour survivre, ils durent réinventer une culture originale mêlant des apports de leurs régions de provenance et des éléments empruntés à leurs maîtres, principalement des Hollandais. Lorsqu’une politique systématique de ségrégation raciale commença d’être mise en place à la fin du xixe siècle, le groupe métis fut conçu par les autorités comme un assemblage de personnes qui n’étaient visiblement ni européennes ni africaines. Furent donc inclus parmi les Métis : les descendants d’esclaves, les fruits d’unions entre colons européens et aborigènes khoikhoi (« Hottentots »), des descendants des « Noirs libres », en majorité musulmans, originaires des Indes orientales et des « personnes de couleur » : des Noirs américains, des Antillais qui avaient décidé de s’installer au Cap.

  • 7  Presque tous les membres et responsables des troupes ignorent le sens de ce terme aux États-Unis; (...)

20Au xixe siècle, l’un des événements les plus importants de la vie sociale au Cap est le Nouvel an. Parades de rues, chants et danses en forment le programme, inspiré sans doute et par les célébrations de Noël et de l’Épiphanie aux Pays-Bas, et par les charivaris britanniques qui terminaient l’année. Les esclaves et leurs descendants y participent, d’autant plus que, comme aux États-Unis, leur goût et leur talent pour la musique sont fréquemment relevés. En Afrique du Sud aussi, on connaît des orchestres d’esclaves jouant les danses et les musiques à la mode en Europe et, après l’abolition, les musiciens les plus actifs au Cap seront, à côté des militaires, des Métis. Lorsque des troupes de Blackface Minstrels, blancs d’abord en 1862, puis afro-américains, les Virginia Jubilee Singers de Orpheus McAdoo en 1890 (Erlmann 1991 : 21-53), visitent l’Afrique du Sud, ils exercent une fascination telle que nombre de musiciens métis du Cap les imitent. Tant et si bien que, dans les troupes de carnaval du début du xxe siècle, figureront régulièrement des Coons7 et qu’ils deviendront le masque presque unique du Coon Carnival à la fin des années 1930.

  • 8  Chœurs masculins comptant en majorité des musulmans. Certains chanteurs et directeurs musicaux des (...)

21Mais ces fêtes et leurs musiques sont par ailleurs imprégnées d’islam oriental. Il est pratiqué discrètement, dès la fin du xviie siècle, par des personnalités religieuses et politiques déportées des Indes orientales néerlandaises vers l’Afrique du Sud. Au début du xixe siècle, les conversions sont nombreuses : chez les esclaves ou anciens esclaves, chez quelques Européens même. L’Islam qui se développe dans la colonie du Cap est soufi ; ses rituels accordent une place importante à la musique. La vie sociale des musulmans résonne elle aussi de musiques variées, qu’il s’agisse de chanter lors des mariages, de danser à l’occasion de pique-niques ou de faire la fête la nuit du 31 décembre. A la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle prennent forme des répertoires mêlés qui deviennent l’apanage des Métis et sont utilisés non plus seulement lors de réunions familiales, religieuses ou sociales, mais aussi en diverses occasions marquant désormais les fêtes du Nouvel an : les parades de rue, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier ; le carnaval des Coons, les 1er et 2 janvier, puis plusieurs samedis de janvier ; les compétitions des Malay Choirs8 qui commencent généralement en janvier. Ces répertoires sont essentiellement vocaux et on peut les rassembler en deux catégories principales : des répertoires créoles et des répertoires importés.

  • 9  Particulier au Cap bien que construit sur un modèle rencontré ailleurs, celui du petit tonneau don (...)
  • 10  Dont la dénomination (chansons hollandaises) suggère que certains thèmes sont venus des Pays-Bas à (...)
  • 11  Je tiens à remercier Dana Rappoport pour avoir attiré mon attention sur la parenté entre nederland (...)

