Résumé
Etre Juif et moine. L’association peut étonner et paraître antinomique. Elle était pourtant bien réalité et synonyme même de prestige dans le judaïsme éthiopien. Le jeune Bayenne en avait rêvé toute son enfance sur les hauts plateaux abyssiniens mais le jour de son investiture, il ne savait pas que son Dieu lui avait réservé un destin singulier : devenir le dernier représentant du monachisme juif éthiopien.
Dédicace
A Abba Bayenne,
Que sa mémoire soit bénie
Texte intégral
- 1 Merci à Lisa Anteby d’avoir conduit mes pas vers Abba Bayenne. Merci aussi à Bernard Tourny pour s (...)
- 2 Cité portuaire située au sud de Tel Aviv.
1Tu es un drôle de chef de chantres, Abba ; un chef qui n’a plus de royaume, un chef qui n’a plus de chantres. Un chef qui n’a plus de voix. Tu ne parles pas, tu murmures. De toute façon, tu parles si peu, plongé dans la prière et la méditation. Curieux destin que le tien, Abba, être noir, juif et moine à la fois. Prier et chanter jour et nuit depuis des siècles sur le balcon de l’Éthiopie pour le retour à Jérusalem et soudain traverser la mer Rouge dans un aéroplane, accomplissant ainsi la promesse de tes pères. Promesse bizarrement tenue sur ce terre-plein d’Ashdod2, ce no man’s land borné par des barres HLM, ta dernière Jérusalem.
- 3 Langue sémitique d’origine Axumite strictement réservée au domaine du sacré, comme cela est le cas (...)
- 4 Farenje, dérivé de France, désigne tout non-éthiopien en Éthiopie ; l’étranger.
2La première fois que je suis venu te voir, on m’a désigné ton baraquement, mais le gardien des lieux n’a pas voulu mentionner ta présence, là, au fond de la pièce, nous tournant le dos. C’est ainsi que j’ai su aussitôt que c’était toi. C’est de dos encore que je t’ai revu lors des visites qui ont suivi. Et un jour, tu t’es retourné et tu es venu t’asseoir pendant un instant à mes côtés, m’écoutant parler de tes chants de prières. Tu as souri. Drôle de zèbre devais-je paraître à tes yeux, chantant le gueze3 alla farenje4, m’enquérant de ton passé, de ta santé, demandant mille fois les mêmes choses, et pourquoi et comment et pourquoi pas et alors, alors que tout est si simple. C’est comme ça et puis c’est tout, avec l’aide de Dieu.
- 5 Terme à connotation péjorative désignant la communauté juive en Éthiopie ; « l’Autre ».
3L’autre jour, j’ai pensé à toi dans le Semien, la plus belle chaîne de montagnes d’Éthiopie comme la plus haute, où l’on compte la route en jours de marche et où l’air est si pur et la vie si rude. J’ai essayé de retrouver ta trace, de refaire ta piste en sens inverse, mais tes indications étaient trop floues et le pays trop vaste. Je n’ai rencontré personne là-haut pour m’indiquer où se trouvait ton village, le berceau de ta famille et de tes ancêtres. Semien Malata ? Melata ? Un village de Falashas5 ? Mais, il y en avait tant dans la région ! Un jour, je retrouverai ton Semien Menata, dernière Jérusalem juive d’Éthiopie.
- 6 Ou Maison d’Israël, l’une des appellations de la communauté juive éthiopienne.
4Parfois, j’ai dû attendre des heures pour te parler. Sous ton auvent de fortune, les anciens te protégent et t’entourent de leur amour et de leur admiration. Un saint, murmure-t-on autour de toi. Des Beta Israel6viennent de tout le pays, discrètement, du Jourdain au Néguev, des jeunes et des moins jeunes, pour te voir, prier avec toi, comme toujours, recevoir ta bénédiction, accoucher sans douleur, unir ou désunir, soigner, interpréter les rêves. Les rêves ! Que de place accordée aux rêves dans la vie des tiens ! Rappelle-toi celui, terrible, qui devait sceller ton destin.