22Les seconds consistent en la reprise et l’adaptation, sans transformation radicale, de formes musicales populaires ailleurs, surtout aux États-Unis : la chanson américaine, les standards utilisés en jazz, les airs de variété, la soul music, le rap, jusqu’à la techno, parfois même des aria d’opéra, apparaissent au cours du Coon Carnival. Les répertoires créoles représentent l’aboutissement du métissage particulier qui s’est produit dans la région du Cap et a fourni une des bases sur lesquelles se sont construites les cultures sud-africaines contemporaines. Tout d’abord les moppies, chansons comiques interprétées aussi bien par les troupes de carnaval que par les Malay Choirs en compétition. Si leurs mélodies sont souvent empruntées aux fonds populaires internationaux et assemblées en pot-pourri, le type de performance auquel elles donnent lieu est spécifique. Au rythme très simple du tambour ghoema9, joué sur un tempo vif, un soliste chante un texte amusant et le souligne de mouvements des bras et des mains (en partie inspirés des Blackface Minstrels), un chœur lui répond en pratiquant une sorte de petite marche dansée sur place. Ensuite les nederlandsliedjies10. Après une introduction qui fait entendre le petit ensemble à cordes (guitare, banjo, mandoline, violoncelle, parfois violon) accompagnant les vocalistes, devant un chœur qui chante des accords appartenant à l’harmonie tonale européenne, un soliste brode des ornements au parfum « oriental » qui évoquent fortement le kroncong, genre lui-même issu de l’appropriation par des Indonésiens d’instruments et de chansons portugais et développé notamment par des Métis luso-indonésiens à partir du xvie siècle. Il est donc probable qu’une forme première de kroncong, apportée par des esclaves indonésiens, ait compté au nombre des composants initiaux des chants de mariage musulmans d’où devaient sortir les nederlandsliedjies, et ait modelé le style des cordes pincées qui préludent et les accompagnent11.

  • 12  Qui comprend également les compétitions de Christmas Choirs, fanfares chrétiennes jouant des canti (...)

23Les fêtes du Nouvel an sont l’occasion privilégiée de l’étalage de ces mélanges qui relatent l’histoire du Cap. Dans la nuit du 31 décembre, les Malay Choirs défilent en chantant des moppies, quelquefois des nederlandsliedjies, au son du ghoema et des cordes. Le 1er janvier commencent les compétitions, de chant, d’orchestres, de danse, entre les troupes de Coons. Leur « uniforme » est un lointain héritier du costume des Ménestrels américains qui visitèrent l’Afrique du Sud : certains ont encore la face noircie avec un trait blanc autour de la bouche et des yeux. Au programme musical figurent des moppies qui servent aussi comme chants de marche pour les défilés du 2 janvier, et toutes sortes de chansons importées. Un peu plus tard en janvier, si le ramadan ne tombe pas alors, commencent les concours des Malay Choirs au cours desquels les chanteurs doivent obligatoirement revêtir une tenue associant un costume-cravate à un fez et interpréter quatre répertoires, dont les moppies et les nederlandsliedjies, auxquels s’ajoutent les « solos » et les combined chorus, bien moins originaux. L’ensemble des fêtes12 constitue évidemment un événement dont l’importance est autant sociale que musicale.

24Le Cap permet de prendre conscience, peut-être mieux que les États-Unis, de l’emboîtement et de la reproduction des métissages. La rencontre entraîne l’échange qui provoque le métissage d’où sort la création ; cette création, à son tour, circule inévitablement, participe à de nouvelles rencontres, entre dans de nouveaux mélanges qui aboutissent encore à d’autres créations. L’histoire des musiques populaires modernes n’est pas autre chose que l’histoire de ces périples musicaux aujourd’hui étendus au monde entier et qui, en chaque point du globe, parce que chaque rencontre y est unique, engendrent de l’inouï. Dans certains cas, la fusion peut être totale au point qu’il devient difficile de discerner les composants fondateurs, ce qui est en général le cas des musiques afro-nord-américaines dont l’allure s’est fixée à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Ailleurs, en Guadeloupe par exemple, des répertoires allant du plus au moins créole peuvent demeurer juxtaposés (Lafontaine 1983 et 1985). Au Cap, les répertoires créoles portent encore la marque sensible des influences originelles et ils coexistent avec des répertoires importés, mais c’est la situation de performance, les fêtes du Nouvel an, qui leur donne tout leur sens (Martin 1995).