5Tu étais à la veille de te marier. Ton père était venu te chercher chez Abba Roviel, où tu étudiais depuis sept années. Il avait tout arrangé, mais tu ne voulais pas de ce mariage. Tu ne voulais d’aucun mariage. Les préparatifs de la cérémonie avaient déjà commencé et toi, tu passais tes journées dans la maison de prière. Une nuit, un ange t’apparut en rêve et te dit : « Va, retourne apprendre chez ton maître ». Le lendemain, tu racontais cette vision à ton père qui n’y prit guère attention. Quelques jours plus tard, l’ange revint hanter ta nuit, brandissant un long couteau et te menaçant avec force : « Gare à toi si tu ne retournes pas chez ton maître ! ». Mais ton père ne voulut rien entendre. Une troisième nuit, l’ange surgit dans ton rêve et t’attrapa par le cou en hurlant : « Va chez ton maître ou je t’égorge ! ». Terrorisé par cette vision, tu quittas dans la nuit la maison de ton père et allas rejoindre en pleurs celle de ton maître.
- 7 Juges 13 : 7 ; I Samuel 1 : 11, 1 : 28
6Etre juif et moine ; l’association étonne en Israël. Ta présence même dérange. Tu le sais d’ailleurs mieux que moi puisque qu’il t’a été recommandé ici de garder une grande discrétion.C’est probablement pour cette même raison que tu vis là et non pas à Jérusalem comme tu l’aurais tant voulu. Mais tu récuses l’appellation de meloqsie, celle réservée, précises-tu, aux moines chrétiens. Tout le monde sait ça là-bas. Tu te dis menaye, comme tous les frères qui t’ont précédé dans cette vocation et dans cette fonction, voilà ce que tu es. Tu n’aimes pas non plus que j’utilise le terme de nazir, mais ne sais-tu pas, Abba, que dans le Judaïsme ancien, il s’appliquait aux personnes qui se retiraient du monde pour une période donnée, faisant vœux de pureté et d’ascétisme pour la rémission de leurs fautes ? Samson et Samuel le prophète en sont sans doute les plus célèbres7. Visiblement, tu ne le savais pas. Ton regard s’illumine et tu souris. Être juif et moine ; l’association n’est pas antinomique. Elle est anachronique.
- 8 Depuis le XVe siècle, un décret royal interdisait à tout non-chrétien d’hériter des terres de son (...)
- 9 Hutte traditionnelle.
7Semien Menata ; un gros bourg composé de trois cent âmes juives à quelques trois-quatre jours de marche de Gondar, l’ancienne capitale historique de l’Abyssinie. Un peu plus haut vivaient les musulmans, tandis que la colline d’en face était chrétienne. Les familles vivaient de l’agriculture et possédaient même des terres, une particularité de la région8. Les gens se respectaient et vivaient en harmonie. Lorsque les voisins passaient à Semien Manata ils veillaient aux règles de pureté de la communauté, évitant les contacts directs. A l’inverse, lorsqu’un juif quittait le village, il devait à son retour se purifier dans la rivière pour pouvoir réintégrer le groupe. En bordure du village se trouvait le périmètre des menaye, matérialisé par un muret de pierres. Eux seuls et leurs élèves pouvaient y pénétrer. Toute sortie de ce périmètre sacré s’accompagnait d’une série de codes extrêmement stricts, qui régulaient leur comportement social jusqu’à leur alimentation. Lorsque les élèves allaient travailler les terres de leur maître, ils devaient veiller à rester à l’écart des autres Beta Israel, à ne point toucher de personnes ou d’objets impurs, à ne se nourrir que d’aliments provenant de leur propre production. Un menaye devant voyager ne pouvait se nourrir que de graines séchées et de miel, ce qui ne l’empêchait toutefois pas de devoir observer des jours de jeûne et des ablutions rituelles pour revenir dans sa demeure. Chaque menaye possédait sa propre tukul9entièrement construite en bois. Les menaye aimaient monter sur leur toit pour y jouir de la vue, prier et méditer. A Semien Menata, il y avait plusieurs maisons de prières construites à cheval sur la terre des menaye et sur celle du village. Lors des offices, chacun restait dans le périmètre qui lui était dévolu, l’espace étant séparé en deux par une palissade, l’un réservé aux menaye et leurs élèves, l’autre destiné aux prêtres et aux fidèles.
- 10 Châle traditionnel de la région.
8Ce n’est qu’à dix-sept ans, Abba, que tu allais entrer dans le Saint des Saints. Ton père t’avait enseigné quelques rudiments de gueze, quelques prières mais tu brûlais d’envie d’en savoir plus et de te rapprocher plus encore de Dieu. Tu avais jeûné sept jours et sept nuits, ne mangeant que quelques graines, assis contre le muret et, le huitième jour, tous les moines étaient venus t’accueillir. Tu étais allé te purifier dans la rivière. Tu avais mis des vêtements propres, un gabi10 neuf et tu t’étais dirigé vers Abba Roviel, ton maître, pour qu’il te bénît. Tout le village était venu assister à la cérémonie, de l’autre côté du muret. Ta famille était fière de toi. Tu entrais dans l’étude de la foi de tes pères, dans la lecture des livres saints, dans l’apprentissage des prières et, bien évidemment des chants les accompagnant. Ta nouvelle appellation en témoignait. Tu étais devenu deyke mezmur : l’enfant — ou le fils — du chant. Semien Menata était encore tout auréolée du souvenir de Nevi Kindi, que Dieu avait élu comme prophète parmi les siens. Abba Roviel avait été l’un de ses disciples et tu voulais que cette tradition se perpétuât à travers toi et tes frères, jusqu’à la fin des temps. Que de prestige lié à cette fonction ! Tous les grand-prêtres de votre histoire étaient issus de vos rangs. Tous les prêtres passaient forcément par vos centres de formation pour y recevoir leur investiture. L’ensemble de la communauté vous vouait respect et admiration car, par delà le spirituel, votre pouvoir s’étendait aussi sur le temporel, régulant la vie sociale et politique de votre peuple.
- 11 Turban traditionnel qui indique le statut religieux de la personne qui le coiffe, identique chez l (...)
9C’est alors que tu étais allé contre la volonté de ton père et que tu avais refusé toute idée de mariage. Jusqu’au plus profond de ton cœur tu savais que Dieu avait décidé que tu deviendrais menaye. Lorsque Abba Roviel te parlait de Jérusalem, de son histoire, de la venue du Messie et de la promesse d’un monde futur et qu’il te disait que seuls ceux qui observaient les lois de Dieu verraient, tu ne pensais plus qu’à une chose : connaître cette joie. C’est ainsi que dix ans d’études plus tard, au cours d’une cérémonie solennelle rassemblant toute la communauté, tu reçus des mains de ton Maître le qob11 désignant ta nouvelle fonction. Le fils du chant devenait Abba, menaye pour l’éternité.
- 12 On aura reconnu ici la forme antiphonale où le verset mélodico-textuel énoncé par le soliste est s (...)
- 13 Désignation en langue gueze de la Bible éthiopienne.
- 14 Littéralement « Livre Saint » ; il s’agissait bien évidemment de l’Ancien Testament.
- 15 Il s’agit du Mashaf Asteraÿ.
- 16 Large tambour à simple membrane frappé de la main.
- 17 Petit gong métallique frappé avec une baguette elle-même métallique.