Métiers à métisser

25En Amérique du Nord et en Afrique du Sud se sont développées deux filières de métissage qui ont fini par s’entrelacer. Les mélanges nord-américains sont entrés dans l’élaboration des pratiques musicales créoles d’Afrique du Sud, tout comme ils ont servi de ferment à l’épanouissement de la plupart des musiques populaires contemporaines. Tenter de reconstruire les processus qui ont pris place aux États-Unis et en Afrique du Sud permettra peut-être de tirer quelques enseignements généraux sur les dynamiques du métissage musical et leurs significations.

26Comme point de départ, la seule assurance est celle que les esclaves d’Amérique du Nord faisaient de la musique ; le premier indice de la nature créole de leurs productions est sans doute le banjo. Mentionné dès 1754, plus précisément décrit sous le nom de bandore ou banjor, il n’est pas, comme le voudrait Cecelia Conway, un instrument africain transplanté mais bien un cordophone nouveau, compromis bricolé de la guitare — peut-être aussi du cistre — dont il a la table d’harmonie plate et le chevalet, et de différents types de luths africains auxquels il doit sa caisse de résonnance, faite à l’origine en calebasse, recouverte d’une peau tendue. Ses techniques de jeu peuvent avoir été héritées d’Europe et d’Afrique ; elles l’étaient probablement des deux. Quant à la musique qu’il produisait à sa naissance, il paraît difficile de la décrire précisément, sauf qu’à la fin du xviiie siècle un observateur la disait improvisée (Conway 1995 : 304-305). L’instrument est repris par les Blancs au xixe siècle et, sensiblement remodelé, il acquiert des frettes et une cinquième corde chevillée à mi-manche. Il devient l’emblème des Minstrels avant de prendre place dans les premiers orchestres de jazz et dans les ensembles blancs qui jouent le Country and Western. Instrument métissé imaginé par les premiers Afro-Américains, il est ainsi devenu une illustration de l’américanité musicale.

  • 13  Soit à partir de sol (cas de la partition citée de «Zip Coon»): sol la si ré mi (sol), ce qui corr (...)

27Les Blackface Minstrels fournissent un exemple plus complexe des échanges qui ont abouti au métissage. Au commencement, des comédiens blancs s’approprient des formes créoles créées par des Noirs. Quelques-uns de ceux-ci parviennent à faire reconnaître leur talent en blackface, jusqu’à infléchir sensiblement le genre après la guerre civile. Les tentatives pour reconstituer la musique des Minstrel Shows mettent en évidence les caractéristiques suivantes, qui pourraient avoir été typiques des Virginia Minstrels (Winans 1985 et 1996) : une fonction prédominante de la mélodie, le banjo la jouant en note à note et non en accords, basée sur des motifs très courts et répétés utilisant le plus souvent des intervalles conjoints ; une tonalité généralement majeure, dans la tradition des îles britanniques, avec des épisodes modaux ou pentatoniques, mais commençant à intégrer des éléments blues vers 1844 (Nathan 1977 : chap. 12 et 13) ; une mesure à quatre temps, avec des accents réguliers mais devenant parfois irréguliers qui, combinés à des syncopes, tendent à les placer sur le contretemps européen. Les solos instrumentaux sont fréquents et donnent au banjo et au violon la possibilité de broder sur la mélodie. Les quatre voix des premiers Virginia Minstrels chantaient à l’unisson mais, très vite, les Minstrels adopteront une polyphonie à quatre parties dont le Barbershop Singing procure sans doute aujourd’hui encore une idée (Averill 1999). L’examen des partitions publiées de quelques chansons fameuses, « Jim Crow » (Cockrell 1997 : 77), « Zip Coon », qui survivra longtemps sous le titre de « Turkey in the Straw » (ibid. : 95), « Old Dan Tucker » (ibid. : 158-159) permet de préciser d’autres traits : la construction des mélodies sur des segments de quatre mesures qui confèreront au thème une carrure courante de 16 mesures ; la présence fréquente d’un pentatonisme anhémitonique sous-jacent, quelle que soit l’armature indiquée, construit sur une succession, comptée en demi-tons, de 2 2 3 2 313 ; l’utilisation récurrente d’une figure rythmique croche pointée-double croche. Celle-ci, qui constitue la véritable signature de « Jim Crow », puisqu’elle est systématique dans les mesures sur lesquelles le personnage danse, introduit une dynamique rythmique particulière qui ira en se développant par la suite. On commence à percevoir comment, sur un tronc européen solidement enraciné dans un terrain anglo-irlando-écossais, ont été greffés des éléments créoles, notamment en ce qui concerne l’harmonie et le rythme.