10Avant l’aube, tu entonnais les premières louanges à Dieu et tes élèves, qui dormaient chacun sous un abri accolé à ta hutte, venaient alors se joindre à toi, s’efforçant de répondre à l’identique à ton chant soliste12. Pour toi et tes frères, cette manière de chanter correspondait parfaitement à la simplicité de l’instant et à la facilité d’apprentissage qu’elle représentait pour les élèves. Après l’office et une brève collation, une partie d’entre eux partait, par roulement, travailler les champs que la communauté t’avait alloués, les autres restant auprès de toi pour l’étude. Chaque élève venait, tour à tour, auprès de toi poursuivre son apprentissage, dans un tête à tête qui durait d’une demi-heure à deux heures selon les capacités de chacun. Pour les débutants, tu commençais toujours par une lecture commentée du Pentateuque, les cinq livres de la Bible. Tu poursuivais ensuite cette lecture par les Prophètes et par les Écrits. L’élève apprenait progressivement à lire les textes en langue gueze, mais il avait peu l’occasion d’écrire. Il faut dire que la tradition de scribe s’était pratiquement perdue et que vous ne possédiez plus que quelques exemplaires de l’orit13, écrits à la main sur peaux de bêtes. L’usage s’était répandu d’acheter auprès des voisins chrétiens des versions imprimées de leur Bible — Mashaf Qedus14 — dont il ne vous restait plus qu’à gommer la croix de couverture et de vérifier l’exactitude du texte. Mais les livres propres aux Beta Israel, tels Tezaza Senvat regroupant les lois du sabbat ou les trois livres de prières, faisaient encore l’objet de copies. Toutefois, si l’ordre des prières était fixé par écrit pour l’office du Grand Pardon15, tel n’était pas le cas pour les autres célébrations. Seul l’apprentissage oral permettait d’en avoir la maîtrise. Il en était de même pour les mélodies les accompagnant. Après l’office de midi et celui du soir, tu poursuivais ton enseignement des lois et des traditions religieuses, des gestes rituels, de la langue, des textes et des prières. Il arrivait souvent encore que l’apprentissage se prolongeât la nuit, où l’attention de tes jeunes novices n’était pas distraite par les bruits et les mouvements de la vie extérieure mais au contraire renforcée par le silence et l’obscurité. Là, l’enfant répétait inlassablement les chants liturgiques, les frappes du nagarit16 et du metqe17 qui les accompagnaient, jusqu’à ce qu’il atteignît le niveau de perfection que tu attendais de lui. Et alors, tu l’embrassais pour le féliciter de son exécution et de son respect envers le zema.
- 18 Il est à noter que l’Église Chrétienne Orthodoxe d’Éthiopie use de la même appellation pour désign (...)
- 19 Outre le chant antiphonal et responsorial, des combinaisons formelles plus élaborées apparaissent (...)
11Le zema : à sa seule évocation, tes yeux brillent. Il est le chant sacré de tes ancêtres, celui consacré à Dieu pour communier avec Lui, Le glorifier, L’implorer et même parfois, par les battements du gong, pour éveiller Son attention à votre égard. Le zema c’est à la fois les textes liturgiques et les mélodies qui les véhiculent, les rythmes qui les accompagnent, la variété des formes, les pas de danse que vous esquissez. Il est l’expression de votre foi, le souffle de votre âme, l’affirmation de votre identité parmi les nations d’Éthiopie. Pour toi, sa simplicité comme sa complexité en font la richesse et la beauté, le caractère unique18. Et lorsque au cours d’une cérémonie solennelle, tu entonnais le chant devant la communauté des Beta Israel et que tous les menaye, les prêtres et les grand-prêtres ainsi que les deyke mezmur joignaient leurs voix à la tienne, c’est là, pour toi, que le chant prenait toute sa force et montait directement à Dieu. Chacun savait les textes qui suivraient et les mélodies qui les accompagneraient pour l’événement, la manière dont tu voudrais les exécuter19, la présence ou non d’instruments, les gestes que tu accomplirais et cela, sans un mot d’explication, comme naturellement, comme implicitement. Tu étais heureux de cette fête, de ce savoir partagé, de ta place, de ta fonction et fier de ta mission. Et tu remerciais Dieu de connaître cette joie. Mais en cet instant, tu ne savais pas encore que ton Dieu t’avait réservé un destin particulier.