  • 14  Abaissement d’un demi-ton de la tierce, de la septième et de la quinte d’une gamme majeure diatoni (...)

28Les descriptions que nous possédons du chant religieux, avant et après l’abolition de l’esclavage, permettent d’affiner cette reconstitution du processus américain de métissage musical. Les recueils de spirituals, d’abord notés par des Blancs, puis assemblés par d’anciens esclaves, confirment les caractéristiques mélodiques et harmoniques entrevues dans les chansons de ménestrels ; ils mettent en évidence l’utilisation systématique de progressions fondées sur la succession tonique, sous dominante, dominante (I, IV, V) qui, en diverses variantes, demeurera présente dans la plupart des musiques américaines du xxe siècle, à commencer par le blues. Toutefois, les auditeurs blancs de services religieux noirs insistent sur la difficulté à discerner si le mode utilisé est majeur ou mineur, il leur semble parfois que les chanteurs passent de l’un à l’autre. Cette impression, complétée par la mention d’ornementations mélismatiques, de glissandos, de trilles improvisés, laisse penser que, dans la pratique du chant, des altérations étaient fréquentes qui pouvaient abolir la différence entre majeur et mineur. Il est probable que ces altérations annonçaient ce qu’on nommera plus tard les blue notes14. D’autant plus que les timbres étaient naturels, suceptibles de rendre difficile une perception exacte des hauteurs, et que les polyphonies étaient complexes. Ici encore, les descriptions hésitent : si les structures responsoriales ne font pas de doute, elles n’interdisent pas des tuilages soliste/chœur ; quant aux tutti, on les traite d’unisson, de faux unisson, de polyphonies sans parties ou de polyphonies à plusieurs parties… Il existait sans doute une grande variété de manières de chanter ensemble durant les services, proches des pratiques méthodistes européennes dans les églises méthodistes afro-américaines du Nord, mais certainement fort différentes dans les rassemblements du Sud. L’analyse la plus pertinente de ces chants collectifs est sans doute celle que placèrent dans leur introduction les collecteurs de Slave Songs of the United States (Allen, Ware, Garrison 1951 : v) : « Ils ne pratiquent pas une polyphonie à différentes parties, au sens où nous l’entendons, et pourtant il semble qu’il n’y ait jamais deux personnes à chanter la même chose. Celui qui entonne lance souvent en improvisant les mots de chaque strophe et les autres, qui lui fournissent la “base’’ comme ils disent, attaquent le refrain, ou même se joignent au solo, quand les paroles leur sont devenues familières. Lorsque la “base’’ commence, l’entonneur souvent s’arrête, laissant deviner le reste des vers, ou parfois permettant à un autre chanteur de les compléter. Quant à ceux qui fournissent la “base’’, ils semblent suivre leur fantaisie, commençant quand il leur plaît, s’arrêtant à leur convenance, attaquant une octave au-dessus ou en dessous (au cas où ils ont pris la mélodie trop haut ou trop bas), ou émettant une autre note s’accordant avec le reste, de sorte qu’ils produisent un effet d’une complication et d’une variété merveilleuses, et pourtant avec la mesure la plus parfaite et rarement la moindre dissonance ». On peut retrouver aujourd’hui ces formes de polyphonies dans les enregistrements de chant congrégationnel (Wade in the Water, 1994) ou dans ceux du groupe vocal féminin Sweet Honey in the Rock (1995).

29Certains chants ou certaines phases des interprétations semblent avoir été non mesurés, construits sur un surge, une vague, un élan plus que sur une pulsation régulière, pratique conservée jusqu’à aujourd’hui. Lorsque la musique est clairement mesurée, elle est décrite comme syncopée ; les accents sont volontiers placés à contretemps et systématiquement hors des temps forts de la musique européenne. En outre les accents marqués par les voix, les frappements de mains, les battements de pieds, les mouvements du corps lorsqu’il y a danse ne coïncident pas et produisent donc une polyrythmie complexe.

30De ce survol des musiques américaines qui émergent entre le xviie et la fin du xixe siècle, il semble qu’en dépit des lacunes qui demeurent dans notre connaissance de l’histoire, on puisse imaginer le cheminement suivant. Dans une période initiale, qui nous est pratiquement inconnue, des premiers mélanges se sont opérés, d’une part entre différentes musiques africaines, d’autre part entre ces musiques, les résultats de leurs mélanges et diverses musiques européennes, dont le centre de gravité était vraisemblablement issu des pratiques propres aux îles britanniques. Le témoin le plus convaincant qui nous soit parvenu de cette première étape de créolisation est le banjo, adopté par les Blackface Minstrels. Ceux-ci, héritiers de la tradition théâtrale des Negro Songs, chansonniers familiers des répertoires britanniques, reprirent avec sans doute au début (avant 1840) une assez grande fidélité les pratiques créoles qu’ils découvraient chez les Noirs. Dans leurs productions, on voit apparaître les premiers signes des traits qui allaient devenir typiques des musiques américaines du xxe siècle, notamment la broderie qui se développera en improvisation ; le remodelage de l’harmonie tonale académique qui, combinée à des pentatonismes anhémitoniques rencontrés aussi bien en Afrique que dans les musiques anglo-celtes, favorisera l’utilisation des inflexions sur des « notes bleues » ; une tendance, encore lègère, à déplacer les accents sur le contretemps. Les chants religieux suivirent une route parallèle, et sans doute de nombreuses traverses existaient-elles. On y décèle bien davantage la prédilection pour l’ornementation, on y devine des polyphonies qui ne correspondent à aucune formule européenne ou africaine et on y constate la persistance d’une propension à la polyrythmie. A la fin du xixe siècle, dans les spectacles des Minstrels afro-américains qui intégraient les spirituals chantés par les chorales jubilee, et dans les premières revues qui les prolongèrent, pour lesquelles furent écrites des partitions orchestrales sensibles aux innovations des compositeurs de ragtime, germèrent les éléments qui définiront le jazz. La musique que jouaient les premiers banjos n’a pas pour autant cessé de se développer dans les zones rurales, où elle côtoyait aussi la ballade et le chant épique britanniques. Bref, on peut dire que de là sortira le blues. Chants religieux, jazz, blues : rien moins que l’origine de la plupart des musiques populaires contemporaines.

  • 15  Le ramkie en est peut-être le témoin: ce luth adopté par les Khoikhoi au xviie siècle, était sans (...)

31L’exemple des Métis de la région du Cap souligne deux faits importants. D’abord que les métissages américains ont très rapidement touché les quatre coins du monde, ou presque. Ensuite que les métissages se combinent volontiers, ce que l’histoire des États-Unis laissait déjà soupçonner. Dans la colonie du Cap, le mélange des pratiques musicales des zones d’origine des esclaves fut inévitable, comme en Amérique du Nord ; il inclut des éléments déjà métissés, le kroncong, qui furent combinés à des formes européennes de chant choral ; il absorba probablement, parce que les musulmans du Cap étaient en contact avec leurs coreligionnaires d’Afrique orientale, de la péninsule arabique et de Turquie, des éléments venant de ces régions. C’est à ce substrat créole que vint s’ajouter l’influence des Blackface Minstrels américains. Ce sont donc trois types de métissages que l’on peut distinguer au Cap : dans un creuset local s’effectuent tous les mélanges, est fondue une créolité propre du Cap ; y entrent, outre des composants européens, africains et asiatiques, des métissages luso-asiatiques et des métissages américains15.