- 20 En réaction aux activités missionnaires protestantes auprès des juifs éthiopiens, l’Alliance Israé (...)
- 21 Le 26 mai 1991, un pont aérien organisé par l’état hébreu permettait d’acheminer en 24 heures 1440 (...)
12Car les temps avaient changé, presque subitement. Le travail initié par les contre-missions juives françaises puis israéliennes dans la région de Gondar20 soulevait nombre de questions pour lesquelles vous n’aviez point de réponse. Vous ne pouviez que faire le constat de vos différences d’avec le judaïsme normatif contemporain, que vous découvriez tout à coup, et de la nécessaire harmonisation de vos pratiques religieuses avec celui-ci. Ce qui devait passer par l’abandon de certaines traditions, à commencer par le monachisme. D’autres missionnaires d’un genre nouveau sont également venus jusque dans vos montagnes prêcher la bonne parole du marxisme-léninisme triomphant par la révolution. Ils vous avaient annoncé que les terres allaient être redistribuées, celles de l’Église confisquées, que le progrès allait arriver jusqu’ici, que l’Homme Nouveau était né et que tout allait changer. Puis tes frères sont morts l’un après l’autre, Abba Roviel, Abba Menassie, Abba Ta’amenu Redaye, Abba Hermias, Abba Senvetu, et tu es resté seul à poursuivre la mission qu’ils t’avaient confiée. Mais les jeunes avaient commencé à quitter les villages pour aller étudier en ville ou tenter le voyage pour Israël. Les vocations avaient progressivement fait défaut. Les familles, à leur tour, avaient voulu s’en aller et tu étais finalement parti avec les dernières pour Wolleqa, bourgade juive située aux portes de Gondar. Là, tu avais partagé ton temps entre tes enseignements et l’apprentissage de la langue hébraïque que tu ne connaissais pas. Un jour, des jeunes Israéliens étaient passés au village apporter la grande nouvelle : le temps était venu de préparer ses effets personnels et de quitter les hauts plateaux de vos ancêtres pour s’envoler vers Israël21.
- 22 Structure relevant du Ministère Israélien de l’Intégration qui a pour mission d’enseigner aux émig (...)
- 23 Expression hébraïque désignant Moïse.
13Tu es arrivé un vendredi et il t’a fallu attendre la fin du Sabbat pour te rendre à Jérusalem. Quel bonheur, quelle paix, enfin, lorsque tu as posé ta tête contre le mur du Temple. Tu es resté là à prier, à pleurer de joie et à remercier Dieu de t’avoir fait revenir dans Sa maison. Mais tu as pleuré de rage de voir une mosquée par-dessus. Et tu as pleuré de tristesse les jours suivants de réaliser le peu de foi des Israéliens. Tu as été logé à Ashdod, chez des amis qui t’ont laissé une chambre pour toi seul. Le matin, tu allais à l’Ulpan22 étudier l’hébreu avec d’autres nouveaux émigrants venus d’Éthiopie, de Perse ou de Russie. Tu regagnais ensuite ta chambre pour apprendre tes leçons d’hébreu et étudier seul ce judaïsme qui t’était presque étranger. Tu essayais tant bien que mal de vivre comme le menaye que tu étais resté. Tu savais pourtant que rien ne serait plus comme avant, c’était irrévocable. Les Autorités t’ignoraient, certains prêtres Beta Israel devenaient rabbins, les jeunes étaient pris en charge dans les écoles religieuses du pays, priant et chantant en hébreu. Il te fallut trouver un nouveau toit et tu atterris dans ce baraquement qui faisait office de maison de prière et de centre communautaire pour les Beta Israel de la ville, ce baraquement où je suis venu te trouver. Et trois ans plus tard, lorsque la mairie construisit à sa place une synagogue flambant neuve pour votre communauté, une synagogue comme vous n’en aviez jamais eu, tu as dû reprendre tes livres et tes affaires personnelles pour aller t’installer un peu plus loin, sur un terre-plein inoccupé. Avec l’aide de quelques personnes, tu y montas une cabane, tendant une toile sur des piquets, et tu aménageas le vieil abri de la défense civile construit en dessous pour te protéger de la pluie et du froid de l’hiver. Abba Bayenne, le SDF de Moshe Rabeinou23.