L’identité des mélanges

32Dans l’état actuel de nos connaissances, les métissages américains qui sont ensuite entrés un peu partout dans d’autres mélanges peuvent être résumés comme suit. Une grande variété de types mélodiques a subsisté. Chez les Minstrels, la mélodie semble être restée proche du modèle britannique bien que l’on y discerne des organisations en brefs motifs répétés, existant aussi dans les spirituals qui lui donnent une allure plus discontinue. En fait, ces productions dénotent une grande plasticité mélodique, d’autant plus que pour les Ménestrels et les chanteurs religieux, l’important n’était pas la restitution exacte d’une composition fixée, mais la possibilité de l’ornementer ou d’en proposer des variations. Pratiques européennes populaires et pratiques africaines convergeaient sur ce point.

33Les fondations harmoniques sont clairement empruntées à l’Europe : la progression I, IV, V, très répandue dans les hymnes, notamment méthodistes, du xviiie siècle en fournit la structure élémentaire. Pourtant, dans ce cadre, la prégnance des pentatonismes anhémitoniques, connus dans les musiques britanniques, constatés dans les cantiques méthodistes et fréquents en Afrique, n’est pas effacée. Ces pentatonismes sont, en particulier dans les spirituals, de types divers ; l’un des plus courants étant le premier (2 2 3 2 3) (Maultsby 1974). Ils ouvrent des espaces pour l’ornementation qui, chantée, jouée sur un banjo au commencement dépourvu de frettes ou sur le violon, utilise volontiers inflexions et glissandos. Ces derniers intègrent des hauteurs qui brouillent l’opposition majeur/mineur et qui, en particulier lorsqu’il faudra les rendre au clavier ou les écrire, seront fixées en blue notes. Cette reformulation de l’harmonie européenne, probablement amorcée dans l’entrelacs des broderies au sein de polyphonies originales devant beaucoup à l’Afrique, enchassée dans une conception cyclique du temps qui se matérialisera en formes de 12, 16 ou 32 mesures et imposera les cadres de l’improvisation, est l’une des innovations déterminantes des métissage américains.

  • 16  «La symétrie de l’organisation métrique est systématiquement contrecarrée par les configurations r (...)

34L’autre étant d’ordre rythmique. On sent s’esquisser, dans les chansons de Minstrels comme dans les spirituals, un déplacement habituel des accents des temps forts européens, vers les temps faibles. On peut se demander si, dans l’amalgame de musiques européennes énonçant une alternance régulière de temps forts et de temps faibles, et de musiques, africaines et européennes (psaumes), l’ignorant, la propension panafricaine à la contramétricité16 n’a pas suscité ce glissement. La polyrythmie que n’abandonneront jamais les chants religieux, que le jazz intégrera et redéveloppera, favorisait sans doute cette tendance qui deviendra une des caractéristiques rythmiques des blues et du jazz.

35Enfin, les métissages américains produiront le banjo, croisement d’instruments à cordes pincées européens et africains que, finalement, les Blancs américains conserveront plus longtemps que les Noirs. Ces métissages banaliseront aussi une approche non canonique des timbres vocaux et instrumentaux : la priorité étant accordée à l’expressivité, à la communication de l’émotion, tous les sons peuvent être utilisés à cet effet. Prolongeant des pratiques populaires européennes et africaines, les voix religieuses ont démontré l’étendue des possibiltés ainsi offertes, tout comme les instrumentistes, de jazz, de blues et de rhythm and blues, jusqu’aux DJs du rap adeptes du scratch.

36Ce qui frappe, en fin de compte, est l’évidence déjà soulignée par Margaret Kartomi (1981 : 240) : toutes les musiques sont, jusqu’à un certain point, similaires ou compatibles et, donc, susceptibles d’entrer dans des processus de métissages. Il convient toutefois de préciser que, dans des situations de contact musical, les musiques ou les caractéristiques musicales qui déclenchent des dynamiques d’innovations sont le plus fréquemment celles qui se recouvrent, qui sont les plus proches, les plus compatibles si l’on peut dire. De ce point de vue, l’Amérique nous rappelle que des convergences existaient entre de multiples musiques africaines et des musiques populaires européennes, notamment des îles britanniques (Martin 1991). Dans la mise en route des dynamiques d’innovation, certains groupes, porteurs de pratiques musicales particulières, peuvent, en raison de leur position sociale et/ou du caractère fédérateur de leurs musiques, avoir une influence importante, sans rapport nécessaire avec leur poids démographique : du côté des puissants, des conquérants, comme l’indiquent les Britanniques d’Amérique du Nord ; dans le camp des assujettis, ainsi que le montrent les musulmans d’origine indonésienne dans la colonie du Cap.

37Dans des situations d’exil, de déportation et plus encore bien sûr lorsque l’esclavage se trouve au bout du voyage, les caractéristiques musicales innovantes doivent receler un potentiel de sens fort. Si des éléments rythmiques africains ont imprégné les musiques créoles américaines, ce n’est pas en vertu d’un quelconque atavisme, c’est bien parce qu’il s’en trouvait de communs à de nombreuses cultures musicales africaines et parce que le lien entre le rythme, la danse et le corps était capital pour des êtres dont l’apparence révélait la condition d’esclave, la déshumanisation. La réhabilitation implicite du corps par l’utilisation de principes rythmiques partagés fournissait un moyen de regagner l’estime de soi, un ciment communautaire, en même temps qu’un instrument de création musicale. Mais, dans la création d’un nouveau monde auquel la musique contribue à donner du sens, la seule rétention est insuffisante ; il faut la compléter par l’appropriation de ce qui appartient à l’Autre, surtout s’il est conquérant et maître. Le « marronage » de la musique de l’Autre, sa réinterprétation, sa transformation favorisent la construction d’un sentiment d’appartenance communautaire, correspondent à l’invention d’un discours identitaire (Turgeon 1997 ; Trebinjac 1997). La musique, toute métisse qu’elle soit, devient ainsi le blason sonore d’un groupe. Mais, création du mélange, elle est vouée à entrer dans d’autres mélanges d’où sortiront de nouveaux métissages innovants dont d’autres groupes feront leur emblème. Le métissage est un mouvement perpétuel.

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Notes

1 Jeu de mot sur beurre — sens de zebda en arabe dialectal maghrébin — et beur.

2  Je tiens à remercier Carlos Sandroni pour avoir attiré mon attention sur les travaux de Margaret Kartomi.

3  Serge Gruzinski (1996: 147) résume clairement les conséquences de la conquête: «L’échange des objets, des femmes [à quoi il faut naturellement ajouter la musique, D.-C. M.] et des nourritures est bien évidemment une forme de communication. En ce sens, il autorise un échange d’informations plus ou moins poussé. Mais il ne saurait se réduire à cette dimension, au déploiement d’un langage matériel que l’Autre parviendrait plus ou moins aisément à déchiffrer. Parce qu’il se déroule dans des contextes qui n’existaient pas auparavant — l’interface envahis/envahisseurs —, il est également créateur d’inédit.»

4  «Dynamiques d’appropriation et processus adaptifs.» (Turgeon 1996: 15).

5  Dans l’acception que donnent à ce terme Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1989).

6  Réunions de masse tenues en plein air ou sous des tentes, durant habituellement plusieurs jours.

7  Presque tous les membres et responsables des troupes ignorent le sens de ce terme aux États-Unis; il a perdu, dans la classe ouvrière métisse d’où vient la masse des carnavaliers, toute connotation injurieuse.

8  Chœurs masculins comptant en majorité des musulmans. Certains chanteurs et directeurs musicaux des Malay Choirs participent aussi aux ensembles vocaux des troupes de Coons.