- 24 Dieu Notre Père, en langue gueze.
- 25 « Prêtre » en langue gueze.
14Tu t’es définitivement replié sur ta communauté, ne quittant Ashdod que pour faire des allers et retours à Jérusalem lors des grandes fêtes. Ta mission auprès des tiens, des fidèles, te suffisait amplement. Certains jours, il y avait foule dans ta salle d’attente ouverte aux quatre vents. J’étais l’un des rares farenje à y être admis, peut-être le seul. Mais moi, c’était différent, je venais te voir pour apprendre et pour comprendre. Alors, de temps en temps, tu faisais une pause dans tes consultations, nous prenions chacun une chaise et on allait s’asseoir quelque part pour parler du Sémien, du zema, d’Egzi’Aviher24 et de la vie. J’aimais ces instants, Abba, où je t’écoutais parler, où l’on riait ensemble et où je te provoquais sans jamais réussir à faire changer la douceur de ton regard. J’ai été dur parfois avec toi, faisant l’avocat de Dieu à moins que ce ne fût celui du Diable. La vie ne t’avait pas ménagé. Elle avait ébranlé tes vérités et t’avait fait vaciller. Tu me disais qu’il fallait tourner la page, oublier le gueze et revenir à l’hébreu de la Torah. Mais tu continuais à officier dans ton abri comme en Éthiopie. Alors pourquoi, Abba ? Tu me répondais, comme une évidence, que le zema, s’il appartenait à Israël, n’était pas d’Israël et que sa disparition marquerait la fin de votre identité. Ni toi, ni la plupart de tes frères ne le voulaient. Tu avais un nouvel élève qui voulait devenir qes25. Pour toi, Dieu était devenu la seule certitude.
- 26 Grande figure mystique séfarade du XXe siècle dont l’icône a été reprise sous de multiples formes (...)
15La dernière fois que l’on s’est vu, tu étais très affaibli, mais c’est avec ton éternel sourire que tu m’as accueilli. Tu m’as autorisé pour la première fois à te photographier, et toutes les personnes présentes m’ont aussitôt assailli pour en avoir une copie. Je souris aujourd’hui de t’imaginer trônant sur des bibliothèques, des téléviseurs ou même comme médaillon accroché sur le tableau de bord des voitures. Abba Bayenne, le Baba Saleh éthiopien26. Je revenais d’Éthiopie et t’avais raconté mon voyage en détail, et tu étais heureux. Je t’avais proposé de t’y emmener une prochaine fois, de faire le chemin avec toi jusqu’à Semien Menata, d’en faire un film pour les nouvelles générations. Tu me disais que la terre de tes ancêtres te manquait, un peu ; beaucoup ?
16Un an s’était écoulé depuis ma dernière visite et j’arrivais avec, dans mon sac, le programme de notre voyage en Éthiopie. Ta cabane avait disparu et ton abri était fermé d’un gros cadenas. J’ai couru jusqu’à la synagogue « offerte-par-la-mairie-d’Ashdod-pour-la-communauté-juive-d’Éthiopie » et le bedeau m’a dit que tu avais déménagé, sans savoir exactement où. J’ai essayé d’en savoir plus, mais les Éthiopiens interrogés dans la rue n’ont pas voulu me répondre. Des portes se refermèrent sur mon passage jusqu’au moment où une femme m’agressa verbalement, me demandant ce que je lui voulais encore, à ce moine, qu’il fallait le laisser tranquille et que de toute façon il était mort et enterré depuis longtemps. Au cours de cette journée, d’autres personnes, des anciens, des prêtres confirmèrent la nouvelle. Tu étais parti retrouver ton Dieu, me laissant avec l’immense regret de n’avoir pu réaliser notre rêve, partir là-haut ensemble dans les montagnes du Sémien, retourner aux racines, faire revivre dans nos têtes les célébrations de tes pères, écouter résonner le zema encore une dernière fois, remonter le temps et s’arrêter sur cet enfant juif éthiopien qui décida un jour d’être moine, d’accompagner et d’accomplir le destin de son peuple.