9  Particulier au Cap bien que construit sur un modèle rencontré ailleurs, celui du petit tonneau dont une des extrémités est recouverte d’une peau tendue. Le tambour ghoema répète le plus souvent en accompagnement des moppies à quatre temps un motif basé sur la formule croche pointée / double croche/noire.

10  Dont la dénomination (chansons hollandaises) suggère que certains thèmes sont venus des Pays-Bas à différentes époques, mais qui n’en sont pas moins une création originale des musiciens métis du Cap; ils sont chantés par les Malay Choirs, dans la rue la nuit du Nouvel an et en compétition.

11  Je tiens à remercier Dana Rappoport pour avoir attiré mon attention sur la parenté entre nederlandsliedjies et kroncong.

12  Qui comprend également les compétitions de Christmas Choirs, fanfares chrétiennes jouant des cantiques à la manière des cliques de l’Armée du salut.

13  Soit à partir de sol (cas de la partition citée de «Zip Coon»): sol la si ré mi (sol), ce qui correspond au type I dans la classification que Simha Arom reprend de Constantin Bråiloiu (Arom 1997).

14  Abaissement d’un demi-ton de la tierce, de la septième et de la quinte d’une gamme majeure diatonique, procédé systématiquement utilisé dans les blues et le jazz, et leurs dérivés.

15  Le ramkie en est peut-être le témoin: ce luth adopté par les Khoikhoi au xviie siècle, était sans doute une adaptation, à partir d’un modèle indigène, d’un instrument portugais apporté en Afrique du Sud par des esclaves des Indes néerlandaises. Des Khoikhoi, il repassera aux Métis et aux Africains bantouphones. Utilisé surtout pour jouer des accords, il sera supplanté par le banjo qui le relaiera dans cette fonction, non sans que des formes intermédiaires ne soient apparues, comportant en particulier une corde aiguë chevillée à mi-manche, comme l’instrument des Minstrels (Kirby 1939; Rycroft 1984).

16  «La symétrie de l’organisation métrique est systématiquement contrecarrée par les configurations rythmiques suscitant une relation conflictuelle permanente entre l’isochronie métrique de la période et les événements rythmiques qui y prennent place.» (Arom 1998: 183; voir aussi Arom 1988).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Harun Kenny & The Tulips interprétant un moppie (chanson comique). Le Cap, 1999.
Légende Photo : Denis-Constant Martin.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/659/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 416k
Titre Fig. 2: Grand March Past de la troupe de coons Penny Pinchers All Stars. En tête, les drum majors. Le Cap, Coon Carnival, Janvier 1994. 
Légende Photo : Denis-Constant Martin.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/659/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 396k
Titre Fig. 3 : Anwar Gambeno, directeur musical de The Tulips, jouant du tambour ghoema. Le Cap, 1999.
Légende Photo : Denis-Constant Martin.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/659/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 665k
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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Le métissage en musique : un mouvement perpétuel (Amérique du Nord et Afrique du Sud) »Cahiers d’ethnomusicologie, 13 | 2001, 3-22.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Le métissage en musique : un mouvement perpétuel (Amérique du Nord et Afrique du Sud) »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 13 | 2001, mis en ligne le 09 janvier 2012, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/659

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Auteur

Denis-Constant Martin

Denis-Constant MARTIN est directeur de recherches au Centre d’études et de recherches internationales (Sciences-Po, Paris). Ses travaux sur les rapports entre culture et politique l’ont poussé à s’intéresser à la sociologie des musiques populaires modernes. En ce domaine, il a notamment publié : Aux sources du reggae, musique, société et politique en Jamaïque (Marseille : Parenthèse, 1982) ; L’Amérique de Mingus, musique et politique : les « Fables of Faubus » de Charles Mingus (Paris : P.O.L., 1991, avec Didier Levallet) et Le gospel afro-américain, des spirituals au gospel-rap (Arles : Actes Sud/Cité de la musique, 1998). Il poursuit une étude des fêtes du Nouvel an au Cap, dont le premier volet est : Coon Carnival, New Year in Cape Town, Past and Present (Cape Town : David Philip, 1999).

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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