17Nevi Bayenne, le dernier prophète juif éthiopien.
Notes
1 Merci à Lisa Anteby d’avoir conduit mes pas vers Abba Bayenne. Merci aussi à Bernard Tourny pour ses savantes corrections.
2 Cité portuaire située au sud de Tel Aviv.
3 Langue sémitique d’origine Axumite strictement réservée au domaine du sacré, comme cela est le cas dans le Christianisme éthiopien.
4 Farenje, dérivé de France, désigne tout non-éthiopien en Éthiopie ; l’étranger.
5 Terme à connotation péjorative désignant la communauté juive en Éthiopie ; « l’Autre ».
6 Ou Maison d’Israël, l’une des appellations de la communauté juive éthiopienne.
7 Juges 13 : 7 ; I Samuel 1 : 11, 1 : 28
8 Depuis le XVe siècle, un décret royal interdisait à tout non-chrétien d’hériter des terres de son père, ni même d’en posséder.
9 Hutte traditionnelle.
10 Châle traditionnel de la région.
11 Turban traditionnel qui indique le statut religieux de la personne qui le coiffe, identique chez les Juifs, les Chrétiens et les Kemant éthiopiens.
12 On aura reconnu ici la forme antiphonale où le verset mélodico-textuel énoncé par le soliste est strictement réitéré par le chœur.
13 Désignation en langue gueze de la Bible éthiopienne.
14 Littéralement « Livre Saint » ; il s’agissait bien évidemment de l’Ancien Testament.
15 Il s’agit du Mashaf Asteraÿ.
16 Large tambour à simple membrane frappé de la main.
17 Petit gong métallique frappé avec une baguette elle-même métallique.
18 Il est à noter que l’Église Chrétienne Orthodoxe d’Éthiopie use de la même appellation pour désigner son chant sacré mais les deux traditions ne doivent toutefois pas être confondues.
19 Outre le chant antiphonal et responsorial, des combinaisons formelles plus élaborées apparaissent dans cette tradition liturgique.
20 En réaction aux activités missionnaires protestantes auprès des juifs éthiopiens, l’Alliance Israélite Universelle organisa une contre-mission, ouvrant des écoles et des dispensaires, établissements que l’État d’Israël prit en charge après 1948.
21 Le 26 mai 1991, un pont aérien organisé par l’état hébreu permettait d’acheminer en 24 heures 14400 juifs éthiopiens vers Israël. En 1999, il n’y avait officiellement plus de Beta Israel sur le sol éthiopien.
22 Structure relevant du Ministère Israélien de l’Intégration qui a pour mission d’enseigner aux émigrants la langue, l’histoire et la culture israélienne.
23 Expression hébraïque désignant Moïse.
24 Dieu Notre Père, en langue gueze.
25 « Prêtre » en langue gueze.
26 Grande figure mystique séfarade du XXe siècle dont l’icône a été reprise sous de multiples formes et adoptées par nombre d’Israéliens pour leur protection, notamment en voiture.
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Titre | Abba Bayenne |
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Crédits | Photo : Olivier Tourny |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/658/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 289k |
Pour citer cet article
Référence papier
Olivier Tourny, « Abba Bayenne », Cahiers d’ethnomusicologie, 15 | 2002, 89-96.
Référence électronique
Olivier Tourny, « Abba Bayenne », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 15 | 2002, mis en ligne le 11 janvier 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/658
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